IRONIE numéro 116 - Octobre 2006

Matisse (1942) : « Chaque fois que quelqu’un me parle d’un Cézanne que je ne connais pas encore, je n’ai de cesse de le voir. C’est chaque fois quelque chose de nouveau. »

Matisse (1925) : « Remarquez que les classiques ont toujours refait le même tableau, et toujours de façon différente. À partir d’une certaine époque, Cézanne a toujours peint la même toile des Baigneuses. Bien que le maître d’Aix eût sans cesse refait le même tableau, ne prend-on pas connaissance d’un nouveau Cézanne avec la plus grande curiosité. À ce propos, je suis fort étonné que l’on puisse se demander si la leçon du peintre de La Maison du pendu et des Joueurs de cartes est bonne ou néfaste. Si vous saviez toute la force morale, tout l’encouragement que me donna pendant toute ma vie son merveilleux exemple ! Aux moments de doute, quand je me cherchais encore, effrayé parfois de mes découvertes, je pensais : Si Cézanne a raison, j’ai raison, et je savais que Cézanne ne s’était pas trompé. »

Picasso - Études pour "Les Demoiselles d'Avignon", 1907.

Picasso, Études pour « Les Demoiselles d’Avignon », 1907, Bâle, Fondation Beyeler.

Solitude de Cézanne

« Précisément, ce que la parole a de propre, à savoir
qu’elle ne se soucie que d’elle-même, personne ne le sait. »

Cette conférence va essayer de répondre aux tableaux et pas aux photographies que vous venez de voir, des tableaux.

Le titre s’explique tout seul par cette lettre de Cézanne à son fils du 28 septembre 1906, très peu de temps avant sa mort : « Quant à moi, je dois rester seul, la roublardise des gens est telle que jamais je ne pourrai m’en sortir ; c’est le vol, la suffisance, l’infatuation, le viol, la mainmise sur votre production, et pourtant la nature est très belle. »

Qu’est-ce que la « nature » pour Cézanne et comment se sent-il seul avec la « nature » ? C’est le sujet d’aujourd’hui.

J’ai écrit au tableau cette phrase de Novalis pour annoncer la couleur, à savoir que je vais parler en me préoccupant uniquement de la parole que je prononce. Pour charger un petit peu cette phrase de Novalis, je vais la faire résonner en fonction de Heidegger – bien sûr –, qui la commente de la façon suivante : « La parole est Monologue  : la parole seule est cela qui, à proprement parler, parle. Et elle parle solitairement. Pourtant, ne peut être solitaire que ce qui n’est pas seul ; pas séparé, pas isolé, pas sans aucun rapport. » C’est une pensée étrangement paradoxale mais évidente aussi, qui veut dire que celui qui est dans le maximum de rapports est vraiment seul ; que la pensée séparée, isolée, n’arrive pas à être solitaire.

J’étais l’autre jour au musée Picasso, seul, il faisait très beau, et une fois de plus ce qui m’a frappé, c’est, dans l’une des salles, la présence de trois Cézanne, qui sont là sur le mur parmi les œuvres de Picasso, dans le musée Picasso. Ces Cézanne-là provoquent chez moi une émotion immédiate, que je vais donc essayer d’expliquer, puisque Cézanne est un peintre, mais finalement je ne vais pas vous parler de peinture, je vais essayer de préciser ce qu’il en est de l’expérience intérieure de Cézanne, de l’expérience extérieure de Cézanne, ou extérieure comme intérieure, ou intérieure comme extérieure, sur laquelle il a été extrêmement prolixe, précis, employant des termes que nous avons aujourd’hui à analyser parce qu’ils ne peuvent plus être les nôtres, par exemple, « nature ». Bref, ces trois tableaux de Cézanne au musée Picasso résonnaient sur les murs à la fois comme une source affirmée par Picasso, on le sait, comme une fondation – « Cézanne, c’est Dieu », pour Picasso et Matisse (Dieu : pourquoi ? quel Dieu ?) –, et aussi comme une sorte de reproche, de monstration secrète que peut-être la peinture de Picasso, aux yeux mêmes de Picasso, n’était pas obligée de devenir Picasso. Comme si Picasso avait voulu manifester, en gardant jalousement ses Cézanne, que quelque chose même chez ce fondateur divin de la peinture pouvait être oublié pendant qu’on exploitait ce qu’il avait pu découvrir.

Cézanne comme reproche à la peinture dite moderne. Cézanne comme récusation possible de tout l’art moderne, qui pourtant lui doit tout. C’est une question. Et dans la grande misère actuelle de la marchandise d’art, dans le cirque qu’est devenu l’art, je crois qu’on peut se poser la question, en tout cas devant ces Cézanne au musée Picasso, protégés par le musée Picasso, protégés par Picasso, exhibés parmi ses propres œuvres par Picasso comme sa source, et quelque chose qui peut être un reproche parce que le père tué a autre chose à dire que ce qui s’est passé dans son meurtre. Dans ce bleu – inouï – de Cézanne, j’ai entendu quelque chose que je voudrais vous dire.

Par exemple, pour prendre les choses vraiment là où on fait semblant d’être ; par exemple, j’ai toujours trouvé étrange que Freud ait mis dans un rapport de symétrie Éros et Thanatos, le désir, le sexe, et la mort. Comme s’il s’agissait, platoniciennement d’ailleurs, de deux jumeaux éternels luttant l’un contre l’autre à égalité, sans qu’aucun puisse jamais remporté une victoire définitive. Ce fantasme platonicien de Freud, je dis tout de suite platonicien parce que nous allons essayer de dire que Cézanne – vraiment, c’est prouvable – perce cette couche éternellement platonicienne de la pensée et du discours, et va vers autre chose. Vers qui Platon a tué. Il a un nom, ça s’appelle Parménide, et la question va être celle de l’être.

