IRONIE numéro 107 - Mai 2005

Ridendo dicere verum quid vetat*

* Qui empêche de dire vrai en riant ? (Horace, libre ï, Satire ï, vers 24)

Les mots n’appartiennent à personne, ils flottent au dessus de nous.
Ils sont le biotope de nos pensées et par moments, à tout moment, l’un d’eux nous épingle. Nous fait exister. Ses raisons lui appartiennent autant qu’à nous.
Le langage est l’entomologiste de l’humanité
– Qui est là… quand ?
– Un poète résolument
Si les mots que j’apporte ne sont ni à moi ni à personne, les phrases auraient fini par m’appartenir.

Maurice Ravel :
« Copiez, et si en copiant vous restez vous même,
c’est que vous avez quelque chose à dire. »

… Et puis brusquement ça m’a semblé une entreprise colossale et trop ambitieuse.
Je suis retourné à mon errance
Et pour finir… j’ai dû me résoudre à te proposer la simple lettre que voici.
Tu vois je n’écris que des lettres et des ébauches.
J’en prends mon parti : me fonder, comme sujet de l’écriture, en ébauche de sujet, ou plus précisément comme auteur explorant l’ébauche possible d’une identité potentielle…

Fernando Pessoa :
« Qu’est-ce donc que cet intervalle entre moi et moi-même ? »
Le livre de l’intranquilité

L’histoire que raconte cette lettre n’est pas conçue a priori, elle n’existe pas encore et pourra éventuellement advenir, de surcroît. Être le résultat de l’écriture en marche.
Ainsi que je te l’avais proposé, je suis à la recherche du sujet de l’écriture et tu en as accepté la gageure.
Recherche ambitieuse, spéculations périlleuses, prétention folle, mon enquête à la recherche d’une définition de son objet lui-même, finissait, je devais bien me l’avouer, par piétiner.
Le plus simple était de partir à la rencontre de ce sujet qu’écrire fait advenir.
J’ai donc traîné au hasard dans les cafés où m’a-t-on dit, quand il sort de son bureau, il aime rester à observer le monde environnant interne ou externe, humain ou non humain, la danse théâtrale d’un serveur jouant au garçon de café, un verre de whisky, un souvenir d’enfance…
C’est donc au hasard de mes déambulations d’un débit de boisson l’autre, et à mesure que le climat laissait un jus fermenté sous pression remplacer la liqueur brune que crachent les percolateurs, qu’il m’apparut au fond d’une arrière salle enfumée, beau dans son gros ventre et un peu ivre de l’universalité de sa nature. Notre entretien fut à peu près ceci :

Paris, le 1er mai 2005, quelque part dans un café…

Votre Serviteur (V.S.) : Vous seriez donc tangible ?
Sujet de l’écriture (S.E.) : Comme l’est une représentation.
V.S. : Sembleriez dire, excellence, que le fait de s’adonner à l’écriture est un mode de connaissance du monde..
S.E. : Il y a une connaissance immédiate de ce qui constitue notre environnement le plus immédiat, qui est une connaissance sensible, défensive, réactive et naïve. Elle a un rapport direct au corps. Elle est une activité de perception et de discernement qui fonde un savoir partiel de ce qui est. Le sens originaire de ce savoir est, pour le sujet, de s’en dépêtrer, disons plutôt de s’orienter, de se protéger, d’utiliser et éventuellement de modifier l’environnement physique ou humain où il est bien obligé de vivre, de survivre ou même de jouir.
V.S. : Mmmm…
S.E. : C’est donc par une opération secondaire, presque fortuite, que par une sorte de nécessité corporelle, la connaissance sensible vient à l’esprit pour y constituer un savoir qui est savoir pratique et empirique.
Écrire est une tentative radicalement différente mais qui semble viser également à appréhender le monde. C’est le projet de fonder par le langage une nouvelle rencontre avec la réalité.
L’écriture réalise une projection purement spirituelle du monde et le projet de le réorganiser en donnant un sens au sensible et à la rencontre avec le sensible.
En ce sens l’écriture constitue un savoir hypothétique et théorique du monde qui en fin de compte défini le sujet écrivant.
V.S. : Tout cela est bien mais puis-je demander à monseigneur ce qu’il a mangé à midi ?
S.E. : Une choucroute…
V.S. : C’est donc ça.
S.E. : …

