IRONIE numéro 110 - Novembre/décembre 2005

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IRONIE Volume I (numéros de 1 à 55) : 30 € (dont 5 € de frais de port)
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Y a-t-il des incompatibilités ?

« J'aperçois chaque jour un peu mieux que ce monde, où nous sommes, limite ses désirs à dormir. Mais un mot appelle en temps voulu une sorte de crispation, de ressaisissement. La nuit où se couche maintenant le reste de la terre est plus épaisse : au sommeil dogmatique des uns s'oppose la confusion exsangue des autres, chaos d'innombrables voix grises, s'épuisant dans l'assoupissement de ceux qui écoutent.

Ma vaine ironie est peut-être une manière de dormir plus profonde... Mais j'écris, je parle, et ne puis me réjouir si l'occasion m'est donnée de vous répondre, de vouloir même, avec vous, le moment de l'éveil, où du moins ne sera acceptée cette universelle confusion qui maintenant fait de la pensée même un oubli, une sottise, un aboiement de chien dans l'église.

Qui plus est, répondant à la question que vous avez posée, j'ai le sentiment d'atteindre à la fin l'adversaire, - qui, assurément, ne peut être tel ou tel, mais l'existence en son entier, enlisant, endormant, et noyant le désir, - et de l'atteindre enfin au point où il doit être. Vous invitez, vous provoquez à sortir de la confusion... Peut-être un excès annonce-t-il que le temps vient. À la longue, comment supporter que l'action, sous des formes si malheureuses, achève d'«escamoter» la vie ? Oui, peut-être le temps vient-il maintenant de dénoncer la subordination, l'attitude asservie, avec quoi la vie humaine est incompatible  : subordination, attitude acceptées depuis toujours mais dont un excès nous oblige, aujourd'hui, de nous séparer lucidement. Lucidement ! c'est, bien entendu, sans le moindre espoir.

À vrai dire, à parler ainsi, on risque toujours de tromper. Mais vous me savez aussi loin de l'abattement que de l'espoir. J'ai choisi simplement de vivre : je m'étonne à tout instant de voir des hommes bouillants et avides d'agir se moquer du plaisir de vivre. Ces hommes confondent visiblement l'action et la vie, sans plus jamais voir que, l'action étant le moyen nécessaire au maintien de la vie, la seule recevable est celle qui s'efface, à la rigueur s'apprête à s'effacer, devant la « diversité brasillante » dont vous parlez, qui ne peut, et jamais ne pourra être réduite à l'utile.

Quiconque dirige l'activité utile, – au sens d'un accroissement général des forces, – assume des intérêts opposés à ceux de la littérature. Dans la famille traditionnelle, un poète dilapide le patrimoine, et il est maudit ; si la société obéit strictement au principe d'utilité, à ses yeux, l'écrivain gaspille les ressources, sinon il devrait servir le principe de la société qui le nourrit. Je comprends personnellement « l'homme de bien » qui juge bon de supprimer ou d'asservir un écrivain : cela veut dire qu'il prend au sérieux l'urgence de la situation, c'est peut-être simplement la preuve de cette urgence.

L'esprit de la littérature est toujours, que l'écrivain le veuille ou non, du côté du gaspillage, de l'absence de but défini, de la passion qui ronge sans autre fin qu'elle-même, sans autre fin que de ronger. Toute société devant être dirigée dans le sens de l'utilité, la littérature, à moins d'être envisagée, par indulgence, comme une détente mineure, est toujours à l'opposé de cette direction. »

Lettre sur les incompatibilités de l'écrivain
Georges Bataille à René Char – mai 1950

Le manège

Ça y est Popeye, nous revoilà dans les épinards ! RER, ligne A, entre Nation et La Défense, entre huit et neuf... L'heure où les pingouins regagnent la banquise, le coup de feu du matin, la cohue quotidienne, des wagons de bestiaux à la queue leu leu, un train toutes les minutes, trois mille pékins dans chacun d'eux, une moyenne de deux cent cinquante bipèdes par charrette, pour seulement quatre-vingt places assises, autant dire que y'a de la joie dans les cœurs, quand chaque matin les larbins partent au turbin...

Heureusement que pour avaler la pilule on peut compter sur la bonne éducation et le bon sens, l'amabilité générale et le savoir vivre commun : pas de bousculade, pas d'engueulade, tout dans la politesse et la courtoisie, que de civilités d'un seul coup réunies ! « Je vous en prie, après vous, je n'en ferai rien, j'insiste, merci, merci bien, ah vraiment merci... » Merci de m'avoir arraché un bras et écrasé les arpions, merci pour le coup de coude dans les noix et les bordées d'injures en pleine tronche... Merci à toi, camarade souterrain, collègue utérin, qui, matin et soir, t'en vas rejoindre le boyau urbain, comme l'aliment l'intestin, pour la digestion sans cesse renouvelée, toi qui seras vomi tout à l'heure, ou chié peut-être, par un cul ou l'une des mille bouches de ce monstre de galeries, de tranchées, et de tubes... Merci d'être là à nos côtés, avec les autres, au milieu de tout le monde, pour donner à ce voyage déprimant et dégueulasse, une dimension chaude et fraternelle  !