Donc ce fantasme platonicien de Freud, cette symétrie entre Éros et Thanatos, cette symétrie mythique – tous les mythes fonctionnent par complémentarité, on le sait, on devrait le savoir – vient signer ce que Freud lui-même appelait le malaise dans la civilisation, c’est-à-dire ce qu’il nous faudrait appeler aujourd’hui, je suppose que vous en serez d’accord, non plus un malaise mais une catastrophe. En art. D’où ce discours ardu.

Cézanne - Éros en plâtre", vers 1895.

Cézanne, Éros en plâtre, vers 1895, Londres, Courtauld Institute Galleries.

En réalité, Éros et Thanatos ne sont nullement symétriques. Et il vaudrait mieux dire que la mort, pour l’appeler par son nom, occupe ni plus ni moins que 99 % de l’espace où peut se représenter son antinomique éventuel : Éros. Éros, vous l’avez vu tout à l’heure, peint en relief de plâtre parmi des oignons très significatifs. Ce qui pose le problème de savoir comment introduire la sculpture dans la peinture. Cézanne pose ce problème comme jamais personne avant lui, Picasso va l’utiliser, bien sûr ; mais pour en revenir à ce reproche que Cézanne fait à tout l’art moderne, et à Picasso lui-même, citons simplement l’anecdote suivante : quand le Metropolitan de New York a voulu acquérir une « guitare préparée » de Picasso, et qu’il n’a accepté sous aucun prétexte de la vendre, on avait beau lui proposer beaucoup d’argent, on n’a pu l’obtenir uniquement qu’en lui offrant en contre-partie, c’est-à-dire en troc, un Cézanne. L’argent ne fonctionnait plus, donc, à ce niveau-là. Donnant, donnant. Un truc en trois dimensions contre un tableau en deux dimensions. La présence de la sculpture, du relief, du bloc, de la forme-couleur, de l’incroyable unanimité en relief des tableaux de Cézanne est posée par cette anecdote même, par rapport à quelqu’un qui s’y connaissait bien entendu, Picasso.

Pour se rendre compte, donc, que Éros et Thanatos, c’est pas dans la balance, il suffit de s’interroger une nouvelle fois sur la pulsion de mort qui travaille non seulement chaque individu, en ce moment même, mais encore toute la société. Et la moindre hésitation à ce sujet, hésitation qui n’est pas le fait de Cézanne – je vais essayez de montrer comment il en décide –, la moindre hésitation implique, en effet, et de plus en plus, une représentation de l’Éros uniquement rongé par la mort, d’où le spectacle auquel nous assistons du si peu d’Éros, dans la mort généralisée, au point que l’Éros subsistant à peine se présente à nos yeux, depuis déjà longtemps, comme uniquement parodique ou moribond, parodique donc moribond.

Fonction érotique de Cézanne.

La conséquence, ou plutôt la cause cachée, étant une crise accélérée, aggravée, du langage, depuis longtemps. Alors en grec ça s’appelle Logos. Cette décomposition accélérée dans ce qu’il faut bien appeler la laideur obligatoire, en art… gent, indique, il me semble, la place désormais inexistante de ce qu’il faut bien dire que cela fait lien entre Éros et Logos, entre sexe et langage, s’il faut parler français, et ce lien ça s’appelle l’Ethos, l’éthique. Donc au tableau j’aurais pu marquer : Éros, Logos, Ethos. Il peut bien y avoir un déluge de morale – c’est bien l’actualité, n’est-ce pas –, ou de bons sentiments, une falsification démagogique constante reposant sur la volonté de représentation de l’irrationalité de la marchandise, qu’il faut représenter donc comme euphorique, c’est ça la fonction du discours de la morale aujourd’hui tout puissant : les intellectuels sont coupables, patati, patata… La morale, c’est la marchandise euphorique, enfin. Soi-disant. C’est l’équivalent incessant d’un désir toujours déjà mort, enfin, pour les contrôleurs de l’irrationalité de la marchandise, du spectacle. Rien n’empêche de constater ce peu de langage, ce peu d’érotisme, ce toujours si peu, et ce quasiment plus d’éthique. C’est pareil. Peu de sexe, peu de langage, peu d’éthique. Beaucoup de morale. Ces trois termes – Éros, Logos, Ethos – forment un nœud qui visiblement, donc, sous nos yeux, se défait. Se défait pendant que Cézanne, même avec ces petites projections de rien du tout, peut-être l’avez-vous senti, Cézanne est là. L’inversion généralisée de l’Éros, le fait qu’il ne puisse plus tenir comme représentation que comme simulacre (marchandise), ou moribonderie, donc un sexe pour l’escroquerie ou pour la mort (ajouter la maladie là-dessus, ça fait très bien). Ceci fait que ça nous… – et ça c’est là où nous parlons aujourd’hui –, cet Éros a en effet… à Thanatos et à Pathos, c’est-à-dire à la mort et au simulacre de pathétique, au pathétique lui-même, parce que finalement le simulacre est toujours pathétique. L’ignorance, le simulacre, la laideur obligatoire, le faux mécanisme du désir marchand, la pavlovisation des réflexes, la propagande pseudo-érotique (anti-érotique), sont les fonctions majeures de la société planétaire où nous sommes plongés, avant même d’avoir éprouvé une salivation quelconque.

