Sur le pseudonyme « Sollers », sa genèse,
son jeu sur le nom, voici ce que dit le narrateur de Portrait du joueur :
« Je passe maintenant la parole à Monsieur Solaire »... Sollers,
je lui souffle... « Quoi ?... - Sollers, avez un s...
On prononce le s de la fin... » Je le fais siffler ce s...
Mais quels sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes... Chasseur sachant
chasser sans son chien... S !... S !... je lui chuchote... Sollers ! S !
(...)
Je me revois, un soir, rentrant du lycée, assis devant mon dictionnaire
de latin, étudiant les implications du mot sollers. Venant
de sollus (avec deux l !) et ars. « Tout
entier art. » Sollus est le même radical que le
grec holos, qui veut dire : « entièrement,
sans reste. » D’où hologramme. Holocauste. Absolument
dédié à l’art. Brûlure ! Sacrifice !
Sainteté ! Mais, en même temps, sollers veut dire :
habile, intelligent, ingénieux, adroit, rusé, le terrain le
plus apte à produire... « Lyrae sollers » (Horace) : « qui
a la science de la lyre. » « Sollers subtilisque
descriptio partium » (Cicéron) : « adroite
et fine distribution des parties du corps. » Sollers, sollertis...
Sollertia... Voilà un nom bien suspect, n’est-ce pas, immoral
en diable ! Une définition actuelle ? Voyons... « Le
sollers est de la technique pure : sa combustion dans l’art ne
laisse aucun résidu. » Voilà pour équilibrer
Diamant. Deux noms valent mieux qu’un. Un homme deux fois nommé en
vaut trois. »
Sollers. 7 lettres – 2 S : début-fin. Da capo, à reprendre
depuis le début, négation de la fin et du commencement toujours
remis en jeu, in girum imus nocte et consumimur igni – par
delà la métaphysique, d’un S l’autre. Temps infini,
toujours là, à saisir, dans le passage, le pas sage, l’intervalle,
avec 2 ailes. Les 2 S, l’un recto, l’autre verso, les 2 serpents
du caducée. Le Cœur absolu : « Elle
m’emmène dans son bureau... Ouvre un petit meuble en acajou...
Clé... Tiroir... Ecrin noir... Une bague en or... Deux serpents enlacés,
têtes en sens contraires...
- C’est une bague de Giacomo. Elle est à vous. »
Rappel : Hermès tente de séparer deux serpents en lutte,
l’un mâle, l’autre femelle. Ces derniers finissent par
s’enrouler – signe infini ouvert – autour de la baguette
d’or surmontée d’ailes ou de lys (Le Lys d’or).
Ce caducée évoque l’équilibre des forces antagonistes
autour de l’axe du monde, de l’axe de vie. Les serpents représentent
le feu et l’eau, les oppositions classiques des jeux miroirs alchimiques :
Soufre/Mercure, Chaud/Froid, Soleil/Lune, Sec/Humide, Fixe/Volatil... Paradis
II : « qu’est-ce que c’est ce style érectile
volatil subtil vibratile ce fébrile viril sur le gril ce reptile dans
les évangiles cet ainsi soit-il volubile dénombril mobile en
faufile ce bacille exempté du nil ce fissile cet horripile c’est
inouï non qu’on ne sache toujours pas de quoi il s’agit
c’est quand même énorme infini ».
Le caducée devient un symbole de médiation et de paix, le guide
des êtres dans leurs changements d’état – mutation
de l’être. C’est l’âge d’or et l’axe
d’or, baguette magique du messager musicien, l’éloquent
voyageur, le joueur au vol vif.
2 S : 2 débuts d’interrogation, 2 est-ce ?
2 ace, jeu, set et match !
Sollers-Hermès, parallèle déjà présent
dans le portrait tracé par Catherine Clément.
Ces 2 S forment donc le signe mathématique de l’infini : ∞.
Ils enserrent OLLER. On entend EAU-L’AIR (voir les idéogrammes
chinois correspondant à l’eau et à l’air : K’an,
l’eau, l’insondable ; K’ien, le ciel, le
créateur mêlé à Souen, le vent, le doux. Ô l’air,
haut l’air, ô l’ère, ô l’aire, espace
et temps au milieu des 2 S. Sollers aussi ça crépite, ça
flambe, ça chuchote dans le feu, c’est la braise heureuse. Il
y a effectivement 2 sol, le sol latin, c’est-à dire
le soufre (soleil sec et fixe), et aussi le sol français,
la terre au bord de l’eau, au bord d’elle, la note de musique,
le sol œil, le soleil, le seul, le solitaire, le solaire. La clef de
Sollers n’en finit pas d’ouvrir des sens... la clef de Sol – 2
L au centre, en vol, tel Hermès (H) – là encore – volant
vol rapide – messager des Dieux, présidant aux festins, aux
amours, aux jeux, vigilant, attentif, alerte, inventeur de la lyre, Lyrae
sollers. Voleur et joueur.
Sollers : on entend Sol-Herse – château forteresse princesses et pont-levis, le vit – et puis caresse et ivresse. Herse liturgique : grand chandelier hérissé de pointes sur lesquelles on pique des cierges – prières « soleil voix lumière écho des lumières soleil cœur lumière rouleau des lumières » et herse en 1765, au théâtre, appareil d’éclairage dissimulé dans les cintres des scènes de théâtre et herse en météorologie, instrument pour mesurer la vitesse des nuages...
