IRONIE numéro 118 - Janvier 2007

« Je suis un animal sensible »

Nietzsche à Franz Overbeck, Nice, 8 décembre 1883 : « J’ai besoin de lumière. La profusion de lumière d’un ciel limpide est presque la seule chose dont il m’est absolument impossible de me passer, que je ne sais comment remplacer. A cet égard, je n’ai pas eu de chance avec Gênes. Je viens seulement de découvrir dans une statistique que dans toute l’année, Gênes n’a pas beaucoup plus de jours de beau temps que Nice durant les six mois de l’hiver, sur quoi je suis illico parti pour Nice. Quand je saurai l’espagnol, j’irai encore plus loin, peut-être à Valence. Un être aussi modeste que ton ami en fait de logement, de nourriture et d’habillement peut vivre partout facilement et à bon compte. »

Nietzsche à Peter Gast, Nice, 1er février 1884 : « Ce janvier a été le plus beau que j’ai jamais vécu, grâce aux conditions atmosphériques. »

Nietzsche à Mawilda von Meysenbug, Nice, février 1884 : « Nice est, de toute évidence, le premier endroit qui fasse du bien à ma tête (et même à mes yeux !) et j’enrage de ne m’en être rendu compte que si tard. Ce qu’il me faut, en premier, en second et en troisième lieu, c’est un ciel serein et du soleil, sans le moindre petit nuage ; pour ne pas parler du sirocco, mon ennemi mortel. Nice a en moyenne annuelle 220 jours tels qu’il me les faut. Sous un ciel pareil, j’arriverai bien à faire progresser l’oeuvre de ma vie, l’oeuvre la plus dure et la plus riche en renoncements qu’un mortel se puisse imposer. »

Nietzsche à Peter Gast, Nice, 25 février 1884 : « J’en ai si lourd sur le cœur (ah, mon ami, d’abord et par-dessus tout, le sentiment d’une responsabilité inexprimablement grande !!) que je ne peux plus me permettre de commettre une erreur en matière climatique. »

Nietzsche à Franz Overbeck, Nice, 7 avril 1884 : « Le climat du littoral provençal convient merveilleusement à ma nature, je n’aurais pas pu écrire la rime finale de mon Zarathoustra ailleurs que sur cette côte, dans la patrie de la “gaya scienza”. »

Nietzsche à Franz Overbeck, Sils-Maria, 14 septembre 1884 : « C’est en somme la médiocrité allemande de l’esprit bourgeois qui se montre méfiante et irritable envers tout ce qui vient du Sud, et y flaire de la “frivolité”. C’est à la même hostilité que se heurte ma philosophie – chez moi comme dans la musique de Kœselitz, on hait le ciel limpide. »

Nietzsche à sa famille, Menton, 7 novembre 1884 : « Pour le paysage, Menton me convient beaucoup mieux que Nice – plus calme, plus grandiose, à proximité immédiate de la montagne et de la verdure, de sorte qu’on n’a pas, comme à Nice, à marcher quarante minutes avant d’arriver dans la nature. »

Nietzsche à sa famille, Menton, 28 novembre 1884 : « Il y va, entre Nice et Menton, d’une certaine différence d’humidité dans l’air : je suis un animal sensible. »

Edouard Manet, Portrait de Claude Monet, 1880.

Édouard Manet, Portrait de Claude Monet, 1880.

« Je fais, moi, un métier de chien… »

Par une lettre datée du 12 janvier 1884, Monet annonce à Durand-Ruel sa volonté de passer un mois à Bordighera. Il part le 17. Il est de retour à Giverny le 16 avril. Le mois prévu en aura duré trois…

Jour après jour, Monet écrit à Alice Hoschedé, à « Chère Madame » restée à Giverny, et, de loin en loin, régulièrement à Durand-Ruel. Et ses lettres composent le journal le plus intense qui soit d’une création, de ses méthodes et de ses exigences. Jours d’enthousiasme, jours de doute, jours de déception, jours de colère, jours de ravissement… Ces lettres, écrites dans une chambre d’hôtel, mettent en évidence l’essentiel. Les commentaires sont vains.