C’est là donc où je voulais rapidement évoquer que dans ce qu’on doit appeler un nihilisme devenu enragé, il faut mettre en question un certain nihilisme de Freud. Salivation, je ne dis même pas désir sexuel, ladite salivation étant déjà rétrovertie dans une ignorance toujours plus profonde, une niaiserie analphabète organisée, une amnésie rentabilisée en pathétique et en aspirations parodiques. Par rapport à cette situation, qui éprouve l’angoisse ? L’angoisse cubique, le cube dans l’abîme, dont nous sentons évidemment, si nous les regardons bien, que Cézanne maintient l’enjeu.

Dans la perversation actuelle – ce n’est pas de la perversion, c’est de la perversation, au sens où l’on dit les malversations –, donc je pense qu’il y a lieu – j’arrive à Cézanne tout à l’heure –, il y a lieu de distinguer entre un…, oui, un vrai et un faux Éros, décidément. Entre un vrai et un faux langage (Logos). Entre une vraie éthique et une falsification morale systématique. Pour cela, il n’y a pas moyen de faire autrement que de reposer la question de l’être. Et qu’est-ce que c’est donc que l’être ? Et c’est donc ce Grec qui s’appelle Parménide, que l’on appelle présocratique (comme si tous les penseurs d’avant Socrate devaient aboutir à Socrate), c’est donc ce Grec qui le dit, et le dira éternellement, et c’est peut-être au moment où on ne peut pratiquement même plus l’entendre que la chance de l’entendre peut-être revient du plus bas. Parménide dit, dans une mise en scène à laquelle je vous renvoie, une chose qui a l’air toute simple, où j’entends ce que je vois dans les tableaux de Cézanne, je n’ai pas trouvé mieux pour vous les rendre sensibles par la parole ce soir : « L’être est ; le non-être n’est pas. » Ça a l’air tout simple, et pourtant c’est l’histoire et la nervure même de toute la philosophie qui, par inadvertance (pour reprendre les mots de Heidegger), auraient oublié cette question de l’être, dans ce que l’on appelle l’histoire de la métaphysique.

Heidegger, puisque c’est un penseur mal vu, moi il me va ; et par exemple, à propos de Parménide, voici ce qu’il dit : « Ces quelques mots (j’aimerais, si cela ne vous ennuie pas, que vous entendiez ces quelques tableaux) sont là dressés comme les statues grecques archaïques. Ce que nous possédons du poème de Parménide tient en un mince cahier (il n’y a pas tellement de tableaux de Cézanne), mince cahier qui bien entendu réduit à rien les prétentions de bibliothèques entières d’ouvrages philosophiques, qui croient à la nécessité de leur existence (qui réduit à rien un nombre incalculable de tableaux qui croient, ou plutôt dont la marchandise fait croire, à la nécessité de leur existence). Celui qui connaît la dimension d’un tel dire (Parménide), d’un tel dire pensant (d’un tel peindre pensant, pourquoi pas, c’est vraiment la même chose), doit, aujourd’hui, perdre toute envie d’écrire des livres (je parle pour vous faire perdre l’envie de faire des tableaux, ou pour abolir toute la critique d’art, ça serait déjà pas mal, ou Sotheby’s, ou Christie’s, ou tout ça). »

Heidegger dit aussi – donc Parménide  : « L’être est ; le non-être n’est pas », prendre position là-dessus, décider là-dessus, dans une mise en scène mémorable, dont je n’aurai pas le temps de vous parler, mais tant pis, reportez-vous au poème de Parménide, les pré-socratiques dans la « Pléiade », etc. –, Heidegger dit aussi : « C’est la première vérité décisive, pas seulement la première au sens chronologique, mais bien la première, celle qui se tient avant toute autre et transparaît à travers toutes les autres. »

À ce sujet, ce qui est très intéressant dans les commentaires, il n’en manque pas, sur Cézanne, c’est ce carrefour que tout le monde éprouve en même temps. Est-ce un Primitif  ? Sans doute, peut-être. Est-ce quelqu’un qui annonce toute la suite ? Evidemment. Mais un commentateur de Heidegger dit ceci dans un commentaire du poème de Parménide, et je trouve ça logique qu’il ait senti que cet oubli de la question de l’être, notamment par Platon, ressurgissait sauvagement, incroyablement incongru, en bloc, dans la peinture de Cézanne. « Il a fallu Cézanne, dit-il, pour que les prétendus peintres primitifs – Giotto, etc. – apparaissent non plus comme des débutants, encore naïfs, dans leur naïveté apparente, mais qu’ils apparaissent donc dans leur naïveté apparente (construite par l’idéologie) comme de véritables gardiens de l’essence même de la peinture. »

Ce qui est immédiat dans la contemplation du moindre Cézanne, c’est que vous êtes en dehors de la ligne supposée du temps de l’histoire de la peinture. Il faut donc sortir de ce préjugé ressassé, scolaire, de Cézanne qui arrive après et avant. Il n’est ni après, ni avant, il est là. Picasso le savait. Il n’a jamais pensé que Cézanne était avant lui, et qu’il le dépassait dans un après. De même qu’on ne dépasse pas telle ou telle pensée fondamentale. On peut éventuellement en saisir le socle.

