IRONIE numéro 39 - Supplément Les yeux en face des trous ! (épisode
4)
- Que dis-je,
ce cahier, mais c'est l'Encyclopédie de Diderot, la Comédie
Humaine de Balzac, l'Histoire Naturelle et Sociale de Zola ! Moi aussi je
suis un naturaliste, moi aussi j'étudie les murs, et je note
tout ! Je note tout ! Vous verrez quand on découvrira ce cahier, cest-à-dire
mon génie
Vous verrez
Ah, je
Ah, ce
Mais on
ne me comprend pas ! On ne me comprend pas
Ici, Pierre-Edouard de La Houssaie
marqua un temps darrêt, car il lui semblait avoir touché
une vérité. Sa figure donnait à voir de lécurement,
et même une espèce de renoncement. Il resta prostré de cette
manière quelques secondes. Puis, sa face retrouva lallure bonhomme
quil avait au début. Il reprit son énoncé dune
voix dégagée, dépassionnée :
- Et encore, je
ne vous parle pas du musée
Toutes ces queues coupées,
tous ces organes mutilés : on nallait tout de même pas
les jeter à la poubelle, nest-ce pas ? Alors moi et le docteur
Kuhp Tuh, évidemment, nous avons eu cette idée
Tenez,
après le thé, si vous voulez, je vous le ferais visiter ; cest
aménagé dans une pièce que Madame Jiang me loue
Elle est gentille Madame Jiang, vous savez
Parce que ça prend
de la place quand même tous ces bocaux, cest quil y en a
quelque chose comme huit cents
Ah, par exemple, il faudrait que je retrouve
la clef, je ne sais plus où je lai mise
Car maintenant
je ferme à clef
Avant je ne le faisais pas, mais figurez-vous
quun jour, jai surpris lautre espèce de brésilien
en train de se branler devant mes bocaux
Sacrilège ! Hérésie
! Blasphème ! Misérable incontinent
Ce jour là,
jai bien failli le
Oh ! Mais voici justement le docteur Kuhp Tuh,
c'est vrai que c'est dimanche, je n'y pensais plus du tout
Mais au fait,
je ne vous ai pas présenté Phu Ing, vous savez ce jeune garçon
que j'ai choisi hier, je vous en ai parlé, n'est-ce pas ? Eh bien le
voici : vous voyez, il est assis dans le petit fauteuil, là-bas
Jean, dont la tête était
comme prise d'un violent tourbillon, tourna la tête en direction du fauteuil
en question. Effectivement, il y avait là un petit enfant qui était
assis sagement. Jean ne l'avait pas remarqué tant il était silencieux.
C'était un garçon au visage tendre, bien coiffé. Ses deux
pieds ne touchaient pas le sol, mais il ne les balançaient pas. Il avait
les mains posées sur ses genoux et ne bougeait pas. Jean croisa son regard
et détourna immédiatement la tête. Pierre-Edouard reprit
son avalanche verbale :
- Le docteur arrive
en général à l'heure du thé, il commence l'opération
dans la soirée
Ce soir, il enlèvera les deux yeux à
Phu Ing, c'est ce qui a été décidé
Si vous
voulez, vous pourrez venir voir, puisque vous êtes voyeur
Une
des chambres a été aménagée en bloc opératoire
C'est là que
Ah ! ça, le bloc, ça a été
une fameuse dépense
Enfin, que voulez-vous, on ne peut tout de
même pas les opérer au salon, ce ne serait pas correct
Ah ! Pardonnez-moi
Je dois aller saluer le docteur, et mettre au point
quelques détails avec lui
Pierre-Edouard se leva et rejoignit
le praticien qui s'était installé à côté de
Madame Jiang. Le docteur Kuhp Tuh était un Asiatique d'une soixantaine
d'année au visage souriant et triste. Il parlait avec Madame Jiang. Dès
que Pierre-Edouard les eut rejoint, il se leva, lui serra la main, et l'invita
à prendre place. Les deux hommes s'assirent, sur le canapé, près
de Madame Jiang, et commencèrent à discuter.
