IRONIE numéro 39 - Supplément Les yeux en face des trous ! (épisode 4)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> Supplément du numéro 39,
"Les yeux en face des trous !"
(quatrième épisode, nouvelle inédite de H. R.)

 

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IRONIE numéro 39, Février 1999


LES YEUX EN FACE DES TROUS !
Quatrième épisode
(premier épisode dans le supplément 36 d'Ironie,
deuxième épisode dans le supplément 37 d'Ironie,
troisième épisode dans le supplément 38 d'Ironie)

Ici, Pierre-Edouard de La Houssaie marqua un temps d’arrêt, car il lui semblait avoir touché une vérité. Sa figure donnait à voir de l’écœurement, et même une espèce de renoncement. Il resta prostré de cette manière quelques secondes. Puis, sa face retrouva l’allure bonhomme qu’il avait au début. Il reprit son énoncé d’une voix dégagée, dépassionnée :

Jean, dont la tête était comme prise d'un violent tourbillon, tourna la tête en direction du fauteuil en question. Effectivement, il y avait là un petit enfant qui était assis sagement. Jean ne l'avait pas remarqué tant il était silencieux. C'était un garçon au visage tendre, bien coiffé. Ses deux pieds ne touchaient pas le sol, mais il ne les balançaient pas. Il avait les mains posées sur ses genoux et ne bougeait pas. Jean croisa son regard et détourna immédiatement la tête. Pierre-Edouard reprit son avalanche verbale :

Pierre-Edouard se leva et rejoignit le praticien qui s'était installé à côté de Madame Jiang. Le docteur Kuhp Tuh était un Asiatique d'une soixantaine d'année au visage souriant et triste. Il parlait avec Madame Jiang. Dès que Pierre-Edouard les eut rejoint, il se leva, lui serra la main, et l'invita à prendre place. Les deux hommes s'assirent, sur le canapé, près de Madame Jiang, et commencèrent à discuter.

Jean ne se sentait plus la force de faire quelque geste que ce soit. Une paralysie tenace le clouait dans le fond de son fauteuil. Sa volonté,elle-même, était comme anéantie : comment toutes ces ignominies étaient-elles possibles, se demandait-il. Puis, une idée, une sorte de révélation inattendue, lui traversa l’esprit : c’était un jeu. Tout était faux ! On avait voulu lui faire peur… Cette pensée s’imposait maintenant comme une évidence. Le mathématicien, l’anglais, le pédophile : ils n’étaient que des comédiens ! Pierre-Edouard ? Lui aussi, évidemment ! Le piano, le musée, le sauna miniature : tout ça, c’était de l’artifice ! Madame Jiang ? Une actrice ! L’avait-il déjà vue jouer quelque part ? Peut-être : son visage, à présent, lui semblait familier. Avait-il été naïf d’avoir bu les paroles insensées de ce Monsieur de la Houssaie dont le talent théâtral était indéniable ! Jean, fort d’avoir élucidé le mystère de cette maison des horreurs, retrouva toutes les forces nécessaires pour se lever. Il prit l’air crâne d’un homme qu’on a voulu tromper, et qui a découvert le pot aux roses bien avant que la plaisanterie n’aille jusqu'à son terme. La démarche assurée, il se décida à rejoindre le canapé où Pierre-Edouard était assis :

Pris en faute, Pierre-Edouard se leva immédiatement et s’empressa de faire les présentations :

Les deux hommes échangèrent une poignée de main. Pierre-Edouard leur indiqua la direction du corridor dans lequel il s’engagea le premier :

Jean précéda son guide et se retrouva dans une pièce qu’il identifia immédiatement comme la parfaite réplique d’un bloc chirurgical. Les murs, vert pâle, étaient dépouillés de tout ornement, exception faite de deux larges placards aux portes transparentes, dans lesquels étaient rangés des instruments médicaux. Le sol, une juxtaposition de grandes dalles de carrelage blanc, était d’une propreté irréprochable. Du plafond, se dégageait une clarté aveuglante, rendue par une sorte de plafonnier bidirectionnel doté de plusieurs lampes halogènes. Au centre, la table d’opération, sur laquelle gisait le corps nu du jeune Phu Ing, maintenu par des sangles. Tout autour, divers appareils chromés, fixés au sol et montés sur plusieurs bras pouvant pivoter, de petites tables à roulettes sur lesquels étaient disposés des scalpels, des pinces, des ciseaux, des coupelles, du coton. Quelques mètres à l’écart, un dispositif électronique complexe, mélangeant plusieurs sortes de fils multicolores, et duquel se dégageait un écran fascinant : un faisceau rectiligne et horizontal qui, à intervalles réguliers, produisait un zigzag brutal, avant de revenir dans le prolongement du trait initial :

Jean enfila la blouse, le bonnet, les gants et les chaussons que Pierre-Edouard lui désignait. Les trois hommes étaient à présent vêtus de la même façon. Deux femmes, identiquement habillées, venaient d’entrer. Elles se placèrent aux cotés du docteur, qui s’affairait à vérifier les ventouses placées sur le corps du jeune garçon. Une des assistantes enfonça une aiguille dans le bras de Phu Ing, pendant que l’autre infirmière réglait la volumétrie du goutte-à-goutte. Le chirurgien fit un signe aux deux aides, et chacune se plaça derrière une table roulante, prête à passer les instruments. Pierre-Edouard, qui venait de se saisir d’un bocal rempli de formol, entraîna Jean aux pieds de l’adolescent :

