IRONIE numéro 108 - Juin/juillet/août 2005

À partir de septembre 2005, Ironie paraîtra de façon irrégulière.
Ironie reste gratuit sur Internet ; mais pour ceux qui voudront recevoir la version papier, nous mettons en place un abonnement annuel de 15 euros.

Chèque libellé à l'ordre d'Ironie(s) à envoyer à cette adresse :
IRONIE(S)
51, rue Boussingault
75013 Paris

Pour les lecteurs irréductibles nous vous proposons les premiers numéros d'Ironie version papier (du numéro 1 au numéro 100) sous la forme de 2 volumes distincts :

IRONIE Volume I (numéros de 1 à 55) : 30 € (dont 5 € de frais de port)
IRONIE Volume II (numéros de 56 à 100) : 30 € (dont 5 € de frais de port)

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Écrire ?

" L'excellent déserteur - l'homme des phrases futures -
a les poumons parcourus d'ironie
"

Yannick Haenel

Écrire

Écrire : composer avec le silence
Écrire : à l'écart des regards
Écrire : libre sans rancœur
Écrire : jouer avec les je
Écrire : ne pas se laisser mettre au néant
Écrire : défilé de fééries
Écrire : politique du joueur
Écrire : dérouter l'abject
Écrire : faire danser les mots

Adrien Pwatt

" 6. Les sujets d'une vérité artistique sont les œuvres qui la composent.

Sinon en effet ce devraient être les auteurs, et leurs évidences, ou leurs expressions. Et donc il n'y aurait en art aucun devoir, aucune universalité. Il n'y aurait que le reflet des particularités moïques ou ethniques. Le seul vrai sujet est ce qui advient : l'œuvre, à partir de laquelle l'évidence est suspendue. Le sujet affirmatif de la non évidence est l'œuvre, et elle seule. "

Alain Badiou, Circonstances 2, 2004

Voyage

Anaïs à Pascale, le 05.02.05

Aéroport de Kuala Lumpur, quelques heures avant Paris. Donc je souris en pensant à ces petites nouvelles de ma vraie vie (à Paris, avec toi qui prend ma place en faisant avec Joshua et ma mère cette promenade au bois que je connais par cœur), et ta question vient à propos : ce que ça fait d'écrire, puisqu'en ce moment justement, parce que je suis en voyage, parce que je suis en vacance(s), j'écris.

Toi, à Paris qui t'interroges sur l'écriture et son intimité et qui en même temps est amarrée à cette vie que je vais bientôt retrouver ; et moi, en voyage, allégée de toute charge, affranchie temporairement de ce que je suis habituellement et qui suis encore pour quelques heures mon double fictif, une Cendrillon du voyage et de la plume et qui prend son temps pour se regarder écrire.

Écrire : cerner quelque chose, une chose ténue et singulière qui fait entendre plus nettement la voix, demande à parler, raconte mieux, se souvient aussi. C'est comme un point fixe dans un paysage mouvant, ou un léger défaut sur un écran vidéo, qui rappellerait à celui qui regarde, qu'il y a quelque chose de minuscule qui existe, qui refuse de bouger et qui peu à peu gagne en présence.

Anaïs Cornfield

"Je vous écris du bout du monde. Il faut que vous le sachiez. Souvent les arbres tremblent. On recueille les feuilles. Elles ont un nombre fou de nervures. Mais à quoi bon? Plus rien entre elles et l'arbre, et nous nous dis-persons gênés. On ne voit rien, que ce qu'il importe si peu de voir. Rien, et cependant on tremble : Pourquoi ? "

Henri Michaux, Lointain intérieur

Écrire... un temps sur le temps prise de TEMPSVUE/SON ...

Jean-Jacques Moscowitz

Écrire pour filmer. Lire pour voir pour écrire pour montrer. Ne pas aimer ces trucs qu'on voit. Lire pour lire. D'histoires en histoire. Pour mémoires : écrire pour écrire ? A voir.

Pierre Seguin

"Je pense à un monde où chaque mémoire pourrait créer sa propre légende."

Chris Marker, Sans soleil

On perd l'unité. Privilège de l'enfance. On fragmente. Kaléidoscope d'un côté. Etal de boucher de l'autre. Bris épars et petits morceaux. On (s')agite. Mélange. Brouille. Ou tout du moins la vie s'en charge pour nous. On cherche l'image initiale. Mais en vain ! Une approche parfois tout de même. Quand de nouveau le souffle. Et qui sait peut-être alors le poème. Le chant. Le corps reconstitué.

