IRONIE numéro 102 - Lumières sur les Impressinnistes

Lumières sur les Impressionnistes

FAIRE DE LA LUMIÈRE AVEC DU NOIR

Goethe, au moment de mourir : « Plus de lumière. »

Nous sommes à Weimar en 1832 ; la date est importante.

Il faut croire qu'à cette époque, à Weimar comme en Europe, il faisait plutôt sombre.

En 1832 David est mort depuis sept ans. Mais son école, elle, occupe toujours autant le terrain que de son vivant.

Le 12 janvier de cette année, Delacroix quitte la rade de Toulon à bord de la corvette La Perle à destination de Tanger. Ainsi débute son fameux voyage au Maroc, qui va durer six mois. Delacroix confiera plus tard avoir eu alors accès, physiquement et dans la lumière, à « l'antiquité vivante ». Dans son carnet de voyage, il note : « Les Grecs sont à ma portée : j'ai bien ri des Grecs de David ».

1832 c'est aussi l'année de la naissance de Manet, à Paris.

Trente et un an plus tard, Manet peint Le Déjeuner sur l'herbe et devient le chef de file de « l'école des Batignolles », autrement dit des futurs impressionnistes.

Bazille à Renoir, au moment de leur première rencontre, au début des années 1860 : « Tu comprends, Manet est aussi important pour nous que Cimabue et Giotto pour les Italiens du Quattrocento. Parce que c'est la Renaissance qui est en train de venir. Et il faut que nous en soyons. Tu connais Courbet ? »

Cézanne, parlant de l'Olympia à Joachim Gasquet : « Il faut toujours avoir ça sous les yeux... C'est un état nouveau de la peinture. Notre Renaissance date de là. »

Pourquoi ce mot « Renaissance » ? Un jour, en France, la peinture aurait-elle disparu ?

George Moore (1852-1933) : « Au commencement du [XIXe] siècle, la tradition de l'art français (la tradition de Boucher, Fragonard et Watteau) avait été perdue ; après avoir produit des génies, cet art mourut. »

Mais attention, la peinture, pas plus que la littérature, ne meurt de mort naturelle. Alors ? Alors, si elle en vient à disparaître, c'est qu'on l'a assassinée.

Cézanne : « David a tué la peinture ».

En réalité, et c'est Cézanne lui-même qui le suggère, cet assassinat n'a pas été commis par quelqu'un mais par quelque chose. Quoi ? La Vertu (Cézanne pour résumer David : « Ce vertueux ! »).

Renoir à Vollard : « À part les Delacroix, les Ingres, les Courbet, les Corot qui avaient poussé miraculeusement après la Révolution, la peinture était tombée dans la pire banalité : tous se copiaient les uns les autres en se fichant de la nature comme d'une pomme. »

Et puis : « Comme tout ce qu'on peignait n'était que conventions et oripeaux – on croyait être audacieux en prenant des modèles de David, et en les habillant de vêtements modernes – il était fatal que, par réaction, les jeunes allassent à la chose simple. »

Vollard : « Sans doute mais de là à avoir pu regarder Manet comme un précurseur, avec ses premières toiles si directement inspirées des musées. »

Renoir : « J'allais précisément vous dire que si Manet, même en copiant Vélasquez ou Goya, n'en est pas moins un précurseur, le porte-drapeau de notre groupe, c'est que c'est lui qui rendait le mieux, dans ses tableaux, cette formule simple que nous cherchions tous à acquérir... »

Pissarro à Matisse : « Manet est plus fort que nous tous, il a fait de la lumière avec du noir. »

POURQUOI LES IMPRESSIONNISTES ONT-ILS ÉTÉ FRANÇAIS ?

En 1913, c'est-à-dire l'année de la publication de son livre sur Les Peintres cubistes, Apollinaire écrit : « La France a produit au XIXe siècle les mouvements artistiques les plus variés et les plus nouveaux, qui, tous ensemble, constituent l'impressionnisme. Cette tendance est le contrepoint de l'ancienne peinture italienne basée sur la perspective. Si ce mouvement dont on peut déjà noter les origines au XVIIIe siècle semble se limiter à la France, c'est parce qu'au XIXe siècle Paris était la capitale de l'art. En réalité, ce mouvement n'est pas exclusivement français, mais européen. Des Anglais comme Constable et Turner, un Allemand comme Marées, un Hollandais comme Van Gogh, un Espagnol comme Picasso ont tous joué un grand rôle dans ce mouvement qui n'est pas tant une manifestation du génie français que de la culture universelle. Néanmoins, ce mouvement a pris pied tout d'abord en France et les Français s'exprimèrent plus heureusement et en plus grand nombre dans cet art que les peintres des autres nations. Les plus grands noms de la peinture moderne, de Courbet à Cézanne, de Delacroix à Matisse, sont français. Du point de vue de la culture artistique, on peut affirmer que la France joue le rôle que l'Italie a joué pour la peinture ancienne. »

À présent, deux questions :

Pourquoi les impressionnistes ont-ils été français ?

Pourquoi l'impressionnisme a-t-il surgi à Paris aux alentours de 1870 ?

À la recherche d'éléments de réponse, j'ouvre des livres, je lis, et puis je lis encore, je feuillette l'essentiel de la bibliothèque consacrée à l'impressionnisme. Résultat de son enquête ? Néant. Je ne trouve rien qui m'aide à répondre à ces deux simples questions. S'agirait-il de mauvaises questions ?

Une chose est sûre, en tout cas : retenir que Turner fut l'un des précurseurs majeurs de l'impressionnisme, comme nous y invite l'exposition « Turner, Whistler, Monet » qui a lieu en ce moment au Grand Palais, ne va pas beaucoup nous aider. D'ailleurs, si l'on accepte l'idée que sans les peintres anglais (Constable et Turner en particulier) l'impressionnisme n'aurait peut-être pas vu le jour, on ne peut pas s'empêcher de se demander : mais alors pourquoi l'impressionnisme n'est-il pas né en Angleterre ?

LES HASARDS HEUREUX DU CALENDRIER

Au Grand Palais, pour l'exposition « Turner, Whistler, Monet ».

Quelques jours plus tard, au château de Versailles, pour l'exposition « Maurice Quentin de La Tour ».