À Durand-Ruel, Giverny, le 12 janvier : «  Je veux passer un mois à Bordighera, l’un des plus beaux endroits que nous ayons vus dans notre voyage1. De là, j’espère bien vous rapporter une série de choses neuves. Mais je vous demande de ne parler de ce voyage à personne, non parce que je veux en faire mystère, mais parce que je tiens à le faire seul. Autant il a été agréable de faire le voyage en touriste avec Renoir, autant il me serait gênant de le faire à deux pour travailler. J’ai toujours mieux travaillé dans la solitude et d’après mes seules impressions. Donc gardez le secret jusqu’à mon ordre. Renoir, me sachant sur le point de partir, serait sans doute désireux de venir avec moi et ce nous serait tout aussi funeste à l’un qu’à l’autre. Vous serez sans doute de mon avis. »

À Durand-Ruel, Bordighera, le 23 janvier : « Bref, je suis installé et j’ai commencé à travailler hier. Les débuts sont toujours médiocres, mais certainement je pourrai rapporter des choses intéressantes, car c’est de toute beauté et le temps est superbe. Je compte faire un séjour de trois semaines environ ici et autour, dans un autre endroit, afin de rapporter des choses variées. Ailleurs je ferai de l’eau, de la belle eau bleue. »

À Alice, le 26 janvier : « Aujourd’hui j’ai encore plus travaillé : cinq toiles, et demain, je compte en commencer une sixième. Ça marche donc assez bien, quoique ce soit bien difficile à faire : ces palmiers me font damner ; et puis les motifs sont extrêmement difficiles à prendre, à mettre dans la toile ; c’est tellement touffu partout ; c’est délicieux à voir. On peut se promener indéfiniment sous les palmiers, les orangers et les citronniers et aussi sous les admirables oliviers, mais quand on cherche des motifs, c’est très difficile. Je voudrais faire des orangers et des citronniers se détachant sur la mer bleue, je ne puis arriver à les trouver comme je veux. Quant au bleu de la mer et du ciel, c’est impossible. »

À Alice, le 27 janvier : « Je n’ai pu travailler aujourd’hui, le temps s’est tout à fait gâté ; j’ai été réveillé dans la nuit par un épouvantable tapage aussi par la pluie et le vent ; impossible de mettre le nez dehors ; on ne peut se faire une idée de cette pluie, des millions de robinets, de fontaines ; les paysans doivent être heureux, mais moi je suis navré de ne pouvoir travailler. D’un côté, on me dit que jamais ce temps-là ne dure, d’autre part que cela peut durer un mois, cela se voit quelquefois. À deux heures, la pluie a cessé, mais non le vent, un vent formidable, et les nuages qui cachaient les montagnes se sont dissipés ; alors ça a été un spectacle inoubliable pour moi, peut-être plus beau que l’adorable temps calme des autres jours, toutes les montagnes couvertes de neige à la cime ; car, quand il pleut en bas, c’est de la neige sur ces énormes hauteurs ; alors le soleil là-dessus, des nuages à la moitié des montagnes et la mer toujours même plus bleue encore ; non, cela ne se peut décrire. Quant à le peindre, il n’y faut pas songer, ce sont des effets de trop courte durée et qui ne peuvent se retrouver. »

À Alice, 28 janvier : « Le temps est revenu splendide, une chaleur étouffante comme au mois d’août ; c’est vous dire que j’ai travaillé tout le jour et que ça marche. Je serais si content si je puis rapporter toute une série de choses vraiment bien. »

À Alice, 29 janvier : « Il fait un temps merveilleux et je voudrais pouvoir vous envoyer un peu de soleil. Je travaille comme un forcené à six toiles par jour. Je me donne terriblement de mal, car je n’arrive pas encore à saisir le ton de ce pays ; par moments, je suis épouvanté des tons qu’il me faut employer, j’ai peur d’être bien terrible, et cependant je suis bien en dessous ; c’est terrible de lumière. J’ai déjà des études qui ont six séances, mais c’est tellement nouveau pour moi que je ne puis arriver à terminer ; mais le bonheur ici c’est de retrouver chaque jour son effet et de pouvoir poursuivre et lutter avec un effet. Aussi suis-je enfiévré par ce que je fais et il me tarde toujours d’être au lendemain pour mieux faire. »

À Alice, le 30 janvier : « Depuis le jour jusqu’au coucher du soleil, je n’ai pas cessé de peindre, ne prenant que juste le temps de déjeuner ; j’ai maintenant huit toiles que je mène de front, toujours avec beaucoup de difficultés, mais qui arriveront certainement à bien. »