Jehan van Langenhoven, Membrer le vide

Écrire me protège d’une phrase que j'ai entendue toute mon enfance : "Tu ne sais pas quoi faire de ta peau." J’ai mis ma peau au boulot, et ça m’occupe bien.

Nathalie Kuperman

Écrire de la philosophie.

D'abord un emploi du temps. Au (pied) levé lecture d'un roman avec du thé puis de la philosophie " classique ". Musique baroque. Déjeuner. L'ordinateur sur la table des documents éparpillés, du café. Relecture du travail récent puis écriture par grosses touches et affinage. Musique souvent violente. Lectures en rapport avec le travail en cours. Puis, lectures excitantes. Vin. Dîner. Fin de journée variable mais, régulièrement, veille prolongée, films et vin, dans ce cas le lendemain rien, sinon pareil.

Emploi du temps peuplé par des affects.

Calme. Lucidité. Effort voire peine. Excitation, jusqu'à une légère euphorie. Fébrilité. Angoisse. Descente difficile. Prolongements joyeux. Ivresse. Fatigue. Culpabilisation. Satisfaction du travail accompli. Doute.

Fierté et dégoût.

Olivier Razac

je filme : je suis en haut de l'affiche

je joue du piano : je sens le contact de l'ivoire

j'essaie d'écrire : aïe

Karin Müller

Ce qu'un autre a du mal à faire avec quelle facilité je le fais.

Je peux lancer mon œil hors des sourcils dans l'espace et le temps.

Mon œil je peux dans l'espace et le temps le lancer hors des sourcils.

Par le souffle de ma poitrine je transforme la pensée en mots.

Je sais diriger les sphères. Je sais même voler. Je sais voler.

Mais je ne vais pas en parler parce que personne ne me croira.

C'est tout.

Christophe Manon

Écrire : ça me détend.

Catherine Cusset

Est-ce que je reçois plus de factures et de dépliants publicitaires que les autres ? Toujours est-il que l'irruption d'une enveloppe manuscrite au milieu de mon courrier provoque habituellement un frisson d'attente et de plaisir. Il arrive aussi que mon adresse

Sandra Basch
..., rue Hauteville
75010 Paris

ait été tracée par une main si malhabile, si grossière, si visiblement inintelligente que le simple fait de l'apercevoir dépassant de ma boîte aux lettres me plonge dans un terrible malaise. Sans reconnaître encore mon gênant correspondant, je sais déjà qu'il m'est familier, même si je l'évite toujours avec soin. Surmontant mon dégoût, j'y regarde à deux fois.

Cette adresse c'est moi qui l'ai écrite, machinalement, pour une quelconque démarche administrative. Elle vient me délivrer un terrible message : " Voilà ce que ça me fait d'écrire. "

Sandra Basch

Écrire. Au-delà, pour vivre, c'est la dette.

Fourbu, cassé, le dos en compote, le souffle court - en apnée dans ce temps chronologique -, je peux m'asseoir devant la planche qui me tient lieu de table d'écriture, je mets de la musique, j'allume l'ordinateur - mon tableau de bord. Là, tout s'ouvre. Dehors, les cris d'enfants qui jouent et les rires d'adultes en terrasse

Car les hommes ont tous l'air de danser

J'ai les doigts sur mon clavecin de lettres alors que tout me remonte vers moi : pavane de séduction, arabesques de l'hypocrisie, contorsions de l'intérêt, menuet de l'amitié, tarentelle de l'alcoolique. Comédie humaine ? Comédie ballet : en branle, tout le monde danse avec ou contre sa volonté, grande gigue de la vie, on ne sait trop qui mène le bal, fors l'intérêt. Monde acéphale. Si je devais publier un roman, ce serait une histoire de moralistes basée sur la respiration intime, systole-diastole. Chacun essaie de reprendre son souffle à sa manière. Pour moi, c'est là, tout simplement, alors que j'essaie de décomposer les voix qui montent en moi pour les faire devenir mienne.

Olivier Renault

"La même démarche m'a fait chercher le bruit caché dans le silence, le mouvement dans l'immobilité, la vie dans l'inanimé, l'infini dans le fini, des formes dans le vide et moi-même dans l'anonymat."

Joan Miro

Sa pomme

Comme je suis un peintre du dimanche, c'est ce jour là que je décide de peindre une pomme. Ça tombe bien, c'est aussi le jour du marché.