Les visiteurs de l'exposition « Turner, Whistler, Monet » sont accueillis par ces mots d'introduction : « La composante anglaise de l'impressionnisme a souvent été soulignée : le propos de cette exposition est de la rendre manifeste à travers une confrontation d'une centaine d'œuvres de Turner, Whistler et de Monet. »

On lit aussi cette citation de Matisse : « Il me semblait que Turner devait être le passage entre la tradition et l'impressionnisme. J'ai trouvé, en effet, une grande parenté de construction par la couleur dans les aquarelles de Turner et les tableaux de Monet. »

Serait-ce parce que l'exposition s'ouvre sur une salle entièrement dédiée aux peintures de Turner, et non à ses aquarelles comme la citation de Matisse le laissait présager, mais d'emblée je suis perplexe ? Et ce sentiment ne me quittera plus tout au long de l'exposition. Je comprends ce qu'on veut me faire voir, mais je ne le vois pas. J'admets volontiers que Monet puisse entretenir des rapports avec les aquarelles de Turner, mais pour ce qui regarde la peinture de ce dernier, comme elle paraît éloignée de la saveur, de la chaleur voluptueuse propre à l'auteur de Impression, soleil levant. Il y a aussi chez Monet des bleus, des lilas, des roses, des mauves, des violets, toute une palette de tons qu'on serait bien en peine de retrouver chez le peintre anglais. Et que dire de l'aspect souvent théâtral (voyez par exemple le tableau intitulé La Guerre. L'Exilé et l'Arapède), des « effets outrés » (Delacroix) de la peinture de Turner1 ?

Étrange sentiment lors de ma visite de l'exposition « Maurice Quentin de La Tour », au château de Versailles. Parenté pour parenté, j'ai la sensation que Monet devait davantage se retrouver et se reconnaître chez un artiste comme Quentin de La Tour que chez Turner. Mais rien à craindre, jamais le Grand Palais n'organisera une exposition sur le thème « Les impressionnistes et Quentin de La Tour ».

Et pourtant... Et pourtant l'art du pastel, dont l'âge d'or se situe en France au XVIIIe (La Tour, Perronneau, Chardin...), connut une éclipse presque absolue tout au long de la première moitié du XIXe pour ne ressusciter véritablement qu'avec... Boudin2, Degas3, Renoir, Manet, mais aussi Monet dont l'exposition du Grand Palais présente un étonnant pastel bleu de 1900, Le Pont de Waterloo à Londres (Louvre, Cabinet des arts graphiques). Quant à Cézanne, qui n'a pourtant jamais réalisé de pastels, Rilke l'a un jour associé à La Tour. « En regardant ce bleu, écrit le poète à propos d'un pastel de Rosalba Carriera conservé au Louvre, j'ai compris que c'était le bleu même du XVIIIe, celui qu'on retrouve partout, chez La Tour, chez Perronneau, et qui reste encore élégant chez Chardin, bien que là, sur la visière étrange de son couvre-chef (dans l'autoportrait aux lunettes d'écaille), son usage soit plus implacable. (On pourrait imaginer que quelqu'un écrivît une histoire du bleu ; depuis le bleu dense, cireux, des peintures pompéiennes, jusqu'à Chardin, jusqu'à Cézanne : quelle biographie !) Là est en effet l'origine du bleu très particulier de Cézanne ; il descend du bleu du XVIIIe... »

De nouveau au Grand Palais pour l'exposition « Turner, Whistler, Monet ».

Cette fois, une chose me frappe à laquelle je n'avais pas prêté attention lors de ma première visite. Le parcours de l'exposition est ponctué de citations insistant sur la parenté de vision censée exister entre Turner et Monet. À l'exception du mot de Matisse placé à l'entrée, elles sont toutes empruntées à des critiques d'art contemporains des impressionnistes. Pourquoi les organisateurs de l'exposition n'ont-ils pas fait figurer les propos par lesquels Monet a dit son admiration pour Turner ?

En effet, ces propos existent, ils sont connus, et on les retrouve d'ailleurs dans le catalogue. Il est vrai qu'ils ont le fâcheux inconvénient de ne pas toujours confirmer la thèse des commissaires de l'exposition. Certains d'entre eux s'inscrivent même violemment en faux contre elle. Les reproduire sur les murs de l'exposition c'était donc prendre le risque qu'un doute s'insinue parmi les visiteurs. Autrement dit, c'était leur offrir une chance de décider par eux-mêmes s'ils trouvaient ou non des affinités entre la peinture de Turner et celle de Monet. Mais cela, apparemment, il ne pouvait en être question.

Ces propos de Monet, les voici.

En 1888, suite à un entretien avec Monet, le journaliste anglais E. M. Rashdall écrit : « De temps en temps il revient à Londres où, à la National Gallery, il médite sur les dernières œuvres de Turner, pour qui il nourrit une admiration fervente, en tant que maître dont il a appris beaucoup dans sa lutte pour rendre les qualités de la couleur. » Quatre ans plus tard, le peintre américain Theodore Robinson note dans son Journal : « Monet parlait avec admiration de Turner – celui du chemin de fer – et de la plupart des aquarelles d'après nature. » À l'automne 1905, le critique anglais Franck Rutter, de retour d'une visite à Giverny, affirme avoir entendu le peintre dire « que c'étaient les dernières peintures de Turner, pas ses premières, qui étaient l'objet particulier de son admiration. » En 1918, Monet déclare à René Gimpel, qui le consigne dans son Journal : « Dans le temps j'ai beaucoup aimé Turner, aujourd'hui je l'aime beaucoup moins (...). Il n'a pas assez dessiné la couleur et il en a trop mis ; je l'ai bien étudié. » Dans son Monet publié en 1927, Marthe de Fels indique de son côté : « Toute sa vie Monet répéta que Turner était un mauvais peintre ». Selon Raymond Koechlin (Claude Monet, 1927), enfin, Monet ne cachait pas que « Turner lui était antipathique en raison du romantisme exubérant de son imagination ». Toutes ces citations figurent dans le texte, « De la vapeur teintée : Turner et l'impressionnisme », que John House publie dans le catalogue de l'exposition. L'historien anglais précise encore que George Moore a lui aussi fait état de « propos désobligeants » de Monet sur Turner. Et John House d'observer : « Les quelques rares commentaires personnels de Monet sur Turner qui aient été rapportés sont équivoques. » C'est le moins que l'on puisse dire.

