IRONIE numéro 104 - Février 2005

Appel à contribution

(citations détournées, textes, dessins, calligraphies, photos, films vidéo) :
Qu'est-ce que ça vous fait d'écrire, de peindre, de filmer, de faire de la musique... ?

Qu'est-ce que ça fait physiquement, psychiquement d'être en proie à une pratique artistique ou intellectuelle (élaboration conceptuelle, discursive quel que soit le domaine). Est-ce que ça transforme, et dans quel sens, de quel manière ? Est-on davantage " soi-même " et quel " soi ", quand on est en train d'écrire, de filmer, de peindre... Quel est ce " soi " qui agit pour faire œuvre ? Est-ce qu'on attend une transformation de " soi ", voire une conversion, à défaut de nécessairement la constater ? Et de quelle nature ? Est-ce qu'on en attend une modification de son rapport aux autres, au monde ? Et quelle ?

L'ironie est l'affaire de la réponse : qui peut être un détournement de citation, un poème, un dessin, une photo, une calligraphie, trois mots, trente ou trois cent, des sons, des images vidéo.
N'oubliez pas de préciser la ou les pratiques dont vous parlez.

Les contributions sont à envoyer à fautrierpascale@yahoo.fr. Elles seront diffusées sur le site d'Ironie et reproduites dans la livraison de juin 2005). N'hésitez pas à diffuser ce message (à des gens choisis).

 

LA QUESTION DU TEMPS DANS LA SCULPTURE

« Sois sûr d'avoir épuisé tout ce qui se communique par le silence et l'immobilité. »
Robert Bresson. Notes sur le cinématographe.

À priori, la sculpture n'est pas un art du temps au même titre que la musique, le roman ou le cinéma... Il ne serait par définition qu'un art de l'espace. La sculpture moderne et plus encore la sculpture contemporaine montrent, cependant, que la question du temps fait partie de ses préoccupations. Comme la question ne va pas de soi, la réponse est souvent paradoxale.

La question du temps en sculpture oblige à un détour par un paradoxe. Le film 2001 l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick permet de comprendre la nature et de mesurer l'enjeu de ce paradoxe. Stanley Kubrick s'est posé une vraie question de metteur en scène : comment rendre au cinéma (avec 24 images par seconde) l'idée des folles vitesses nécessaires pour l'accomplissement des voyages intersidéraux ? Réponse : par la lenteur extrême et le ralenti maximal conjugués à la sensation de l'apesanteur. Plus ça va vite, plus c'est lent. Plus il y a de pressions et de forces en jeu, plus ça flotte avec légèreté... Cet " effet Kubrick " n'est pas loin de rappeler certains paradoxes de la physique quantique.

De Rodin...

Cette question du temps dans la sculpture, s'est posé surtout au XXe siècle autour des photographies de sculptures faites parfois par les artistes eux-mêmes. On peut évoquer les séries photographiques d'œuvres de Degas ou de Rodin, dont les points de vue successifs permettent de lire la transformation, le passage d'une posture du corps à l'autre. Il s'en dégage un sentiment d'évolution de la forme qui peut donner le sentiment d'une temporalité spécifique, mais cette temporalité est celle de la photographie dans un usage sériel et pré-cinématographique.

La réponse spécifiquement sculpturale est à chercher du côté de Rodin. Elle est à l'œuvre dans certaines sculptures de groupe comme Les Trois Ombres destinées à La Porte de l'enfer ou dans le groupe des Bourgeois de Calais. La méthode de travail de Rodin, qui fait son originalité, consiste à reprendre certaines sculptures en plâtre ou en terre pour les associer à d'autres au sein d'une nouvelle composition (technique du chamotage). Souvent, les deux pièces assemblées sont hétérogènes, et pas forcément conçues l'une pour l'autre. Leur rencontre s'apparente à une sorte de montage, au sens cinématographique, de deux formes ou de deux corps. Les lois de la nature, ou du moins de la vraisemblance, sont contrariées au profit d'une sorte d'autonomie magistrale du fait sculptural et de l'émotion.

Dans Les Trois Ombres, Rodin a repris un seul et même corps, et l'a reproduit trois fois. Les trois corps identiques ont ensuite été arrangés en une seule composition de groupe. Il s'ensuit en effet de répétition et de succession des formes qui, vues sous des angles et des points de vue légèrement différents, créent une impression de décomposition du mouvement comme dans les chronophotographies de Muybridge et de Marey. Cette mise en exergue de la dimension temporelle que les théoriciens avaient perçus dans leurs séries photographiques, Rodin l'a reproduit dans la réalité, c'est-à-dire en sculpture.

Les groupes comme Les Trois Ombres sont ainsi constitués par la répétition de postures identiques qui se répondent chorégraphiquement et que la simple variation des points de vue suffit à faire percevoir dans une succession chronologique. Le geste d'un corps s'enchaîne de façon chronologique avec celui d'un autre, identique au précédent, et se lit comme les gestes successifs d'un seul et même corps à différents instants. Cette sculpture de groupe de Rodin, par son nom même (Les Trois Ombres), rejoint le territoire de la chronophotographie et du cinéma (arts du temps).

