IRONIE numéro 105 - Le train de 21h50

Le train de 21h50

Tout m'apparaît de plus en plus clair, comme le soleil aujourd'hui, qui, par la grâce de ses rayons, éclaire amplement ma chambre. On en est donc arrivé là, après plus de deux millénaires de métaphysique, là où le cercle termine sa boucle. La métaphysique est accomplie et tout semble en place pour que son achèvement s'accomplisse indéfiniment. Ainsi va cette petite planète, elle dérive dans la nuit de son propre chaos terminal.

Lors de mes pérégrinations j'écoute, je regarde, je fais des rencontres. A chaque fois le même constat s'impose, l'humain de la fin de la métaphysique est, sous de faux airs assurés, entièrement vide. Il ne sent rien, ne désire rien d'essentiel, ne pense pas, est étranger à son être propre. A l'ère de la subjectivité achevée, toute existence est soumise, qu'elle le veuille ou non, aux injonctions continues de la propagande publicitaire des réseaux de la cybernétique. Ses réseaux, au même titre que l'industrie et la science, participent de "l'arraisonnement technique". Tout autre temps, tout autre lieu, en dehors de cette logique est interdit, l'expropriation est dès la naissance programmée. La métaphysique et son accomplissement dans la technique de pointe, sont par là même, l'avènement sans borne du nihilisme. La maladie nihiliste aspirant toutes choses, plus rien ne tient, tout disparaît dans le vide. Dieu, les idées, les valeurs, la morale, les sujets, les corps, les gestes, l'amour... apparemment tout continue comme avant, en réalité plus rien, rien que le vide partout, la nullité du tout. De ce néant l'homme de la métaphysique n'en veut rien savoir, il est condamné de ce fait, à s'empoisonner par le ressentiment de n'être nulle part chez soi. Certains croient encore à la révolution, espérant changer le cours de l'histoire. D'autres brandissent le retour des valeurs comme l'étendard de la répression, qui pourrait arrêter l'hémorragie du sans valeur. Tous, sont assignés, et docilement, sans résistance, se conforment au modèle social, où tout, n'aspire qu'au devenir « objet » de la grande braderie marchande. Le plus inquiétant est que personne, excepté quelques rares illuminés, ne se questionne vraiment sur le fondement de cette dévastation. Et pour cause, la dévastation n'est pas de l'ordre de la destruction de quelque chose, mais son empêchement. La dévastation est l'étouffement de toutes possibilités pour le sujet moderne de pouvoir initier un vrai questionnement à partir d'une vraie expérience propre.

Comment étouffe-t'on toute dimension initiale ? Par une surproduction sans limite, par un plein de discours et d'images qui ne laissent rien intacte, annulant et entraînant le tout, dans la dimension du déchet.

Ma chambre claire est, je le constate calmement, un des seuls lieux échappant à la dévastation. J'y dispose près de la cheminée régence, d'une bibliothèque largement garnie, ainsi que d'une discographie abondante. Outre quelques reproductions aux murs, sont agencés à gauche de la porte fenêtre, donnant sur un large horizon, des volumes de grands peintres.

Ma liberté s'accomplit là, dans cette disposition de l'espace et du temps, s'ouvrant et s'éclaircissant, à travers l'expérience méditative des grandes œuvres. Elle s'épanouit à rebours de notre époque qui, prise dans son principe nihiliste, tente d'échapper à son vide, par la fabrication continue de nouveautés qui, néantisées dans l'instant, sont remplacés par les nouveautés suivantes. Les œuvres classiques, passées, présentes, ou à venir, ont toujours été, en ce qui me regarde, une antidote à l'énorme misère spirituelle de notre temps. Elles disent le vrai sur l'histoire officielle, là, où l'homme n'en veut rien savoir.

« Il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi n'ont pas la force de désirer : c'est la liberté, bien si grand et si doux ! » , « Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements étaient ceux qu'employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d'un vain plaisir qui les éblouissait, s'habituaient à servir aussi niaisement...Les tyrans romains renchérissent encore sur ces moyens en faisant souvent festoyer les décuries, en gorgeant comme il fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu'à toute autre chose au plaisir de la bouche. Ainsi le plus éveillé d'entre eux n'aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté. » Discours de la servitude volontaire. De la Boetie (1530-1563).