Pissarro lui aussi s'est exprimé sur la question des liens existant entre l'impressionnisme et Turner. C'est Wynford Dewhurst qui lui en a donné l'occasion, en 1902. Cette année, ce peintre et écrivain anglais, dans le cadre de la préparation d'un livre sur l'impressionnisme, écrit à Pissarro pour lui demander différents renseignements sur son séjour londonien de 1870-1871, en compagnie de Monet. En réponse, Pissarro lui donne notamment les informations suivantes : « Bien entendu, nous visitions les musées. Les aquarelles et les peintures de Turner, les Constable, les Old Chrome [sic], ont eu certainement de l'influence sur nous. Nous admirions Gainsborough, Lawrence, Reynolds, etc. mais nous étions plus frappés par les paysagistes, qui rentraient plus dans nos recherches du plein air, de la lumière et des effets fugitifs. »

Le livre de Dewhurst, Impressionist painting. Its genesis and development, paraît à Londres en 1904. Mais dès les mois d'avril et de juillet 1903, la revue Studio en publie de larges extraits. Pissarro en prend aussitôt connaissance. « Je ne pense pas comme vous le dites, écrit-il alors à Dewhurst, que les impressionnistes aient eu des rapports avec l'école anglaise et cela pour beaucoup de raisons qu'il serait trop long d'expliquer ici. Il est vrai que Turner et Constable nous ont été utiles, comme tous les grands peintres l'ont été, mais la base de notre art est indiscutablement la tradition française. » Parallèlement, Pissarro confie à son fils Lucien : « Ce M. Dewhurst n'a rien compris du mouvement impressionniste... Il ne voit qu'un procédé d'exécution et il mélange les noms, il considère Jongkind comme inférieur à Boudin, tant pis, il dit aussi qu'avant d'aller à Londres, nous n'avions pas idée de la lumière, cependant nous avons des études qui montrent le contraire4, il supprime l'influence de Claude Lorrain, Corot, tout le XVIIIe siècle, Chardin surtout, mais ce dont il ne se doute pas c'est que Turner, Constable, tout en nous servant nous ont confirmé que ces peintres n'avaient pas compris l'analyse des ombres qui chez Turner est toujours un parti pris d'effet, un trou. Quant à la division des tons, Turner nous a confirmé sa valeur comme procédé, mais non justesse ou nature, du reste le XVIIIe siècle était notre tradition. »

Ces déclarations de Pissarro sont elles aussi absentes des murs de l'exposition. Cette fois encore, on les trouve cependant reproduites dans l'étude de John House. Mais l'historien d'art anglais s'en débarrasse immédiatement en les versant, comme les commentaires « équivoques » de Monet, au compte d'une « question de nationalisme artistique ». Et s'il ne s'agissait nullement de cela (que je sache, Jongking, contrairement à Boudin, n'est pas français...), mais bien plutôt d'un point d'histoire dont les historiens de l'impressionnisme, depuis plus d'un siècle, ne veulent rien savoir ?

Il n'est pas question de contester le fait que Turner ait compté pour les impressionnistes. Pissarro le dit très bien, comme tous les grands peintes, Turner leur a été utile. Seulement, à surestimer son rôle, ne risque-t-on pas de passer à côté d'artistes non moins décisifs pour ce qui concerne la naissance, l'affirmation et le déploiement de l'impressionnisme ? N'est-ce pas précisément ce piège que la mise au point de Pissarro (« le XVIIIe siècle était notre tradition ») entend déjouer ?

LES ORIGINES DE L'IMPRESSIONNISME

Quand les historiens s'interrogent sur les origines de l'impressionnisme, ils répondent que cette révolution a été préparée par l'école de Barbizon (Théodore Rousseau, Daubigny, Millet...), Corot et Delacroix, Boudin et Jongkind, Manet et Courbet, mais aussi par Constable, Bonington et Turner, les vedutistes vénitiens du XVIIIe siècle (Guardi, Canaletto...), par les Hollandais du XVIIe siècle (Ruysdaël, Hobbema...), ou encore par Poussin, Dughet, Le Lorrain. Il leur arrive même de mentionner le nom de Caspar David Friedrich.

En revanche, les artistes français du XVIIIe siècle ne sont pour ainsi dire jamais cités parmi les sources de l'impressionnisme. Et de manière plus générale, sauf quand on aborde le cas de Renoir, il n'est pratiquement jamais question du XVIIIe siècle français à propos de l'impressionnisme.

Ainsi, dans son monumental dictionnaire L'Impressionnisme et son époque, Sophie Monneret a prévu des entrées pour Constable et Turner, par exemple, mais pas pour Watteau, ni pour Chardin, ni encore pour Fragonard.

De même, aucun livre sur l'impressionnisme ne signale vraiment ni ne commente l'exposition de « tableaux et de dessins de l'école française principalement du XVIIIe siècle tirés de collections d'amateurs » organisée en septembre 1860 par Philippe Burty5 à la galerie Martinet. Il s'agit pourtant d'un événement considérable, qui ne pouvait pas ne pas marquer profondément et durablement les futurs impressionnistes présents à Paris : Monet, Pissarro, Renoir et Manet notamment (Degas et Cézanne, eux, étaient absents).

Pourquoi faut-il parler d'un événement majeur ? D'une part parce que cette exposition était la première consacrée à l'art français du XVIIIe siècle depuis la Révolution6 ; d'autre part parce qu'en 1860 cet art était encore très mal représenté au Louvre.

À cette date, en effet, une seule peinture de Watteau (un chef-d'œuvre, il est vrai) figurait parmi les collections du musée : L'Embarquement pour l'île de Cythère. Fragonard n'était guère mieux loti, lui dont le Louvre ne possédait alors que quatre tableaux, La Leçon de musique (la seule œuvre, en fait, susceptible de faire connaître un peu son auteur), Les Curieuses (la toile n'était pas exposée), un Paysage (terriblement assombri par des bitumes qui le rendaient à l'époque déjà très peu lisible) et Corésus et Callirhoé (guère caractéristique du style de Fragonard). De Chardin et de Quentin de La Tour, le Louvre montrait tout de même respectivement 10 peintures et 13 pastels. Mais en définitive, parmi les artistes français du XVIIIe siècle, seul Boucher était à peu près correctement représenté.