V.S. : Bon, bien et encore, le sujet que vous définissez comme fondé à mesure que cette connaissance du monde s’écrit, pourrait-on dire…
S.E. : … Qu’il est une émanation de la simple conscience sensible sans pouvoir tout entier trouver sa place en elle, sans pouvoir s’y réduire, ni même lui ressembler.
V.S. : Oui…
S.E. : Oui.
V.S. : Mais ce sujet nouveau qui vient avec l’écriture n’est pas univoque. Son projet peut être d’un registre purement conceptuel, analytique logique , moral, il peut être aussi bien de nature scientifique que poétique ou plus largement de nature esthétique. Dans une perspective…
S.E. : … Anthropologique ?
V.S. : Oui, laisse-moi finir. Dans une perspective anthropologique, peut-on isoler les caractères communs à ces sujets de l’écriture dont les projets semblent si radicalement différents. En somme qu’est-ce qui défini ce sujet nouveau, votre majesté ?
S.E. : C’est un temps spécifique alloué à la conscience qui par un artifice intellectuel, sélectionne, organise et crée un monde pour le décrire. Pour habiter ce temps qui selon les dispositions et les contraintes du projet qui le conditionne, peut se réduire à rien ou durer une manière d’éternité, le sujet de l’écriture se choisit une posture un costume si vous voulez.
Et c’est de cette attitude face au monde qu’il génère, que naîtra la nature esthétique, philosophique ou scientifique de la connaissance du monde ainsi créée.
Peut-être qu’une écriture dont la nature se voudrait tout à la fois philosophique et poétique, factice et sincère, spontanée et artificielle serait-elle d’essence essentiellement ironique.
Ce qui importe ici est ce temps mystérieux qui, en soi, constitue l’essence même et la nature du sujet qui habite le texte et par delà, le monde qu’il vient d’organiser. C’est en cet instant que quelque chose de décisif se produit. Un processus subtil et ineffable qui fait être celui qui s’y engage et qui permet à un autrui d’accéder à l’être au delà de tout concept. Il s’agit bien d’un acte de co-naissance nouveau.
V.S. : M’est-il permis, si toutefois je vous comprends bien, de dire que le sujet de l’écriture ne s’opère pas du discours qui le conditionne, et demander à votre altesse ce qui, d’après elle, est vert et pousse au fond du jardin ?
S.E. : ??…
V.S. : Un martien en train de faire caca…
S.E. : …
V.S. : Non ?
S.E. : Oui, en effet, on peut dire les choses ainsi. Le sujet qui se définit dans l’acte d’écrire, s’il se tient là, dans la concrétude des choses, est radicalement étranger à l’homme terrestre. C’est même ça qui rend possible la construction du monde qu’il propose. Celle-ci est bien, je vous l’accorde, le résultat d’une digestion mystérieuse, d’un métabolisme insondable qui du monde perçu ou ressenti, d’une intuition, d’une hallucination fait naître une présence odorante, une substance éminemment humaine.
V.S. : Tu reprends quelque chose ?
S.E. : Une autre bière… Et un paquet de cloppes.
V.S. : Nous sommes aveuglés par notre finitude dit Mallarmé.
S.E. : Il n’y a rien derrière les apparences…
Il faut croire en l’être que nous instituons en écrivant. Ainsi le sujet de l’écriture est-il bien un martien qui défèque au fond du jardin et qui ouvre la conscience de soi à la matérialité finie de son unité. Une intuition de présence…
V.S. : On s’ennuie un peu non ? ta majesté aurait-elle une petite anecdote à nous raconter?

J’avais fait un pacte avec mes yeux : je n’osais regarder une jeune fille
Le livre de Job

S.E. : L’écriture peut ne rien dire ou presque… et prendre le temps de le dire Vois-tu ceci.