De ma chambre, assis à mon bureau, levant légèrement les yeux dans l'après-midi limpide d'un ciel d'hiver, un nuage en forme d'aile passe lentement, il est l'insolite. Dépourvu de but, sans cause, il n'a pas de fin. Il est tout simplement l'apparition d'un jeu, issu du néant, dans l'espace infini de la beauté du ciel. J'aime ce temps libre pour rien, ce temps immensément désiré et éprouvé depuis l'enfance, où, la sensation « d'être-là » fonde la certitude de mon existence. Chacun devrait désirer avoir son lieu à soi, comme le principe essentiel de la liberté. Pouvoir être seul, sans aucun compte à rendre, à l'abri du désastre général, est un plaisir sans prix, que je goûte comme un enfant jouant des bons tours à la folie sociale. Celle-ci n'a qu'un but, dévaster sans cesse l'innocence des instants singuliers.

Le nihilisme est l'histoire de la métaphysique. Il est cette histoire de la philosophie qui, de Platon à Nietzche, pose, en son commencement, l'Idée et en son achèvement la Valeur, comme condition et propriété de l'Etre. L'idée et la valeur sont posées en guide suprême de la vie, au-dessus et à côté d'elle, excluant toute expérience de l'Etre pour lui-même. Ce n'est que par l'expérience fondamentale de Nietzche pensant la mort de Dieu et la dévaluation du monde suprasensible. Puis la transvaluation de toutes les valeurs qui avaient cours, en la valeur suprême, le sensible, c'est à dire l'art, que l'histoire de la métaphysique s'accomplit. Elle épuise toutes ses possibilités dans le concept de valeur, et dévoile du même coup son fondement de n'avoir à aucun moment de son histoire, pensé l'Etre dans son surgissement. Ainsi, penser en termes d'idées et de valeurs comme condition de la vie, revient à occulter définitivement l'expérience du moment initial, où tout s'ouvre en s'éclairant dans l'unique. Cette occultation de l'Etre est l'essence même du nihilisme.

Cette civilisation m'ennuie et j'ennuie cette civilisation, il n'y a donc aucune réconciliation possible. Ma solitude en est le prolongement logique, le plus souvent avec bonheur, parfois à travers une souffrance héroïque. Que cette planète dérive, gorgée du sang de son ignorance, comme un bateau chargé de toutes les espèces ratées de sa civilisation, est un fait incontestable que seul un criminel de la pensée peut nier. Les criminels sont pléthores, les plus nocifs, parce que les plus sournois, sont les petits histrions imbus de leurs petites cultures de philistins.

Ils sont vos pires ennemis, car malgré l'apparence de bon goût, ils participent activement au côté de l'économie marchande, d'organiser la culture en un vaste musée coupé de la vie. Leur impuissance à vivre et leur volonté de puissance, a comme principe d'évaluer chaque livre, chaque tableau, chaque morceau de musique à l'aune de leur nihilisme. Ainsi, rabaissant et ramollissant toute grandeur, ils mettent tout à la portée des caniches démocratiques et progressistes.

Ces philistins sont les représentants de cette science historique qui est de la même essence que la technique. Etant incapables d'éprouver et de penser les grandes œuvres en les vivant, ils les organisent comme objets d'inventaires ou de recherches. Obsédés par cette avidité de tout saisir et de tout maîtriser ils sont persuadés de dominer tous les siècles.

L'homme de ce début du vingt et unième siècle est jeté dans un monde sans repères, le sens fait défaut, de plus en plus insensible il tombe dans l'insensé. L'humanisme se soutenait des idéaux et des valeurs morales, pensant assurer à l'homme une demeure face à la barbarie. Les Temps modernes initiés avec Descartes croyaient à la toute puissance du progrès scientifique, avec comme horizon un avenir radieux pour l'humanité. L'humanisme traditionnel et l'idéal du progrès ne sont aujourd'hui d'aucun secours face à la dévastation générale, au contraire ils participent de celle-ci.

L'homme de l'époque planétaire est au plus près de tous les dangers, mais il n'en veut rien savoir. Le plus grand danger est qu'il n'a jamais été aussi éloigné de son essence. L'arraisonnement technique qui procède de la pensée métaphysique de Descartes puis de Kant, basé sur la logique mathématique, le dépossède de toutes certitudes et de toutes libertés.

Le sujet moderne est le sans lieu nulle part. D'initiateur et maître du progrès il se retrouve dans cette étrange situation d'être, au même titre que la matière première, le fond servant d'exploitation et de fabrication du tout, devenant ainsi pure marchandise.

