IRONIE numéro 112 - Mars/avril 2006

Depuis septembre 2005, Ironie paraît de façon irrégulière. Ironie reste gratuit sur Internet ; mais pour ceux qui voudront recevoir la version papier, nous mettons en place un abonnement annuel de 15 euros.

Chèque libellé à l'ordre d'Ironie(s) à envoyer à cette adresse :
IRONIE(S)
51, rue Boussingault
75013 Paris

Pour les lecteurs irréductibles nous vous proposons les premiers numéros d'Ironie version papier (du numéro 1 au numéro 100) sous la forme de 2 volumes distincts :

IRONIE Volume I (numéros de 1 à 55) : 30 € (dont 5 € de frais de port)
IRONIE Volume II (numéros de 56 à 100) : 30 € (dont 5 € de frais de port)

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Je trouble – Jeux troubles

Sur les vidéos et les vidéos-sculptures de Partick Hébrard
 
Tornade vidéo

Tornade vidéo. Vidéo sculpture 2. 2005
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Solid, ironical, rolling orb ! Master of all, the matter of fact !
Solide, ironique, orbe roulant ! Maître de tout, la matière des faits !
»
Walt Whitman

« Égal à lui-même partout, illimité, Sphairos est là,
tout rond, joyeux et immobile.
»
Empédocle

« Du centre vers les bords en parfait équilibre »
Parménide

« La fuite est la suprême politique »
Les 36 Stratagèmes

« Parménide a dit : « On ne pense pas ce qui n’est pas. »
Placés à l’autre extrême, nous disons :
« Ce qui peut être pensé est certainement fictif.
»
Nietzsche

 

Dérapage 1

Dérapage 1. Bois et acrylique. 2005
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Patrick Hébrard se sert de la vidéo pour exposer des données qui relèvent plutôt du champ de la sculpture, et plus largement de notre rapport à l’espace. Ses expérimentations filmées sont une façon de révéler les forces, les pressions, les mouvements et les vitesses qui agissent sur un corps. Les dispositifs spécifiques utilisés pour le tournage des vidéos (ou pour leur installation sous forme de vidéo-sculpture) permettent de rendre visible la puissance de ces forces et de ces mouvements dont nous sommes la plupart du temps inconscients.

Patrick Hébrard est un plasticien (sculpteur, vidéaste, installateur) qui travaille à Paris. Il a ouvert successivement trois chantiers qui aujourd’hui coexistent dans un aller-retour entre vidéo et sculpture :

Chantier des sculptures : en dialogue avec le travail vidéo, elles constituent une mise en forme des trajectoires, des mouvements et des déplacements d’un corps ou d’un objet dans l’espace.

Chantier des vidéos : dans lequel un corps, celui de l’artiste, se confronte physiquement et de façon absurde à des objets ou des espaces paradoxaux et aberrants.

Chantier des installations : où se rejoignent sculpture, espace et vidéo sous forme de vidéos sculptées : les actions vidéo projetées sont désormais performées en fonction de la forme des écrans sculptures sur lesquels les vidéos sont projetées.

 

Double-Bind

Double-Bind. Vidéo. 3 min. 2003
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I) Joie du Trouble ou osciller dans l’intervalle

Ceci étant dit, entrons dans l’autre langage de Patrick Hébrard, dans ses réalisations, ses pratiques. Ouvrons des brèches, des failles, des mots. Il est nécessaire aussi de trouer, de morceler cette présentation claire qui pourrait se suffire à elle-même et d’y amener du trouble, c’est-à-dire un espace de pensée en mouvement, ouvert à l’autre, une distance et un jeu avec les formes.
Le vidéo-sculpteur joue avec les spectateurs, montre qu’il existe des failles dans le réel, qu’il ne peut être appréhendé, ni même nommé comme tel, qu’il recèle des surprises qui invitent à changer notre perception des choses. Il indique dans ses œuvres, comme Héraclite dans ses Fragments, que tout devenir, tout mouvement, naît de la lutte des contraires. Il essaye de faire surgir des trous dans notre optique afin que nos rétines se sentent déstabilisées.