Cette histoire de l’être me paraît appropriée à Cézanne. Pourquoi ? Parce qu’il se pose lui-même, avec beaucoup de passion, avec le langage qu’il peut, qui va d’ailleurs intrigué beaucoup les phénoménologues (Merleau-Ponty, notamment), la question de l’être. Il y a cette fameuse déclaration de Cézanne  : « Ce que j’essaie de vous traduire est plus mystérieux que tout. C’est l’enchevêtrement aux racines mêmes de l’être, à la source de l’impalpable sensation. » Voilà.

L’impalpable sensation.

Et s’il y a quelqu’un qui insiste toute sa vie, dans cette vie incroyable – je ne vais pas vous faire la psychologie et la sociologie de Cézanne, il y a des livres très bien là-dessus, vous vous y reportez : sa façon de se comporter, ses ruptures, ses brusques distanciations avec tout, sa phobie du toucher, surtout qu’on ne le touche pas, il faut passer à deux pas de lui, comme s’il était chargé comme une pile nucléaire, radioactive, même s’il tombe dans un fossé, à un moment donné quelqu’un essaye de le retenir : Noli me tangere. Vraiment position de ressuscité, on dirait. Vraiment. Ne me touchez pas. Etc., etc., etc. La sauvagerie anti-sociale de Cézanne est connue, je suppose. C’est pas ça qui m’intéresse pour l’instant, c’est la façon dont il pense lui-même et dont la peinture est pour lui une expérience de l’être. Et il dit assez volontiers ce qu’il en pense.

Donc ce nœud entre la pensée et l’être, et le langage sans lequel on n’aurait pas le nœud entre eux, s’oppose à ce que nous avons dans la société désormais tout entière, c’est-à-dire ce déchaînement du spectaculaire (on reviendra sur ce terme de spectacle), c’est-à-dire cette petite pensée de merde de l’individu désormais exploité à mort. Ce qui relève de l’économie politique la plus banale, qui est comme vous savez que l’a dit quelqu’un – un autre philosophe qui n’est pas bien vu, donc qui me plaît – « qui est la négation achevée de l’homme ». « L’économie politique est la négation achevée de l’homme. »

Dans sa coupe, mondiale désormais, et sous couvert de l’humanisme qu’on vous vend au plus bas prix, il s’agit en réalité d’un programme auto-régulé, toute critique antérieure de l’économie politique étant déclarée effondrée, et bien sûr elle l’est, puisque nous vivons sous le règne sans partage de l’économie politique qui est la négation achevée de l’homme. Les conséquences en art, avec ce qui s’ensuit sur le marché, pas seulement le marché des gribouillages, mais le marché des corps qui gribouillent, est suffisamment, j’espère, ressenti par vous. J’ai fait un petit roman, qui s’appelle La Fête à Venise, qui parle de ça. Et qui parle aussi de Cézanne, sur un point particulièrement important, il me semble, c’est-à-dire le livre de Joachim Gasquet, dont Marcelin Pleynet vous a sûrement déjà parlé, qui a toujours été, ce témoignage de Gasquet, comme par hasard, traité à la légère, refoulé, déclaré incrédible. Il s’agit au contraire d’un témoignage, qu’il faut absolument que vous lisiez, d’une visite, notamment, de Cézanne au Louvre et de ce qu’il dit des peintres qui sont là. Comme il dit lui-même « les Vénitiens et les Espagnols ». Il n’y a que cela qui l’intéresse. Ce texte de Gasquet, témoin direct qui a peut-être réécrit ça de façon trop chaude – c’est ce qui choque, notamment les critiques anglo-saxons –, c’est un témoignage de toute première envergure. Il faudrait relire ici – je n’ai pas le temps – toutes les phrases de Cézanne sur Tintoret, et sur Courbet.

Bon, je reviens à mon Parménide : « L’être est ; le non-être n’est pas. » Alors vous lirez Parménide et vous verrez comment il explique ça, comment il montre ça très bien, comment la voie du non-être est absolument indicible et impensable, il ne faut pas s’y engager, on nie la négation, et comment la voie de l’être, au contraire, extrêmement parlante, polyphone, est annoncée, comme par hasard d’ailleurs, dans le poème, par un afflux, c’est tout à fait ce qui le distingue de tous les autres penseurs ou poètes, par un afflux de figures féminines. Ça n’arrête pas. Il y a des jeunes filles du soleil, les Héliades, il y a Dikè, la Justice, Thémis, le Droit – tout ça c’est féminin en grec –, Anankè, la Nécessité, Moira (féminin en grec), le Destin, Alethéia, la Vérité. Tout ça ce sont des figures féminines qui accueillent l’heureux audacieux qui a réussi à arriver jusque-là, dans une course rapide, ébouriffante, qui le mène jusqu’à la révélation de ce qu’il en est de l’être et du non-être. Ce sont des femmes, donc, qui le révèlent à ce voyageur-là. Appelons-le Cézanne, pourquoi pas. Les Grandes baigneuses, comme intermédiaire de cette révélation.