Il faut donc imaginer Manet, Pissarro, Renoir ou encore Monet en train de visiter le Louvre en 1859, l'année où le musée refuse le don des Hasards heureux de l'escarpolette de Fragonard (aujourd'hui à la Wallace Collection de Londres). À cette date, Manet a 27 ans, Pissarro 29, Monet 19 et Renoir 18. Et il faut ensuite imaginer les mêmes, l'année suivante, au moment où ils découvrent, pour la première fois, les œuvres exposées chez Martinet, c'est-à-dire plus de 200 peintures et près de 100 dessins, parmi lesquels 23 tableaux de Chardin (L'Enfant au toton, Le Souffleur de bulles de savon, Le Bocal d'olives, Le Château de cartes...), 11 de Watteau (Gilles, L'Indifférent, La Finette, Le Faux pas...), 28 de Fragonard (La Chemise enlevée, Les Baigneuses, deux figures de fantaisie, L'Escarpolette, Le Début du modèle...), 10 pastels de Quentin de La Tour, 12 dessins de Fragonard, ou encore deux dessins aux trois crayons de Watteau. Mais ils pouvaient voir également 17 tableaux de Boucher, 20 de Greuze, 11 de Prudhon, 6 de Largillière, 4 de Hubert Robert, 4 de Lancret, 2 de Natoire, 5 de Nattier, 5 de Oudry, 8 de Pater, etc., etc...

Dans la Gazette des Beaux-Arts7, Thoré-Bürger consacre trois articles dithyrambiques à l'exposition. « Bien des musées ne possèdent pas tant de trésors », écrit le critique. On lit aussi, et cela se passe de commentaires :

« Fragonard (...) n'a guère laissé que des peintures si légères, si subtiles, qu'on les appelle souvent des ébauches. Mais c'était sa manière et son génie, d'exprimer la nature sans s'appesantir sur elle (...) Tout y est cependant. » Et Thoré-Bürger de prendre la défense du peintre contre ceux qu'il nomme, avec une pointe de mépris, les finisseurs. « Qu'est-ce qu'on appelle donc finir un tableau ? Une peinture n'est-elle pas terminée, faite et parfaite, quand on y voit et on y sent ce que l'artiste a vu et senti ? »

Ou bien : « Pour les observateurs superficiels, Watteau n'a pas beaucoup l'air d'adhérer à la nature. C'est pourtant là son suprême mérite... »8

Ou encore, à propos d'une version de La Pourvoyeuse de Chardin : « Tout est clair, tout est ensoleillé, tout a une couleur argentine. Le plein air circule partout, bien qu'on soit dans un intérieur. Point de contrastes entre les vigueurs ombreuses et les lumières. Le grand jour tout simplement. »

Ou encore : « Ce n'est pas commode de peindre une figure toute blanche en plein air9. Les blancs de ce costume de Gilles sont merveilleux. »

Ou enfin ces réflexions sur la question du sujet en peinture : « Le sujet ne signifie rien dans les arts... Est-ce que les chefs-d'œuvre universellement consacrés ne représentent pas toutes sortes de sujets ?... Watteau a le droit de faire un chef-d'œuvre avec un Gilles, tout comme Poussin avec une Bacchanale10...Watteau ! Avant lui, on faisait des princesses, et il a fait des bergères ; on faisait des déesses, et il a fait des femmes ; on faisait des héros, et il a fait des saltimbanques – et même des singes... Donc, pendant que ses contemporains peignaient l'Olympe et la cour, voilà Watteau qui se met à faire Arlequin, et Pierrot, et Scaramouche, avec les demoiselles de leur compagnie ; ça ne remue pas de la même façon que les dieux et les reines ; il y faut d'autres tournures et d'autres physionomies, d'autres costumes et un autre milieu. Tous les sujets sont bons, assurément. Mais les mêmes sujets reproduits pendant un siècle, finissent par se stéréotyper dans une forme banale. » D'où la nécessité de temps en temps, poursuit Thoré-Bürger, d'introduire de nouveaux sujets : « Chacun peut vérifier sur l'histoire de l'art, qu'à toutes les époques de transformations, lorsque les écoles se régénèrent, c'est toujours d'abord que le sujet change, et alors nécessairement, la forme de l'art ou la pratique change aussi ; car, pour ces nouveautés, il faut regarder du nouveau, tandis qu'on ne regardait plus rien. »

Il existe un autre événement sur lequel les historiens de l'impressionnisme ne se sont jamais attardés. Cet événement, plus important encore que l'exposition de 1860, c'est le legs La Caze.

Commençons par nous rafraîchir un peu la mémoire.

Louis La Caze (1798-1869) est l'un des plus grands collectionneurs de son temps. Fanatique du XVIIIe siècle français, il a rassemblé, à un moment où l'art de cette époque n'intéressait pratiquement plus personne, un ensemble sans équivalent d'œuvres de Chardin, de Fragonard, de Watteau, etc...

Henri de Chennevières (1890) : « MM. Marcille, La Caze et Walferdin sont les seuls, les seuls et les premiers, à s'être avisés du dix-huitième siècle et à l'avoir désenfoui solennellement. » Le plus souvent, sur cette question de la résurrection du XVIIIe, on insiste plutôt sur le rôle pionnier joué par les frères Goncourt. Il est indéniable qu'ils contribuèrent à réhabiliter cet art, à un moment où – les années 1860 – il restait encore largement discrédité. Seulement, force est de constater que sauf pour La Tour (grâce à la collection du musée Lécuyer à Saint-Quentin et aux 13 pastels du Louvre), la plupart des œuvres que commentent les Goncourt dans leurs études monographiques (sur Watteau, Fragonard, etc...) faisaient partie de collections privées. En d'autres termes, sans l'initiative de quelques collectionneurs, ces œuvres auraient pu disparaître tout à fait11, ou du moins rejoindre des collections étrangères, par définition plus difficiles d'accès12. Enfin, pour les peintres, l'important n'était pas tant de lire la prose, fût-elle enthousiaste et éclairante, des Goncourt sur cette peinture dédaignée, que de pouvoir, à loisir, la regarder et l'étudier13.