Il joue sur les bords, les bordures, funambule nietzschéen au bord du gouffre, entre cinéma et vidéo, entre sculpture et vidéo, entre immobilité et mobilité. Sa démarche est celle d’un danseur au sens présocratique du terme, qui active les paradoxes, donnant à voir un équilibre fébrile des forces physiques qui nous entourent, proposant des incertitudes.

 

Tornade vidéo

Tornade vidéo. Vidéo sculpture 2. 2005
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Un espace trouble, incertain, est créé entre le média vidéo, le vidéoart, le numérique d’aujourd’hui ouvert à toutes les expérimentations et les origines du cinéma : les expériences photographiées de Muybridge et de Marey, les expériences de projection des frères Lumière, les expériences de « trucages ludiques » de Méliès, les expériences comiques et mouvementées de Buster Keaton, les expériences politiques et esthétiques de Dziga Vertov et des Constructivistes. L’image vidéo est déconstruite, découpée. L’artiste évite le plan bidimensionnel, donne à voir un volume qui perturbe le sens lisse des images. Il crée des coupes dans l’écran, il feuillette l’espace. L’image est trouée. Il brouille l’image et cause du trouble, en tant que causalité. Pour parler « Le Lacan » on pourrait dire : « Chaque fois que nous parlons de cause, il y a toujours quelque chose d’anticonceptuel, d’indéfini. Les phases de la lune sont la cause des marées – ça, c’est vivant, nous savons à ce moment là que le mot cause est bien employé. Ou encore, les miasmes sont la cause de la fièvre – ça aussi, ça ne veut rien dire, il y a un trou, et quelque chose qui vient osciller dans l’intervalle. Bref, il n’y a de cause que de ce qui cloche. » Patrick Hébrard crée un trouble-l’œil parce qu’il vient, avec son corps projeté, osciller dans l’intervalle.

II) Expériences du Trouble

En bon fauteur de trouble, l’artiste expérimente ses idées et obtient des résultats. Dans son laboratoire-atelier, il pose ses hypothèses, met en place un dispositif de recherche – la science devient un jeu. Il perturbe la solution vidéo. Son but est de remettre de l’énigme à ce qui paraît simple, transparent et limpide, de remettre de l’interrogation, de l’incertitude dans ce qui nous semble acquis, habituel.
Il dessine dans ses carnets des machines à trouble, des dispositifs, des corps, des espaces, des sculptures. Il faut voir à ce propos les dessins des projets de Carl André et de Bruce Nauman. L’artiste tente de découvrir le procédé technique qui mettra en valeur son idée initiale. Quel matériau choisir ? Où poser les objets ? Où positionner la caméra ? Quel corps dans quel décor ?
L’expérience se poursuit en plusieurs phases. Le dispositif spatial, le corps de l’artiste dans cet espace réel et imaginaire à la fois, espace déjà image, semblant, leurre. La place de la caméra (au plafond, attachée au bout d’une corde, accrochée à des barres flexibles ou à l’un des pieds de l’artiste performer) – puis l’enregistrement. Ensuite, très vite, vérification des résultats pour voir s’ils correspondent à l’hypothèse du début. Organiser le dispositif de diffusion, parfois pensé en amont comme dans la vidéo-sculpture « Double tentative de fuite ». Et par moment, il arrive des hasards heureux comme dans la pièce ici présente « Dies Irae », sa dernière réalisation.

 

Dies Irae

Dies Irae. Installation pour 5 moniteurs et un vidéoprojecteur. 2006
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• « Dies Irae » - « Jour de Colère » : Trouvaille d’un cas nu : l’art

« Dies Irae » avait comme hypothèse initiale, comme projet de déconcerter le regard du spectateur. Le procédé est simple. Une feuille trouée de couleur rouge passe de façon régulière devant l’objectif de la caméra vidéo. Cela avait pour fonction première de ramener la technique vidéo numérique (25 images/seconde) à la technique du cinéma muet (19 images/seconde). Inclure des trous dans les images filmées (un homme faisant des signes comme pour l’atterrissage ou le décollage d’un avion dans un terrain vague et un ballon dirigeable dans le ciel), dans ces images trop nettes, trop lisses de la vidéo. Inclure du temps, des vides, des intervalles. Le résultat donne des images d’une grande violence où le corps visible dans l’image semble soumis à une tempête, une tornade invisible, des forces inconnues.