À Alice, 2 février : « Il fait toujours un très joli temps. Que j’ai donc bien fait d’entreprendre de nouvelles toiles, car j’avais perdu trois bonnes journées à attendre le soleil ; c’est du reste très beau ; je suis maintenant à la tête de quatorze toiles ; c’est bien travailler, j’espère ; il y aura évidemment du bon et du mauvais dans tout cela, mais ce sera toujours intéressant à rapporter. »

À Duret, le même 2 février : « Je suis installé dans un pays féerique. Je ne sais où donner de la tête, tout est superbe, et je voudrais tout faire : aussi j’use et gâche beaucoup de couleurs car il y a des essais à faire. C’est toute une étude nouvelle pour moi que ce pays et je commence seulement à m’y reconnaître et à savoir où je vais, ce que je peux faire. C’est terriblement difficile, il faudrait une palette de diamants et de pierreries. Quant au bleu et au rose, il y en a ici. Enfin, je pioche, je rapporterai des palmiers, des oliviers (c’est admirable, les oliviers) et de là mes bleus. »

À Alice, le 3 : « Je travaille toujours, comme un forcené, très entraîné et très content de moi ; je fais des progrès, et mes premières toiles sont bien mauvaises à côté des dernières. Maintenant je sens bien le pays, j’ose mettre tous les tons de rose et bleu ! c’est de la féerie, c’est délicieux et j’espère que cela vous plaira. Il a fait aujourd’hui une journée sans pareille de calme et de chaleur. »

À Alice, le 4 : «… et puis je me mets à l’aise, je fais ma petite exposition des toiles auxquelles j’ai travaillé dans la journée… »

À Alice, le 5 : « Vous avez raison, je travaille peut-être un peu trop, vous savez comment je suis lorsque je suis bien en train ; mais vous ne m’avez jamais vu à l’œuvre quand je suis seul ainsi au loin : je ne me donne pas une minute de répit, tant j’ai peur de revenir bredouille, ou enfin, de ne pas rapporter grand-chose. » Le même 5 février, à Durand-Ruel : « Je travaille de plus en plus et mieux qu’au commencement. » 

À Alice, le 7 : « … j’espère bien finir plusieurs études cette semaine, quoique j’ai bien du mal à les quitter, voyant chaque jour plus clair. Je ne sais quel effet tout cela vous fera, mais c’est bien terrible et le bleu joue un grand rôle dans tout ce que je fais. Aujourd’hui, je travaillais à un sous bois d’oliviers par temps gris : tout est bleu, et cependant c’est ainsi. »

À Durand-Ruel, le 9 : « Oui, je suis de plus en plus dans le ravissement et je travaille beaucoup. »

À Alice, le 12 : « Après la terrible pluie d’hier ; il a fait aujourd’hui un temps splendide et j’ai travaillé tout le jour avec plus d’ardeur que jamais ; mais, mon Dieu, que ce satané pays est difficile ; je ne puis arriver à finir mes seules études ; je crois toujours que ça va y être, puis, une fois rentré, je vois que ce n’est pas encore cela. Je ne sais si mes toiles plairont, mais elles me donnent bien du mal à faire. »

À Alice, le 15 : « J’ai ragé tout le jour ; parti le matin à mon étude et revenu sans avoir pu travailler, et l’après-midi je n’ai pu toucher qu’à une seule toile, tant le temps était variable et triste ; un vrai temps du Nord, froid même. Le baromètre baisse et cela m’épouvante : j’ai tant à faire, car ces jours-là je trouve tout ce que j’ai fait affreux et je suis obsédé de la pensée que ça ne plaira à personne. Ce qui est un fait certain, c’est que, jamais, je n’ai eu tant de mal : j’ai des toiles qui ont des 10 et 12 séances et qui ne paraissent pas avancées, pas une ne sera sortie d’un jet : est-ce un bien, est-ce un mal ? Je ne sais : c’est au retour que je pourrai me prononcer. »
À Alice, le 17 : « Vous dire les belles choses que j’ai vues est impossible : malheureusement tout cela est trop loin et dans des endroits inaccessibles avec l’attirail du peintre. »

À Durand-Ruel, le 18 : « Je ne suis pas satisfait du tout du temps. Voilà une huitaine de jours qu’il fait très mauvais et aujourd’hui il fait si froid qu’il m’a fallu faire du feu. J’espère bien que cela ne va pas durer, car il n’y a pas moyen de travailler par ce temps. Ici il faut le soleil. »