Jean ne se sentait plus la force
de faire quelque geste que ce soit. Une paralysie tenace le clouait dans le
fond de son fauteuil. Sa volonté,elle-même, était comme
anéantie : comment toutes ces ignominies étaient-elles possibles,
se demandait-il. Puis, une idée, une sorte de révélation
inattendue, lui traversa lesprit : cétait un jeu. Tout était
faux ! On avait voulu lui faire peur
Cette pensée simposait
maintenant comme une évidence. Le mathématicien, langlais,
le pédophile : ils nétaient que des comédiens ! Pierre-Edouard
? Lui aussi, évidemment ! Le piano, le musée, le sauna miniature
: tout ça, cétait de lartifice ! Madame Jiang ? Une
actrice ! Lavait-il déjà vue jouer quelque part ? Peut-être
: son visage, à présent, lui semblait familier. Avait-il été
naïf davoir bu les paroles insensées de ce Monsieur de la
Houssaie dont le talent théâtral était indéniable
! Jean, fort davoir élucidé le mystère de cette maison
des horreurs, retrouva toutes les forces nécessaires pour se lever. Il
prit lair crâne dun homme quon a voulu tromper, et qui
a découvert le pot aux roses bien avant que la plaisanterie naille
jusqu'à son terme. La démarche assurée, il se décida
à rejoindre le canapé où Pierre-Edouard était assis
:
- Eh bien ! mon
cher, ne maviez-vous pas promis une opération ?
Pris en faute, Pierre-Edouard
se leva immédiatement et sempressa de faire les présentations
:
- Oh ! Mille excuses,
vraiment. Permettez-moi de vous présenter le Docteur Kuhp Tuh
Voici Monsieur Givit : cest un voyeur, et je lui ai promis quil
pourrait assister à lopération de ce soir
Les deux hommes échangèrent
une poignée de main. Pierre-Edouard leur indiqua la direction du corridor
dans lequel il sengagea le premier :
- Le docteur et
moi étions en train de bavarder et, cest idiot, je nai
pas vu lheure tourner : nous sommes en retard
Jai donné
des instructions : Phu Ing est déjà au bloc, il doit nous attendre
Ah ! Nous y voilà. Monsieur Givit, je dois vous prévenir que
la pièce dans laquelle nous allons pénétrer est tout
à fait digne de soutenir la comparaison avec les blocs opératoires
des hôpitaux européens les plus modernes ! Après vous
Jean précéda son
guide et se retrouva dans une pièce quil identifia immédiatement
comme la parfaite réplique dun bloc chirurgical. Les murs, vert
pâle, étaient dépouillés de tout ornement, exception
faite de deux larges placards aux portes transparentes, dans lesquels étaient
rangés des instruments médicaux. Le sol, une juxtaposition de
grandes dalles de carrelage blanc, était dune propreté irréprochable.
Du plafond, se dégageait une clarté aveuglante, rendue par une
sorte de plafonnier bidirectionnel doté de plusieurs lampes halogènes.
Au centre, la table dopération, sur laquelle gisait le corps nu
du jeune Phu Ing, maintenu par des sangles. Tout autour, divers appareils chromés,
fixés au sol et montés sur plusieurs bras pouvant pivoter, de
petites tables à roulettes sur lesquels étaient disposés
des scalpels, des pinces, des ciseaux, des coupelles, du coton. Quelques mètres
à lécart, un dispositif électronique complexe, mélangeant
plusieurs sortes de fils multicolores, et duquel se dégageait un écran
fascinant : un faisceau rectiligne et horizontal qui, à intervalles réguliers,
produisait un zigzag brutal, avant de revenir dans le prolongement du trait
initial :
- Bravo ! Je vous
félicite. Shakespeare lui-même na jamais été
joué avec une telle débauche de décors !