À se tromper sur l’être et le non-être, dit Parménide, on va se tromper sur tout, c’est-à-dire on va mélanger constamment, tout. Il s’agit donc d’un « carrefour », d’une crise, autrement dit d’une décision (en grec krisis, krisein, décider, discerner) : il faut prendre parti. Il est impossible, à mon avis, de regarder un tableau de Cézanne, même sans connaître sa vie, qui le prouve surabondamment, sans comprendre – sans éprouver – que voilà quelqu’un qui un jour a été dans la nécessité totale de prendre parti. De prendre parti dans le redoublement de l’affirmation et dans la négation de la négation. Il me semble que c’est ça que sa peinture dit. Ouvertement. Elle le dit de façon, pour moi, bouleversante ; pour quelques peintres qui ont suivi, aussi. C’est Cézanne, touché mentalement, qu’ils ont osé affirmer leur affirmation. Que d’audace dans Les Demoiselles d’Avignon succédant aux Grandes baigneuses ! Cela se passe en deux ans. Cézanne meurt, il a fait ses Grandes baigneuses – vous avez vu sa photo tout à l’heure avec son pantalon taché d’encre [sic], photo prise par Émile Bernard, qui n’est pas n’importe qui, c’est à lui que Cézanne écrit les lettres les plus intéressantes, comme par hasard c’est lui qui prend les meilleures photos. C’est aussi Émile Bernard qui est là en train de prendre Cézanne en train de peindre sa montagne Sainte-Victoire sur son petit chevalet.

Paul Cézanne photographié par Émile Bernard.

Décision. Décision tout à fait dramatique parce que si vous relisez Cézanne au Louvre, vous voyez qu’il est tout à fait conscient qu’il est le seul à se rendre compte à quel point ça fout le camp de partout et que personne ne se préoccupe de savoir ce que penser ou peindre veut dire. Ou vivre !

Je pense qu’il n’y aurait pas Les Demoiselles d’Avignon, qui restent comme une audace insensée (toutes ces figures féminines bizarres, révélatrices), dans l’atelier de Picasso pendant des années. Vous vous rappelez l’anecdote (c’est Salmon, je crois) : on va retrouver un jour Picasso pendu derrière ce tableau...

Voilà.

Une certaine impuissance philosophique, ou psychanalytique, puisqu’on en parle dans les journaux, beaucoup, y a des courriéristes psy-psy partout… ; une certaine impuissance visible à traiter de cette krisis, de ce « carrefour » de la pensée et de l’être – en peinture –, je ne parle pas d’histoire de la peinture pour l’instant, ça c’est banal, je vous parle de ce que Cézanne, en tant qu’absolu de sa vie, pense de l’être en peignant. Il ne parle que de ça. Une certaine impuissance philosophique, donc, est ici constatable. Qui voudrait dire, en somme, que depuis Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Kant, Hegel, Marx, Freud, et même Nietzsche, personne n’a rien compris à cette histoire de Parménide : « l’être est ; le non-être n’est pas ». Et que même Heidegger, on pourrait situer son point de dérapage, quand il pense que c’est de poésie peut-être qu’il s’agit uniquement, dans le langage qui a du rapport à l’être. Alors à ce moment on commence à penser qu’il y a une langue pour penser ça – c’est l’allemand –, et puis le reste s’ensuit, y compris dans les petites histoires, très graves, de l’Histoire. C’est pas parce qu’il était méchant que Heidegger n’a pas vu le nazisme, c’est parce qu’il se trompe sur cette question, en un point bien précis qu’il faut donc oser penser. Puisque c’est le meilleur philosophe du XXe siècle… ah  ! Que tous les autres ont exploité, sans y rien comprendre trop. L’Être et le néant, vous comprenez, ça ne tient pas devant cette histoire de Parménide sur « l’être est ; le non-être n’est pas ». Comment il faut nier le non-être pour affirmer l’être, et qu’est-ce que c’est que l’être à partir du moment où on a nié le non-être…

Donc, qu’est-ce que ce serait que cet Éros-là ? Vous sentez cet Éros cézannien, il n’a rien d’érotique au sens des magazines. Moi, c’est drôle, ça me donne une sensation érotique violente.

Qu’est-ce que ce serait qu’un Éros, alors, à la mesure de cette question de l’être ? Il faudrait donc qu’il ne soit pas rongé par un non-être, qui n’est pas. Il faudrait donc qu’il – cet Éros – ne soit pas ressenti comme relevant de la tarte à la crème du manque. Ce qui est si bouleversant, encore une fois, chez Cézanne, c’est cette représentation de l’absence du manque. Tous les éléments, millimètre par millimètre, touche par touche, et même quand il y a des zones non peintes, bien entendu, rien dans un tableau de Cézanne, rien, n’est pas. Et la conséquence, c’est qu’il n’y a pas non plus d’au-delà d’un tableau de Cézanne, et qu’il n’y a pas non plus d’autre d’un tableau de Cézanne. C’est-à-dire que le même insiste sur le même, sans autre. Voilà ce qui est arrivé à la peinture, vers la fin du XIXe siècle, en France. Et en français, donc. Pas en allemand.

Qu’est-ce que c’est que l’être de Parménide (excusez-moi de vous dire ce qu’il est d’après Parménide, parce que on croirait entendre une définition d’un tableau de Cézanne) ? Il est « non-né, indestructible, tout d’une seule masse, inébranlable, non à terminer, tout-entier-tout-à-la-fois-présent, un et d’un seul tenant ». Je répète : « non-né, indestructible, tout d’une seule masse, inébranlable, non à terminer, tout-entier-tout-à-la-fois-présent, un et d’un seul tenant ». C’est pas du Cézanne, c’est du Parménide, mais Cézanne dit des choses qui sont incroyablement du même ordre logique.