Jean, en guise de réponse, adressa un clin d’œil complice à l’homme de noblesse. Le docteur Kuhp Tuh actionna une manette et quelques gouttes s’échappèrent le long d’un tube suspendu : le jeune Asiatique ouvrit tout à fait les yeux puis sembla fournir un effort désespéré avec ses globes embués de larmes ; enfin, vaincu par la drogue qui se déversait dans ses veines, il se décida à baisser les paupières, dérobant à la vue de tous son regard enfantin et pur. Jean fut saisi d’un doute épouvantable. Le docteur lâcha d’une voix usée :

Aussitôt, une main lui tendit l’objet. Les doigts gantés du praticien attrapèrent l’instrument. A ce moment, Jean reçut un léger coup de coude dans le flanc : Pierre-Edouard voulait ainsi le prevénir que le moment tant attendu était imminent. Soudain, une giclée de liquide rouge s’échappa du scalpel du chirurgien, et arrosa les participants. Pierre-Edouard saisit cette occasion pour asséner une épouvantable plaisanterie :

A cet instant, Jean se jeta sur le chirurgien et le frappa violemment au visage. Il déroba un instrument muni d’une lame et le brandit comme une menace :

Le docteur, à terre, entoura vivement les jambes de Jean et, avec son poids, l’entraîna vers le sol. Aussitôt, les trois autres se jetèrent sur lui. Pierre-Edouard, en le serrant au poignet, parvint à lui faire lâcher l’objet tranchant qu’il tenait. Jean en profita pour envoyer un solide coup de genou dans la tête d’une des deux femmes. Ce fut alors une empoignade musclée, qui dura plusieurs minutes et qui les fit rouler d’un bout à l’autre du bloc, puis il y eut un choc sourd. Dans cette bousculade acharnée, les gestes devinrent alors plus lents. La lumière diminua. Les formes n’étaient plus correctement dessinées. Elles se mêlaient d’une façon trouble. Enfin, tout parut devenir calme, paisible. La lumière se transforma en une sorte de nuage rouge, et le nuage se dissipa petit à petit, jusqu'à ne plus laisser apparaître qu’un immense ciel noir. Il y avait, cependant, une sorte de brouhaha de fond. Au bout d’un moment, les sons se détachaient les uns des autres, de plus en plus distinctement, jusqu'à ce qu’ils deviennent des voix, et même des paroles :

Jean eut la sensation que cette question lui était adressée. Il voulut répondre, mais il s’aperçut que sa langue bougeait avec difficulté. Il fit un nouvel et effort et finit par articuler un « oui » pâteux :

En essayant d’avaler sa salive, l’alité se rendit compte qu’il avait la gorge complètement sèche :

Le médecin donna la bouteille à l’infirmière. Elle versa un peu d’eau dans un verre, passa une main derrière la nuque du patient, et approcha le verre près de la bouche de celui-ci. Jean sentait le corps chaud de la jeune femme près de lui. Une odeur de parfum léger lui effleura la narine. Il se désaltéra longuement. L’infirmière reposa le verre sur la table de nuit, tandis que le docteur reposait sa question :

Jean fatiguait. Cette succession de devinettes l’avait rapidement épuisé. Il tenta de bouger les mains, mais il sentait bien que les forces lui manquaient. Son état fébrile l’empêchait de raisonner correctement. Les idées se mélangeaient dans sa tête, et il ne parvenait pas à les enchaîner les unes à la suite des autres. En même temps, une inquiétude inexplicable le poussait à continuer cet interrogatoire : il voulait savoir. Il était en face d’un puzzle dont il faudrait patiemment remettre chaque pièce à sa place, avant de réussir à comprendre. Il tournait les pages de l’agenda de sa vie, pour essayer d’atteindre celle que lui demandait le professeur :

Jean se mit à réciter fébrilement tout les souvenirs qu’il pouvait rassembler. On aurait pu croire qu’il lisait un texte sur un prompteur : de temps en temps, il était en avance sur le défilement des phrases, tandis qu’ à d’autres moments, il semblait être incapable de débiter suffisamment vite. Il butait sur les mots, accrochait sans cesse, hésitait, se reprenait, n’étant pas toujours sûr :

Brusquement, Jean réalisa que les faits dont il était question le concernaient intimement. L’homme qui avait embouti une estafette sur la place Saint-Mandé n’était pas n’importe qui : l’accidenté, c’était lui ! Qu’était-il arrivé ? Il était donc blessé, puisqu’il était à l’hôpital… Quelle sorte de blessure ? Etait-il paralysé ? Cette idée l’épouvanta ! Une angoisse grandissante était en train d’envahir son esprit. Tout à coup, une fournaise le parcourut d’un bout à l’autre du corps :

Pendant que le pas du professeur résonnait dans le couloir, l’infirmière borda le malade, puis elle éteignit la lumière, et s’apprêta à quitter la chambre :

La jeune femme fut étonnée de cette question. La beauté est un jugement rendu par des tiers : l’idée de pouvoir édicter la sentence elle-même lui parut inconcevable.

...À SUIVRE...

H. R.


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