Rentrée chez moi, je la pose sur la table.

En même temps que le jour décline, aplatissant un peu plus les volumes de ma pomme, l'ombre de Cézanne s'abat sur moi. Il ne m'en faut pas plus pour tomber dans ses pommes. Il est temps d'aller rêver à une pomme " idéale " posée sur une table qui ne serait que lumière.

Le lendemain matin, nous avons bien changé ma pomme et moi. Elle ne trône plus sur la table, pourrie. Sa fatigue me parle. Je la regarde flétrir avec tendresse. Cependant, elle me résiste encore un peu.

– Si tu continues, je te transforme en poire.

Cette fois elle m'a touchée, je le sens bien. Elle est à moi et avec moi. Nous sommes devenues deux vieilles pommes fatiguées prêtes à se regarder en face.

Marie-Laure Faussier

"Ce qui m'effraie, c'est l'idée que mon oeuvre sente un jour la charogne."

Joan Miro, 1928

Ainsi soi-t-il

démembrement

Redire. Se donner un autre dire qui suis-je et pour répondre - le miroir

verbal

se définir, cerner dans l'ordre du cercle où rien n'échappe même celui qui se considère. Il y a ici le jeu de l'analogie comme si ou encore,

ce corps hors dimensions qui existe dans le virtuel d'un Autre.

Nomme-moi

et je te nommerai quelque soit le soi en question. Donc, disait Pascal,

ne jamais s'oublier car (autre formule ancienne) le risque de l'analogie est probable je me cache où suis-je, le "j" qui s'inscrit dans l'absence? Le débat : arme contre arme les deux les miens et la course véridique de l'anonymat, l'était-il seul le soi-même peut répondre (ré...pondre)

compris ou nom le sujet n'est qu'un raccourci ameublement de la menuiserie mentale.

Marcel Duchamp qui lui quelque soi son moi s'appelait Erose Cestlavie, mon nom, assure-t-il dans la note 286 et il ajoute..."nom juif ?" ou dans le jet des mots, doit-on lire "non juif ?" Aucune l'autre dans la suite musicale déchiffrée par le translateur, la disposition créatrice devant le reflet du texte-lui endommagé et il ajoutera (note 257) "Juifs jugent juif..." pour nous rassurer tandis que Louis Zukofsky enchanté par l'invention écrit : "choose Jews shoes". L'Autre /je/ que se soi soit libéré dans les marges d'une note écrite à qui de droit dans une confiance suicidaire.

Dé...chirée

par l'absence d'un constat. Cher Marcel (le connaissait-il ?) les prousts du champ fleurissent (métaphore) des jeunes éros-tics lancés dans la bouche je me répète de qui parlez-vous à cet instant ? Du train d'un jeu.

Ainsi soit-il

Réminiscences

Père Sévère... La pauvreté saisie par le besoin de ne jamais aller au-delà du "là",

texte et droit, carence sanitaire se regardait dans les chiottes miroitantes incapables d'empêcher l'association des réalités, ne veut pas voir, se voir,

une pratique comme une autre au-dessous du Père le règne sévère de la statue cinématographique (Soupault) pour adultes et... poètes.

Serge Gavronsky

Écrire, ça me fait me tortiller sur une feuille vierge, et au bout d'un moment, ça me fait ramper tout à travers la feuille, et à la fin, ça laisse des traces humides et gluantes sur la page, et moi, ça me déshydrate.

Lucien Suel

Écrire : l'autre côté de la vie.

Yves Ouallet

Une trace de foutre angélique tirée à quatre épingles et cependant fruit scupuleux de l'esprit, furieux, des vents. Un pamphlet pour ce qui est de dénoncer. Pour ce qui est contre. Et par conséquent ouvre la porte. Une petite trentaine de pages. Ramassée comme un fauve qui va bondir. Mais comme la maîtresse aussi, en robe de jaguar et qui sur le lit consciencieusement attend l'heure. L'heure d'à pleines dents, toutes griffes dehors, lacérer le texte. A mort ! A mort amant et littérature amore... c'est son ventre qui allitère, son coeur qui fulmine et ses seins qui dardent. Dardent ! Un exercice de langue, fulgurant et lascif. Un opuscule-fleuve. Manifeste encore. Politique et charnel jusqu'en ses moindres recoins. Coïtal toujours. Dialectique sans cesse. Et d'un bout à l'autre parfaitement fidèle à la force intrinsèque du récit.