À sa mort, survenue en septembre 1869, La Caze légua par testament l'ensemble de sa collection aux musées de France, soit 582 tableaux. 272 d'entre eux, sélectionnés par ses soins, entrèrent au Louvre14. Quant aux 310 autres, ils furent repartis entre quelque 110 musées de province.

Précisons que depuis l'exposition de 1860 organisée chez Martinet, les collections du musée, à l'exception de trois Chardin acquis en 1867 (La Pourvoyeuse, La Tabagie et Le Panier de pêches), ne s'étaient pas enrichies en œuvres françaises du XVIIIe siècle.

En mars 1870, la galerie La Caze ouvrait ses portes au Louvre et présentait notamment 10 Fragonard (Les Baigneuses, La Chemise enlevée, Cascatelles à Tivoli, L'Inspiration, L'Abbé de Saint-Non, L'Étude, Portrait de M. de La Bretèche, La Charrette embourbée, Bacchante endormie et Jeune femme tenant un enfant), 13 Chardin (Le Gobelet d'argent, Trois Poires, des noix, un verre de vin et un couteau, Raisins et grenades, Le Bocal d'olives, La Brioche, La Fontaine de cuivre, Ustensiles de cuisine, chaudron, poêlon et œufs, La Table d'office, Le Melon entamé, Le Bénédicité, Le Château de cartes, Panier de raisins, gobelet d'argent et bouteille et Le Singe peintre) et 8 Watteau (Le Jugement de Pâris, L'Automne, Le Faux-pas, L'Indifférent, La Finette, Assemblée dans un parc, Nymphe et satyre et Gilles)15.

Faut-il insister ? Il s'agit là d'une des dates majeures de l'histoire des collections du Louvre. Comparable, si l'on veut, à l'arrivée, en 1798, des Noces de Cana de Véronèse. Soudain, un chapitre décisif de l'histoire de la peinture venait compléter ce « livre » où, selon le mot de Cézanne, les peintres apprennent à lire.

Dans la Gazette des Beaux-Arts de mai et de septembre 1870, Paul Mantz consacre deux longs articles à l'événement. Voici sa conclusion : « L'Ecole française, pour M. La Caze, c'était particulièrement le XVIIIe siècle. Certes, il ne méconnaissait pas le prix des œuvres antérieures, il savait ce que valent celles qui ont suivi ; mais il croyait que les 80 ans compris entre la mort de Louis XIV et la Révolution n'avaient pas été perdu pour l'art. (...) Gardons une place dans l'art à ces peintres heureux qui ont exalté la note claire. »

Est-ce assez clair ? Ou bien faut-il, là encore, souligner ?

Au chapitre des origines de l'impressionnisme, l'art français du XVIIIe siècle serait-il le chaînon manquant ? Celui qui, à être ignoré par les historiens, rendrait son surgissement en grande partie incompréhensible ?

Quoi qu'il en soit, le 15 avril 1874, c'est-à-dire quatre ans après l'entrée du legs La Caze au Louvre, ceux qu'un journaliste allait alors baptiser par dérision les « impressionnistes » ouvraient leur première exposition, 35 boulevard des Capucines.

L'ART DU SIÈCLE DES LUMIÈRES ET LES IMPRESSIONNISTES

Il est extrêmement révélateur que sur deux événements aussi importants que ceux que nous venons d'évoquer, les historiens de l'impressionnisme ne se soient jamais arrêtés. C'est bien la preuve que le rôle joué par l'art français du XVIIIe siècle auprès des impressionnistes n'a jamais véritablement été pris en compte16.

Et pourtant, Pissarro n'a pas été le seul à indiquer que le XVIIIe siècle français était la tradition des impressionnistes. À sa manière, par exemple, Théodore Duret, le tout premier historien de l'impressionnisme, l'a fait lui aussi. En effet, sur quoi s'achève sa brochure – Les peintres impressionnistes – publiée en 1878 ? Sur un éloge du XVIIIe siècle. Et Duret de noter que le principal reproche adressé aux impressionnistes, celui de ne pas finir leurs tableaux, de s'en tenir à des esquisses, les peintres français du XVIIIe en furent eux-mêmes longtemps victimes. « Et puisque le principal but de cette étude a été de protester contre les injustes mépris dont sont poursuivis les impressionnistes, je trouve devant les maîtres du XVIIIe siècle l'occasion de rappeler quelles peuvent être les fluctuations du goût, et combien on peut porter aux nues ce qu'on avait voulu envoyer au ruisseau. Qui ne sait dans quel profond dédain étaient tombées au commencement de ce siècle les œuvres du XVIIIe siècle ? Voici un Chardin que M. La Caze a ramassé sur les quais pour un écu, et le Gilles de Watteau qu'il a payé 600 francs. Et par parenthèse, je découvre que de son temps Chardin subissait précisément ce banal reproche de ne pas finir ses tableaux et de ne peindre que des ébauches. »

Vingt ans plus tard, le critique André Mellerio y insiste à son tour, dans le texte qu'il fait paraître en 1900 pour protester contre la mauvaise représentation des impressionnistes à l'Exposition universelle de Paris : « Au point de vue des idées directrices, on peut dire que l'Impressionnisme a continué, pour une bonne partie de ses artistes, et avec un mode personnel, cette étude sincère et passionnée de la nature qui semble être une des caractéristiques du XIXe siècle. Le groupe forme dans notre siècle le dernier anneau d'une chaîne commencée d'abord par Corot, Dupré, Daubigny, Diaz (et nous ne nommons que les plus grands), elle se continue avec Courbet, Millet, aboutit logiquement à : Monet, Pissarro, Sisley, Cézanne. Mais ces derniers ont tendu spécialement et fortement vers l'éclaircissement de la peinture. En cela ils renouaient avec la tradition française du XVIIIe siècle, terriblement obscurcie pendant la plus grande partie du XIXe siècle, même chez nos meilleurs peintres, comme Delacroix, où se retrouve encore le bitume. »