N’oublions pas le prénom, Philippe, celui qui aime les chevaux. Passion fixe : « Que font par ailleurs, les amants ? Ils sont souvent à cheval (faire l’amour), ils descendent de cheval (jouir). » ; L’Etoile des amants : « Il repense aux chevaux et aux chars qu’il a vus en rêve ». Prénom + Pseudonyme = Aimer les chevaux tout entier art – condensé en char – char du soleil, Hélios – le Chariot du tarot, le triomphe, Arcane 7, comme les 7 lettres de Sollers – le chariot de la Grande Ourse Callisto – Navigation à l’étoile, trouver son chemin, Soleil et Lune, astres du jour et de la nuit – le chemin et le champ des étoiles, Compostelle. « Comme une étoile du matin au milieu de la brume, comme une pleine lune en son temps, comme un soleil éclatant » (Maître Eckhart).
Maintenant, et pour continuer à jouer, voici quelques-uns
des mots que l’on peut former avec les lettres qui figurent dans le
nom « Sollers » :
Sole : Poisson plat savoureux, agile, rapide, Atlantique...
Sol : Note de musique, clef d’ouverture ;
en chimie : solution colloïdale, liquide contenant une matière
dispersée dans sa masse, sans que cette dispersion corresponde à la
séparation du corps en ses molécules. L’aérosol,
sol dont le milieu de dispersion est l’air ; partie superficielle
de la couche terrestre, à l’état naturel ou aménagée
pour le séjour de l’homme ; SOL-SOL, SOL-AIR (1954) se
dit d’un engin, d’une fusée ou d’un missile lancé à partir
du sol contre un objectif terrien ou aérien (l’art de la guerre)...
Sors : Sortir, partir, fuir, esquiver, s’absenter,
déguerpir, décamper, échapper, jaillir, éclipser,
déborder, répandre, percer, poindre, pousser, dévier,
s’écarter, transgresser, saillir...
Rôle : Parchemin roulé, la roue de fortune,
mission, vocation, théâtre...
Rosse : Cheval, coursier, dur, sévère,
mordant, méchant parfois, violent.
Rose : Fleur... Rose blanche/Rose rouge, iconographie
alchimique !
Os : Ossature, architecture, corps mouvement, carcasse...
Osé, oser : Téméraire, hardi,
risqué, plaisanteries et scènes osées, libre, audacieux...
Or : Métal roi, alchimie, soleil précieux
jaune brillant, inattaquable à l’eau et à l’air,
inaltérable, inoxydable, paillette, pépite, poudre, mine, veau
d’or, nombre d’or, le silence est d’or, Siècle d’or,
cœur d’or, cheveux d’or, icône dorée, éclat
généreux...
Ré : Ile dont le phare est tourné vers
les Amériques... Ars-en-Ré, l’art de l’île ;
note de musique, ré mineur, ré majeur, re-tour, re-voir, re-bondir,
re-cherche, re-coller, re-conquérir...
Eros : Dieu grec de l’amour, érotique,
jeux amoureux, flèche, désir désiré, contre Thanatos...
Essor : Prendre son envol, élan d’un oiseau
qui s’envole, envolée, vol, volée, impulsion, extension...
Sel : Substance blanche, goût piquant, qui sert à l’assaisonnement, à la
conservation des aliments, cristallisation, sel alchimique, esprit, ce qui
donne du piquant, de l’intérêt, spirituel, fin, gaieté,
traits d’esprit, saillie, piment... « L’odeur violette
du sel » et Goethe : « L’ironie est le grain
de sel nécessaire pour que la nourriture qu’on vous sert soit
mangeable ». Ce serait à cause du Sel Harmoniac (du
nom de l’épouse de Cadmos, Harmonie) que l’Art
alchimique devrait être parfois appelé Art de musique.
L’exercice est spirituel et ludique... sans fin sans doute...
Lionel Dax
Les titres de la plupart des livres de Sollers ne sont pas sans évoquer des opérations alchimiques : Le Cœur absolu – Le Lys d’or – Le Secret – Studio – Passion fixe – Casanova, l’admirable – Mystérieux Mozart – L’Etoile des amants – Illuminations – Fleurs...