C’est aussi, si vous voulez, autre traduction possible : « un seul bloc (l’être), un seul bloc unique, inébranlable et sans fin ». Je répète, j’insiste, il est « maintenant tout à la fois – Cézanne dira « je ne fais qu’un avec mon tableau » (étrange) –, maintenant tout à la fois sans manque – sans manque : ô blasphème dans l’actualité d’aujourd’hui –, sans manque – ô blasphème dans le spectacle –, sans manque, manquant (dit Parménide), il manquerait de tout ». Oui, nous sommes là dans la voie qui laisse complètement de côté, par une négation redoublée, celle de tout innommable, de tout indicible, de tout impensable – innommable, indicible, impensable  ; L’Innommable, c’est un titre d’un très grand écrivain contemporain –, et si je dis que c’est sans manque, sans manque à être, il y a suffisamment, parmi vous, de personnes qui ont écouté le discours, par exemple, de Lacan, pour savoir qu’il s’agit d’autre chose.

« Toujours déjà – cet être –, toujours déjà – un tableau de Cézanne –, toujours déjà au bout de lui-même – magnifique ! qu’est-ce qu’un tableau de Cézanne sinon un espace qui est toujours déjà au bout de lui-même : ces montagnes… –, toujours déjà achevé, non à terminer – ce « non à terminer » est très important. »

Alors : « L’être prononcé est dévoilement de l’être et en même temps acte de pensée. » Ou si vous préférez : « Jamais sans l’être où il est devenu parole tu ne trouveras le penser. » Être, penser, langage. Voilà le Logos mis à sa place, dans l’être. Il ne s’agit pas de « je pense, donc je suis », c’est autre chose.

Qu’est-ce que l’Éros qui consonne avec cet être-penser-langage-là ? Qu’on peut aussi bien aborder par la peinture. Il ne s’agit pas de croire qu’on ne l’aborde que par la poésie (Hölderlin, etc.), ou par le signifiant. La peinture peut s’en charger. C’est ce que dit Cézanne. À la grande satisfaction de Picasso, bien sûr. Qui oublie quelque chose. Il le sait.

Regardez si ceci, de Parménide, ne colle pas – c’est ce que je ressens – avec un tableau de Cézanne : « Ce qui absent, voie-le malgré tout par la pensée, ferme présence, car tu ne couperas pas l’être de sa contiguïté (à l’être), ni en le dispersant, ni en le rassemblant. » Quand on sait à quel point, techniquement, Cézanne est un penseur de la contiguïté, il me semble que cela se comprend.

Cézanne - Autoportrait à la palette, 1894.

Cézanne, Autoportrait à la palette, 1894, Zurich, Collection Émile G. Bührle.

Donc, je suis en train, sous ce pouce, d’essayer, en parlant, de rejeter l’invisibilité où est Cézanne. Il ne s’agit pas ici d’un exposé formel, formaliste, il y en a tellement, pré-cubiste et tout ça, je passe par… ailleurs.

Il n’en reste pas moins que qui était Dieu pour Picasso et Matisse – ils disent « Dieu », vraiment, faut le faire –, était un…, je le note en passant, il faut bien dire comment il a été perçu avec mépris ; y a eu des gens qui ont méprisé Cézanne, par exemple Breton, André, qui pense que c’est un « fruitier », qui donc ne sentait pas cette formidable émotion que peut provoquer un tableau de Cézanne, sans aucune raison, en tant qu’accès, tout à fait incongru, à l’être, « d’un seul tenant, inébranlable », etc.

Il y a une lettre à son fils Paul – entre parenthèse, qu’il écrive ses messages les plus personnels sur sa situation subjective à son fils est une de ces étrangetés j’allais dire odysséennes, c’est Ulysse et Télémaque, enfin c’est très étrange. Il lui écrit ça : « Les sensations faisant le fond de mon affaire – aller déchiffrer ça ! –, les sensations faisant le fond de mon affaire, je crois être impénétrable. » Vous avez entendu, au départ, comment Cézanne dit qu’il doit rester seul, parce que c’est tout le temps le vol, le viol, la mainmise. Il est certain qu’il cogite, le pinceau à la main, beaucoup. Ce n’est pas par hasard qu’il prend des carrières de Bibémus à la fin, des montagnes, sur le fait de ce que c’est que l’impénétrabilité. Vous pouvez l’entendre comme vous voulez. « Je me crois impénétrable. » S’il se croit impénétrable, c’est qu’il l’est. Comme dit Rimbaud : « Si je me crois en enfer, c’est que j’y suis. »

« Quant à moi je dois rester seul, la roublardise des gens est telle que jamais je ne pourrai m’en sortir ; c’est le vol, la suffisance, l’infatuation, le viol, la mainmise sur votre production, et pourtant la nature est très belle. » Nous sommes en 1906, on ne peut pas dire que ce se soit arrangé. Et en plus, la nature n’est presque plus belle. De toute façon, ce que Cézanne appelle « nature » – il n’a pas lu Parménide, je le lui fais lire, pourquoi pas –, c’est, si on insiste, trouvable dans cet enchevêtrement aux racines de l’être, c’est bien de l’être qu’il parle, et son histoire de « motif » n’est rien d’autre que cette recherche de l’extérieur complètement intérieur, et réciproquement, qui serait l’inébranlable, le non-pénétrable.

Essayez donc de pénétrer dans un tableau de Cézanne, ou de vivre, par exemple, une journée dans un tableau de Cézanne en imagination. Vous allez voir que c’est très très très compliqué. C’est un très bon exercice, d’ailleurs, mental. Prenez un tableau de Cézanne, allez le voir, et décidez que vous allez l’habiter pendant une journée (si vous pouvez).