Je rentre dans la rame, porté par la marée humaine qui, à chaque station, monte et descend le long du quai... Louvoyant entre les relents de sueurs et les odeurs de bouche, les effluves d'aisselles et de transpiration anale, je me fraie un chemin à travers les vendeuses, les ouvriers, les cadres, les étudiants et les autres torgnoles... Me voilà en place, un bras coincé entre le bide d'un gras gros et le cul d'une grincheuse, la bite collée au derche d'un zig qui a salement laissé traîner son doigt sur le vaporisateur d'une Eau de Cologne infecte, la tête à deux ou trois centimètres d'un connard qui essaie quand même de lire son canard ! En me penchant légèrement, je pourrais lui mordre l'oreille, et en serrant la mâchoire de toutes mes forces, je réussirais sans doute à détacher le lobe avec mes dents, il n'y aurait plus qu'à recracher le morceau d'escalope au milieu du troupeau, façon Brad Davis dans Midnight Express... Mais le zig se mettrait à hurler, ça ferait des fâcheries, on serait obligé de s'expliquer manuellement, pour un peu qu'un pignolo se mette à tirer sur le signal d'alarme, le train s'arrêterait net, ça bloquerait les suivants, et ça filerait des milliers de gens en retard, et le patronat dans la panade, et ça, ah oui ça, ce serait pas acceptable, car le patron à besoin de ses employés, pas vrai ? Alors, restons zen, et laissons son esgourde à cet égoïste qui emmerde le monde avec son journal, il sera toujours temps tout à l'heure de lui écrabouiller le pied en sortant du wagon, il n'y aura qu'à profiter de la bousculade pour se débiner à l'anglaise, vu l'état de ses orteils à ce moment-là, il pourra toujours courir pour me rattraper...

Sans blague ? Si on ne se défend pas on se fait marcher dessus ! Struggle for life : les plus faibles se font piétiner, ils disparaissent... Il n'y a qu'à voir la bastonnade autour des places assises, elles sont réservées au femmes enceintes, aux mutilés de guerre, aux handicapés, aux personnes âgées... Taratata  ! Elles sont réservées aux petits malins, aux sans-gêne et aux malotrus... D'abord il y a les guetteurs, qui sitôt à l'intérieur du wagon, se placent au milieu d'une allée, ils ont l'air de ne pas y prêter attention, mais ils sont à l'affût, les fourbes, à la station suivante, dès qu'un pékin déguerpit, ces salauds-là se sont glissés sur le siège encore chaud, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire ! Et puis il y a les sprinters qui, les portes à peine ouvertes, déboulent comme des furets dans le terrier, avant même que quiconque ait pu descendre du wagon, ils ont déjà leurs deux fesses posées quelque part ! C'est la loi du plus fort, chacun pour soi, sauve qui peut, démerde-toi... Sans compter les microbes et les bactéries qui toujours contaminent les plus fragiles... Il y en a toute l'année de ces saletés qui se transmettent, les transports en commun, c'est la contagion organisée ! Le degré n'est pas sain dans ces clapiers, l'hiver il y a tout le temps une fenêtre ouverte, parce qu'il y a des cons qu'ont chaud, l'été les ouvertures restes fermées : y'a forcément un gars qu'a froid, c'est l'asphyxie ou le courant d'air, la suffocation ou la glaciation, en tous les cas c'est la fermentation et la propagation, un vrai bouillon de culture, la cour des miracles... Ça tousse et ça éternue, tout le monde profite, les mains mal lavées qui s'accrochent aux rampes, tout le monde déguste, les puces, les poux et les morpions, tout le monde partage... Le métro c'est rhino et gastro à gogo, une inépuisable réserve de virus et de maladies, le trou de la Sécu et la rente du toubib réunies, une ordonnance pour longtemps, une piqûre sans fin, le métro c'est la grande kermesse de l'insalubrité publique... À tous les coups on gagne : jamais de perdants !

C'est dans la promiscuité des wagons de RER que l'espèce humaine dévoile toute sa splendeur ! Très souvent, la densité y est telle que l'on peut sentir le souffle de son voisin se mêler à sa propre respiration, quand il s'étreignent, les amants ne sont parfois pas si proches... Une proximité qui révèle l'individu, il n'est pas beau l'individu, ça n'est pas comme sur les pages des magazines ! D'abord il y a la peau, qui n'est pas lisse hélas, plutôt pore porc, dégueulasse, boutons, pustules, furoncles, faite de défauts et d'imperfections, de squames et de croûtes, vraiment pas propre la peau, d'ailleurs personne ne la regarde, tout le monde tourne la tête, tous effrayés par l'idée de tomber sur un morceau d'épiderme  ! Et puis il y a les yeux, qui en disent long sur l'espèce, sur le dégoût que chacun cultive de son prochain, alors c'est aussi pour ça, c'est surtout pour ça, que les yeux regardent ailleurs, que Dupont n'aperçoit pas Durant, que la foule s'entasse sans se voir, se croise sans se rencontrer, si près et si loin à la fois, versés dans la multitude, les êtres s'évaporent dans leur solitude... Seulement il n'y a rien à voir dans une rame de métro, alors on s'invente des trucs à regarder, tout est bon à reluquer pourvu que ce ne soit pas son voisin : les plus prévoyants se sont trouvé un alibi, ils ont le nez plongé dans le journal du matin ou le best-seller du moment, ceux qui n'ont pas pris cette précaution en sont réduits à inspecter le bout de leurs pompes, leur montre, les affiches publicitaires, ils jouent avec leur cellulaire, bricolent leur discman, ou font la causette avec leur agenda électronique, les autres ferment les yeux et font semblant de pioncer, c'est encore ce qu'il y a de plus facile à faire...

Bien sûr, ce ne sera pas long, seulement il y a les grèves, les caténaires qui pètent, les déprimés qui se suicident, les pannes de courant, les malaises et les agressions, le plan Vigipirate, enfin toute la merdouille habituelle : « Suite à un mouvement social... En raison d'un problème technique... Une avarie au matériel roulant... Message à tous les usagés... Un incident d'exploitation... Le trafic est interrompu... Un voyageur s'est trouvé mal... Des retards sont à prévoir... Merci de patienter quelques instants... Veuillez emprunter les correspondances... Ce train ne prend plus personne... Le service est très perturbé... Veuillez nous excuser de la gêne occasionnée... » Alors tout ça s'éternise, s'éternise, s'éternise !