Revenons donc aux vieux textes. Nicolas Flamel, qui apparaît
dans L’Etoile des amants, propose, dans son livre
magique Le Désir désiré (1414), une définition
de l’alchimie :
« C’est une science qui est nommée fleur réelle
ou fleur de sapience, par laquelle est rectifié l’entendement humain
par force d’expérience au regard de l’œil et de rurale
connaissance, comme il soit ainsi que telle expérience ne peut souffrir
nulles probations fantastiques, mais donne voie pour entrer vivement en toute
autre science en montrant à l’entendement comme on peut entrer aux
vertus divines qui moult sont à celer, et ainsi par Nature entendons ce
qui est de vérité, dont plusieurs fols cuident que ce ne soit rien. »
Autre texte étonnant, celui de Giovanni Agostino Pantheus, intitulé « Discours de l’Unité métallique », que l’on peut lire dans son livre : Art de la Transmutation métallique (1519) :
« Au commencement est la toute-puissance : nature des natures ; temps des temps ; Seigneur éternel ; universel ; Suréminent ; Seul et unique Dieu. Un seul Père ; Fils ; Esprit-Saint ; Et Trinité une. Une seule unité ; Substance ; Divinité ; Gloire ; Majesté ; Essence ; Archétype ; Trône ; Tabernacle ; et Totalité. Ton : Seconde ; Tierce ; Quarte ; Quinte ; Diapason ; et Harmonie. Matière : Cercle ; Point ; Ligne ; Mètres ; Diamètres ; Circonférence ; Triangle ; Carré ; Pentagone ; Hexagone ; Septagone ; Octogone ; et Nonagone. Nombre : Un ; Deux ; Trois ; Quatre ; Cinq ; Six ; Sept ; Huit ; et Neuf. Amour ; Intelligence ; Capacité universelle des âmes et des corps ; Opération universelle des Cieux ; Pureté ; Simplicité ; Feu ; Air ; Eau ; et unique Terre. Un seul Chaos : mélange des Eléments ; Abîme ; Ténèbres ; Lumière ; Jour et Nuit. Un seul Firmament : Séparation des Eaux, et réunion. Apparition de la Terre, et vertu générative. Un seul Soufre : Argent-vif ; Union des Esprits ; et une seule et unique Chose. Un seul Soleil : Lune ; réunion des Etoiles ; des signes ; des Jours ; des Mois ; et Ordre des Années. Une seule suite de Préceptes : de Vertus ; de sacrifices ; d’animaux ; de végétaux ; et réunion des métaux. Un seul agent : Vie ; Transsubstantiation ; Première cause ; Moyen ; et Fin. »
Dans son texte, « Casanova l’intégrale » (1993), Sollers écrit à propos de la version expurgée des mémoires de Casanova, L’Histoire de ma vie : « D’où vient, cependant, l’enchantement constant à lire, même dans la version Laforgue, ces Mille et Une Nuits d’Occident ? C’est qu’il s’agit simplement d’un des plus beaux romans de tous les temps, racontant une performance alchimique dont chacun rêve mais que peu atteignent : faire de sa vie un roman. Si les romans servent à imaginer les vies qu’on n’a pas eues, Casanova, lui, peut affirmer tranquillement : « Ma vie est ma matière, ma matière est ma vie. » Et quelle matière ! « En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, je les renouvelle, j’en jouis une seconde fois, et je ris de peines que j’ai endurées et que je ne sens plus. »
Voilà l’alchimie qui compte, à ne pas confondre avec l’occultisme de bazar.
Ouvrons à présent L’Année du Tigre, journal de l’année 1998 :
Jeudi 8 octobre
Pluie.
Sortie en librairie de Casanova l’admirable. Article
de Jean-Didier Vincent dans Le Monde, fine remarque sur l’alchimie.
Jean-Didier Vincent, donc : « Reste le texte :
un trésor. Fausse monnaie, diront certains. Mais non ! Or d’alchimiste,
produit d’une transmutation. Sollers possède la poudre de projection
qui transforme le plomb des mots en or pur littéraire. On crie à l’escroc – les
mêmes qui insultaient Casanova –, Sollers-Casa a la réplique
hautaine : « Que tout cela soit imposture, il (Casa)
n’arrête pas de le dire, sauf que les « ânes » applaudissent. »
Je ne prétends pas que nos auteurs forment un duo d’adeptes
très orthodoxes. Il y a chez eux du futile (au sens où les
chimistes utilisent ce mot) avec une conséquence qui est peut-être
la grâce suprême. Le secret de l’ultime perfection se cache
dans la réponse de l’initié : « Rend
le volatil fixe, unit la femelle fugitive au mâle fixe. » L’idée
primordiale de l’alchimie est de collaborer au perfectionnement de
la matière tout en assurant à soi-même sa propre perfection.
Par cette tentative, l’alchimiste se substitue au temps. Il assure
la responsabilité de changer la nature, soit en accélérant
les processus de maturation, soit au contraire en annulant la durée
par l’accès à l’immortalité. En ce sens,
le « grand œuvre » de Casanova réalisé par
l’écriture de ses Mémoires atteindrait le but
ultime assigné par l’alchimie.
L’universelle préoccupation du héros – Casa-Sollers –,
c’est le temps. »
L’Année du Tigre, encore, le 18 juillet, soir d’été :
Soir de beau temps éclatant. Les nuages dans le ciel sont de grands coups de pinceau en forme d’ailes et de plumes d’ange. Très légère brise d’ouest. Lumière d’or.
Le plomb est collectif, l’or est singulier.
On peut donc dire qu’en littérature, en art, il y a des mots, des phrases, des livres qui sont faits de plomb ; et d’autres qui touchent à la surprise de l’or. Lisez dans Une saison en enfer de Rimbaud ces passages d’Alchimie du verbe :
J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je
réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des
rhythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique
accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais
la traduction.
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des
silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.
(...)
Je m’habituai à l’hallucination simple :
je voyais très franchement une mosquée à la place d’une
usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches
sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres,
les mystères (...)
Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du
ciel azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or
de la lumière nature. (...)
Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer
la beauté.
Et Rimbaud, dans les Illuminations (ENFANCE,
V):
Aux heures d’amertume, je m’imagine des boules de saphir,
de métal. Je suis le maître du silence. (...)
Et aussi : FLEURS :
D’un gradin d’or, - parmi les cordons de soie, les gazes
grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme
du bronze au soleil, - je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de
filigranes d’argent, d’yeux et de chevelures.
Des pièces d’or jaune semées sur l’agate,
des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes,
des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose
d’eau.
Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleux et aux formes
de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des
jeunes et fortes roses.
Or, émeraude, rose... langue d’alchimie.
L’Etoile des amants
Les amants ? Drame (1965) « Ils doivent atteindre et toucher de nouveau ensemble le lieu biologique où se font les dépenses, les recharges, les consumations ou les mutations glissantes. »
« À ces mots, Athéna dispersa les nuées : le pays apparut. » Odyssée, XIII
L’être favorable et subtil, plein de félicité, se trouve dans une chambre secrète, plein de lumière. La libération procède du secret.
Le plus simple ou le plus proche sera toujours le plus riche
et le plus mystérieux.
Giordano Bruno (1591) : « L’art n’est pas
déjoint de la nature, ni le raffinement éloigné de la
simplicité. »
« Qui boit tous les jours à la Source d’Or
vivra au moins mille années » ?
« Pensez à moi pour l’étude des Transformations !
Qu’on vienne me chercher s’il faut écrire des romans ! »
À la fin de 741 a eu lieu l’inauguration de l’ère
du « Joyau Céleste ».
Selon les Chinois, la Grande Ourse est un hôtel à sept étoiles.
Le temps, l’or du temps, son orient, non pas hors du
temps, dedans.
Orient : or riant.
Le soleil, maintenant, arrive sur la page, ma main glisse, j’écris avec la plume de l’ombre, ma joue et ma tempe gauche enregistrent le lent mouvement de midi.
On fait de la magie, n’oublie pas. Noire ? Blanche ?
Mais non, de toutes les couleurs, et c’est là le crime.
Nicolas Flamel, dans son Bréviaire : « En
cuisant ne t’ennuie, et lors verras chose émerveillable de quoi
humain entendement reste coi et ne peut mie arguer tant est beau l’ouvrage
de nature et d’icelle les mutations qui se font voir en toutes les
couleurs qui éblouissement par leur vif appareil. »
Tiens, voilà un parfum, un bijou, des fleurs.
Nicolas Flamel, encore : « Si tu as désir d’avoir
fleurs et fruits en froidure d’hiver, tu verras en petit temps une
soudaine et émerveillable végétation et croissance dont
moult ébahi seras. »
Et voici une énumération de noms de parfum, parmi
lesquels je souligne ceux-ci :
Rose absolue, magie noire, joy, flower, mimosa pour moi, alchimie, irony...
« Comme si l’airain et le plomb de la vie
devaient oublier leur pesanteur grâce à l’or, la tendresse
et l’onctuosité des mélodies. »
Alchimie de la musique, mutation vive.
L’univers chante, puisqu’il est vibration. C’est
une batterie de vingt-quatre heures, un aigle blanc et noir, sagesse, force,
beauté, sel, soufre, mercure. Le plomb en or,
l’œuvre au blanc. La partition s’écrit toute
seule, joie, peur, côté terrifiant, côté jubilant.
Que dit la tradition sur le roi des oiseaux ? J’ouvre
un dictionnaire : « Dans la Chine ancienne, l’aigle
est un symbole de force et de solidité (ying, aigle, se prononce
de la même façon que le mot chinois signifiant héros).
L’aigle assis sur un rocher est l’image parfaite du combattant
solitaire. L’image de l’aigle se battant avec un serpent trouve
son origine dans le mythe indien du « roi des oiseaux »,
Garuda. Celui-ci en fait la monture de Vishnou. Apparenté aux serpents
(nagas), il en est tout autant l’adversaire résolu,
formant avec ceux-ci un couple d’opposés qui, selon les systèmes
de lecture, peut être interprété comme la dualité du
ciel et de la terre, du haut et du bas, du jour et de la nuit, de l’esprit
et de la matière. »
Les vieux traités le disent tous, la magie consiste à marier
le monde. Il y a des contraires, on les harmonise, c’est long,
difficile, parfois dangereux, déroutant, désespérant,
excitant, troublant. Ça a coûté la vie à plus
d’un, dénoncé par des voisins, des parents, des amis,
des proches, tous dévots de la matrice du Bien et du Mal.
On pense à Giordano Bruno ou encore à ces deux propositions
de Pic de la Mirandole dans ses 900 conclusions philosophiques, cabalistiques
et théologiques (Allia, 1999) :
« Les merveilles de l’art magique ne s’accomplissent que
par l’union et l’actualisation des choses qui sont latentes ou séparées
dans la nature. »
« Faire de la magie n’est pas autre chose que marier le monde. »
Mariage du ciel et de l’enfer.
Quelques extraits de ce livre magique, ce bijou mystique de Blake :
« En hiver, jouis » / « Celui dont le visage
est sans rayons ne deviendra jamais une étoile » / « Une
pensée, et l’immensité est emplie » / « Pour
créer la moindre fleur, des siècles ont travaillé » / « Une
même loi pour le Lion et pour le Bœuf, c’est Oppression. »
L’Etoile des amants fait également signe à Arcane
17 de Breton. L’arcane 17 du tarot, c’est l’Etoile
du matin (Vénus). C’est la Tempérance nue. Elle symbolise
la vérité profonde des choses ; elle met les énergies
qu’elle détient en circulation, incarnant de ce fait la pulsation
du cosmos. Surmontée de 7 étoiles et d’une double étoile
flamboyante (Vénus) qui unit les contraires (sa couleur rouge et
sa couleur jaune, le matin et le soir, Hesper et Vesper, mercure et soufre...),
elle est le trait d’union entre la terre et le ciel, et elle prodigue
la chance aux hommes selon le bon ordre de l’univers.