On n'a pas non plus suffisamment fait remarquer que beaucoup des premiers collectionneurs des impressionnistes étaient aussi des passionnés de l'art français du XVIIIe siècle. Pensons à Victor Chocquet, par exemple, le premier et pendant très longtemps le seul amateur de Cézanne, « le plus grand collectionneur français depuis les rois, peut-être du monde depuis les papes » (Renoir). À son sujet, on oublie toujours de dire qu'avant de découvrir les impressionnistes et de s'en faire le défenseur, il avait non pas une passion (Delacroix, son dieu) mais deux : l'auteur des Femmes d'Alger, donc, et le XVIIIe siècle français. C'est Jean Renoir qui nous le rappelle dans son livre Pierre-Auguste Renoir, mon père : « M. Chocquet était fonctionnaire à la direction des douanes. Son salaire était minuscule. Tout jeune il économisait sur ses repas et ses vêtements pour acheter des objets d'art, surtout du XVIIIe siècle français. Il habitait une mansarde, était vêtu de haillons mais possédait des pendules de Boulle. (...) Il fut un des premiers à comprendre que Renoir, Cézanne et leurs compagnons étaient les héritiers directs de cet art français que Gérôme et les officiels trahissaient sous prétexte de le continuer. (...) Bientôt, dans Paris, on commença à s'intéresser à M. Chocquet. Renoir attribuait cette popularité à la montée des prix des Watteau. Chocquet possédait plusieurs tableaux de ce maître. Il les avait payés quelques centaines de francs au moment où personne n'en voulait. On parlait aussi de ses commodes, trumeaux, lustres des époques Louis XV et Louis XVI. (...) Le fonctionnaire méprisé devenait un sage dont on recherchait la compagnie. C'était un honneur d'être reçu chez lui. Il profitait de cette curiosité pour exposer bien en vue ses Renoir et ses Cézanne « dans ses cadres Louis XV authentiques ». »

Mais avançons. Voyons à présent ce qu'il en est du côté des artistes eux-mêmes. Si, contrairement à Renoir et à Pissarro, ni Cézanne, ni Monet, ni Manet, ni Degas n'ont revendiqué verbalement et explicitement l'intérêt qu'ils portaient au XVIIIe siècle français, il existe cependant de multiples indices suggérant qu'un lien étroit les unissait, eux aussi, à cette tradition. En voici un premier petit échantillon.

Vers 1890, Cézanne réalise un dessin d'après le tableau de Boucher Vénus et Vulcain, entré au Louvre vingt ans plus tôt lors du legs La Caze. Cette Etude, conservée au Museum of Art de Philadelphie, est reproduite dans le catalogue de l'exposition Copier-Créer (Paris, 1993), avec le commentaire suivant : « C'est une surprise de trouver Cézanne, toujours en quête au Louvre de figures de nus aussi bien peintes que sculptées, choisissant de copier un personnage de Boucher. »

Pourquoi cet étonnement ? Est-il justifié, ou bien tient-il plutôt à des préjugés bien ancrés ? L'auteur de cette notice ignore sans doute que parmi les reproductions de tableaux que possédait Cézanne figuraient une photographie de la Diane au bain et une lithographies d'après Moulin à Charenton, deux toiles signées Boucher et exposées au Louvre. Mais comment notre auteur pourrait-il le savoir, alors que cette information ne figure dans aucun catalogue sur Cézanne, ni dans aucune des monographies qui lui ont été consacrées.

Contrairement à Degas ou à Monet, Cézanne n'a jamais cherché à se constituer une collection d'œuvres d'art. « Cézanne aimait passionnément les choses d'art, écrit Vollard, mais il les voulait dans les musées, leur place naturelle. Aussi ne voyait-on pas dans son atelier ni tableaux rares, ni meubles précieux, rien enfin de ce bric-à-brac dont les artistes sont si friands. » Les deux Delacroix en sa possession, une peinture (Agar dans le désert) et une aquarelle (Bouquet de fleurs), lui furent offerts par Vollard précisément. Cependant, Cézanne possédait quelques reproductions (d'après des peintures, des dessins ou des sculptures), qu'il avait l'habitude d'accrocher, par roulement vraisemblablement, aux murs de son atelier.

En 1960, dans un article intitulé « Reproductions and books in Cézanne's studio » publié dans la Gazette des Beaux-Arts, Théodore Reff a établi l'inventaire de cette « collection ». Parmi les 40 reproductions recensées par T. Reff, on compte notamment huit Delacroix (cinq lithographies et trois gravures), deux Courbet (dont une photographie des Baigneuses du musée de Montpellier), un Poussin (une photographie de Et in Arcadia ego), un Rubens (une photographie de L'Apothéose de Henri IV), trois Signorelli, un Michel-Ange (une photographie de l'Esclave enchaîné), un Puget (une photographie de Milon de Crotone). Tout cela est bien connu. Ce qui l'est moins, c'est le fait que Cézanne détenait également : une lithographie d'après Moulin à Charenton et une photographie de la Diane au bain, donc, mais aussi une gravure d'après une Académie de Bouchardon, une gravure originale d'Oudry d'après son tableau La Chasse au loup, enfin et peut-être surtout un fac-similé d'un dessin de Watteau intitulé Femme nue, le bras droit relevé (au Louvre dès le début du XIXe siècle).

Cet aspect-là de la collection de reproductions de Cézanne est le seul que T. Reff, dans son article, ne commente pas. Pourquoi ?

Cela aurait dû d'autant plus attirer l'attention de notre historien que, au moins pour ce qui concerne la Diane au bain (dite aussi Repos de Diane sortant du bain), il s'agit d'une peinture sur laquelle deux autres impressionnistes se sont attardés. Manet en fait une copie en 1852, et Renoir confie à Vollard : « La Diane au bain de Boucher est le premier tableau qui m'ait empoigné, et j'ai continué toute ma vie à l'aimer. »

Berthe Morisot, elle non plus, n'a pas été insensible à l'art de Boucher. À deux reprises, en 1883 puis en 1892, elle le copie. Et en 1886, elle note dans un carnet : « Vu hier chez un marchand de curiosités du faubourg Saint-Germain une gravure d'après Boucher d'une extrême inconvenance et pourtant d'une grâce adorable. Cet homme extraordinaire a toutes les grâces et toutes les audaces ; on ne peut rien imaginer de plus voluptueux que la femme endormie, la poitrine gonflée d'amour. »

Dans Les Surprises de Fragonard, Philippe Sollers imagine Cézanne rêvant devant les Baigneuses du Louvre. Les historiens d'art manqueraient-ils d'imagination ? Toujours est-il que si je consulte le catalogue de l'exposition Paul Cézanne – Les Baigneuses organisée à Bâle en 1989, ou encore celui de la rétrospective de 1995, je vais vite m'apercevoir qu'il n'est jamais question de ce fameux tableau.