De temps en temps, il y a un SDF qui surgit de nulle part et qui récite son speech : « bonjour, je sais que vous êtes très sollicités, et tatati et tatata... » Après ça il déboule avec sa timbale et agite son grelot pour crever le cœur des âmes sensibles, et une fois qu'il a extorqué les mères de familles et dépouillé les chrétiens pratiquants, l'indésirable s'enfuit avec le pactole, laissant derrière lui un froid plus cinglant que la température des deux pôles réunis... Il y a ceux qui ont filé la pièce et les autres enculés, et cette fois-ci je vous jure que personne n'ose plus regarder personne, le quidam fait semblant de ne pas bien comprendre, à croire que le wagon tout entier n'est plus qu'une bande d'idiots bêtes : la gêne... Les gens sont gênés, c'est génétique  ! Il suffit que soient assis face à face un juif et un arabe, un gaulois et un beur, un gros et un petit, un vioque et un blanc-bec, un cageot et une pin-up, un pouilleux et un crésus, un réac et une pédale, une gazelle et un poilu... Et ça y est ! La gêne est revenue... Qu'est-ce que l'autre pense de moi ? Qu'est-ce que l'autre s'imagine que je pense de lui ? Celui qui n'est pas capable de prêter de nobles pensées à ses semblables, n'est-il pas semblables aux autres ? Qui pense quoi dans ces saletés de trains qui transportent des êtres ternes vers une lumière improbable ?

C'est-à-dire qu'il y a un peu les femmes, brasier de flammes, incandescence magique et éternelle, oui les femmes, pour donner à ce sombre voyage la lueur indispensable pour qu'il soit encore supportable... Elle sont si belles que, malgré toute la honte et la gêne, par delà les différences et l'indifférence, en dépit des soucis qui minent les âmes, voilà que les yeux enfin regardent à nouveau, la bretelle d'un soutien-gorge, la cambrure des hanches, la jambe nue ou la main menue, oui les amis, la vie revient de loin, elle nous enterrera tous la vie, en définitive ce n'est que ça, bignoler les nanas et mater des nénés, tant qu'y a de la fesse, y'a de la joie  !

Naturellement, il ne faut pas en abuser, en toute chose juste mesure, car j'en ai repéré deux ou trois qui ne peuvent déjà plus se tenir, ils ont la boussole braquée sur une paire d'obus et la canne prête à rompre dans le jutard, si ces salauds-là ne changent pas le périscope de direction, ils ne vont pas tarder à répandre l'engrais dans leur culotte... Mais après tout, si y en a qui perdent leur sang froid, c'est bien parce que d'autres leur ont chauffé les sens... Il faut les voir les midinettes, nombril à l'air, string dans le cul, jupe ras-la-moule, les loloches à l'étalage, petites dévergondées qui mettent le feu dans les voitures de RER, jeunes et jolies, pas farouches, un brin allumeuses, aucun doute, du loup dans la bergerie : les frôlements filent la trique, les contacts surexcitent, l'ambiance électrique, des pères de familles à deux doigts de la retraite qui aimeraient bien enfiler deux doigts à ces cochonnes, le mercure monte dans le thermomètre, c'est la surchauffe dans le wagon, vite, vite, j'en peux plus, ouvrez les portes ou j'emboutis un cul avec ma queue ! À l'aide ! Au secours... Merci, les gars, il était temps, un peu plus et je violais de mon propre zèle, petites garces qui filent l'incendie sans rien éteindre, sans compter toutes les filles moches qui ne font bander personne, elles crèvent de frustration assises à quelques centimètres de ces bombes atomiques qui vous tiennent par les couilles... Quelle merde d'être obligé de voyager au milieu de toute cette pagaille, il n'y a plus de premières classes, alors tous ensemble, ouais !

Les Halles : grand moment de RER, chassé-croisé entre les lignes A et B, affluence maximale, bordel noir ! Il y a des larbins, dehors, qui sont payés à fermer les portes, ça ne doit pas leur rapporter grand-chose, et puis ça vous flingue le CV un turbin comme ça, feraient mieux de toucher l'assurance chômage, ou de se tirer une balle dans le crâne, ça me déprime de voir cette misère en blousons fluorescents, la RATP pourrait nous offrir des danseuses du ventre, ça leur coûterait pas plus cher, mais non, au lieu de ça, c'est des mecs qui ferment les portes, des portes automatiques ! Ça me déprime...