Dans Arcane 17, Breton fait intervenir Flamel, à la suite
d’une flânerie auprès de la Tour Saint-Jacques :
« Il est certain que mon esprit a souvent rôdé autour
de cette tour, pour moi très puissamment chargée de sens occulte,
soit qu’elle participe de la vie doublement sous roche (une fois parce
qu’elle a disparu, laissant après elle ce trophée géant,
une autre fois parce qu’elle a exercé comme nulle autre la sagacité des
hermétistes) de l’église Saint-Jacques de la Boucherie, soit
qu’elle béneficie de la légende des retours de Flamel à Paris
après sa mort. »
Et voici Flamel de retour à Paris dans L’Etoile des amants :
Appelons ce personnage comme vous voulez, Flamel, par exemple, Nicolas
Flamel. (...) Il se lève d’un bond, cherche un miroir, se regarde
comme s’il avait du mal à se reconnaître, se lave, s’habille
comme s’il enfilait pour la première fois des habits de notre
temps, ouvre une malette posée sur la table et sourit en voyant les
lingots et la boîte à poudre. (...) Il flâne un peu sur
les quais du côté de Notre-Dame, passe devant la tour Saint-Jacques, évalue
assez vite la situation, rentre dans sa chambre et dort.
L’île Bonaventure de Breton, « un
des plus grands sanctuaires d’oiseaux de mer qui soient au monde » devient l’île
de la Cachette chez Sollers : Les étoiles, les oiseaux,
l’air, les mots : c’est notre voyage.
Langue des oiseaux
ou de cheval : La cabale (du latin caballus,
cheval) est pratiquée par les alchimistes. Elle est nommée également « langue
des Oiseaux » (ou des dieux), ou encore « Gaie Science ».
Fulcanelli : « C’est elle qui enseigne le mystère
des choses et dévoile les vérités les plus cachées ».
Françoise
Bonardel, Philosopher par le Feu (1995): « Cette
langue fondée sur des jeux de mots, homophonies et anagrammes, cherche à faire
jaillir la lumière de l’Esprit déposée sous l’écorce épaisse
des mots et des choses depuis la Création. Elle est bien en ce sens,
au plan verbal, l’équivalent du travail de « décantation » opéré par
l’alchimie sur la matière. »
L’alchimie selon Breton : « Cette lumière ne peut se connaître que trois voies : la poésie, la liberté et l’amour qui doivent inspirer le même zèle et converger, à en faire la coupe même de la jeunesse éternelle, sur le point moins découvert et le plus illuminable du cœur humain »
La reine change-t-elle le plomb sexuel en or ? Est-elle
un creuset d’impuretés qui purifie l’ordure ?
Plutarque
dit de Cléopâtre : « Quand
elle parlait, le son de sa voix répandait du plaisir ; sa langue était
comme un instrument à plusieurs cordes qu’elle pliait sans peine
au langage qu’elle voulait. »
On peut imaginer une autre Histoire : Antoine et Cléopâtre
battent Octave, ils viennent annoncer à Rome l’union de l’Orient
et de l’Occident, et Flamel, au lieu d’avoir à se cacher
pendant de longues années puis des siècles, règle
l’harmonie contradictoire universelle au nom de l’étoile
flamboyante des amants. Le Soleil et la Lune s’en seraient réjouis,
les galaxies aussi, la Terre et l’Océan auraient appris la
nouvelle en célébrant ensemble un perpétuel printemps,
l’éternité aurait été retrouvée
comme une mer mêlée de soleil.
Quelle est cette étoile des amants ? Vénus,
l’étoile des Rois Mages, l’étoile de l’Epiphanie,
l’étoile Polaire, l’étoile du Nord, l’étoile
des navigateurs, l’étoile des tarots, l’arcane 17, l’Etoile
qui symbolise l’union, l’harmonie du féminin et du masculin
dans la cabale juive et chrétienne : l’Etoile de David,
triangle vers le bas (pubis archaïque) mêlé au triangle
vers le haut (phallus pyramide), l’étoile du Yin et du Yang, « l’étoile
qui fait oublier la boue, c’est la personnalité angélique
de Watteau » (Breton) ?
Ne me dites surtout pas que ce qui est en haut est comme
ce qui est en bas, rangez cette table d’émeraude.
Bien
sûr, vous vous rappelez la fameuse Table d’Emeraude :
« Que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut,
et ce qui est en haut comme ce qui est en bas, pour que s’accomplisse
le miracle d’une seule chose. »
La singularité de l’or du Verbe. Et plus loin, on peut lire aussi : « Tu sépareras la terre et le feu, le subtil de l’épais, doucement et avec grande habileté. »
Flamel est pressé de retrouver son atelier, de rallumer son fourneau, de travailler, ou plutôt de tisonner en s’amusant, dans les coulisses de la nature. INRI : Igne Natura Renovatur Integra.
Les rencontres nécessaires ont lieu, les secours arrivent
quand il faut, une étoile veille, le feu reprend, les mutations
redeviennent claires. On recommence ? Mais oui, recommencer sans fin,
tout est là.