Car tout y raconterait.

Jean van Langenhoven, Membrer le vide

" Je ne veux surtout pas laisser cela se figer, se pétrifier en doctrine. Je veux le vivre."

Rainer Maria Rilke, Journaux de jeunesse

Écrire pour le théâtre : physiquement une sorte de tachycardie, en vrai parfois, dans la pensée à retranscrire aussi. Car la logique du texte théâtral est celle de l'emportement, de l'emballement. Le mot même de réplique implique cette idée, cette impatience naturelle à la prise de parole comme on la constate dans les réunions de famille ou sur les plateaux de télévision. Mais il en va de même si l'on écrit comme je l'ai fait dans ma pièce Chute libre, du monologue intérieur. Plus même, puisque la pensée est du langage qui fait l'économie de la phonation et dont les éléments se bousculent au portillon de leur appréhension réflexive. Le dramaturge a quelque parenté avec le travailleur à la chaîne, il ne peut rater trop de maillons dans la chaîne du langage, esquiver les frottements féconds des mots qui se suivent, et des sons qui se carambolent.

Yoland Simon

Écrire : me donne très faim

Héléna Vollovich

Le cœur absent, la tête vide, les nerfs comme les sens depuis longtemps engoncés dans l'hiver et pourtant, opiniâtre, le poème poursuit sa route. Car il se pourrait bien que, parallèlement, à cette apparente atonie, existe, remarquable d'osmose, quelque part au hasard de l'être, une zone magnétique et mouvante qui, réunissant, dans leur plus parfaite plénitude, chacun des éléments sus-cités, continuerait, pratiquement à notre insu, à nous tenir en perpétuelle alerte.

Et puis soudain, sans préavis, cette brusque incandescence là au point exact de fusion du thorax et de l'abdomen. Une ville en flammes, un vol de corbeaux et plus loin encore, sur l'étang gelé, le brusque essor d'un patineur superbe.

Soudain, sans préavis, j'ai senti le texte, le grand texte qui en moi au plus profond poussait sa bête. Ecumant des naseaux, frappant de la corne et pissant dru un acide sulfureux susceptible de, d'un coup, tout mettre à nu... Je venais de comprendre que l'heure m'était venue de cracher. Cracher le morceau. Aussi je crachais.

Crachais :

Iptala! Iptaloumé...

Le bégaiement orgasmatique de l'idiot, bien sûr.

Jehan van Langenhoven, Membrer le vide

Écrire / jouer du piano : piscine, plongée, bien-être, le temps n'existe pas. Excitation.

Béatrice Bloch

Éréthisme

New York, mardi 12 octobre 1993. Après le cours, on va dîner à Soho (le Savoy) pour fêter mon anniversaire ("mon air juvénile", comment je dois prendre ça? "dans tous les sens"). Robbe-Grillet parle de son film en préparation, d'Antonioni, petites méchancetés drôles sur floppée de comédiens français. On le raccompagne en bas de son immeuble. Il a oublié la clé de son appartement dans le bureau qu'il occupe à New York University et le doorman refuse de lui ouvrir! Pierre prend les choses en mains, il s'en va. Il est tard, Robbe-Grillet est fatigué, j'essaie de le distraire un peu, ce n'est pas simple dans ce hall d'immeuble très beige, sans un siège pour s'asseoir. La conversation s'essouffle un peu, un quart d'heure passe, Pierre ne revient pas. J'ai l'idée de l'interroger sur son emploi du temps : comment passe-t-il ses journées, quelle est la place de l'écriture. A mon étonnement, il me fait une réponse très circonstanciée : à New York, il se lève à 7h, à Paris ou en Normandie, à 10. Thé fort, puis écriture. Il précise qu'il ne s'oblige jamais à rien. Il n'est pas du tout Nulla dies sine linea. Il rêve dans son bain, et puis si des idées viennent, il s'installe au bureau. Ensuite la sieste après une collation frugale. Promenade dans l'après-midi (très longue en Normandie : beaucoup de marche à pieds, la campagne est mieux pour ça). De nouveau thé fort, écriture jusque vers 9h pm à NY, une heure du matin à Paris ou en Normandie. Après quoi, dîner très copieux avec vin rouge, lecture du Monde, un lexomil avant d'aller se coucher.