Patrick Hébrard interroge notre relation avec le ciel archaïque, fait de multiples superstitions païennes et sacrées. Un ciel se met en colère, éclipse rouge, vieux démons des peurs ancestrales. On a l’impression que l’espace est bombardé, que la lumière rouge est la conséquence d’un cataclysme inimaginable, le fruit de radiations terribles, impressions redoublées par la bande sonore. La feuille trouée écorche au passage le micro de la caméra : l’oreille perçoit des hélicoptères en furie, apocalypse now. Mais là on tombe dans le premier degré, la version politique, la critique de la guerre avec tout ce que ça suppose de bons sentiments. Alors que ce travail va plus loin.

 

Dies Irae

Dies Irae. Installation pour 5 moniteurs et un vidéoprojecteur. 2006

Détourner la technique du numérique pour l’amener aux origines du cinéma provoque un séisme qui n’est pas dénué d’humour rouge. Des images anodines se métamorphosent en images de guerre, de terreur : « La violence du mode de filmage se transmet à ce qui est filmé » dit-il. On est dans l’absurde ou la manipulation des images. On assiste à un canular au sens strict du terme, « une blague, une fausse nouvelle ». Les martiens envahissent la ville de Pantin et lâchent des bombes d’un nouveau genre. Et si tout cela n’était que des plaisanteries au sens de Kafka ou de Kundera. Comme dans la farce qu’Orson Welles organisa en 1938 dans son émission de radio de CBS quand il adapta « La guerre des mondes » de H.G. Wells. Il accentua la fiction en l’actualisant comme « vraie » nouvelle. « Les martiens attaquent les Etats-Unis ». Orson Welles provoque un trouble de la fiction dans le réel.

Autre référence possible pour décrypter « Dies Irae », c’est Peter Watkins. « Dies Irae » lui est dédié. On pense tout de suite à « La Bombe » de 1965, film documentaire entre réel et fiction qui simule en pleine guerre froide une attaque nucléaire sur l’Angleterre. Peter Watkins trouble du réel dans la fiction.

Pour « Dies Irae », troubler le temps (par le dispositif) fait troubler l’espace (dans la diffusion), alors que dans l’autre pièce présentée ici « Double tentative de fuite », c’est le contraire qui est en jeu. Troubler l’espace par le feuilletage des écrans (le dispositif : 3 écrans, 2 troués, le dernier lisse) trouble le temps (la diffusion). Mettre de l’espace dans une image temps, des coupes au sens géologique. Il faudrait revenir aux bases de la pensée quand Socrate discute avec le pythagoricien géomètre Théodore de Cyrène sur les deux fonctions du mouvement. Platon qui retranscrit ce dialogue dans le Théétète fut l’élève de Théodore en géométrie.

« Socrate : Dis-moi donc : quand une chose passe d’un lieu à un autre ou qu’elle tourne sur place, n’appelles-tu pas cela mouvement ?
Théodore : Si
Socrate : Voilà donc une première espèce de mouvement. Mais quand elle reste en place et vieillit, ou que de blanche elle devient noire, ou de dure, molle, ou qu’elle subit quelque autre altération, n’est-il pas juste de dire que c’est là une deuxième espèce de mouvement ?
Théodore : Il me le semble.
Socrate : C’est en effet incontestable. Je compte donc deux espèces de mouvement : l’altération et la translation.
»

Platon, via Socrate, distingue donc deux mouvements, l’un affilié à la question du temps (l’altération), l’autre affilié à la question de l’espace (la translation). Dans les deux cas, il y a trou et trouble, trou-trouble affirme l’artiste. L’altération et la translation créent du trouble. C’est avec ces deux sortes de mouvement que l’artiste jongle et danse.

 

Double tentative de fuite

Double tentative de fuite. Vidéo-sculpture 1. Galerie Roger Tator. Lyon. 2004
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• « Double tentative de fuite » : Vertige ou La trou est du fantasme

Si on fait un retour sur les vidéos de Patrick Hébrard, on s’aperçoit que les corps, son corps en performance, sont dans des sas où le dysfonctionnement, le déséquilibre, le dérèglement sont interrogés sous forme de jeux d’optique, de surprises visuelles. Les trous, les bords, les sols, les murs, les écrans, les plafonds sont ses matériaux. Ça fascine, ça touille, ça secoue, ça bascule, ça bouscule, ça tangue, ça danse, ça s’amuse, ça rebondit, ça tombe, ça remonte, ça tourne.