Lire en écho ce commentaire alchimique sur Finnegans
Wake :
« La mort et la résurrection d’un maçon
font le sujet du cryptoroman à fin ouverte de Joyce. Le maçon
s’appelle Tim Finnegan, parfois « Finnagain of the Stuttering
Hand », un « freemen’s mason », qui
trouve la mort en tombant d’un échafaudage et qu’on met
au tombeau. Les invités de la joyeuse cérémonie funèbre
(funferal) assistent à sa résurrection au moment même
où on débouche une bouteille de whisky dans un bruit de pétarade,
ce qui le ramène à la vie. Le whisky, c’est l’élixir,
la « wise key », la clé de l’œuvre :
cela veut dire faire se rejoindre le commencement et la fin de ce roman qui
est une « négation de la fin » (fin negans) ».
Alexander Roob – Alchimie et Mystique (1997)
Ce n’est pas parce que je suis ici que je ne suis pas là-bas. Le passé très ancien est tout proche. Je suis ondoyant, divers, j’ai plus de souvenirs que si j’avais six mille ans, j’ai ainsi habité dans la petite rue des Alchimistes, à Prague.
Reprenons les vieux textes par cette belle journée
de printemps, toutes fenêtres ouvertes. « Dieu est un
teinturier. »
N’oubliez pas de revoir les tableaux
du Tintoret, notamment Le
Paradis de Paris.
« Du fond des montagnes d’Asie apparaît la lumière sacrée de la lune, au fil des flots les reflets des étoiles se croisent. » Et encore : « Le soleil, fils de l’Orient, porteur de miracles. » Et encore : « Tant de vies sont tranchées, comme jour et nuit, toi tu habites le juste centre. »
La Lune et le Soleil, les deux entités alchimiques en vue des noces chymiques... Comme Cléopâtre-Lune-Isis et Antoine-Soleil-Dionysos : la vie inimitable, une vie divine, amimetobion... Comédie des harmonies...
« Les amants demeurent ce qu’ils ont été. Ils se retrouvent chez eux, caresse d’or d’un rayon sur une fleur, souffle de l’esprit, frémissement d’arbres sombres ».
« Je rentre donner un coup d’œil au
vin d’or ». Le « vin d’or » se
boit glacé au début du repas, et chambré à la
fin. Entre lui et lui, du salé au sucré, le vin sombre.
Or – Rubis – Or. Clair – Obscur – Clair.
Vif – Lent – Vif. C’est bien le rythme des concertos de
Vivaldi, un adagio souvent entouré par deux allegro-vivace. Soufre – Mercure – Soufre.
Soleil – Lune – Soleil, éternel recommencement, jamais
de fin, perpetuum mobile... On appelle aussi Hermès, dans
les textes alchimiques grecs, « le vendangeur ». L’art
alchimique est assimilé à celui de « presser la
vendange », tant en raison du mode d’extraction de l’Elixir
et de sa couleur rubis, que de la saison à laquelle recueillir le
précieux nectar, l’automne.
L’alchimie, on peut le noter, a lieu en U vert (Flamel
passe par là, on se souvient que c’est un excellent calligraphe).
U
vert, ouvert. Lion Vert, émeraude, Maud. Champ vert.
Ecoutons donc Flamel : « Je t’ai fait peindre un champ
vert, parce qu’en cette décoction les confections se font vertes.
Cette verdeur démontre particulièrement que notre Pierre a
une âme végétante, et qu’elle s’est convertie
par l’industrie de l’art, en vrai et pur germe, pour germer abondamment,
et produire des rinceaux infinis. Ô Bienheureuse verdeur, dit le Rosaire,
qui produit toutes choses, sans toi rien ne peut croître, végéter,
ni multiplier. »
« Quand la distinction entre le sujet et l’objet
est tout à fait effacée, quand la recherche et le cherché se
fondent. C’est la paix. » Ou encore : « Quand
le moment de la plus grande fixité survient, ils sont comme s’ils étaient
assis dans un espace vide, ouvert de tous côtés, s’étendant
sans limites. »
C’est l’harmonie ouverte. L’alchimie propose
une fin de la métaphysique, l’harmonie par delà les contraires,
le paradoxe comme esthétique, l’or retrouvé. Si l’or
est une dimension du temps, s’il faut partir à la recherche
de ce temps-là ? Peut-être, est-ce le même temps
chez Proust, retrouver l’or du temps perdu. A la recherche de l’or
perdu du temps.
Si tu veux en savoir plus, comme le dit un explorateur du
passé, deviens toi-même le livre, et l’essence.
Deviens
toi-même l’œuvre et la quinte-essence.
D’où vient ce rêve dans lequel, derrière
une porte, j’entends une voix semblable à la mienne dire distinctement
qu’il reste à accomplir « un rêve de pierre » ? « Ça,
c’est autre chose », ajoute la voix. « Peu
y parviennent. » (...) Rêve de pierre ? Il y a, bien
sûr, les vers de Baudelaire dans son poème un peu idiot La
Beauté : « Je suis belle, ô mortels, comme
un rêve de pierre, et mon sein où chacun s’est meurtri
tour à tour... », etc. Bon, du calme, adoucissez-moi
ce sein, changez-le en coussin. Non, il s’agit plutôt des pierres
de rêve chinoises, j’en ai une, ici, devant moi, une vague
veineuse bleu sombre, un sein justement, et la tradition veut qu’en
méditant devant elle on atteigne un jour ou l’autre l’illumination.
Mouvement dans l’immobilité.
Le volatil dans le fixe.