Il y a un enfoiré qui reste assis alors que c'est à peine si on peut tous tenir debout ! Il n'est ni souffrant ni fatigué, c'est simplement un enfoiré qui n'a pas reçu d'éducation... Il est noir, le couillon, s'il savait le nombre de voix qu'il file au Front National en restant assis sur son cul au milieu de la cohue qui trépigne sur ses pieds... Il est trop jeune pour comprendre, il s'en fout, ce sont ses aînés qui récolteront les raisins de sa connerie... Une espèce de grande brune se tient à ses côtés, la cinquantaine, des cernes sous les yeux, les doigts boudinés, sûr qu'elle voudrait bien lui expliquer sa façon de penser, ça doit la démanger comme un ver au fond du cul ! Elle aimerait dire haut et fort son opinion personnelle sur les mecs qui étalent leurs guiboles et empêchent les autres de s'asseoir, ceux qui ne se rangent pas dans les remontées mécaniques et empêchent les autres de passer, ceux qui se vautrent le long des barres et empêchent les autres de s'y tenir, ceux qui restent plantés devant les portes et empêchent les autres de descendre, ceux qui lacèrent les strapontins et ceux qui se soulagent dans les couloirs, ceux qui collent leurs chewing-gums sous les banquettes et ceux qui fument sur les quais, ceux qui foutent leur walkman à tue-tête et ceux qui jettent leurs papiers par terre, ceux qui taguent les vitres et ceux qui sautent par dessus les tourniquets, ceux qui ne vous tiennent pas la porte et ceux qui ne vous disent pas merci quand vous la leur tenez... Ouais, la baronne aimerait bien nous réciter une petite tirade sur les incivilités et désagréments divers qui lui pourrissent le trajet ! Seulement la baronne elle va fermer sa gueule, parce que la baronne, elle a la pétoche... Peur de recevoir une bordée de gros mots devant tout le monde, devant ce monde-là du métro parisien qui immédiatement tournerait la tête comme quand, tout à l'heure, l'autre cloche est venu nous soulager le porte-monnaie, alors elle ne dit rien, personne ne dit rien, parce qu'il n'y a rien à dire, il y a juste à supporter, « l'Enfer c'est les autres, » on ne va pas sans cesse le répéter... Le voyage continue : la baronne ronge son frein, et son ver lui ronge le cul...

De temps en temps, il y a un sournois qui lâche une vesse, incognito... Planqué dans le peloton, impossible d'être démasqué, à moins que la pétarade ne trahisse la manœuvre, auquel cas ce serait épouvantable, l'indélicat serait lynché sans autre sorte de procès, mais ça n'arrive jamais, ceux qui font ça savent rudement s'y prendre... Le vent se répand et incommode le chaland, la fournaise envahit le wagon et le dégoût gagne les visages, la suspicion se propage pire qu'une maladie contagieuse, de regard torve en coup d'œil oblique, curieusement, la justice publique finit toujours par désigner un être qui « ne fait pas propre sur lui, » quelqu'un de pas rasé ou de mal fagoté, un mec entre deux verres, en voie de clochardisation ou de réinsertion, un type pourri de la rampe qui tire ses missiles dans le civil, sans foi ni loi, en train de dériver dans les eaux internationales, de dégazer sur les côtes normandes... C'est curieux, je ne crois pas que ce soit les mecs à la dérive qui larguent dans le convoi, je pencherais plus volontiers vers le profil apprenti milicien : le genre jeune mais inquiet, l'air honnête mais pas franc, le type amoureux mais frustré... Un nazi débutant qui s'exerce à commettre des vilenies insignifiantes, à infliger des tortures légères, sous couvert d'anonymat, en toute impunité, protégé par l'immunité, un coupable sans sanction : un innocent, donc... Non, ce ne sont pas les clochards, mais cette engeance de chemises brunes qui polluent l'atmosphère de nos caravanes, on a beau être prévenu, on est toujours trompé par l'habit, c'est un piège éternel, ceux qui mettent une cravate se prémunissent de bien des tracas, on ne les inquiétera pas, ils sont hors de cause, eh bien, qu'ils pètent puisqu'on les supporte... Qu'ils pètent !

Charles de Gaulle Etoile... Les grisettes s'envolent, elles vont rejoindre leur petite cage, l'une des innombrables boutiques de luxe qui fleurissent le long des Champs Elysées, des jeunes filles à la fois naïves et belles, qui le soir venu rejoignent quelque minuscule studio de la périphérie, elles espèrent être remarquées par un Monsieur important, un de ces clients fortunés à qui elles feront l'article et des courbettes toute la journée... Mon Dieu, comme ces oiseaux me rendent triste, je les imagine dans dix ans, mariées à un fanfaron sans le sou, éreintées par le piétinement quotidien et les sourires répétés, les premières varices aux jambes et les hanches déjà déformées par plusieurs grossesses, tentant de défendre leur misérable place de vendeuse face à l'insolente fraîcheur des nouvelles recrues, définitivement clouées dans un sinistre F3 de grande banlieue, le teint racorni par trois heures de transport journalier, le niveau de vie coincé entre les créances et le loyer, les dernières espérances envolées, elles qui, aujourd'hui, souriantes et insouciantes, agitant leur robe légère, se dérobent à travers les couloirs, comme je les aime et comme elles me rendent triste ces filles sans avenir imaginant un prince charmant qui n'arrivera pas...

Dernier round avant l'assaut final ! Du bon, du bon, Dubonnet... Ducon, Ducon, tu connais ? Une ancienne enseigne qui, le long du tunnel, éclaire encore ma mémoire d'une persistance singulière... Au moment de mourir, les pubs seront sans doute nos derniers souvenirs vivaces, les visages sont des ombres, les poésies oubliées, les odeurs et les lieux, quelques notes d'une ou deux mélodies, c'est bien affreux, j'en conviens, mais on clapera, j'en suis sûr, en marmonnant des slogans, martelés par tant de spots et de spots, ressassés par toutes ces coupures publicitaires, « Coca-Cola c'est ça ! » Et puis il y a un ingénieur berlinois qui s'est illustré en mettant au point un système permettant de projeter des films publicitaires le long du tunnel... Une sorte de stroboscope cadencé de telle sorte que la fréquence des images et la vitesse du train s'annulent, offrant au spectateur une image stable malgré le mouvement ferroviaire... Un jour, cette invention sera commercialisée, et à la place d'un défilé de rien tout noir derrière les vitres, on verra des spots et des réclames, comme devant son téléviseur... On nous bourrera le mou simplement encore un peu plus, jusqu'à ce que le peu de matière grise qu'il nous reste disparaisse tout à fait  : ce ne sera plus nécessaire de lire ou d'ausculter le bout de ses grolles pour éviter de croiser le regards des autres, il suffira de lever les yeux et de manger sa soupe...