Il meurt sur le motif, vous connaissez l’histoire de la charrette de blanchisseuses qui le ramène après qu’il soit resté inanimé sous la pluie, etc. Il y a là quelque chose qui devrait paraître, en effet, pathétique à tout le monde. Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas eu encore un film sur les derniers moments de la vie de Cézanne. Mais non, personne ne voit ça avec émotion. Il ne se coupe pas l’oreille. Il écrit à son fils. Ça suffit pour que le cinéma ne s’y intéresse pas.

Il y aurait beaucoup de choses à dire aussi, et je les dirai une autre fois, sur Rodin. Très parménidien aussi Rodin. Mais c’est Camille qui intéresse le cinéma.

Quoi qu’il en soit, Cézanne meurt le 22 octobre 1906 à Aix, parce qu’il n’a pas repris connaissance sur sa charrette de blanchisseuses qui le ramène du motif, avec son histoire de « sensations colorantes », qu’il assimile à un langage complètement nouveau, impénétrable et qui va jusqu’à lui faire dire, à son fils : « Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi. » Je rapproche « Je me crois impénétrable » de « Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi ».

Les pins, les montagnes, les baigneuses, les verticales, les horizontales, les blocs, l’impénétrable.
Un critique a dit une chose que je trouve sensée : « L’œuvre de Cézanne est si cohérente qu’elle n’appartient à aucun monde particulier. » Un autre monde.

Alors vous pouvez faire en effet défiler ce Golfe de Marseille près de L’Estaque – d’ailleurs je ne sais pas comment cela se fait que tous les titres des tableaux de Cézanne sont beaux et vibrent et ont quelque chose… pas du tout de surréaliste : Jas de Bouffan (c’est là où il habitait, il y a des tas de tableaux), ou alors le Château Noir, la Villa Maria, la carrière de Bibémus  : vous l’avez vue tout à l’heure, c’est ces blocs entassés, qu’on a l’impression que Cézanne, à force de peindre, a un peu soulevé le basalte lui-même. Cela n’a pourtant que deux dimensions, mais l’intégration de la troisième dimension – ce que je disais tout à l’heure à propos de la sculpture –, c’est que c’est si troisième dimension. Il n’a pas fait de sculpture Cézanne, jamais. Picasso oui, Matisse oui, Cézanne pas besoin. C’est dans le tableau. « Mon tableau et moi ne faisons qu’un. » C’est son corps. Son corps est en trois dimensions. Au moins.

Puis vous voyez ces Autoportraits, il y en a un ici, il y en a bien d’autres, avec cette histoire entre l’œil droit et l’œil gauche, et ce pouce sur lequel je passe. Et ces routes tournantes, et ces grandes baigneuses, et ces pyramides, ces cathédrales, ces cubes, etc. Tout ce que vous voulez.

Bien.

Et ces orgies aussi, parce que, pour lui au début, il appelait ça, quand il était plus jeune, des orgies. C’étaient des orgies, mais des orgies sur fond de cette réflexion, qui me renvoie à l’angoisse, « c’est effrayant, la vie ». « C’est effrayant, la vie. » Et ça, comme un philosophe – c’est toujours Heidegger – l’a dit de façon correcte, je vous le lis (si je ne vous le lis pas, vous ne le lirez pas ailleurs) : « L’angoisse de celui qui ose ne souffre pas qu’on l’oppose à la joie, ni même à l’agrément d’une activité paisible. En deçà des antinomies de ce genre, elle entretient une secrète alliance avec la sérénité et la douceur du désir créateur se manifestant dans l’œuvre. » C’est ça l’angoisse – la vraie. Pas le mauvais rêve.

Ou encore – ce n’est pas de Cézanne que parle Heidegger, mais il en parle, malgré lui : « C’est quelqu’un, celui-là qui ose, l’angoisse de celui qui ose, pas l’angoisse de celui qui n’ose pas (alors Cézanne il ose, oui), consiste à recueillir ce qui s’ouvre, se déploie, à le sauver et à le maintenir dans ce recueil, en demeurant exposé aux effractions du désarroi. » Cézanne est très exposé aux effractions du désarroi. Il n’arrête pas de le dire. Et en même temps : sérénité, agrément.

« J’ai voulu nouer les mains errantes de la nature. » Les Grandes baigneuses. « Je ne fais qu’un avec mon tableau. » « Je travaille opiniâtrement – écoutez moi ça parce que on va voir comment il est obligé de ramener quelque chose de Dieu ; Cézanne est obligé de parler de Dieu à des gens qui s’en foutent, lui aussi d’ailleurs, mais c’est pas le problème, c’est que il essaye de faire sentir que c’est vraiment très sérieux –, je travaille opiniâtrement – tiens voilà une phrase de Cézanne, on dirait du Freud, vous allez voir –, je travaille opiniâtrement, j’entrevois la Terre promise. Serai-je comme le grand chef des Hébreux ou bien pourrai-je y pénétrer ? » Le voilà tout à coup Moïse.

Et il se fâche souvent, Cézanne, c’est-à-dire qu’il est très « théoricien », mais il n’accepte pas ce qu’il appelle les « spéculations intangibles », les « causeries sur l’art », ce que peut-être je suis en train de faire. « Les causeries sur l’art sont presque inutiles. »

Alors voyons comment – on va finir là-dessus – cette histoire de « nature », de Dieu, et comment c’est d’autre chose qu’il parle, et que j’ai cru devoir – je pourrais m’en expliquer plus longuement, mais on va s’arrêter bientôt – appeler l’être, au sens trans-platonicien de Parménide. Ce qui est prouvable, je vous le dis tout de suite, ce n’est pas une idée qui m’est venue comme ça.