 

L'homme qui fuit

L’homme qui fuit. Vidéo-sculpture pour 2 écrans et 2 bassines. 2006
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Il y a deux « tentatives de fuite », un double foyer d’images trouées qui nous pousse à voir trouble. Pour ce travail, Patrick Hébrard a combiné le dispositif de filmage avec le dispositif de projection. Lors du tournage, son corps évolue sur un sol blanc qui simule l’espace de l’écran et la caméra est fixée au plafond, en plongée. Il imagine à certains endroits des trous et joue avec ces trous imaginaires rendus réels ensuite par la découpe des écrans. Le bouleversement ici est celui du vertige, du haut et du bas, du ciel et de la terre, de l’ouvert et du fermé comme dirait Heidegger ou aujourd’hui Agamben.

Si je dis « La caméra filme l’écran », c’est faux et vrai en même temps. Toujours est-il que cette phrase déjà désoriente. Qu’est-ce que ça veut dire ? Où le vidéo-sculpteur nous mène-t-il ? Continuons cette démonstration par l’absurde. Si « la caméra filme l’écran », donc le vidéoprojecteur pour le spectateur doit correspondre au point de vue de la caméra placée au plafond. Seulement, ce qui a été filmé de haut est projeté de face. Donc le spectateur est aussi face aux écrans à la place de la caméra. Alors, nous qui regardons ces écrans, nous n’avons pas les pieds sur terre, nous ne sommes pas au sol mais plutôt au plafond. Et quand on s’imagine le dos au plafond, à la place de la caméra, on manque de trébucher, de chuter. Vertige, critique de l’aplomb. Patrick Hébrard n’est pas un trouble-fête, il fête le trouble, en réorganisant le corps dans l’espace, en changeant les paramètres physiques qui font l’équilibre des forces. Il essaye à la volée d’enlever la force de gravité et il l’applique sur son corps, cobaye ludique de ses propres expériences visuelles et physiques, cosmonaute d’un nouveau genre en apesanteur avec les écrans. Ça flotte, ça vibre, ça déplace les corps dans l’espace. Les gestes sont changés.

 

Contretemps

Contretemps. Vidéo. 2 min. 2002
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Cette idée du vertige, de jouer avec le vertige, lui est venu lors d’un voyage à Venise, dans la cathédrale de San Marco. Il regardait la coupole, les fresques, les mosaïques, le semblant du paradis, de la gloire en trompe-l’œil. Il y a un vertige du haut, comme il existe un vertige du bas. C’est le fameux syndrome de Stendhal, cet étrange vertige devant une œuvre d’art qui provoque des changements sur notre corps. Regarder trop longtemps une coupole de Corrège à Parme, la voûte de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange, ou les plafonds peints du Tintoret à la Scuola di San Rocco crée un léger vertige. On se frotte le cou pour ne pas avoir un torticolis, on cherche une chaise pour s’asseoir. On s’essuie le front. Maintenant, d’ailleurs, on a prévu des miroirs pour éviter de rester trop longtemps la tête en haut, pour avoir le loisir de regarder les œuvres sans se tordre. Puis, après avoir regardé longtemps la coupole, Patrick a posé son regard sur le sol sculpté où l’on voyait des figures de l’enfer. A cet instant, il a eu une sorte de vertige et de révélation. C’est avec ça qu’il faut jouer. Réintroduire du vertige dans les regards.

L’artiste provoque des actions paradoxales, contradictoires. Ses sculptures et vidéos soulignent la torsion des corps. On pense aux sculptures de Michel-Ange à l’Accademia de Florence, ces corps qui apparaissent des blocs, torsions prises dans le marbre. Là aussi, mise en évidence du dispositif. Secret de la sculpture.