La Défense, fin du voyage ! Les deux tiers des voyageurs y descendent : ici c'est la Mecque de l'employé de burlingue... Sitôt les portes ouvertes, des hordes de pèlerins jaillissent et envahissent le Lieu Saint, en quelques secondes, un déluge d'embouteillage se forme aux pieds des escaliers mécaniques ! Le quai dégueule de partout, cravates et tailleurs à perte de vue, toute résistance est vaine, il faut se laisser porter par le courant, cohue en branle, masse grouillante, infatigable serpent qui rampe et se hisse vers le parvis... Le vortex au fond de la bassine n'a pas fini d'être englouti que déjà la rame suivante entre en gare, bondée comme la précédente, déversant de nouvelles trombes d'eau dans l'entonnoir qui, prêt à déborder, tente d'absorber le raz-de-marée, y parvient presque, avant qu'une nouvelle vague ne vienne encore tout éclabousser comme la minute d'avant, comme la minute suivante, et ça ne s'arrêtera pas, ça continuera jusqu'à ce que chaque bureau de chaque tour soit allumé, jusqu'à ce chaque soldat ait regagné son poste...

Au niveau supérieur, les barrières automatiques sont prises d'assaut, les bips sonores crépitent comme des mitrailleuses, le moindre incident provoque un attroupement, un étranglement, un ralentissement, un énervement... Après ça, chacun file dans sa direction et donc tout le monde se croise, c'est-à-dire que chacun gêne l'autre, donc tout le monde s'excite, et ça recommence... Encore un couloir, un escalator, une bousculade, et ça recommence... Oui, des couloirs, de longs corridors sinistres, égayés de publicités moribondes, et puis les papiers par terre et les chewing-gums collés au sol, des petites tâches qui, à force d'être écrasées par le piéton, ont fini par se confondre avec le bitume, comme autant de minuscules caméléons perdus dans la jungle urbaine : vous ne les avez jamais vus ? Il y en a tellement qu'on n'y fait plus attention, ils sont simplement là pour nous rappeler que la race humaine est la dernière espèce de la lignée des porcs ! Et puis soudain ça s'arrête, ça s'arrête là, après cet escalator, le dernier en ce qui me concerne, parce qu'une fois passée cette ultime épreuve, la route est toute droite jusqu'au Crédit d'Alsace, seulement cet escalier est particulier, et chaque fois que je l'emprunte, je repense à ce matin...

Un matin anodin, je n'étais presque pas en retard et il me manquait de la monnaie pour m'offrir une pâtisserie, je crevais de faim... En haut de l'escalier il y a un distributeur, alors je m'y suis arrêté, au moment de m'engager vers l'appareil j'ai croisé un homme, son visage m'a frappé : il n'avait pas d'expression... Après avoir retiré quelques billets, je suis revenu sur mes pas, je m'apprêtais à rejoindre la Civette pour y dévorer une viennoiserie, et puis, l'homme est revenu, planté sur une marche de l'escalator... C'est alors que s'est produit la chose : parvenu au sommet de l'escalier, au lieu de s'en éloigner comme n'importe qui l'aurait fait, l'individu est allé calmement vers l'autre rampe, celle qui descend, et il s'est à nouveau évanoui... J'étais intrigué, mais mon estomac était en pleine mutinerie, alors avant qu'il ne s'empare du rafiot, je me suis précipité en direction du troquet ! J'ai avalé deux croissants et, l'équipage ainsi découragé, je suis allé prendre mon café à l'autre bout du zinc, à cette place on peut y surveiller l'escalator...

Au bout de quelques secondes, le type a refait surface, et pareil que tout à l'heure, il est allé rejoindre l'autre rampe, et s'est volatilisé de la même façon... La minute suivante il réapparaissait sur l'autre escalier et recommençait son manège, le plus naturellement du monde, sans que personne n'y prête attention... Cet hurluberlu était tout simplement en train faire des ronds ! J'ai grillé deux ou trois pipes, et le type était toujours là, j'ai fini par m'asseoir, et par m'abandonner à l'idée que Leroy me passerait son perpétuel savon pour mes « horaires délirantes », j'ai commandé un autre café, j'ai encore fumé des clopes, je ne quittais plus des yeux l'escalator, toutes les minutes, la tête de l'autre fêlé refaisait surface : l'énergumène avait pété les plombs, pas d'autre explication ! Qu'est-ce qu'il foutait à monter et descendre les escalators ? Ça faisait maintenant plus d'une heure qu'il merdouillait dans le toboggan... Il avait pourtant l'air tout à fait net, habillé correctement, une mallette à la main, pas de signe particulier, sauf peut-être le visage, ni terne ni enjoué, une figure plutôt neutre, sans orientation précise vers un sentiment ni vers un autre... Peut-être était-il en avance pour un rendez-vous... Et comme il n'avait pas le sou, il patientait de cette façon... Ou alors il était dans des réflexions, oui souvent lorsque l'on pense à quelque chose, on marche ou on déambule, et donc pourquoi ne pas errer sur des escaliers mécaniques, une sorte de promenade spirituelle...

Il n'avait pas l'air de gamberger des masses pourtant, ni de patienter beaucoup d'ailleurs, non, décidément il n'avait l'air de rien, ce barjo sur son tourniquet ! Je suis resté jusqu'à l'heure du déjeuner à attendre... Attendre quoi ? Attendre rien, il ne s'est rien passé, il a disparu tout simplement, ou plutôt, il a cessé de réapparaître... Je suis encore resté un peu, j'ai même été faire un tour d'escalator moi aussi, pour être certain qu'il n'était plus là, et puis je suis quand même allé au turbin, me faire décompter une demi-journée...