Le soir est tombé, j'ai allumé la petite lampe, je perçois au loin la rumeur discrète d'une voiture descendant le boulevard, je me sens chez moi à l'abri. Tout abri est intérieur à soi, il procède d'une détresse qui, chemin faisant, cherche à travers des expériences et des lectures, quelque chose qui soit, non pas de l'ordre de la vérité, mais d'une certitude intérieure, qui n'a pas d'égale. Cette certitude se révèle d'un coup, dans le temps, dans une expérience d'ouverture telle, que tout est radicalement transformé. Cet espace ouvert est le lieu de l'Etre, où coïncidant avec lui, notre être propre nous apparaît comme jamais dans sa certitude d'exister. La volonté n'a ici aucun pouvoir, les calculs de côté, seule la méditation et l'amour sont une promesse du dévoilement de ce qui est sans fond, tout en fondant dans son surgissement.

Il nous faut mettre de côté cette pensée qui, calculant et planifiant tout, veut maîtriser à n'importe quel prix l'ensemble des situations de la vie. La pensée calculant, logique, rationnelle, cartésienne, métaphysique, nihiliste, est le comble de la séparation d'avec les choses. Cette pensée, est devenue l'unique voie pour la pensée. Sa logique mathématique transforme tout en objet consommable, le monde n'a plus comme horizon que son devenir objet. Aujourd'hui le processus de maîtrise issu de la métaphysique occidentale s'accomplit partout en tout lieu sur la terre, il est devenu planétaire. Aucun domaine n'est exclu, la volonté de puissance poursuit sans relâche l'exploration et la fabrication de tout ce qui est connu et à venir. La planète est devenue un immense champ d'exploitation, nous sommes advenus à l'ère de la machination. La parole est prise uniquement comme moyen de communication et d'information. Le corps comme champ de recherche et de manipulation génétique. La sexualité comme instrument de l'industrie pornographique. La culture comme mode de divertissement et de spéculation. La nature comme fond d'exploitation industriel, scientifique, touristique. La religion comme exploitation de l'ignorance. Cette société pousse l'homme vers la folie, la catastrophe n'est pas à venir, elle a déjà eu lieu.

Que nous ayons des dons ou pas, que nous soyons écrivains ou pas, il nous faut retrouver la dimension de « la parole de la parole ». Seul peut nous sauver cette parole dont est restituée la richesse inestimable. Toute érudition, toute culture n'ayant pas pris la mesure de ce lien essentiel entre la parole et l'Etre, est irrémédiablement du côté de l'imposture et de la mort. C'est à dire du nihilisme à l'œuvre.

Il est facile de constater que tout le monde s'ennuie. Cette tonalité est le fond de l'occident. Nous nous ennuyons parce que toutes choses nous demeurent fermées, nous laissant vides dans un temps qui n'en finit pas de durer. Ce temps est l'horizon sans fin, de l'accomplissement de la métaphysique, qui ne peut plus rien nous apporter, qu'un sentiment de vide, laissé par la disparition du monde suprasensible, plus d'idéaux, plus de dieux, plus rien. Cette métaphysique accomplie, a définitivement défini l'homme comme sujet rationnel. La subjectivité du sujet qui n'a rien à voir avec la singularité, s'accomplit dans la calculabilité et l'organisation de tout vivant. C'est ce mode de rapport qu'a l'homme avec tout ce qui existe, cette manière d'appréhender les choses dans une relation sujet-objet, qui empêche que les choses s'ouvrent à la lumière dans l'instant.

Ainsi, cette pensée logique, mathématique, évalue sans trêve tout étant, femmes, hommes, animaux, pensées, sensations, choses... à l'aune, de ce qui est utile ou pas, valable ou pas, afin de parachever ce désir de maîtrise. La pensée mathématique, est la voie unique dans laquelle l'occident s'est engagé depuis longtemps. La pensée unique dont on nous rabat les oreilles, tout comme la mondialisation et ceux qui la critiquent participent du nihilisme de la voie unique. Cette voie est la ruine de la poésie et de la pensée méditative. La pensée méditative et la poésie parlent de la même chose. Cette chose n'a rien de dogmatique, elle est " Arrivée de toujours, qui t'en iras partout ", elle est une certaine façon de vivre le temps.

Il nous faut apprendre à ne plus calculer et organiser le temps, mais à l'aimer pour ce qu'il est, ouverture et éclaircie. Les situations seront neuves où ne seront pas. Il nous faut laisser libre cours à l'improvisation créatrice des situations, en laissant les choses venir à nous. Cette improvisation n'est pas privée de pensée, au contraire. La pensée méditative sera nouvelle dans le même, comme le sera l'amour libre.

Les individus qui jouent avec les concepts et ceux qui les critiquent en vous traitant de dogmatique me font rire... ils n'ont pas initié la moindre pensée.