- Shakespeare ! Quelle mouche vous pique ? Shakespeare na
rien à voir avec nos affaires
Passez cela, voulez-vous ?
Jean enfila la blouse, le bonnet,
les gants et les chaussons que Pierre-Edouard lui désignait. Les trois
hommes étaient à présent vêtus de la même façon.
Deux femmes, identiquement habillées, venaient dentrer. Elles se
placèrent aux cotés du docteur, qui saffairait à
vérifier les ventouses placées sur le corps du jeune garçon.
Une des assistantes enfonça une aiguille dans le bras de Phu Ing, pendant
que lautre infirmière réglait la volumétrie du goutte-à-goutte.
Le chirurgien fit un signe aux deux aides, et chacune se plaça derrière
une table roulante, prête à passer les instruments. Pierre-Edouard,
qui venait de se saisir dun bocal rempli de formol, entraîna Jean
aux pieds de ladolescent :
- A cet endroit,
nous verrons tout, et nous ne dérangerons pas
Jean, en guise de réponse,
adressa un clin dil complice à lhomme de noblesse.
Le docteur Kuhp Tuh actionna une manette et quelques gouttes séchappèrent
le long dun tube suspendu : le jeune Asiatique ouvrit tout à fait
les yeux puis sembla fournir un effort désespéré avec ses
globes embués de larmes ; enfin, vaincu par la drogue qui se déversait
dans ses veines, il se décida à baisser les paupières,
dérobant à la vue de tous son regard enfantin et pur. Jean fut
saisi dun doute épouvantable. Le docteur lâcha dune
voix usée :
Aussitôt, une main lui
tendit lobjet. Les doigts gantés du praticien attrapèrent
linstrument. A ce moment, Jean reçut un léger coup de coude
dans le flanc : Pierre-Edouard voulait ainsi le prevénir que le moment
tant attendu était imminent. Soudain, une giclée de liquide rouge
séchappa du scalpel du chirurgien, et arrosa les participants.
Pierre-Edouard saisit cette occasion pour asséner une épouvantable
plaisanterie :
- Eh bien, en
voilà un qui na pas le sang bleu
Ah ! Ah !
A cet instant, Jean se jeta sur
le chirurgien et le frappa violemment au visage. Il déroba un instrument
muni dune lame et le brandit comme une menace :
- Cessez ! Vous
êtes des monstres !
- Monsieur Givit ? Je suis déçu ! Vous nêtes
pas un gentleman
- Il ny a pas de mots pour qualifier vos crimes ! Les dégueulasses
comme vous nont pas le droit de vivre ! Je vais tous vous crever, tas
dordures !
- De grâce, surveillez votre langage ! Vous vous exprimez
avec un tel vocabulaire ! Un homme de bonne éducation doit toujours
sen tenir à une éloquence irréprochable
Le docteur, à terre, entoura
vivement les jambes de Jean et, avec son poids, lentraîna vers le
sol. Aussitôt, les trois autres se jetèrent sur lui. Pierre-Edouard,
en le serrant au poignet, parvint à lui faire lâcher lobjet
tranchant quil tenait. Jean en profita pour envoyer un solide coup de
genou dans la tête dune des deux femmes. Ce fut alors une empoignade
musclée, qui dura plusieurs minutes et qui les fit rouler dun bout
à lautre du bloc, puis il y eut un choc sourd. Dans cette bousculade
acharnée, les gestes devinrent alors plus lents. La lumière diminua.
Les formes nétaient plus correctement dessinées. Elles se
mêlaient dune façon trouble. Enfin, tout parut devenir calme,
paisible. La lumière se transforma en une sorte de nuage rouge, et le
nuage se dissipa petit à petit, jusqu'à ne plus laisser apparaître
quun immense ciel noir. Il y avait, cependant, une sorte de brouhaha de
fond. Au bout dun moment, les sons se détachaient les uns des autres,
de plus en plus distinctement, jusqu'à ce quils deviennent des
voix, et même des paroles :
- Le pouls est
stable. Vous lui avez changé son pansement ?