 

Trouée 2
Trouée 2

Trouée 2. Bois et acrylique. 2005. Photo : Nicolas Pfeiffer
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Les écrans sont découpés comme les papiers découpés de Matisse. Pousser l’écran dans la 3e dimension, réfuter le plat des images, redonner un corps aux images. Un forage vers le spectateur (Tornade-vidéo) et un sol qui se dérobe, troué (Double tentative de fuite). Notre regard est mis à distance (Tornade), notre regard est sollicité par les trous (Fuite). Le réel fait trou chez Lacan, parce qu’il ne peut être nommé, comme il existe des trous dans le langage, des signifiants qui manquent, des oublis de l’inconscient comme le nom de Signorelli dont Freud n’arrive pas à se rappeler. Le trou devient alors celui du souffleur. Si le réel est plein de trous, Patrick Hébrard rend visible ces lieux troués, l’intervalle entre les choses. Que faire d’un espace qui se délite sous nos pas, d’un espace passoire ?

Il invite le corps à marcher autrement, à prendre des risques, à danser en équilibre instable entre les trous. Le corps danse avec les trous. Et ce corps qui joue avec les bords, qui fait mine de tomber et de remonter ensuite, de glisser et de bondir hors des carcans, se voit à un moment bombardé de balles de tennis fluorescentes qui disparaissent virtuellement dans les vrais-faux trous de l’image. Le cœur de la terre est devenu un aimant sidéral et la gravité est telle que les étoiles tombent sur terre comme des balles de tennis. Retour du cosmique de situation, jeu comique avec l’absurde.

 

Installation de la vidéo-sculpture 1 chez Jens Hauser

Installation de la vidéo-sculpture 1 chez Jens Hauser. 2006
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Pour terminer je reprends la langue de Lacan en son nom espace et temps (espace-là et temps-quand), c’est-à-dire doublement en mouvement. Pour Lacan, l’écran c’est le fantasme. Passer de l’autre côté de l’écran, c’est traverser son fantasme, c’est à dire une image, car phantasma en grec, c’est l’imagination, l’image mentale. Patrick Hébrard ne traverse pas son fantasme, il joue au bord du trou, il tourne autour de l’objet de son désir, qu’il ne peut pas voir, ni saisir. Son corps n’est jamais là où l’on croit le voir pris dans son vertige d’images.

« Seulement le sujet – le sujet humain, le sujet du désir qui est l’essence de l’homme – n’est point, au contraire de l’animal, entièrement pris par cette capture imaginaire. Il s’y repère. Comment ? Dans la mesure où il isole, lui, la fonction de l’écran, et en joue. »
Lacan – Séminaire XI

Lionel Dax – 20 janvier 2006

Texte d’une conférence donnée à l’occasion de « l’atelier d’un jour »
chez Jens Hauser, janvier 2006.

 

Trouée 1

Trouée 1. Bois et acrylique. 2005. Photo : Nicolas Pfeiffer
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Vidéosculptures et autres films en trompe-l'œil

Double tentative de fuite Dies Irae Vidéos

 

Space on earth

Space on earth. Vidéo. 4 min. 2005
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Patrick Hébrard est vidéo-sculpteur. Mais quand on lui demande ce qu'est un "vidéo-sculpteur", on glisse de suite dans un questionnement de la temporalité, de la durée et on est forcément engagé dans une discussion de quelques heures, tellement sa démarche résume les préoccupations du cinéma en tant qu'art, de la danse, ainsi que les rapports entre forces statiques et dynamiques dans l'histoire de la sculpture. Insuffler de l'espace et du volume à l'image vidéo, et à la fois du temps à la matière sculpturale, tel est le défi de Patrick Hébrard : images projetées sur des supports tridimensionnels, prolongement de l'image filmée par des objets réels, sculptures "statiques" retranscrivant des mouvements exécutés par le performer Patrick Hébrard dans ses images, films en trompe-l'œil défiant toutes les lois de la gravité.

"L'intelligence du projet de Patrick Hébrard tient à ce qu’il a compris que la sculpture est vue par un spectateur, en pieds, qui bouge, tourne autour d’elle, empruntant en le renversant le mouvement filmique ou en le traduisant en creux", écrit Simone Dompeyre à propos des vidéo-sculptures. Influencé par "L'image-temps" et "L'image-mouvement" de Gilles Deleuze, duquel il a suivi les cours, mais aussi par les écrits des constructivistes polonais Wladyslaw Strzeminski et Katarzyna Kobro sur "L'espace uniste", considérant la sculpture per se comme dynamique et en union totale avec l'espace qui l'entoure, Patrick Hébrard cherche à créer des vidéos qui seraient une autre façon de faire de la sculpture : une sculpture comprise comme création de formes donnant forme à des forces, à des rapports de forces et de mouvements.