Le nihilisme ne pense pas le néant. Ne pas penser le néant est se condamner au nihilisme de la voie unique. En néantisant, le néant rend aux choses leur liberté et leur possibilité d'être propre. Si le néant n'existait pas, le monde serait figé une fois pour toutes, comme prisonnier. Il s'agit de vivre et de penser cette liberté. Ne pas reconnaître que le néant fonde toute liberté et toute singularité c'est poursuivre l'achèvement de la métaphysique. Qu'il soit issu des anciennes valeurs morales et de tout idéalisme, ou de la décomposition de ceux-ci, le nihilisme ne pense pas le néant, le nihil comme autre chose qu'une pure nullité. Le néant n'est pas quelque chose, mais il n'est pas non plus rien. Il n'est nul part localisé et pourtant il peut surgir partout à chaque instant. Ce surgissement n'est pas une question de volonté, mais d'une disposition à vivre l'instant. Le néant comme l'être échappent totalement à la volonté de puissance, d'où le côté pathétique et comique de tout ceux qui veulent dominer, d'une manière ou d'une autre. Le néant n'a aucun fondement, il fonde en surgissant. Le néant comme l'Etre, ne peuvent être réduits à une définition, ce serait la pire des erreurs que d'en chercher une. Et pourtant nous sommes certains d'être dans l'erreur, tant que nous n'avons pas dépassé la philosophie, c'est à dire la métaphysique. Toutes certitudes fondés sur l'humanisme traditionnel, l'idéalisme, le progrès, l'idéologie, sont foncièrement mensongères. L'expérience du néant est seule à même de fonder un nouvel humanisme. S'éloigner de l'expérience du néant rend la vie invivable, la détresse est telle que la décision d'en finir semble plus aimable.

Il ne s'agit pas de rejeter la technique, pour revenir à je ne sais quel âge d'or de l'histoire humaine, mais d'avoir avec elle une relation de sérénité, afin de pouvoir vivre et penser autrement.

Il s'agit de vivre d'une certaine manière, afin d'accéder à la dignité de la vie. S'installer dans la sécurité ou vivre les richesses infinies du plus proche, il faut choisir.

L'arraisonnement technique, le Gestell qui est un destin de l'être lui-même, plonge l'homme, à tout instant et en tout lieu, dans l'ennui et la détresse. Il s'agit du plus grand danger mais aussi de la plus grande chance. Le plus grand danger est que l'homme, épris de l'esprit de vengeance, n'en voulant rien savoir du nihil, s'éloigne à jamais de son essence en organisant sa vie dans l'action du travail et les passe-temps en tous genre. Il va sans dire que cette organisation de la vie sera sujette à tous les soubresauts dévastateurs du nihilisme. La chance est que le nihilisme étant achevé, ne laissant plus rien debout, il désobstrue par là même le lieu de l'Etre. Au cœur même de la technique, se trouve donc à la fois le plus grand danger et ce qui sauve. Ce qui sauve, l'Ereignis, ne peut advenir que d'un coup, comme l'éclair dans un ciel bleu d'été, ouvrant à une liberté inouïe. Rares sont ceux, aujourd'hui, qui parient sur la chance d'un nouveau commencement, où toutes les richesses de l'Etre nous sont promises. Tout le monde préfère l'installation dans la résignation, pour ces résignés point de richesses, uniquement la récolte du déchet.

L'installation est une manière de vivre, elle organise et planifie la vie dans ses moindres détails, étouffant ainsi tout surgissement de l'inhabituel, c'est à dire toute poésie. C'est ce que Heidegger appelle « La dévastation », c'est ce que Rimbaud nomme « L'enfer des femmes là-bas », c'est ce que Sollers écrit : « Le monde appartient aux femmes. C'est-à-dire à la mort. ». Heidegger, Rimbaud, Sollers parlent de la même chose, de « l'impossible de la poésie ».

Un écrivain contemporain de génie, écrit dans son dernier livre : « Je sais, d'emblée, que je vais passer ma vie à tenter de coïncider avec cet espace ouvert, là, devant moi. »

« L'homme est, et il est homme, pour autant qu'il est l'ek-sistant. Il se tient en extase vers l'ouverture de l'Etre, ouverture qui est l'Etre lui-même. » écrit un penseur.

Nous passons notre vie à nous exclure de cet espace ouvert où nous éprouvons de manière inouïe la certitude d'être, cet espace est la poésie. Nous ne voulons pas la vivre parce que nous préférons la sécurité à l'inhabituel, la paresse de la non pensée à l'endurance de la pensée.

La plupart des femmes n'ont qu'une visée dans l'existence, s'installer, d'où l'ennui profond de l'époque. Non seulement elles ont obtenue gain de cause, mais en plus elles se plaignent de l'ennui quotidien. Quel est le désir de fond de l'hystérique ? L'insatisfaction.