Il est très fatigué à présent, il a froid, mais il est lancé, il ne s'arrête plus. Il cherche à décrire l'état dans lequel l'écriture le met : des accès de fièvre, qui vont parfois jusqu'à l'"illumination", comme une lumière très forte - il dit en tordant la bouche et faisant traîner les sons dans son nez, avec jouissance et ironie (sa grimace préférée) : "la révélation de mon génie". Mais ce n'est pas encore ça, ce qu'il faudrait dire, voilà, c'est le mot "éréthisme".

Le mot juste : "éréthisme". Sans "h" !

Éréthisme : du grec erethismos "irritation" ; 1. Etat d'excitabilité acrue (d'un organe). Éréthisme cardiaque. 2. LITTER. Exaltation violente d'une passion ; tension d'esprit excessive. => fièvre, tension. "Il a porté mon imagination et ma pensée jusqu'au dernier degré d'éréthisme" (Chênedollé)

Pascale Fautrier

Le tableau "doit être comme des étincelles, qu'on y sente le point de départ,
le choc qui l'a déterminé."

Joan Miro

" La citation était chez lui une seconde nature. Il la pratiquait de façon systématique, non pour donner de l'autorité à ses propos, encore moins pour faire étalage de son érudition - " Mon ignorance est encyclopédique ", ironisait-il -, mais au contraire pour s'effacer et se dissoudre dans la voix des autres. Il n'y avait là aucune coquetterie de sa part. Juste une forme supérieure de tact : " Le monde est plein au point qu'on y suffoque. L'homme a mis sa marque sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image est louée, hypothéquée. A quoi bon en rajouter une couche ? " Expert dans l'art du montage, Charles était avant tout un ébéniste hors pair. Avec lui, la citation savait se faire marqueterie, hologramme, anamorphose. Rien à voir avec la prose en kit, 100% contre-plaquée, distillée par les script DJs en vogue...

" Voyez-vous, disait-il - mais sans doute ses propos n'étaient-ils pas de lui -, il est temps d'inventer un nouveau langage. Les mots que nous employons ne correspondent plus au monde. Lorsque les choses avaient encore leur intégrité, nous ne doutions pas que nos mots puissent les exprimer. Mais, petit à petit, ces choses se sont cassées, fragmentées, elles ont sombré dans le chaos. Et malgré cela nos mots sont restés les mêmes. Ils ne sont pas adaptés à la nouvelle réalité. Par conséquent, chaque fois que nous essayons de parler de ce que nous voyons, nous parlons à faux, nous déformons cela même que nous voulons représenter. Ce qui fait un gâchis terrible. C'est pourquoi seule me plaît maintenant une écriture anonyme, fragmentée. Ni centre, ni centres, ni histoire, ni personnages, ni sens vectoriel, flux impersonnel, multitudes d'éclats, évidé, criblé, atone, suspendu, miroir prismatique ne se fermant sur rien - pas d'univers de l'auteur -, multiplicité de traces aussitôt recouvertes : comment produire un tel langage, un langage qui ne sorte pas de la tête de quelqu'un (ni de sa plume) mais qui soit immanent, qui sourde du sol à la façon d'une momie exhumée1 ? "

Guy Tournaye, Le décodeur
Collage de citations empruntées à Pierre Ménard (Double certitude, collection P & Y-J Devautour),
Paul Auster (La cité de verre) et Jean-Jacques Schuhl (Telex n°1)

" Voulez-vous maintenir votre caractère à la même température, garantir vos résolutions des vicissitudes de la chaleur et des mouvements alternatifs de votre sang, méditez bien vos résolutions pour le présent et pour l'avenir ; écrivez-les en style simple et précis, puis allez de suite, agissant à l'heure marquée. "

Hérault de Séchelles, Théorie de l'ambition

Il n'avait pas franchit le seuil que déjà il devenait je. Il se disait que le je en valait la chandelle, un chant d'elle, ce soir, quand le texte qu'il lisait venait d'un autre je - un je au fond qui avait décidé d'être une île, à ce moment précis où le texte devient voix, donc autre par la voix, par le corps qui s'approprie les mots de lui, ses mots écrits dans le vif du sujet, en accord avec le sujet ; et ce soir pourtant, il était il tout à fait - un autre je. Le corps comme une caisse de résonnance, un filtre ouvert qui laisserait les scories de l'intime au rebus pour ne garder que le rébus des sensations et permettre à d'autres identités désubjectivées par le filtre d'atteindre au juste. Un corps sa vie, la mort des moments saisis à peine passés et la vie nouvelle offerte par un je qui n'en a pas l'air - certains crient au fantasme, au voleur de citations, au copieur infini, à l'obscur sens des phrases. Ils en oublient les notes, le rythme, le texte qui écoute le corps presque en direct, en évitant soigneusement l'automatisme, cette boite au psychisme sans filet où le je s'agglutine en montagnes fastidieuses, en signifiants fortuits. Il était bien question pour son je en scène, là, de couper aussi la corde du psychisme, voire de démystifier la flaque facile de l'imaginaire.