Pincer entre le pouce et l’index un appendice rouge sang.
Par la rotation d’un bloc cartonné rompre la continuité d’un film plastique.
S’en détache un ruban avec lequel viendra la coiffe transparente et bruyante.
Le corps de la protection demeure, propre à préserver des intempéries auxquelles un séjour prochain à la surface marbrée d’un guéridon l’expose, cet objet rectiligne.
Il met en garde car « provoque une mort lente et douloureuse »
Là refroidi dans son contenant portant le sceau du lieu, amer et brun
Un petit noir.
Le capot va se soulever par l’abduction du pouce, mais résiste contre la plénitude serrée qu’il protège.
Lorsque le pli cède enfin, la gueule s’entrouvre sur une surface dépolie, métallique et vierge.
Un quadrillage d’une finesse extrême rend mat et râpeux le papier galvanisé que pincent deux doigts agiles et avertis.
Une rangée de dents parfaitement ordonnées se découvre. Mais jaunes et tachetées, elles portent en elles l’avertissement imagé de leurs méfaits stomatologiques.
En négatif, l’imprégnation goudronnée sur l’émail.
A ce moment de l’opération s’est déjà réalisé imperceptiblement un commencement de satisfaction, un début de jouissance, un accroissement de désir reporté temporairement vers la liqueur brûlante dont une goutte s’échappera par la disjonction réflexe trop vive de la lèvre inférieure et du petit abreuvoir.
Et tandis que sa trajectoire pesante avorte et macule le cylindre blanc, la
griffe d’un index entre délicatement dans la mousse vierge de l’un des filtres pour extraire la première élue, qui par le frottement réactionnaire de ses petites sœurs, dans leur solidarité, résiste.
Ayant vaincu la résistance, les lèvres reconnaissantes l’embrassent et maintenue dans ce long baiser elle se laisse réchauffer et, rougissante, se consumer enfin.
Savoir pertinemment que leur résistance va s’affaiblir de façon exponentielle à mesure que dans leur petite chambre elle vont se raréfier. Jusqu’à l’indifférence parfaite de la petite dernière presque trop heureuse d’être arrachée à la solitude.
Sur ces considérations stériles, laissant entrevoir au fumeur dans sa délectation, une délirante modélisation de quelques faits humains,
il avala son café, paya et s’en fut.

Nicolas De Stael :
Il n’y a que deux choses valables en art :
1 – La fulgurance de l’autorité
2 – La fulgurance de l’hésitation

...Y’a des mecs qui supportent mal les coups..
de téléphone..
San Antonio – Meurs pas on a du monde

Sous le signe du mal

ARMÉ

« J’ai trouvé une idée de roman : ne plus décrire la vie des gens, mais seulement la vie. La vie toute seule, ce qu’il y a entre les gens, l’espace, le son et les couleurs.
Il faudrait arriver à ça.
Joyce a essayé… mais on doit pouvoir faire mieux. »
Pierrot le fou – Jean-Luc Godard

Une patiente,aujourd’hui :
J’ai pris la parole.
Ne pouvais plus la lacher..
Je l’ai gardée à la main
Et finalement je l’ai emportée.
Quand ça parle,
Je me souviens.
… C’est la main qui parle.
J’ai lâché un mot ou deux,
Une seule fois,
Ils ne sont pas revenus, jamais .
Désormais
ça ne veut plus rien dire.
C’est seulement quand la main touche
À sa faim
Qu’il y a cette parole mutilée
À avaler

 

Buenos Aires, Janvier 2005.

Pour finir, pas de contestation possible, regarder autour de soi et s’interroger.
Qu’il y a-t-il entre les silences ? Qui s’immisce entre les absences.
Avoir entrepris de décrire l’existence d’un personnage Sujet de l’Écriture.
L’avoir rencontré, et constaté, que, tel un certain Duc d’Angoulême,
il ne se ressemblait pas.
C’est bien là que l’expérience momentanément s’achève avec Barthes qui répète l’écriture se développe comme un germe non comme une ligne, … elle menace d’un secret, .. elle intimide.
On peut écrire ce que l’on ne voit pas, avoir pour projet de donner du corps à l’invisible, décrire ce que l’on voit, ce que l’on croit voir, tout ça n’a rien à voir avec le réel. Aucune écriture ne pré-existe à la pensée comme non plus aucune pensée n’est préalable à son énoncé. Pensée et formulation sont indissociables. Il en est ainsi de toute vérité du sujet, qui n’existe pas hors du récit que l’on peut en faire.

Je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres.
Samuel Beckett

 

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