Comment faire comprendre à l'hystérique, dont le désir est la domination et la maîtrise, ce qui fait d'elle une militante zélée de la technique, que la poésie n'est pas domestique, qu'elle est insoluble dans la quotidienneté planifiée.

Il ne faut jamais essayer de convaincre, c'est une perte de temps, il faut suivre son propre chemin.

La voix métallique du haut parleur annonçait le départ imminent, les portes se fermèrent d'un coup en un claquement sec. Pendant que le train de 21h50 démarrait, une jeune femme lança un petit signe discret à l'homme resté sur le quai. Par un heureux hasard nous nous trouvâmes dans le même compartiment, et par un hasard encore plus improbable, au même niveau de couchette. Le train, avait gagné en vitesse, trouant le silence de la nuit, il filait à travers la campagne. Allongé sur la couchette du haut, je lisais, ou plutôt, je faisais semblant, en vérité, je la regardais absorbée dans sa lecture. J'initie une conversation, elle n'est pas réticente. Nous parlons du jeu sublime des pièces de Marivaux qu'elle est en train de lire. Enfin, je lui propose de poursuivre notre discussion dans le couloir, elle accepte avec naturel. Notre conversation devient peu à peu plus lente, plus intime, plus précise, nous glissons avec légèreté dans les confidences. Elle m'apprend qu'elle est italienne, que son mari resté à Paris est un haut fonctionnaire du ministère de l'économie, et que s'ennuyant un peu, elle a décidé de partir quelques jours à Naples, pour la rétrospective Caravage. J'apprends aussi qu'elle est mélomane, que la musique occupe une grande place dans sa vie.

Le couloir était maintenant désert, j'éprouvais l'intime sensation de rentrer dans un autre espace, où miraculeusement tout était délié de son empêchement habituel. Un espace où tout devenait précieux, où le silence même était rempli d'une suave et douce mélodie. Tout en parlant, je frôlais légèrement son bras et d'un ton enjoué, comme si de rien n'était, lui confessais qu'elle était très jolie. Elle me répondit d'un sourire dépourvu de malice. Le train, à pleine vitesse, filait à travers l'espace, je percevais sur nos visages reflétés par la vitre, les lumières d'un hameau, là-bas, au bout de l'horizon. Balancés par les soubresauts du wagon, nous perdons l'équilibre, nos mains se touchent, et dans un choc imprévu elle me serre la main. D'où vient ce désir irrépressible, est-il encore humain ? N'est-il pas plutôt de l'ordre du divin ? Ce désir qui entraîne soudainement, dans la plus grande simplicité qui soit, deux êtres totalement étrangers, l'un vers l'autre. Je sens la chaleur de son corps, d'un coup contre moi...son regard très proche... son souffle...la douceur de ses mains. On s'embrasse tendrement, très lentement...la beauté surgit-là dans l'instant, dans l'imprévisible singularité de la situation. Je sens vraiment sa langue... ses lèvres... ses seins... j'ai la sensation vertigineuse de la première fois.

C'est ça, c'est comme la première fois, nature vierge, je suis immergé dans l'océan des désirs. Le couloir est vide, nos visages se dévoilent à la surface de la vitre, sur fond de néant. Qui sommes nous ? Personne...je ne suis qu'une sensation sensuellement démesurée, flottant dans l'espace du néant. La situation est tellement insaisissable, inhabituelle que je me sens élevé à la dignité de l'instant. Paix intérieure à peine croyable...Ainsi soit-il. Comme c'est simple ce qui se montre là, tellement simple dans son éblouissement que l'émotion est fulgurante...Quoi ? L'ouverture, l'éclaircie, le cœur de la vie procédant d'un autre point, remettant en cause tout le reste.

Vers deux heures de la nuit nous avons regagnés nos couchettes, tout était calme, au-dessus du vide nos mains caressantes flottaient, je me suis entendu prononcer le mot émerveillement, puis j'ai sombré.

« Il nous faut nous départir de notre avidité du saisissable et apprendre à savoir que ceux qui vont venir exigeront ce qui est inhabituel et unique. » Martin Heidegger.

Daniel Figini

 

Courtisane lisant un livre

AnonymeCourtisane lisant un livre - v. 1660
Kakémono, encre, couleurs et or sur soie, calligraphie de Moshio :
Qui êtes-vous galant homme? – Même si cette ébauche imparfaite représente un amant inconnu,
les pinceaux espiègles laissent deviner votre visage.
 "

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