Cet événement insignifiant, je l'ai compris bien plus tard, m'a totalement démoli la cervelle. Je suis resté longtemps fixé sur l'idée que la vie était rythmée par des événements, des événements clairement identifiés, ceux-là même que tout le monde connaît ou rencontrera : examen, union, naissance, déménagement, perte d'emploi, embauche, acquisition immobilière, accident, adultère, retrouvailles, séparation, maladie, décès d'un proche, vente d'un bien, voyage, etc... Des bouleversements qui, à chaque fois, insufflent une nouvelle direction à une existence... Et c'est faux ! C'est complètement faux, tous ces jalons codifiés sont purement artificiels, ils ne reflètent pas le relief réel de nos vies ! Les vrais changements sont imperceptibles, à tel point que souvent, nous en constatons les effets, sans en deviner les origines... C'est ainsi qu'un enfant comprendra qu'un jour il va mourir, bien après qu'on le lui ait expliqué, c'est une découverte qu'il fera seul, à un moment inattendu, cette révélation sera déclenchée par un événement dont il ne se souviendra sans doute pas, et pourtant, ce changement, indiscutablement le plus brutal de tous, le transformera à jamais...

Et voilà qu'untel, de cette même façon fortuite, comprend un jour qu'il n'est pas heureux, qu'il ne le sera jamais... Une autre s'aperçoit, on ne sait pas pourquoi, qu'elle n'aime plus son époux, qu'elle ne l'a jamais aimé mais qu'ils resteront quand même ensemble, que c'est idiot, que c'est comme ça... Et celui-ci, solide comme un roc, qui tout à coup, se met à avoir peur, peur d'être malade, de souffrir, et ça ne le quittera plus, ça le tuera... En voilà un qui voit son enfant grandir et finit par réaliser que sa vie à lui est presque terminée, que c'est maintenant celle de son fils, contre cela il n'y a rien à faire... Et une femme, jeune encore, et déjà aux prises avec l'incessant enchaînement de tout et de rien, elle est tout à coup effrayée de l'allure effrénée, du rythme sans répit, du temps qui passe si vite, si vite, et qui bientôt la fera laide, lui défendra d'enfanter, si elle ne se dépêche pas, comme le temps passe, si elle ne se dépêche pas...

Dans un parcours, c'est ce genre de petit déclic qui file la grande claque, et propulse nos existences chaque fois un peu plus près de leur destination finale... C'est ce genre de petite mésaventure qui m'était arrivé ce fameux matin où j'avais aperçu l'autre turlupin faire ses couillonnades dans les escalators !

Il m'avait salement amoché la brute, j'étais quand même resté presque quatre heures à le voir faire son numéro... Quatre heures à assister au défilé du vide et de la vacuité, le ressac ininterrompu d'une vie fade et insipide qui aurait pu être la mienne ou celle d'un autre, celle d'un anonyme sans visage qui, quarante années durant, monte et descend les marches d'un escalier, un escalier qui ne mène nulle part, et qui n'est finalement placé là que pour occuper l'existence terriblement stérile et inutile de cet individu, noyé dans la foule, perdu au milieu de sa propre vie ! Mes amis, quel coup de douze dans le pouf, sur le coup je n'ai rien senti... Mais alors depuis, depuis que j'ai réalisé, quand ça m'a fait tilt, alors là... J'en ferme plus l'œil de la nuit, ce sont des kyrielles de gnomes qui reviennent chaque soir, ils traversent la forêt, au milieu des arbres nus, ils arrivent par milliers, comme une invasion de criquets à travers un champ de blé, je ne les vois pas, je les devine, ils sont parmi les ombres, ils se rapprochent, ils sont là, dans moins d'une minute, le premier fera son apparition, planté sur sa marche, suivi d'un autre, et un autre, et encore un, et l'escalator ne cessera plus d'en vomir de ces immondes créatures... Ils me feront la grimace, les vilains, et se mettront à rire d'une façon monstrueuse, toute gorge déployée, tordus dans des positions obscènes, éructant d'épouvantables gargouillis, les poings enfoncés dans leurs putrides boyaux, et ils se succéderont jusqu'au petit matin, un interminable défilé, ronde infernale, une armée de nabots débarquée d'un escalator sans fin, il me semble même reconnaître l'intouchable Pommier, il s'est joint au carnaval, l'arlequin, enfoncé dans son anorak trop grand, étranglé par une cravate colorée à la chiure d'insecte, il fait son tour de manège comme les autres, comme ces millions de misérables qui, chaque jour, montent l'escalator, chaque soir, le redescendent, tous ces galuchets qui vont gagner leur vie, perdre leur temps, les esclaves des escaliers, des fantômes qui traversent le ciel sans voir le soleil, immense lumière dont ils ne distingueront jamais que l'aube et le crépuscule... Prisonniers de la Défense, centrale moderne, quartier de haute sécurité pour détenus de longue durée... Tiens, voilà mon tour, oui, c'est moi, je suis là, sur l'escalator, au milieu de la débâcle, j'ai déjà cotisé dix ans, il me reste encore trente piges à tirer, avec les remises de peine pour bonne conduite je serai peut-être libéré avant, je n'aurais plus qu'à traverser la rue pour passer de la maison d'arrêt à la maison de retraite, à moins de me faire écraser comme un chien, auquel cas c'est un autre con qui se fera soigner la vieillesse avec mon capital retraite...