À Alice, le 19 : « … j’ai de meilleures nouvelles à vous donner. Le soleil est revenu, superbe, mais avec un vent terrible, épouvantable, une tempête avec du soleil, la mer est inimaginable. Figurez-vous la mer agitée de Pourville, mais d’un bleu merveilleux et l’écume est comme de l’argent. J’ai voulu en essayer, mais parasol, toiles, tout a été emporté et le chevalet cassé ; il m’a fallu battre en retraite, furieux. J’ai donc pris un grand parti, me rappelant qu’à Dolce Aqua où je suis allé dimanche on ne sentait pas le vent abrité par les montagnes, j’ai pris une voiture et j’y ai très bien travaillé deux motifs merveilleux. Le pont est adorable et là j’étais au calme et au chaud comme au mois d’août, j’irai donc là tant que ce vent durera, de cette façon je ne perds pas mon temps et ne me tourmente pas. Dès que je m’arrête de travailler, j’ai toujours peur de n’arriver à rien ; je m’effraie peut-être à tort. »

À Alice, le 27 : «  J’ai beau regarder toutes mes toiles, je vois bien que je ne suis pas au bout malgré le mal que je me donne. Et quand je songe aux deux études que j’ai faites à Monte-Carlo lors de mon premier voyage, lesquelles toiles eussent été complètes avec deux séances au plus, je me dis que j’ai été mal inspiré en choisissant Bordighera ; enfin, il me faut aller jusqu’au bout, et plus je serai long, plus il faut que ce voyage soit productif. »

À Alice, le 1er mars : « Je vous assure que, pour travailler comme je le fais, il ne faut pas penser à autre chose. Comme je vous l’ai écrit : je suis quelquefois absolument las et ne pourrai encore longtemps faire ce métier. »

À Alice, le 5 : « J’ai reçu une lettre de Caillebotte ce matin qui me demande si je vais passer ma vie ici ; il est vrai que d’ordinaire je suis plus expéditif dans mes voyages, mais il faut bien admettre qu’ici il m’a fallu toute une étude pénible au début.. Il règne ici un ton rose extraordinaire, intraduisible, les matinées sont idéales. Je peins maintenant avec des couleurs italiennes que j’ai dû faire venir de Turin. J’ai du reste, usé toutes mes toiles, mes chaussures, mes chaussettes sont rongées par le soleil, moi seul rentrerai vaillant, quoique je sois las, très las par moment de ce travail, de cette lutte continuelle. »

À Alice, le 10 : «  Depuis ce matin je n’ai cessé de travailler jusqu’à 6 heures du soir, j’ai pris une heure pour déjeuner et c’est tout, mais j’ai bien travaillé et suis très content de moi aujourd’hui ; j’ai fait bien des croûtes au début, mais maintenant je le tiens ce pays féerique et c’est justement ce côté merveilleux que je tiens à rendre. Évidemment bien des gens crieront à l’invraisemblance, à la folie, mais tant pis ; ils le disent bien quand je peins dans notre climat. Il fallait en venant ici que j’en rapporte le côté saisissant. Tout ce que je fais est flamme-de-punch ou gorge-de-pigeon et encore ne le fais-je que bien timidement. Je commence à y arriver : c’est, du reste, chaque jour plus beau : les amandiers et les pêchers mêlés aux palmiers, aux citronniers toujours avec leurs fruits dans des harmonies délicieuses et, en voyant tout cela se transformer chaque jour, on voudrait suivre la progression si l’on n’était attiré ailleurs ; car, en même temps que je jouis de tout cela, j’enrage de ne pouvoir boucler mes valises. C’est trop long et cela me donne une nouvelle ardeur ; cela, joint à une vision plus juste, me fera faire, j’espère, des merveilles, comme dit Durand qui m’a écrit me demandant des détails sur mes travaux, m’engageant à ne pas craindre d’entreprendre de grandes [toiles] et à prolonger mon séjour. Il est bon lui, il ne se doute pas que je suis par moments à bout de force et las de travailler… »

À Durand-Ruel, le 11 : « Excusez-moi si je ne vous écris pas plus souvent : je veux toujours le faire, mais le soir venu je suis souvent bien fatigué et je remets la correspondance au lendemain. Il pleut en ce moment, ce qui heureusement est assez rare. J’en profite donc pour vous adresser ces quelques lignes et vous mettre un peu au courant de ce que j’ai fait. J’ai du reste énormément travaillé. Les débuts ont été pénibles et avec cela beaucoup de variations dans le temps, enfin si je me suis donné du mal et si j’ai fait de mauvaises choses, je crois qu’il y en a aussi de bonnes. Cela fera peut-être un peu crier les ennemis du bleu et du rose, car c’est justement cet éclat, cette lumière féerique que je m’attache à rendre et ceux qui n’ont pas vu ce pays ou qui l’ont mal vu crieront, j’en suis sûr à l’invraisemblance, quoique je sois bien au-dessous du ton : tout est gorge de pigeon et flamme-de-punch, c’est admirable et chaque jour la campagne est plus belle, et je suis enchanté du pays. »