L’aigle dans le lion (le lion
ailé de Venise). Cette pierre est bien sûr la pierre philosophale,
la beauté du secret et le cœur du style qui transforment tout
en trésor.
Rêve de pierre, voilà : l’eau jaillit
du rocher, c’est la source. Ou bien : la pierre qu’ont
rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle.
Changer
l’urine en or
Oh oui, oh oui, mais
surtout ne le dites à personne.
Flamel : « Mais ne te jacte jamais de l’avoir
fait car les hommes sont méchants et envieux. »
Sperme dans la lune, sang dans le soleil, des choses comme ça.
Su
Tung-p’o, écrit vers 1100, dans son Traité du
dragon et du tigre : « Le dragon est mercure. Il est
le sperme et le sang. Il vient des reins et il est déposé dans
le foie. Son signe est le trigramme K’an. Le tigre est le
plomb. Il est le souffle et la force du corps. Il naît dans le cerveau
et est conservé par les poumons. Son signe est le trigramme Li.
Lorsque le cerveau est en mouvement, alors le souffle et la force s’activent
avec lui. »
Dans le Yi King, K’an correspond à l’insondable,
l’eau, l’esprit impétueux et aventureux de l’eau
des rivières et des torrents. C’est le risque toujours mobile.
C’est l’humide, le féminin, la Lune.
Et Li correspond à ce qui s’attache, le
feu, la lumière. C’est la clarté et la chaleur, le masculin,
le Soleil.
La formule se résume à une double conjonction :
le masculin dans le féminin, le féminin dans le masculin : Sperme
dans la lune, sang dans le soleil...
Dis-moi comment tu as trouvé le soleil ce matin, la lune hier, une pivoine la semaine dernière, un fleuve il y a dix ans.
Avant tout la respiration, le ciel, les couleurs. Vous lisez le monde en vous-même ? Oui, et réciproquement. Sans fin ? Sans fin.
Passion fixe
Le bonheur sur fond noir, je ne me lasserai pas d’en parler.
Dans Passion fixe, les deux textes qui tissent la trame du roman sont Etats de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac et le Yi King, livre des mutations. Une façon d’être dans la surprise de l’alchimie, la lettre du voyant, divination de la vie...
Rien n’est figé, la mobilité opère, les transformations sont en cours. Il n’est pas impossible, disait François, que nous ayons droit de nouveau, un jour, au signal Ko, la révolution, la mue, avec, en bas, ce qui s’attache, le feu (Li), et en haut le joyeux, le lac (Touei).
Si j’écrivais un jour un livre, me disais-je, j’aimerais qu’il mérite ce titre : la trame des mutations. Un volume de rêve, donc, comme l’étoffe dont nous sommes faits, un roman génétique : king lyre.
Cyrano :
« La Terre me fut importune,
Je pris mon essor vers
les Cieux,
J’y vis le Soleil et la Lune,
Et maintenant j’y vois les Dieux. »
L’amour est un art de musique, comme l’alchimie.
La fixité approfondit le mouvement, le ciel au milieu de la montagne évoque des trésors enfouis, le passé soulève le présent.
Vous ne ferez croire à personne que vous avez passé des heures à choisir ou à déplacer tel ou tel mot, telle série de syllabes. On vous tiendrait pour fou, et avec raison. Fou comme il fallait l’être, sans doute, pour entretenir jour et nuit le feu d’une cuisson de métaux et passer à travers la matière afin de trouver la pierre philosophale, la poudre de projection, l’or du temps. « Je cherche l’or du temps. »
Et maintenant, je m’endors sur le canapé, je
rêve. J’entre dans l’allée sableuse d’un
vieil hôtel du dix-septième siècle qui porte curieusement,
sur son fronton triangulaire éclairé par des flambeaux (c’est
la nuit), les inscriptions suivantes :
SON ECLAT LE VOILE.
IL SE DISSIMULE EN PLEIN JOUR.
ON LE VOIT PARTOUT, NUL NE LE VOIT.
Je suis d’autant plus surpris que je suis passé des
centaines de fois dans cette rue sans remarquer, au numéro 10, cette
magnifique construction, qui doit sauter aux yeux du promeneur attentif.
J’avance, la façade est éclairée, on entend
du bruit, on doit donner une fête. Des musiciens et des musiciennes,
en costumes d’époque, me frôlent sans me remarquer.
Il y a un peu de tout : des violons, des luths, des violes, des tambours,
des trompettes. Une belle jeune femme brune arrange avec nervosité un
foulard noir autour de son cou : elle doit chanter tout à l’heure,
sans doute. Il y a beaucoup de fleurs dehors et dedans qui me paraissent étonnamment
grandes. Des roses d’au moins deux mètres, des glaïeuls
de même dimension, des bouquets de pivoines en buissons. Je monte
maintenant un escalier de pierre, pendant que la musique éclate,
mon corps sait où il va, je n’en suis pas autrement surpris.
Un des musiciens, en bas, annonce à haute voix le morceau suivant : « le
cœur des choses ». La chanteuse se lance dans ses vocalises.
Je l’entends prononcer « cris affreux », « le
tour est joué », « les tambours, les trompettes », « que
l’amour nous embrase », sa voix fait vibrer le bois des
fenêtres et des tableaux de l’étage. J’entre enfin
dans une grande pièce tapissée de livres où un personnage
assez grand, mince, aux cheveux blancs, de figure très jeune, entouré de
rouleaux et de vases, me tend courtoisement, sans un mot, une petite boîte
chinoise remplie d’une poudre rouge. On dirait une cassette à joyaux.