Il faudrait sans doute aussi imaginer Cézanne en train de visiter la maison de Fragonard à Grasse. En tout cas, un dialogue peu connu, rapporté par Emile Bernard, nous y invite.

« – Coste : “Hélas les massacreurs ont détruit les statues [de l'église Saint-Sauveur, à Aix]. Seule la Vierge a survécu. Quant à l'Archange saint Michel, qui n'est pas du ciseau de Soqueti, il eut la vie sauve, tu ne sais pas grâce à quoi ?”
– Cézanne : “ ? ”
– Coste : “C'est parce qu'on l'avait coiffé du bonnet phrygien.”
– Cézanne : “La précaution de Frago à Grasse.”»

Cette maison où Berthe Morisot s'est rendue en 1888 – cette visite, elle, est dûment attestée –, lors d'un séjour dans le Midi.

Quant à Degas, a-t-on remarqué qu'il possédait un dessin de Fragonard, une sanguine intitulée Jeune femme (Londres, Trustees of the British Museum) ?

Et pourquoi Manet, vers 1873-1874, c'est-à-dire peu après l'entrée au Louvre, à la faveur cette fois encore du legs La Caze, de quatre premières figures de fantaisie de Fragonard, tient-il à parler de La Dame aux éventails (Musée d'Orsay) comme d'une « figure de fantaisie » et non comme d'un portrait, si ce n'est pour souligner une filiation ?

Un jour Marc Elder demande à Monet s'il connaît le musée de Nantes. Le peintre lui répond qu'il s'y est arrêté au retour d'un séjour en Vendée pour voir cet « admirable portrait d'Ingres », Madame de Senones (on ne le sait pas assez mais Monet avait en effet une passion pour Ingres, en particulier pour ses portraits – « des miracles »), et un Watteau « très rare et très beau », La Marche des soldats.

De son côté, Cézanne ne s'est pas contenté de posséder le fac-similé d'une célèbre étude de Watteau, sanguine et pierre noire, intitulée Femme nue, le bras droit relevé, il s'en est aussi inspiré. On retrouve ainsi le geste si particulier de ce nu (bras droit levé et tendu, poignet relâché) dans celui de plusieurs baigneuses de Cézanne. Voyez par exemple la figure placée à droite dans le célèbre tableau conservé au Kunstmuseum de Bâle, Cinq Baigneuses.

De même, l'Arlequin de Cézanne (Washington, National Gallery) ne dérive-t-il pas directement de L'Indifférent de Watteau ? Quant au Grand Baigneur conservé au Moma de New York, Marcelin Pleynet n'a-t-il pas raison de souligner qu'il marche sur les eaux et de l'associer au Gilles de Watteau ?

Le Gilles auquel, par ailleurs, plusieurs toiles de Manet font signe, en particulier Le Vieux musicien de 1862 (Washington, National Gallery) et Un Bar aux Folies-Bergère de 1881 (Londres, Courtauld Institute).

Manet dont trois natures mortes au moins s'appuient ouvertement sur l'exemple de Chardin : Le Lapin (1866, Avignon, Fondation Angladon-Dubrujeaud), clin d'œil évident au Lapin de garenne mort du Louvre (acquis par le musée en 1852), Les Bulles de savon (1867, Lisbonne, fondation Calouste Gulbenkian), variation sur un tableau au sujet identique passé en vente en avril 1867, et La Brioche (1870, New York, The Metropolitan Museum of Art), hommage au tableau homonyme de Chardin aussitôt après son entrée au Louvre, grâce de nouveau au legs La Caze.

Vers 1890, Cézanne réalise, lui, un dessin d'après un détail de La Raie. Quelque temps après cette copie, le peintre déclare à Joachim Gasquet : « Les objets se pénètrent entre eux... Ils ne cessent pas de vivre, comprenez-vous... Ils se répandent insensiblement autour d'eux par d'infimes reflets, comme nous par nos regards et par nos paroles... C'est Chardin, le premier, qui a entrevu ça, a nuancé l'atmosphère des choses... Il était à l'affût, constamment... » Et le 27 juin 1904, dans une lettre envoyée d'Aix, Cézanne écrit à Emile Bernard : « Vous vous rappelez le beau pastel de Chardin, armé d'une paire de besicles, une visière faisant auvent ? C'est un roublard, ce peintre. Avez-vous remarqué qu'en faisant chevaucher sur son nez un léger plan transversal d'arête, les valeurs s'établissent mieux à la vue ? Vérifier ce fait, et vous me direz si je me trompe. »

On le voit, les preuves tendant à justifier et à confirmer le mot de Pissarro (« le XVIIIe siècle était notre tradition ») ne manquent pas. On pourrait d'ailleurs en relever bien d'autres encore. Au point qu'il ne reste plus qu'à se demander pourquoi les historiens ont négligé jusqu'à présent cette réalité. Pourquoi les correspondances sensibles entre les impressionnistes et l'art des Lumières n'ont-elles jamais vraiment fait l'objet d'études détaillées17 ? Réponses et études à suivre.

Mais pour l'heure, place au sourire de Monet.