À Alice, le 12 : « … ici, ce qui est admirable, c’est que de loin en loin il pleut à torrents, comme hier, mais le lendemain le temps redevient superbe, et ce soir il y avait de nouveau de la poussière : ce soleil m’a redonné de l’ardeur, car quand je vois le mauvais temps, j’ai toujours peur qu’il ne dure et tout de suite je m’attriste ; j’ai tant envie d’être revenu ; je suis plus que las de cette solitude et bien fatigué de tant travailler, car je puis vous le dire aujourd’hui, j’ai craint un moment de ne rien rapporter de bon ; pendant longtemps j’ai travaillé sans arriver à ce que je voulais, j’ai dû abandonner des toiles, en recommencer, en effacer, enfin, je n’arrivais qu’à faire d’horribles croûtes et, vous savez, dans ces cas-là le mauvais sang que je me fais ; j’avais une peur atroce, mais je me suis donné du mal, ça m’aura servi : le malheur est que toutes mes toiles ne soient pas les dernières. »

À Alice, le 13 : « J’ai huit toiles terminées, c’est quelque chose, mais que d’effort, de fatigue même ! Je suis assommé de tant travailler, je me sens comme à bout de forces : aujourd’hui j’ai travaillé à sept études, je crois n’avoir jamais fait cela, mais aussi j’en suis comme abruti, je voudrais tant être revenu et cependant quel temps adorable, que c’est beau ! »

À Alice, le 19 : «  Ici le temps s’est un peu barbouillé, bien qu’il ait fait très beau, mais ce matin, j’ai cru au temps gris, je me suis embarqué pour aller travailler à des toiles commencées à temps couvert. Une fois rendu, le soleil s’est montré ; après le déjeuner, ça a été la même chose en sens contraire. Résultat : mauvaise journée ; ça m’attriste tout de suite. J’aimerais mieux la pluie, au moins, après, on est sûr du beau temps, et puis tout change en ce moment et j’ai besoin d’en finir au plus vite, et il me tarde de jouir des premiers beaux jours chez nous. »

À Alice, le 21 : « Faire ce métier-là pendant un mois, c’est possible, mais plus de deux mois, c’est tuant et je n’en puis plus, et cependant ça marche. Il fait très beau aujourd’hui et j’ai encore fini une toile : il me faut du reste en finir une chaque jour à présent… »

À Alice, le 22 : « J’ai eu aujourd’hui une mauvaise journée, quoiqu’il ait fait très beau, mais avec apparence de gris le matin, puis le soleil, puis du regris, et tout le temps comme cela, de sorte que j’ai fortement maugréé, changeant de toiles je ne sais combien, pour ne pas faire grand chose, et cependant très fatigué ce soir. »

À Alice, le 23 : « Il a fait une journée superbe et j’ai beaucoup travaillé : une toile encore de finie et plusieurs d’avancées ; enfin, ça marche. »

À Alice, le 26 : « La journée d’hier n’a pas été très bonne, mais j’ai bien rattrapé le temps perdu et je suis plein d’ardeur ; aussi ces dernières journées vont-elles améliorer bien des toiles. » En ce même mercredi 26 mars, il écrit une seconde lettre à Alice : « Bonne et excellente journée, temps idéal, merveilleux, trois toiles encore de finies : je dis finies, mais cependant pas encore comme je voudrais ; mais je resterais ici des mois que ce serait la même chose. Les effets changent, ça pousse si vite, et puis enfin, je ne puis plus être jamais content : il me semble toujours qu’en recommençant je ferais mieux. J’espère que tout cela va me paraître bien une fois là-bas. Enfin, j’ai bien travaillé aujourd’hui et j’en suis content. Au fur et à mesure que je décide, non pas qu’une toile est finie, mais que je ne la toucherai plus, pour en être plus sûr, je la fourre dans une caisse pour ne la plus voir qu’à Giverny. » Enfin, parce qu’il n’a pas tout dit, il lui écrit encore une troisième lettre en ce même 26 mars : « Quant à dire si je suis content, si je rapporte de bonnes choses, je n’en sais rien. J’ai été tellement dépaysé que j’ai barboté pas mal au début et, à la vérité, aujourd’hui encore, je voudrais pouvoir laisser là toutes mes toiles et recommencer une série de choses qu’il me semble je ferais à coup sûr ; mais, comme je vous le dis, j’ai tant travaillé, tant fait d’efforts que je suis à bout de forces. »