Bon, je prends la lettre à Émile Bernard, toujours l’auteur des photos de 1904, la fameuse lettre, sur laquelle tout le monde délire plus ou moins : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or, la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l’air. »

Bon. Cette lettre, il faudrait la commenter indéfiniment parce que vous avez repéré tous les niveaux de discours qu’il y a : il y a des références géométriques (le cylindre, la sphère, le cône – la sphère, très bien, « la vérité bellement circulaire », la sphère, oui, très bien), ensuite vous avez cette histoire de point central des objets. Mais pourquoi donc cette section de la nature serait-elle le spectacle que le Père tout puissant et éternel – Dieu – étalerait sous nos yeux ? « La nature est plus en profondeur qu’en surface. » Alors il emploie le mot spectacle. Dieu serait-il garant du spectacle ? En tout cas, Cézanne pense en effet que le spectacle, pour l’homme (c’est Dieu qui étale ça, Dieu a sa profondeur, faut croire), le spectacle ne peut pas se dérouler en surface, ou alors, si vous préférez, ce qu’il dit c’est que le spectacle en surface n’est pas humain, ou anti-humain, ou contre-humain. Comme c’est ce que nous avons à longueur de temps dans la société où nous sommes, nous pouvons dire que Cézanne la trouverez, cette société du spectacle, particulièrement anti-humaine.

Vous pouvez, dans la biographie de Cézanne, trouver comment il s’appuie toujours sur Rome, par exemple, parce qu’il n’accepte pas la laïcisation des perceptions. S’il a besoin du Pater Omnipotens Aeterne Deus, moi personnellement ça ne me gêne pas. Mais bien entendu son intervention porte sur autre chose. Vous n’avez pas vu le moindre sujet dit religieux.

Quand on dit : « Pénétrer ce qu’on a devant soi, et persévérer à s’exprimer le plus logiquement possible » – pénétrer, c’est un chemin, et la recherche du maximum de logique ou de cohérence, c’est exactement de cette façon que mon Parménide décrit la voie de l’être. C’est comme par hasard quelque chose qui peut se cheminer, se pénétrer, et où la parole devient très parlante, et – comble de joie, enfin de surprise – se révèle de plus en plus logique. La logique n’en finit plus. Ce qui ne veut pas dire que cela soit une spéculation intangible, comme le récuse toujours Cézanne. Il a cette phrase extraordinaire, toujours à son ami photographe et amateur (c’est bien qu’il ait pris ces photos tout de même, Émile Bernard, de Cézanne assis devant ses Grandes baigneuses, avec les pantalons tachés de peinture), il lui dit : « Je regrette que nous ne puissions être côte à côte, parce que je ne veux pas avoir raison théoriquement, mais sur nature. » En situation.

Alors l’œil « devient concentrique à force de regarder et de travailler. Je veux dire que, dans une orange, une pomme, une boule, une tête » – j’interromps parce que le message c’est, une orange, une pomme, une boule, une tête, c’est pareil, une grande baigneuse c’est une montagne, un rocher c’est une pomme, un nuage c’est un crâne. Cela ne l’est pas n’importe comment, en association libre sur fond de rien, ça l’est logiquement par concentration et preuve.

De quelle sorte Cézanne entend-il sa preuve sur nature ?

« Je veux dire que, dans une orange, une pomme, une boule, une tête, il y a un point culminant (voilà) ; et ce point est toujours (l’œil devient de plus en plus concentrique et il y a un point culminant), et ce point est toujours – malgré le terrible (terrible, terrible) effet : lumière et ombre, sensations colorantes (c’est vraiment une chose terrible d’avoir l’œil concentrique au point qu’on voit dans les pommes, les oranges, les têtes, un point culminant) –, ce point est toujours le plus rapproché de notre œil (ah !) ; les bords des objets fuient vers un centre placé à notre horizon. » Voilà ce qui s’appelle s’exprimer d’une façon extrêmement précise  : l’œil, la tête, l’horizon, le point.

On aurait pu montrer les derniers tableaux de Cézanne peignant son jardinier Vallier. Une sorte de Moïse ou de Freud, si vous voulez, assis sur une chaise, avec le visage mangé par la lumière. Tableaux extraordinaires de la fin de la vie de Cézanne, toute fin. Et ce qui est si étonnant, c’est que plus il constate un affaiblissement physique, plus il constate aussi un « progrès » dans sa certitude. C’est comme si au fur et à mesure que son corps le lâchait, il était de plus en plus sûr de son affaire. « Les sensations… » Les sensations, pourtant, cela ne veut pas dire donc qu’elles se raréfient ou qu’elles deviennent moins intenses, bien au contraire, c’est que, eh bien il va finir par tomber par terre en plein motif (mais cela n’intéresse pas le cinéma, je vous le précise, il s’agit d’autre chose).

À son fils toujours, le 8 septembre 1906, Cézanne meurt un mois après, voici ce qu’il lui écrit : « Ici, au bord de la rivière, les motifs se multiplient, le même sujet vu sous un angle différent offre un sujet d’étude du plus puissant intérêt, et si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place en m’inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche. »

Voilà, c’était « Solitude de Cézanne ».

Philippe Sollers

Conférence prononcée en 1991 à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris,
à l’invitation de Marcelin Pleynet, titulaire, à cette époque, de la chaire d’esthétique.

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