Clemenceau (1928) : « On n'a peut-être pas oublié que L'Enterrement d'Ornans demeura longtemps caché dans l'ombre d'un réduit obscur où les visiteurs de notre grand musée [il s'agit bien sûr du Louvre] se trouvaient hors d'état de le découvrir. Un jour, passant avec Monet devant cet immortel chef-d'œuvre, je lui disais : " “– Eh bien, moi, si après tout ce que nous venons de voir, on me permettait d'emporter une toile, c'est celle-ci que je choisirais.” “– Et moi, répondit-il tout d'un trait, ce serait L'Embarquement pour Cythère.” Ainsi voilà le chef de l'école dénoncée avec tant de virulence par la critique officielle comme le négateur de l'art, qui se classe, avant tout, parmi les fidèles de la lumière éthérée de Watteau, qu'il rejoint en souriant, sous des torrents d'injures. Nous découvrons, aujourd'hui, qu'il avait des raisons fondamentales pour cela. »

Augustin de Butler

Notes de lecture

1 Il faut citer ici un passage peu connu, daté du 8 février 1860, du Journal de Delacroix, trop souvent présenté lui aussi comme un admirateur inconditionnel de Turner : « Lawrence, Turner, Reynolds, en général tous les grands artistes anglais, sont entachés d'exagération, particulièrement dans l'effet, qui empêche de les classer parmi les grands maîtres. Ces effets outrés, ces ciels sombres, ces contrastes d'ombre et de lumière, auxquels du reste ils ont été conduits par leur propre ciel nuageux et variable, mais qu'ils ont exagérés outre mesure, laissent parler, plus haut que leurs qualités, les défauts qu'ils tiennent de la mode et du parti pris. Ils ont des tableaux magnifiques, mais qui ne présenteront pas cette éternelle jeunesse des vrais chefs-d'œuvre, exempts, j'oserais dire tous, d'enflure et d'efforts. »
Retour au texte

2 Dans son Salon de 1859, Baudelaire loue les « centaines d'études au pastel improvisé en face de la mer et du ciel » réalisés par Boudin.
Retour au texte

3 Degas a possédé et copié des oeuvres de Maurice Quentin de La Tour. On sait en outre, grâce aux Mémoires de Louisine Havemeyer, qu'il se rendait fréquemment au musée Lécuyer de Saint-Quentin pour y étudier les pastels de La Tour.
Retour au texte

4 Cézanne à Joachim Gasquet : « En 65 déjà il [Pissarro] éliminait le noir, le bitume, la terre de Sienne et les ocres. C'est un fait. Ne peins jamais qu'avec les trois couleurs primaires et leurs dérivés immédiats. C'est lui, oui, le premier impressionniste. »
Retour au texte

5 Philippe Burty sera le préfacier, quinze ans plus tard, du catalogue de la première vente impressionniste à l'Hôtel Drouot.
Retour au texte

6 En 1860, toute proche était encore l'époque où, comme le rappellera Théophile Gautier dix ans plus tard, on faisait si peu de cas des tableaux du XVIIIe que les artistes s'en servaient souvent « comme de toiles imprimées, et peignaient dessus quelques esquisses grecques ou romaines dans le genre de David ».
Retour au texte

7 Livraisons du 1er et du 15 septembre, puis du 15 novembre 1860.
Retour au texte

8 Voilà un préjugé qui a la vie dure. Aujourd'hui encore, on peut lire sous la plume de Pierre Watt à propos du Faux-pas de Watteau : « Nuées de convention, espace incertain à la limite du rideau de scène peint, la nature ne joue ici, comme dans nombre de toiles de Watteau, que le rôle d'un décor, d'un artifice ». Ce préjugé explique-t-il, en partie au moins, qu'on n'ait toujours pas analysé d'un peu près l'enseignement que les impressionnistes ont pu tirer de l'étude de Watteau ?
Retour au texte

9 Quelques années plus tard, Monet et Renoir tenteront, à leur tour, de résoudre cette difficulté en peignant respectivement Femmes au jardin (1866, Musée d'Orsay) et Lise à l'ombrelle (1867, Essen Museum Kolkwang).
Retour au texte

10 De leur côté, les impressionnistes feront des chefs-d'œuvre avec un champ de choux (Pissarro), une femme au tub (Degas), une serveuse (Manet), ou encore avec une gare enfumée (Monet).
Retour au texte

11 Pensons au destin du Gilles de Watteau et à son sauvetage par Vivant Denon au tout début du XIXe, malgré les reproches de David.
Retour au texte

12 C'est à cette époque, par exemple, que Richard Wallace (1800-1870) fait l'acquisition de la majeure partie des toiles du XVIIIe français conservées aujourd'hui à la Wallace Collection de Londres.
Retour au texte

13 « Il y a trois sortes de collectionneurs, avait l'habitude de dire La Caze. Ceux-ci achètent des tableaux pour les avoir ; ceux-là pour que les autres ne les aient pas ; les troisièmes pour en jouir et en faire jouir. » La Caze appartenait à cette dernière catégorie : chaque dimanche, il accueillait dans son hôtel particulier de la rue du Cherche-Midi les visiteurs désireux de contempler sa collection. Degas a raconté que jeune homme son père l'y conduisit plusieurs fois. Il n'est pas interdit de penser que quelques-uns au moins des autres futurs impressionnistes se sont rendus, eux aussi, chez La Caze.
Retour au texte

14 Sa passion pour le XVIIIe siècle français n'a pas empêché La Caze de collectionner un grand nombre d'oeuvres venant d'autres horizons. Ainsi, c'est encore à lui qu'on doit l'entrée au Louvre, entre autres, de la Bethsabée de Rembrandt, du Pied-bot de Ribera, de La Bohémienne de Frans Hals, de L'Infante Marguerite de Vélasquez, ou encore d'une importante série d'esquisses de Rubens.
Retour au texte

15 Parmi les peintures du XVIIIe siècle français, on pouvait voir aussi, entre autres, 5 Boucher, 3 Hubert Robert, 5 Greuze, 2 Nattier, 6 Largillière, 4 Lancret et 4 Pater.
Retour au texte

16 Cette règle, comme toute règle qui se respecte, comporte une exception : Renoir. Encore que même dans le cas de Renoir, qui n'a pourtant cessé de publier son admiration pour le XVIIIe, il a fallu beaucoup de temps avant qu'on admette que son œuvre n'était pas étrangère à l'art du siècle des Lumières. Observons par ailleurs que si l'alliance nouée par Renoir entre son art et celui du XVIIIe siècle français est désormais acceptée depuis de nombreuses années, en revanche, elle n'a toujours pas été étudiée avec l'attention qu'elle méritait.
Retour au texte

17 Je ne connais qu'une seule étude de ce genre : « Cézanne et Chardin » par Theodore Reff (1995).
Retour au texte

Retour en haut de la page