Il avait sorti de sa bibliothèque une vieille revue et il était tombé sur des aphorismes qu'il avait fait je : " L'interprétation de " l'homme " comme subjectivité - fût-elle transpsychologique - n'est qu'une des interprétations de l'homme. " ; " La subjectivité s'étant montrée si défaillante, il est naturel, humain et historique qu'elle coure vers sa fin. " ; " Le jeu de l'homme se jouant de l'homme est bien plus fort que le " Sujet " (humain), l'égo, le " je ", le " moi ", l'existence. Il conduit vers un autre espace-temps où ce ne sont plus les hommes qui fondent et décident, mais où cela déferle au travers de l'humain. " ; " N'étant pas un absolu, le jeu met en jeu et en pièces tous les absolus. "

Pendant qu'il lisait, le texte étant vraiment en lui, son jeu était aussi d'observer les spectateurs. Il en connaissait quelques-uns. Il développait en lisant - corps dissocié de l'acteur/joueur, du lecteur/auteur - son je spectateur des spectateurs. Au début, je ne la voyais pas. Etait-elle venue comme elle le lui avait signalé par un message ? Ou avait-elle hésité par peur d'être démasquée là par les autres je quand la lumière du théâtre se serait rallumée ? Les moments de musique lui permettait d'être totalement je et de jouer à la chercher dans le noir sommaire de la salle. Et j'ai vu une silhouette pouvant correspondre à son corps, vers le fond, un peu à l'écart - El(le) discreto... Alors le je a surpris le il en lecture, donnant à la voix une coloration plus vive, plus alerte. Les espaces du je écrit, du je lu, du je vis, commençaient à se fondre en une seule voix, simple et claire, libérée des différents temps du texte en jeu.

Enfin la lumière, les rires, les joies des mains, le bar, et puis plus rien. Il vivait un autre je pris d'assault, pris à son propre je - revenu à lui, à moitié il... Il ne l'a pas vue - peut-être une hallucination au cœur du je vois. Tout reste possible, ouvre-toi à tout jeu - cela devient du texte - du réel désubjectivé en jeu par d'impondérables associations de sujets. Je n'avais pas fini d'écrire que déjà mon je devenait un il.

Lionel Dax

" Cela ne devrait-il pas, mes amis, être l'art véritable et parfait, sur lequel s'exerce l'entendement divin en tant qu'il est réel et vivant, et dont, avec l'entendement ordinaire, nous rassemblons les œuvres comme si elles étaient les membres épars de l'artiste ? C'est cet entendement divin qui a sur nous le même effet, et nous apprend à comprendre totalement, dans l'action de nos artistes, qui sont temporels, notre existence véritable telle qu'elle est dans le fait et en soi. Nous pourrions donc dire en bref que notre existence présente, réelle, reconnue et vécue dans son essentialité, est l'art ; et c'est donc bien là qu'est aussi vivant, partout, ce point central dans lequel essence et réalité se pénètrent l'une l'autre en tant que présence : l'ironie, le fruit le plus parfait de l'entendement artistique. Car c'est dans l'ironie que l'entendement et l'intuition duale, qui se crée et se limite elle-même, sont identiques, et c'est pourquoi ici aussi l'univers divin, dont la vue vient juste de m'être à nouveau accordée, ouvre ses portes dans toute sa clarté. "

Karl W.F. Solger, Erwin : quatre entretiens sur le beau et l'art

Emmanuelle Dahan les citations de Miro, Michaux, Rilke, Rodchenko, Chris Marker

1 Les mots que l'on trace ne sont-ils pas tous déjà inscrits sur le monde ? Comment parvenir à ne faire que les retracer, les faire affleurer en surface - le contraire d'une prose oratoire, d'un discours plein mais plutôt un texte avec des vides, un texte creux comme les papyrus assyriens, les bouts de phrases, bouts de mots sur des pierres, mots rongés par le temps, phrases érodées par les pluies, par les vers, à la façon d'un palimpseste que révèle lentement un jet de citron pressé.

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