- Il y a à peine une heure. Oh ! Regardez, il a bougé
le bras
- Effectivement, on dirait quil se réveille. Est-ce
que vous mentendez ? Allô ? Allô
Jean eut la sensation que cette
question lui était adressée. Il voulut répondre, mais il
saperçut que sa langue bougeait avec difficulté. Il fit
un nouvel et effort et finit par articuler un « oui » pâteux
:
- Parfait Monsieur
Givit, parfait ! Juliette, relevez-le un peu, voulez-vous, pour quil
puisse parler plus aisément
Voilà ! Alors, comment vous
sentez-vous ?
En essayant davaler sa
salive, lalité se rendit compte quil avait la gorge complètement
sèche :
- Jai soif.
- Je vais le faire boire un peu, docteur, la bouteille deau
est derrière vous
Le médecin donna la bouteille
à linfirmière. Elle versa un peu deau dans un verre,
passa une main derrière la nuque du patient, et approcha le verre près
de la bouche de celui-ci. Jean sentait le corps chaud de la jeune femme près
de lui. Une odeur de parfum léger lui effleura la narine. Il se désaltéra
longuement. Linfirmière reposa le verre sur la table de nuit, tandis
que le docteur reposait sa question :
- Alors, ça
va mieux ?
- Où suis-je ?
- Vous êtes à lHôpital Cochin, mon cher
; et je suis le Professeur Lenowski. Je peux vous épargner une autre
question en vous apprenant que nous sommes le lundi 22 octobre ! De lannée
1988, je précise
Alors, de quoi vous souvenez-vous ?
- Pourquoi suis-je ici ?
- Vous êtes ici parce que vous êtez un conducteur
imprudent ! Pour ne pas dire dangereux
Vous ne vous rappelez pas de
laccident ?
- Laccident ? Non
- Juliette, passez-lui le fil de lautre côté,
sans quoi il larrachera dès quil bougera
Donc, vous
ne vous souvenez pas ! Dans ce cas, nous allons procéder par le début
Qui êtes-vous ? Quand êtes-vous né ? Où habitez-vous ?
- Docteur, il est fatigué
- Non, non, cest tout de suite quil faut faire les
efforts ; après cest beaucoup plus difficile
- Je mappelle Jean Givit. Je suis né le 12 mars
1960. Jhabite à Vincennes, rue Michelet, au dix-neuf
- Epatant ! Vous êtes marié ?
- Oui, jai deux enfants : Michel et Joséphine
Ma femme ! Où est-elle ?
- Rassurez-vous, tout le monde va bien : ils étaient là
tous les trois, il y a à peine une vingtaine de minutes
Seulement,
il est vingt-et-une heures et les visites sont terminées : vous les
verrez demain
Profession ?
- Consultant. Je travaille pour Finastar, cest une multinationale,
lantenne française est à La Défense
- Eh bien ! Quelle mémoire ! Nous avançons vite
Maintenant, plus difficile : pouvez-vous me dire la dernière chose
dont vous vous souvenez ? Et quand était-ce ?
Jean fatiguait. Cette succession
de devinettes lavait rapidement épuisé. Il tenta de bouger
les mains, mais il sentait bien que les forces lui manquaient. Son état
fébrile lempêchait de raisonner correctement. Les idées
se mélangeaient dans sa tête, et il ne parvenait pas à les
enchaîner les unes à la suite des autres. En même temps,
une inquiétude inexplicable le poussait à continuer cet interrogatoire
: il voulait savoir. Il était en face dun puzzle dont il faudrait
patiemment remettre chaque pièce à sa place, avant de réussir
à comprendre. Il tournait les pages de lagenda de sa vie, pour
essayer datteindre celle que lui demandait le professeur :
- Hongkong !