Les Bourgeois de Calais constituent une autre illustration de la question temporelle chez Rodin : le geste d'un bourgeois peut être considéré comme la continuation du geste du bourgeois qui le précède dans une chorégraphie circulaire constituant une boucle temporelle. La posture d'un corps répond à une autre posture, un geste commencé par un corps est poursuivi par un autre, comme si un seul geste se déroulait successivement à travers plusieurs corps au sein du groupe. Évidemment, dans ce contexte, l'enchaînement des gestes et des postures, oblige à une lecture narratologique, dramatique et expressionniste. Dramaturgie et théâtralité qui s'expriment avec un maximum d'intensité dans la vision apocalyptique de La Porte de l'enfer. Rodin traite cette question du temps par une invention qui lui est propre d'ordre cinématographique et kinesthésique : il montre les moments d'un geste et les déploie à travers plusieurs corps dans une chorégraphie dramatique.

... à Brancusi

Chez Brancusi, la question du temps entre en rapport avec celle de l'espace d'une toute autre manière. Le sculpteur apporte une réponse paradoxale proche de l'effet Kubrick. Stanley Kubrick traduit l'impression de vitesse phénoménale des voyages cosmiques par une extrême lenteur. Brancusi, utilisant des procédures semblables, traduit le sentiment d'un espace temporel intérieur immense par une forme extrêmement dense et compacte. Ce paradoxe puissant est à l'œuvre dans la série des bronzes polis, et en particulier dans Le Commencement du monde. De même qu'un objet aérodynamique exprime et contient virtuellement les immensités et les grandes vitesses pour lesquelles il a été profilé, de même un objet de Brancusi exprime et contient virtuellement les grands espaces (aériens ou aquatiques) et l'immensité du rêve et du temps intérieur compactés dans une forme parfaite et lisse.

Le sentiment d'un temps intérieur insondable est rendu par le paradoxe des poids et des densités : poids lourd d'une tête prise par le sommeil et légèreté du rêve exprimée par cette même tête qui semble flotter ou reposer en équilibre sur une plaque réfléchissante en bronze poli. Les images potentielles (ou rêvées), ouvertes à toutes les associations et infinies dans leur mobilité sont pour le coup visibles sur la surface réfléchissante de l'œuf poli. La densité compactante de l'œuf n'a d'égal que son pouvoir de captation de l'espace qui l'entoure. C'est un petit point dans l'espace capable de capter et de résumer toute l'étendue de l'espace d'exposition comme en un miroir convexe, un œil de bœuf ou un objectif grand-angle. Il réalise ce tour de force de nous inclure, nous spectateur, dans le songe infini de cette muse endormie et de cette tête d'enfant ou de nous embarquer pour un voyage improbable sur les traces de ce vaisseau spatial impénétrable et mystérieux. Réfléchissant mais opaque, ouvert mais fermé, dense mais infini, lourd mais léger, œuvre narcissique mais tournée vers tous, fragment de corps mais pur objet, Le Commencement du monde rappelle les paradoxes de la physique quantique.

Rodin et Brancusi ont ouvert la voie à une remise en cause des principes classiques de la sculpture : la forme n'existe pas par elle-même, dégagée de tout contexte et de toutes circonstances. Elle est relative à des points de vue mobiles, à la perception forcément contingente d'un spectateur, à son propre temps vécu et à son expérience... C'est ce que semble nous dire Le Commencement du monde et son pouvoir réfléchissant. La sculpture n'est pas la même ici ou là, à telle heure ou à telle autre... Elle inclut son environnement et se fait avec le spectateur, son temps vivant et ses déplacements. « C'est le regardeur qui fait l'œuvre » (Marcel Duchamp).

Bruce Nauman et les autres

Les pistes ouvertes par Rodin et Brancusi vont être explorées plus avant par des sculpteurs contemporains comme Robert Morris, Bruce Nauman et Dan Graham. Soit le passage de relais entre Art moderne et Art contemporain, entre art de la représentation et art de la présentation dans leur dimension théâtrale, performative ou architecturale. Dans tous les cas, avec des outils particuliers comme les miroirs, les verres transparents et/ou réfléchissants, les circuits vidéo, etc., il s'agit d'impliquer le spectateur/acteur dans des dispositifs (ou des pièges !) qui sont autant d'espaces à expérimenter pour prendre conscience de soi-même, de son temps et de son propre corps. Les installations de Bruce Nauman, de Robert Morris et de Dan Graham ne nous donnent pas le monde ou l'un de ses objets à contempler, ils nous obligent à nous interroger sur notre façon de regarder cet objet et le monde qui nous entoure.

