* Qui empêche de dire vrai en riant ? (Horace, libre ï, Satire ï, vers 24)
Les mots n’appartiennent à personne, ils flottent
au dessus de nous.
Ils sont le biotope de nos pensées et par moments, à tout moment,
l’un d’eux nous épingle. Nous fait exister. Ses raisons
lui appartiennent autant qu’à nous.
Le langage est l’entomologiste de l’humanité
– Qui est là… quand ?
– Un poète résolument
Si les mots que j’apporte ne sont ni à moi ni à personne,
les phrases auraient fini par m’appartenir.
Maurice Ravel :
« Copiez, et si en copiant vous restez vous même,
c’est que vous avez quelque chose à dire. »
… Et puis brusquement ça m’a semblé une
entreprise colossale et trop ambitieuse.
Je suis retourné à mon errance
Et pour finir… j’ai dû me résoudre à te proposer
la simple lettre que voici.
Tu vois je n’écris que des lettres et des ébauches.
J’en prends mon parti : me fonder, comme sujet de l’écriture,
en ébauche de sujet, ou plus précisément comme auteur
explorant l’ébauche possible d’une identité potentielle…
Fernando Pessoa :
« Qu’est-ce donc que cet intervalle entre moi et moi-même ? »
Le livre de l’intranquilité
L’histoire que raconte cette lettre n’est pas conçue
a priori, elle n’existe pas encore et pourra éventuellement
advenir, de surcroît. Être le résultat de l’écriture
en marche.
Ainsi que je te l’avais proposé, je suis à la recherche
du sujet de l’écriture et tu en as accepté la gageure.
Recherche ambitieuse, spéculations périlleuses, prétention
folle, mon enquête à la recherche d’une définition
de son objet lui-même, finissait, je devais bien me l’avouer,
par piétiner.
Le plus simple était de partir à la rencontre de ce sujet qu’écrire
fait advenir.
J’ai donc traîné au hasard dans les cafés où m’a-t-on
dit, quand il sort de son bureau, il aime rester à observer le monde
environnant interne ou externe, humain ou non humain, la danse théâtrale
d’un serveur jouant au garçon de café, un verre de whisky,
un souvenir d’enfance…
C’est donc au hasard de mes déambulations d’un débit
de boisson l’autre, et à mesure que le climat laissait un jus
fermenté sous pression remplacer la liqueur brune que crachent les
percolateurs, qu’il m’apparut au fond d’une arrière
salle enfumée, beau dans son gros ventre et un peu ivre de l’universalité de
sa nature. Notre entretien fut à peu près ceci :
Paris, le 1er mai 2005, quelque part dans un café…
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Votre Serviteur (V.S.) : Vous seriez donc tangible ?
Sujet de l’écriture (S.E.) : Comme l’est
une représentation.
V.S. : Sembleriez dire, excellence, que le fait de s’adonner à l’écriture
est un mode de connaissance du monde..
S.E. : Il y a une connaissance immédiate de ce
qui constitue notre environnement le plus immédiat, qui est une connaissance
sensible, défensive, réactive et naïve. Elle a un rapport
direct au corps. Elle est une activité de perception et de discernement
qui fonde un savoir partiel de ce qui est. Le sens originaire de ce savoir
est, pour le sujet, de s’en dépêtrer, disons plutôt
de s’orienter, de se protéger, d’utiliser et éventuellement
de modifier l’environnement physique ou humain où il est bien
obligé de vivre, de survivre ou même de jouir.
V.S. : Mmmm…
S.E. : C’est donc par une opération secondaire,
presque fortuite, que par une sorte de nécessité corporelle,
la connaissance sensible vient à l’esprit pour y constituer un
savoir qui est savoir pratique et empirique.
Écrire est une tentative radicalement différente mais qui semble
viser également à appréhender le monde. C’est le projet
de fonder par le langage une nouvelle rencontre avec la réalité.
L’écriture réalise une projection purement spirituelle
du monde et le projet de le réorganiser en donnant un sens au sensible
et à la rencontre avec le sensible.
En ce sens l’écriture constitue un savoir hypothétique
et théorique du monde qui en fin de compte défini le sujet écrivant.
V.S. : Tout cela est bien mais puis-je demander à monseigneur
ce qu’il a mangé à midi ?
S.E. : Une choucroute…
V.S. : C’est donc ça.