Je comprends que je dois avaler un peu de poudre (goût légèrement
amer), avant de jeter enfin, c’est le sens de l’acte, « un
regard dans ce qui est ». Ce sera l’éclair, ce
sera la paix. Le personnage a disparu, non sans m’avoir laissé un
billet manuscrit sur lequel je peux lire : L’art de musique.
Je le déplie. Il s’agit d’un quatrain intitulé Air
en sol :
Le sel deux fois obtenu
À travers le sol et l’air
Donne du soleil
L’or.
Je comprends qu’il faut aussi que j’avale ce
billet, et une carafe de vin et un verre sont d’ailleurs là à cet
effet. Le plateau d’argent sur lequel ils sont posés est gravé « Aux
amours des dieux ». Le billet, à ma grande surprise,
fond délicieusement dans ma bouche avec le vin vieux, pendant que
me parviennent encore, derrière la porte pourtant capitonnée,
les échos de la fête nocturne. Je veux à cet instant
consulter ma montre : je l’ai perdue.
Je me réveille, je regarde ma montre. Il ne s’est
pas écoulé une demi-heure, alors que j’ai l’impression
d’avoir passé la nuit au 10 de la rue... La rue comment, déjà ?
Oublié. Du côté du Comptoir de Cologne ? Mais
non, là, nous sommes à Amsterdam, pas à Paris. Cette
rue, pourtant, je ne connais qu’elle, j’y passe tous les jours.
Vraiment ? Tous les jours ?
La musique ne m’est pas inconnue. Il y a un air de
Jean-Joseph Mouret auquel je pense, un air tourbillonnant et guerrier,
avec soprano, timbales et trompettes, un vieil air étincelant de
musique française, mais ce n’est pas celui que j’ai
entendu. Le goût dans la bouche ? Le vin ? L’inscription
du billet ? Tout cela peut s’expliquer, sauf le sentiment de
présence intense. Le jeune vieillard courtois ? Figure classique
de l’alchimiste au grand front studieux, dans tant de gravures. Il
est très vieux, puisqu’il vient de loin. Tout jeune, puisqu’il
va très loin. Il passe à travers le temps, il est le temps.
La durée, pour lui, est le devenir d’une mémoire.
Une fois de plus, en froissant des papiers dépassés,
je me demande pourquoi on a appelé l’alchimie « l’art
de musique », même si parfois, en un éclair, au
réveil, je saisis pourquoi. Puis plus rien, j’attends.
Ou
bien philosophie par le feu. Et la rosée qui surgit
vient de rosis, force. Rose, rosée. Fleur, gouttes, saveur.
Françoise Bonardel, Philosopher par le feu : « Les alchimistes restent fort discrets sur les raisons qui les portèrent à voir dans la rose l’un des symboles privilégiés de leur Œuvre au Blanc et au Rouge. On se contentera donc de noter la place éminente occupée dans le Jardin chymique par le rosier, porteur de roses blanches et rouges : tandis que plusieurs traités portent le titre de Rosarium Philosophorum : Roseraie, ou Rosaire des Philosophes »
L’auteur est dans sa bibliothèque à peu près toute la journée, mais elle ouvre par une porte dérobée sur un laboratoire secret. Il surveille là un fourneau, poursuit une expérience d’alchimiste. Au début du troisième millénaire de notre ère ? Non, impossible. Et pourtant si. La nuit, il prend une voiture, se rend en ville sous une autre identité. Son travail l’absorbe presque entièrement, mais il s’amuse aussi beaucoup. On le voit parfois, vers midi, assis sur sa terrasse surplombant le plan d’eau, face au sud...
Une Vie divine
Empédocle enseignait encore que toute vie était
due au mouvement né de la tension entre les deux forces bipolaires
de l’amour et de la haine.
On songe ici à M. N., M. (AIME),
N. (HAINE) !
Les lettres M et N sont les deux lettres centrales de notre
alphabet. Elles viennent respectivement à la 13e place
pour M (Arcane 13 du tarot : La Mort, la métamorphose, la mutation)
et à la 14e place pour N (Arcane 14
du tarot : La Tempérance, l’équilibre, le juste
milieu). Pour « aime » la mort, pour « haine » la
tempérance. Avant le M, il y 12 lettres, après le N, il y en
a également 12. Le bel équilibre entre le haut et le bas de
l’alphabet.
À l’amour et à la haine, « Leur
correspondent, dans l’opus magnum, les deux opérations successives
de la solution et de la coagulation, de la dissolution et de la fixation,
de la distillation et de la condensation, de la systole et de la diastole,
du « oui et du non en toutes choses » (Jacob Böhme) ».
Je me souviens que Monsieur Nietzsche, dans ses fragments, en cherchant un
titre pour ce qui allait devenir Par delà le bien et le mal, écrivait
comme hypothèse de titre : « Par delà le oui
et le non », c'est-à-dire la proposition paradoxale par
excellence du oui et non en toutes choses ! Il faut relire dans cet
axe, la dernière citation des Illuminations à travers les
textes sacrés de Sollers (2003), elle est de Jacob Böhme
dans son livre Mysterium Magnum :
« Je n’ai pas besoin de veaux pour comprendre
mes ouvrages, mais de bons yeux bien illuminés ; aux autres,
ils ne peuvent rien apprendre, si malins soient-ils »
Li. D.