 

Labyrinthe de labyrinthe

Labyrinthe de labyrinthe. Vidéo. 3 min. Nuit Blanche. Paris 2004
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Dans l'histoire du cinéma, les dispositifs de filmage et de projection eux-mêmes ont souvent été interrogés par des artistes plasticiens, soucieux de subvertir la machine à illusions et à raconter des histoires. Le cubiste Fernand Léger, réalisateur du Ballet Mécanique, rêvait déjà de projections sur de nouveaux supports, sur des sphères métalliques, pour obtenir des effets de glace et pour rendre la perception dépendante de la position du spectateur. Marcel Duchamp traitait le rapport entre 2D et 3D dans son Anémic Cinéma, mettant en mouvement ses disques optiques rotatifs devant une caméra fixe. Ses rotatives et les phrases en spirale étaient en 2D, mais l'effet obtenu en 3D; la spéculation duchampienne visait la quatrième dimension, explorée dans sa "physique amusante", dérision des certitudes, y compris scientifiques. L'allusion duchampienne y est peut-être, dans certaines des vidéos de Patrick Hébrard tel que Escalier descendant un homme où des corps se battent dans des espaces paradoxaux et aberrants.

 

Double tentative de fuite

Double tentative de fuite. Espace Croix-Barragnon. Traverses vidéo. Toulouse
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Double tentative de fuite est une installation d'écrans sculptés, tels des passoires pour images tournées spécifiquement pour être projetées sur une série d’écrans troués superposés. C'est la dimension haptique de l’image que Patrick Hébrard cherche ainsi à mettre en évidence. "Le personnage filmé de haut tourne autour du trou de l’écran, se tient sur les bords, tombe sans tomber vraiment, tente de s’en sortir sans y être entré. Le personnage est bombardé de balles de tennis fluo qui rebondissent et tombent dans les trous... Il semble les ignorer, mais n’est-il pas déjà troué quoiqu’il fasse? Les gestes du performer sont accomplis en fonction des trous et déformés, percés par ces derniers. Le trou-trouble se transforme en gruyère!"

Mais des dispositifs troués servent aussi au filmage, et à influer sur la perception de la "réalité" - une réalité trouée dans un trop plein d'images. Aujourd'hui, une sémiologie de l'image seule peut-elle encore suffire? Dans Dies Irae, la sculpture - ici miniature - intervient pour démontrer que l'image seule ne dit que peu sur le mode de sa fabrication. "J'ai percé une feuille en plastique coloré que j’ai agité devant l’objectif, de façon à ce que les petits trous forment une ligne restituant la réalité à l’état de trace et d'indice. Ce dispositif a le mérite de filtrer le trop plein d’informations de l’image vidéo et ne conserve que des silhouettes tressautantes et simplifiées, donnant à tout ce qui est filmé une fébrilité et une violence. Avec ce procédé de filmage, Pantin, la petite ville calme que j'ai filmée de ma fenêtre, devient, tout à coup, une ville bombardée. C'est Bagdad, c'est l'Irak! Fasciné, j'ai filmé pendant des jours et des jours, l'espèce de no man's land qui s'étend au pieds de mon atelier. La violence du mode de filmage se transmet à ce qui est filmé."

 

Dies Irae

Dies Irae. Installation pour 5 moniteurs et un vidéoprojecteur. 2006
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Ainsi, Patrick Hébrard rend visibles les forces qui travaillent les corps dans un espace et que, la plupart du temps, on ne peut percevoir. Par cela, son travail dépasse le concept d'installation vidéo désormais classique.

Jens Hauser

Sur ce sujet:
Deleuze, Gilles : L'image-mouvement (1983) et L'image-temps (1985), Éditions de Minuit, Paris.
Strzeminski, Wladyslaw et Katarzyna Kobro : L'Espace Uniste. Écrits du Constructivisme Polonais. Éditions L'Age d'Homme. Lausanne, 1977.
Kuenzli, Rudolf E.(éd.) : Dada and Surrealist Film. Editions Willis Locker & Owens. New York, 1987.

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