- Bien, continuez
Jean se mit à réciter
fébrilement tout les souvenirs quil pouvait rassembler. On aurait
pu croire quil lisait un texte sur un prompteur : de temps en temps, il
était en avance sur le défilement des phrases, tandis qu
à dautres moments, il semblait être incapable de débiter
suffisamment vite. Il butait sur les mots, accrochait sans cesse, hésitait,
se reprenait, nétant pas toujours sûr :
- Nous sommes
arrivés le 10 octobre. Paul, Thierry, et moi
Nous devions faire
laudit dune succursale, le Financial Honkong Group
Finastar
prévoyait de céder cette filiale
Alors, il fallait évaluer
laffaire
Ça nous a pris huit jours
Oui, cest
ça, nous avons bouclé le rapport le 18 au soir ! Je me souviens
du montant : cent vingt millions de dollars, près de quinze pour cent
de mieux que nous en espérions
Pour fêter ça, je
crois que nous sommes allés prendre un verre
Je ne sais plus
où, non, jai un blanc
Il était prévu de revenir
à Paris, le lendemain
Mais, je ne rappelle pas avoir pris lavion
- Vous lavez pris, pourtant, mais avec une journée
de retard, car la veille, vous étiez avec une prostituée ! Je
regrette de devoir vous rappeler ce genre de souvenirs, mais il est de mon
devoir de vous aider à reconstituer toute la période dont vous
ne vous rappelez pas
Heureusement, grâce à la discrétion
de vos amis, votre femme nest pas au courant de cet épisode extra-conjugal
de votre voyage à Hongkong
- Mes amis ?
- Oui, vos collaborateurs, Paul et Thierry
Ils sont venus
vous voir, vous savez
Cest en discutant avec eux que jai
pu recoller les différents morceaux de votre périple en Asie,
jusqu'à votre accident, à Paris
Le matin du 19 octobre,
ils vous attendaient à lHôtel pour rejoindre laéroport.
Mais vous nêtes pas venu ; vous avez téléphoné
et dit, je les cite : «partez sans moi, je suis avec une femme merveilleuse,
je reste un jour de plus». Vos amis sont partis
- Ils sont partis
Et après, quest-il arrivé
?
- Le 20 octobre, vous avez pris lavion pour Paris et avez
atterri à Roissy, vers vingt-deux heures trente. Naturellement, vous
navez prévenu personne de lheure de votre retour : cest
donc seul, fort heureusement, que vous avez pris le volant en direction de
Vincennes ! A vingt-trois heures, vous grillez un feu, à la porte de
Saint-Mandé, et percutez de plein fouet une fourgonnette ! Grâce
à Dieu, vous êtes le seul blessé
Vous vous en rappelez,
à présent ?
- Docteur, il transpire
Vous êtes en train de lépuiser
- Je ne me souviens de rien
Une fourgonnette ? Non, ça
ne me dit rien
Brusquement, Jean réalisa
que les faits dont il était question le concernaient intimement. Lhomme
qui avait embouti une estafette sur la place Saint-Mandé nétait
pas nimporte qui : laccidenté, cétait lui !
Quétait-il arrivé ? Il était donc blessé,
puisquil était à lhôpital
Quelle sorte
de blessure ? Etait-il paralysé ? Cette idée lépouvanta
! Une angoisse grandissante était en train denvahir son esprit.
Tout à coup, une fournaise le parcourut dun bout à lautre
du corps :
- Docteur ! Je
ne vous vois pas !
- Il faut dormir, maintenant
Le professeur passera vous
voir à nouveau demain matin
- Je ne vous vois pas ! Je ne vois rien ! Jai quelque chose
sur les yeux
- Calmez-vous, voyons ! Vous allez arracher votre pansement !