S.E. : …
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V.S. : Bon, bien et encore, le sujet que vous définissez
comme fondé à mesure que cette connaissance du monde s’écrit,
pourrait-on dire…
S.E. : … Qu’il est une émanation de la
simple conscience sensible sans pouvoir tout entier trouver sa place en elle,
sans pouvoir s’y réduire, ni même lui ressembler.
V.S. : Oui…
S.E. : Oui.
V.S. : Mais ce sujet nouveau qui vient avec l’écriture
n’est pas univoque. Son projet peut être d’un registre purement
conceptuel, analytique logique , moral, il peut être aussi bien de nature
scientifique que poétique ou plus largement de nature esthétique.
Dans une perspective…
S.E. : … Anthropologique ?
V.S. : Oui, laisse-moi finir. Dans une perspective anthropologique,
peut-on isoler les caractères communs à ces sujets de l’écriture
dont les projets semblent si radicalement différents. En somme qu’est-ce
qui défini ce sujet nouveau, votre majesté ?
S.E. : C’est un temps spécifique alloué à la
conscience qui par un artifice intellectuel, sélectionne, organise et
crée un monde pour le décrire. Pour habiter ce temps qui selon
les dispositions et les contraintes du projet qui le conditionne, peut se réduire à rien
ou durer une manière d’éternité, le sujet de l’écriture
se choisit une posture un costume si vous voulez.
Et c’est de cette attitude face au monde qu’il génère,
que naîtra la nature esthétique, philosophique ou scientifique
de la connaissance du monde ainsi créée.
Peut-être qu’une écriture dont la nature se voudrait tout à la
fois philosophique et poétique, factice et sincère, spontanée
et artificielle serait-elle d’essence essentiellement ironique.
Ce qui importe ici est ce temps mystérieux qui, en soi, constitue l’essence
même et la nature du sujet qui habite le texte et par delà, le
monde qu’il vient d’organiser. C’est en cet instant que quelque
chose de décisif se produit. Un processus subtil et ineffable qui fait être
celui qui s’y engage et qui permet à un autrui d’accéder à l’être
au delà de tout concept. Il s’agit bien d’un acte de co-naissance
nouveau.
V.S. : M’est-il permis, si toutefois je vous comprends
bien, de dire que le sujet de l’écriture ne s’opère
pas du discours qui le conditionne, et demander à votre altesse ce qui,
d’après elle, est vert et pousse au fond du jardin ?
S.E. : ??…
V.S. : Un martien en train de faire caca…
S.E. : …
V.S. : Non ?
S.E. : Oui, en effet, on peut dire les choses ainsi. Le sujet
qui se définit dans l’acte d’écrire, s’il se
tient là, dans la concrétude des choses, est radicalement étranger à l’homme
terrestre. C’est même ça qui rend possible la construction
du monde qu’il propose. Celle-ci est bien, je vous l’accorde, le
résultat d’une digestion mystérieuse, d’un métabolisme
insondable qui du monde perçu ou ressenti, d’une intuition, d’une
hallucination fait naître une présence odorante, une substance éminemment
humaine.
V.S. : Tu reprends quelque chose ?
S.E. : Une autre bière… Et un paquet de cloppes.
V.S. : Nous sommes aveuglés par notre finitude dit
Mallarmé.
S.E. : Il n’y a rien derrière les apparences…
Il faut croire en l’être que nous instituons en écrivant.
Ainsi le sujet de l’écriture est-il bien un martien qui défèque
au fond du jardin et qui ouvre la conscience de soi à la matérialité finie
de son unité. Une intuition de présence…
V.S. : On s’ennuie un peu non ? ta majesté aurait-elle
une petite anecdote à nous raconter?
J’avais fait un pacte avec mes yeux : je n’osais
regarder une jeune fille
Le livre de Job
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S.E. : L’écriture peut ne rien dire ou presque… et prendre le temps de le dire Vois-tu ceci.
Pincer entre le pouce et l’index
un appendice rouge sang.
Par la rotation d’un bloc cartonné rompre la continuité d’un
film plastique.
S’en détache un ruban avec lequel viendra la coiffe transparente
et bruyante.
Le corps de la protection demeure, propre à préserver des intempéries
auxquelles un séjour prochain à la surface marbrée d’un
guéridon l’expose, cet objet rectiligne.