Capital retraite ! Comme s'il s'agissait d'un trésor... Comme si la retraite était le début d'une nouvelle vie et qu'il fallait en mettre de côté pour être bien certain de pouvoir encore s'offrir des entrées en discothèque... On nous prend vraiment pour ce qu'on est ! Passé soixante tickets il n'y a plus rien à espérer, nos forces et nos espérances se sont évanouies dans quarante balais de labeur, on n'est plus qu'une serpillière mal essorée, juste quelques traces d'humidité pour dire que ce n'est pas tout à fait fini, c'est la décrépitude qui commence, et les maladies, pas les petits bobos bien sûr, cette fois c'est du sérieux, du cardio-vasculaire, du cancer et tout le tintouin, de la pathologie lourde, celle qui vous traîne jusqu'au bout du voyage... Alors c'est pour ça qu'il est fait, le capital retraite, pour guérir toutes ces saletés, alors qu'on nous fait croire que c'est pour profiter... Profiter de quoi ? Pour payer la piquouse, rien de plus ! Ceux qui en ont d'avance pourront chialer plus longtemps sur leur sort, se voir partir à loisir, les autres seront privés de ce beau privilège, ils ne souffriront pas le temps nécessaire pour détester la vie complètement, ils foutront le camp avec des miettes d'illusion dans l'assiette, c'est sûrement mieux que de continuer la gamelle vide : c'est après vingt ans et avant soixante que la nourriture et l'appétit se font face ! En dehors de ces années d'or, il n'y a que jeûne et disette ! Les années d'or, tu les passes dans les escalators...

Hervé Rouxel

Septentrion

Dès que j'avais un livre, mon premier soin était de m'enfermer avec dans ma chambre d'hôtel comme pour une séance d'initiation, et je ne décrochais pas avant d'en avoir terminé, qu'il eût deux cents ou mille pages. Lire les paroles qu'un homme, dont on ne connaît généralement ni le visage ni la vie, a écrites tout spécialement à votre intention sans oser espérer que vous liriez un jour, vous qui êtes si loin, si loin sur d'autres continents, d'une autre langue. Peut-être habite-t-il actuellement une grande maison de campagne au bord du Tibre ou un quarante-septième étage dans New York illuminé, peut-être est-il en train de pêcher l'écrevisse, de piler la glace pour le whisky de cinq heures, de caresser sa femme sur le divan, de jouer avec ses enfants ou de se réveiller d'une sieste en songeant à tout ce qu'il voulait mettre de vérité dans ses livres, sincèrement persuadé de n'avoir pas réussi bien que tout y soit quand même, presque malgré lui. Il écrit pour vous. Pour vous tous. Parce qu'il est venu au monde avec ce besoin de vider son sac qui le reprend périodiquement. Parce qu'il a vécu ce que nous vivons tous, qu'il a fait dans ses langes et bu au sein, il y a de cela trente ou cinquante ans, a épousé et trompé sa femme, a eu son compte d'emmerdements, a peiné et rigolé de bons coups dans sa vie, parce qu'il a eu faim de corps jeunes et de plats savoureux, et aussi de Dieu de temps à autre et qu'il n'a pas su concilier le tout de manière à être en règle avec lui-même. Il s'est mis à sa machine à écrire le jour où il était malheureux comme les pierres à cause d'un incident ridicule ou d'une vraie tragédie qu'il ne révélera jamais sous son aspect authentique parce que cela lui est impossible. Mais il ne tient qu'à vous de reconstituer le drame à la lumière de votre propre expérience et tant pis si vous vous trompez du tout au tout sur cet homme qui n'est peut-être en fin de compte qu'un joyeux luron mythomane ou un saligaud de la pire espèce toujours prêt à baiser en douce la femme de son voisin. Qu'il est pu écrire les deux cent pages que vous avez sous les yeux doit vous suffire. Qu'il soit l'auteur d'une seule petite phrase du genre : « À quoi bon vous tracasser pour si peu, allez donc faire un somme en attendant », le désigne déjà à nous comme un miracle vivant. Même si vous deviez oublier cette phrase aussitôt lue et n'y repenser que le jour où tout va de travers, à commencer par le réchaud à gaz ou la matrice de votre femme. Et si par hasard vous avez la prétention de devenir écrivain à votre tour, ce que je ne vous souhaite pas lisez attentivement sans relâche. Le Littré, les articles de dernière heure, les insertions nécrologiques, le bulletin des menstrues de Queen Lisbeth, lisez, lisez tout ce qui passe à votre portée. À moins que, comme ce fut souvent mon cas, vous n'ayez même pas de quoi vous acheter le journal du matin. Alors descendez dans le métro, asseyez-vous au chaud sur le banc poisseux – et lisez ! Lisez les avis, les affiches, lisez les pancartes émaillées ou les papiers froissés dans la corbeille, lisez par-dessus l'épaule du voisin, mais lisez ! Si votre bonne étoile est avec vous, vous avez une chance de trouver une conasse à la traîne qui ait la chatte en éruption, ce qui vous assurera le lit en espérant mieux. Mais, une fois casé par la Providence généreuse, n'oubliez pas de lire !

Je me jetais sur les livres comme s'il devaient nécessairement me livrer la clef de moi-même. Et la serrure avec. Lisant à bride abattue. Dans le métro. Dans la rue. Au bistrot. Dans mon lit. Sur les bancs des squares, au milieu des pigeons et des cris d'enfants, les soirs d'été ou le dimanche après-midi. Et jusque dans les chiottes des usines qui m'employaient, culottes baissées, accroupi au-dessus du trou, une branche nouvelle de marronnier en bourgeons ventrus se balançant au-dessus de ma tête sur le ciel blanc bleuté qui tapissait les claires-voies de la toiture.