Dans les années 1970, Bruce Nauman a produit plusieurs œuvres remettant en cause les présupposés de la sculpture traditionnelle au profit d'espaces architecturaux très spéciaux qui impliquent le corps de celui qui les expérimente, le faisant douter de sa propre présence dans l'installation. Comme l'écrit Rosalind Krauss, dans Passages : une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson (Macula, 1997), les artistes de cette époque se sont appuyés sur la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty pour remettre en cause les « coordonnées cartésiennes » qui constituaient la base de notre perception et nous permettent « de croire que nous pouvons reconstituer l'objet sous tous ses aspects, sans nous soucier ni de notre propre situation dans l'espace ni de la sienne... ».

Des œuvres de Bruce Nauman comme Corridors (1968-1970), Going around the corner piece (1970) ou encore Live taped corridor (1970) sont faites d'un espace architectural à parcourir et d'un dispositif vidéo en circuit fermé. Le spectateur-acteur est incité à expérimenter ou parcourir cet espace (un corridor qui se rétrécit par exemple), en même temps qu'un moniteur ou un miroir lui renvoie une image décalée de lui-même. Ainsi, Live taped corridor (1970), un long couloir que le visiteur pénètre et qui comporte à son extrémité un moniteur diffusant une image de lui de dos, diminuant de taille au fur et à mesure qu'il s'en approche, et un autre moniteur diffusant une image préenregistrée du corridor vide. Un trouble naît de la disjonction perceptive entre ce que le corps expérimente, les émotions qui naissent de cette expérience, et l'image de soi renvoyée par le moniteur.

 

Nauman, Corridor Passage (1984)

Bruce Nauman, Corridor Passage (1984)

Bruce Nauman : « Il y a l'espace réel, puis il y a l'image de l'espace réel, qui est une autre chose [...]. Ce qui m'intéressait, c'était de réunir ces deux types d'informations : une information physique et une information visuelle ou intellectuelle. L'expérience réside dans la tension qui s'instaure entre les deux, dans l'incapacité de les mettre ensemble... [...] La sensation que j'avais en pratiquant ce type de pièce était celle que l'on a quand on monte les marches d'un escalier dans l'obscurité et que l'on pense qu'il y a encore une autre marche ou que l'on se heurte au contraire à une marche supplémentaire, à laquelle on ne s'attendait pas. Ce type de faux pas vous surprend à chaque fois (...) Dans une situation comme celle-ci, vous avez de toute évidence deux types d'informations : celle que vous vous donnez en avançant dans le couloir et celle que vous donne la caméra. Vous avez une information kinesthésique et une information visuelle qui ne correspondent pas. On en revient à cette idée de faux pas dans l'obscurité. Et je pense que la tension est créée par ces deux types d'informations qui ne sont pas tout à fait compatibles. »

Ailleurs, Bruce Nauman précise : « J'avais installé un objectif grand angle au plafond juste à l'entrée - de sorte qu'en progressant dans le couloir, on s'éloignait de soi-même. On s'éloignait même doublement de soi-même, parce que notre image était prise dans notre dos et en plongée, et parce que à mesure que l'on avançait, l'objectif grand angle modifiait la vitesse à laquelle on s'éloignait de la caméra. Lorsqu'on faisait un pas, on avait l'impression d'en faire deux par rapport à sa propre image... C'était une impression étrange. »

On retrouve clairement exprimés par Bruce Nauman, les paradoxes mis à jour chez Rodin et Brancusi. Ici, le paradoxe correspond du point de vue de l'esprit à la sensation kinesthésique du faux pas du point de vue du corps. Dans les deux cas, il y a production d'une disjonction, d'un choc qui réveille la conscience en la mettant face à ses propres limites. Dans les deux cas, c'est tantôt la pensée, tantôt le corps qui échappent à tout contrôle et à toute maîtrise.

Bruce Nauman déplace les questions du temps et de l'espace de l'objet-sculpture au spectateur lui-même, qui est sommé de se remettre en cause en tant que sujet récepteur. Ce n'est plus le sujet coordonné de façon cartésienne et immuable, c'est un sujet vacillant dans ses certitudes. Bruce Nauman est un phénoménologue : pour lui l'objet, l'espace n'existent pas en dehors de l'expérience que nous en avons, et cette expérience possède une temporalité propre qui va de pair, la plupart du temps, avec la sensation de vivre un moment d'une très grande intensité émotionnelle.

Il est possible que sur ce terrain du temps, les sculpteurs et les plasticiens retrouvent les préoccupations spécifiques des chorégraphes contemporains : « Il s'agit avant tout de traiter un espace de ralentissement, pour pouvoir s'arrêter, dilater le temps, non pour développer une esthétique du mouvement au ralenti, mais bien pour donner un temps de décélération du regard et des perceptions, en rupture avec les temps coupés, saccadés et ultra accélérés du monde d'aujourd'hui ». Mathilde Monnier.

Patrick Hébrard

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