Il met en garde car « provoque une mort lente et douloureuse »
Là refroidi dans son contenant portant le sceau du lieu, amer et brun
Un petit noir.
Le capot va se soulever par l’abduction du pouce, mais résiste
contre la plénitude serrée qu’il protège.
Lorsque le pli cède enfin, la gueule s’entrouvre sur une surface
dépolie, métallique et vierge.
Un quadrillage d’une finesse extrême rend mat et râpeux
le papier galvanisé que pincent deux doigts agiles et avertis.
Une rangée de dents parfaitement ordonnées se découvre.
Mais jaunes et tachetées, elles portent en elles l’avertissement
imagé de leurs méfaits stomatologiques.
En négatif, l’imprégnation goudronnée sur l’émail.
A ce moment de l’opération s’est déjà réalisé imperceptiblement
un commencement de satisfaction, un début de jouissance, un accroissement
de désir reporté temporairement vers la liqueur brûlante
dont une goutte s’échappera par la disjonction réflexe
trop vive de la lèvre inférieure et du petit abreuvoir.
Et tandis que sa trajectoire pesante avorte et macule le cylindre blanc,
la
griffe d’un index entre délicatement dans la mousse vierge de
l’un des filtres pour extraire la première élue, qui
par le frottement réactionnaire de ses petites sœurs, dans leur
solidarité, résiste.
Ayant vaincu la résistance, les lèvres reconnaissantes l’embrassent
et maintenue dans ce long baiser elle se laisse réchauffer et, rougissante,
se consumer enfin.
Savoir pertinemment que leur résistance va s’affaiblir de façon
exponentielle à mesure que dans leur petite chambre elle vont se raréfier.
Jusqu’à l’indifférence parfaite de la petite dernière
presque trop heureuse d’être arrachée à la solitude.
Sur ces considérations stériles, laissant entrevoir au fumeur
dans sa délectation, une délirante modélisation de quelques
faits humains,
il avala son café, paya et s’en fut.
Nicolas De Stael :
Il n’y a que deux choses valables en art :
1 – La fulgurance de l’autorité
2 – La fulgurance de l’hésitation
...Y’a des mecs qui supportent mal les coups..
de téléphone..
San Antonio – Meurs pas on a du monde
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Sous le signe du mal |
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ARMÉ |
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« J’ai trouvé une idée de roman : ne
plus décrire la vie des gens, mais seulement la vie. La vie toute
seule, ce qu’il y a entre les gens, l’espace, le son et les couleurs.
Il faudrait arriver à ça.
Joyce a essayé… mais on doit pouvoir faire mieux. »
Pierrot le fou – Jean-Luc Godard
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Une patiente,aujourd’hui : J’ai pris la parole. Ne pouvais plus la lacher.. Je l’ai gardée à la main Et finalement je l’ai emportée. Quand ça parle, Je me souviens. … C’est la main qui parle. J’ai lâché un mot ou deux, Une seule fois, Ils ne sont pas revenus, jamais . Désormais ça ne veut plus rien dire. C’est seulement quand la main touche À sa faim Qu’il y a cette parole mutilée À avaler |
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Buenos Aires, Janvier 2005.
Pour finir, pas de contestation possible,
regarder autour de soi et s’interroger.
Qu’il y a-t-il entre les silences ? Qui s’immisce entre
les absences.
Avoir entrepris de décrire l’existence d’un personnage
Sujet de l’Écriture.
L’avoir rencontré, et constaté, que, tel un certain Duc
d’Angoulême,
il ne se ressemblait pas.
C’est bien là que l’expérience momentanément
s’achève avec Barthes qui répète l’écriture
se développe comme un germe non comme une ligne, … elle menace
d’un secret, .. elle intimide.
On peut écrire ce que l’on ne voit pas, avoir pour projet de
donner du corps à l’invisible, décrire ce que l’on
voit, ce que l’on croit voir, tout ça n’a rien à voir
avec le réel. Aucune écriture ne pré-existe à la
pensée comme non plus aucune pensée n’est préalable à son énoncé.
Pensée et formulation sont indissociables. Il en est ainsi de toute
vérité du sujet, qui n’existe pas hors du récit
que l’on peut en faire.
Je suis en mots, je suis fait de mots, des mots
des autres.
Samuel Beckett