Je vous assure que ça narrangera pas vos affaires
Je vais
tout vous expliquer
- Docteur, il vaudrait peut-être mieux atteindre demain
- Certainement pas. Je ne suis pas de ceux qui cachent la vérité
à leurs patients. Monsieur Givit, je vais vous faire un rapport détaillé
de votre état de santé
En réalité, il ny
a pas grand chose à dire, vous vous portez très bien ! Seulement,
il y a une chose que vous devez savoir : vous ne verrez jamais plus. Par chance,
vous aviez mis votre ceinture de sécurité, sans quoi, je puis
vous lassurer, à lheure quil est vous ne seriez plus
en vie. Mais lors du choc, le pare-brise sest brisé, et un éclat
de verre vous à sectionné la cornée, à chaque
il. Nous vous avons opéré mais, hélas, nous navons
pas pu faire grand chose
De plus, vous avez été sévèrement
commotionné : vous avez déliré pendant près de
quarante-huit heures
Jai eu grand peur que vous ne vous réveilliez
totalement amnésique
- Jai déliré ?
- Oui, je suis restée près de vous presque tout
le temps : je prenais votre température toutes les heures
- Quai-je dis ?
- Oh, pas grand chose. Si, vous avez crié que le docteur
coupe-tout était un monstre
- Oh ! Ah ! Ah ! Le docteur coupe-tout ! Celle là, elle
est verte ! Monsieur Givit, vous êtes un sacré farceur
Savez-vous que la plupart des malades, quand on leur apprend quils ont
déliré, pose inévitablement cette question : «
quai-je dit ? » Ce nest pas par curiosité quil
le demandent, cest parce quils ont peur davoir révélé
des choses terribles, des secrets inavouables ! Les alcooliques sont animés
par cette même angoisse : après avoir dessoûlés,
ils sont sur le qui-vive, prêts à entendre à tout moment
cette phrase terrible : « Eh bien, tu en as dit des choses, hier, et
qui nétaient pas belles à entendre
» Que voulez-vous,
lêtre humain est ainsi fait : il passe le plus clair de son existence
à avoir peur de lui-même, je veux dire, de ce quil est
au fond de lui-même
- Docteur, vous êtes en train de lépuiser
- Oui, cette fois je vais vous laisser dormir, Monsieur Givit
: je passerai vous voir demain matin
- Vous pouvez uriner si vous en avez envie, il y a un tuyau
Je vais retourner en salle de garde. Vous pouvez mappeler en appuyant
sur le bouton, je le mets dans votre main
- Merci. Je ne peux pas me lever ?
- Demain matin, vous vous lèverez
Je vous ferai
faire votre toilette, et vous aurez le droit de prendre un petit déjeuner
- A demain, Monsieur Givit, passez une bonne nuit !
- A demain, Docteur.
Pendant que le pas du professeur
résonnait dans le couloir, linfirmière borda le malade,
puis elle éteignit la lumière, et sapprêta à
quitter la chambre :
- Mademoiselle,
pour appeler ma femme ?
- Oh ! Vous lappellerez demain
En ce moment, le téléphone
ne fonctionne pas dans les chambres : ils sont en train de remplacer les anciens
commutateurs
Il y a des cabines au rez-de-chaussée, je vous y
emmènerai, ça nous fera faire une promenade
Bonne nuit
- Non
Ne partez pas
Jai besoin de parler
- Vous êtes fatigué. Il est tard, et vous devez
dormir
- Vous vous appelez Juliette nest-ce pas ? Vous avez une
voix douce
Quelle âge avez-vous ?
- Les femmes ne disent jamais leur âge ; et puis ça
ne vous regarde pas
- Je ne peux pas vous voir. Répondez-moi : vous êtes
belle ?
La jeune femme fut étonnée
de cette question. La beauté est un jugement rendu par des tiers : lidée
de pouvoir édicter la sentence elle-même lui parut inconcevable.
...À SUIVRE...