Quoi d'étonnant à ce que certains auteurs et leurs livres conservent pour moi une odeur de crésyl, de désinfectant, une odeur de merde humaine ? La mienne et celle de tous les ouvriers, apprentis, employés, bureaucrates, qui venaient chier dans ce lieu étroit, sombre, gluant sous le pied. Là où femmes et hommes se déculottaient plusieurs fois par jour. Poussaient leurs ventres. Vidaient leurs vessies. Examinaient une fois de plus le détail curieux d'une malformité secrète. Avaient des démêlés avec leur prostate. Leur constipation. Leur blenno. Ou bien, au contraire, se laissaient aller à caresser distraitement leur sexe, comme ça, sans préméditation, du bout des doigts, parce que ce n'est pas désagréable et qu'il n'est pas défendu d'y toucher lorsqu'on se retrouve en tête à tête puisque le père Tout-Puissant qui savait ce qu'Il faisait vous l'a planté au bon endroit. Geste de bonne humeur. Tout en pensant au prix exorbitant des légumes, à la popote du soir, aux dettes en retard, au prochain film d'amour du dimanche suivant, ou même à la Très Sainte Vierge telle qu'elle est représentée dans les pages du catéchisme, blanche et lumineuse, telle qu'elle restera gravée à jamais dans des millions de mémoires. Ce qui ne n'empêche pas, que je sache, de prendre un réel plaisir à vider jusqu'au bout ses intestins avec de brefs intervalles de repos entre deux expulsions bien venues, de jeter un coup d'œil par en dessous pour voir ce qu'il en sort et d'en respirer franchement l'odeur. Odeur d'accalmie heureuse au milieu de la journée de travail avilissant. Illusion de liberté sauvegardée.

Dans toutes les usines où je suis passé, lorsqu'il ne fallait pas en demander la clef à un gardien ou à un contremaître, les chiottes étaient occupées sans interruption ou presque. Refuge facile. Sensation d'échapper provisoirement à la contrainte des horaires et à la surveillance humiliante qui pèse sur vous. Délicieuse, irremplaçable odeur d'isolement volé au cours des huit heures de servage quotidien.

C'est aux cabinets que j'ai lu le plus abondamment pendant toute une époque qui s'étend à peu près sur dix ans. Je m'y rendais environ sept ou huit fois par jour avec le plus de naturel possible, prétextant un dérangement chronique et suscitant de la part de mes compagnons de travail les plaisanteries que l'on devine. C'était ma manière à moi de m'offrir gratis à la barbe des autorités quelques joyeux moments d'indépendance royale. Le verrou tiré, j'étais sûr qu'on ne viendrait pas me déranger avant la demi-heure suivante. Quelquefois même je ne me donnais pas la peine de faire le simulacre du déculottage, bien que pour une raison inconnue je me sois toujours senti plus à l'aise, dans la posture adéquate, le pantalon en boule sur les chaussures, le sexe vacant entre les cuisses, le ventre libre, dégagé jusqu'au nombril. L'usine et ses contingences, son bruit, sa graisse, son atmosphère de prison déguisée, ses hommes crasseux, pauvres, disparaissaient alors dans un lointain imperceptible, et je rouvrais le livre à la page où je l'avais laissé pendant la précédente séance qui remontait parfois à moins d'une demi-heure. J'entamais ma lecture aussi serein que si je m'étais trouvé dans un coin de la grande bibliothèque seigneurale au rez-de-chaussée du manoir de famille, les pieds sur les chenets devant le feu de bûches pétillant, le verre de vieil armagnac à portée de la main, un cigare de bonne taille entre les lèvres, confit de chaleur et de bien-être dans le fauteuil de cuir brun patiné par l'âge. Même sans livre, et pour peu qu'il y eût un siège à couvercle, chose rare dans les cabinets réservés aux ouvriers, je tirais ma révérence, rigolant tout seul en pensant que j'étais bel et bien en train de m'accroupir au-dessus de la Sacro-Sainte Société organisée, celle qui a lu Platon, Darwin et les Droits de l'Homme ; le globe terrestre exactement situé en la circonstance dans l'embouchure étroite du trou embrenné par tout le résidu fécal humain des cent années écoulées, la construction de l'édifice datant à peu près de cette époque.

C'est dans ces conditions d'inconfort que je plongeais pour la première fois dans Balzac avec la Peau de Chagrin, Jésus en Flandre, Melmoth réconcilié et l'Elixir de longue Vie. Et ce fut pareil pour l'hallucinante Maison des Morts dont je ne me rappelle plus comment il put arriver jusqu'à moi, mais que je ne consentis à lâcher qu'à la toute dernière ligne.

Les livres me donnaient confiance. Sentiment assez indéfinissable. Ils représentaient une force sûre, un secours permanent. Toujours réceptif, un livre ! À la première lecture on a laissé une marque à telle ou telle page, le coin plié, c'est le passage qui répondait à une préoccupation, à un doute. Le dialogue est ininterrompu. D'autant plus vaste qu'on y ajoute tout ce qu'on veut. L'auteur n'a fait que poser les jalons indispensables.

Si je parle si longuement des livres, c'est qu'ils favorisèrent en moi une sorte de système d'autodéfense à l'égard de ma condition. Manœuvre d'usine, l'avenir ne me promettait rien qui vaille et j'avais peur. Une peur alarmante. Je pourrais d'un jour à l'autre me retrouver dans la même position, ou plus bas encore, sans subir à nouveau ce sentiment d'infériorité qui me hantait. La réalisation, la réussite, la fonction sociale et même l'argent n'ont plus de sens pour moi aujourd'hui - ou disons qu'ils en ont un tout différent. Je danse sur un autre pied.

Louis Calaferte – Septentrion – 1963

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