À Alice, le 27 : « Je craignais ce matin de ne pas avoir une très belle journée ; j’ai heureusement été trompé dans mes prévisions et j’ai fait une meilleure journée que je ne l’espérais. Je suis même très fier de moi, parce que, ayant une heure de libre, j’ai fait une pochade très réussie, meilleure que bien des choses sur lesquelles j’ai gémi pendant des 15 séances ; c’était, du reste, un délicieux effet ; et puis il est vrai qu’à force d’avoir trimé et cherché, je suis maître de moi, à présent. Si j’arrivais dans le pays sachant ce que je sais ! Aussi il me semble qu’une fois à Giverny, après quelques jours de vrai repos, tout me semblera facile à faire. »

À Alice, le 28 : « Je ne sais comment je fais pour faire ce métier, aller d’un motif à un autre, me creusant la tête pour mettre le plus que je peux de cette lumière dans mes toiles, c’est le travail d’un fou ; j’en suis abruti. »

À Berthe Morisot, le 30 mars : « … j’ai entrepris beaucoup de choses ; naturellement j’ai dû manquer et effacer bien des choses, enfin, me donner bien du mal et aujourd’hui, je ne sais plus si ce que je vais rapporter est à peu près passable. »

À Alice, le 31 : « Vous dire la journée mortelle que j’ai passée est impossible, enfermé dans cette maudite chambre devant ces toiles que je ne puis arriver à finir et qui, dans ces moments, me paraissent épouvantables et moins que rien, et je sais cependant quels efforts j’ai faits pour arriver à ce pauvre résultat. »

À Alice, le 1er avril : « En moins d’une heure, ce matin, le ciel est devenu radieux : pendant ce temps j’ai pu finir par à peu près les oranges d’hier, puis je me suis mis avec rage à mes études. Trois sont bâclées : je dis cela, parce que je veux finir absolument, j’en ai assez, j’en ai même par dessus les yeux. Aussitôt rentré, je les fourre dans la caisse de peur de n’en pas être satisfait et de vouloir encore y donner une séance et, dans l’état d’énervement où j’en suis, cela ne serait peut-être pas heureux. Je ne reverrai maintenant mes toiles qu’à Giverny ; je parle de celles terminées. »

À Alice, le 3 : « Le temps couvert est revenu avec mon désespoir. Ce n’est pas de chance et j’ai passé une bien ennuyeuse journée ne sachant que faire de mon corps, navré enfin. Mon unique moyen de passer le temps est en somme de peindre des natures mortes, mais sans grand entrain : aujourd’hui, c’est le tour des citrons. » À Alice, en ce même 3 avril : « Je vois que vous vous attendez à des merveilles ; vous serez peut-être désillusionnée, car bien que j’aie travaillé énormément, je ne suis pas content. Vous direz que c’est mon habitude et que je me plains toujours, mais certainement le résultat n’est pas en rapport avec le mal que je me suis donné. Ça a été une étude pour moi et c’est à présent seulement que je commence à comprendre. »

Si, jour après jour, pendant ces trois mois, Monet n’a pas cessé d’écrire à Alice Hoschedé qui lui écrit elle-même très régulièrement – « … un jour sans lettre me tourmenterait bien » a confirmé Monet -, s’il ne cesse de se soucier de l’argent qui manque ou pourrait manquer, de la santé des uns et des autres, des bêtises de tel ou tel enfant auquel il faut faire des « remontrances », Monet doit encore et encore conjurer son incorrigible jalousie. Ces lettres ne sont pas pour autant des lettres intimes… Monet s’adresse toujours à la même « Chère Madame » qu’il vouvoie, ou plutôt voussoie, tant la tendresse, tant l’amour qu’il lui témoigne demeure pudique. Mais cette pudeur n’est pas une réserve. Il affirme sans cesse sa fidélité. « … moi, d’être ici, je ne suis que malheureux d’être séparé de vous », « Je suis tout à vous, je vous aime, ne pense qu’à vous et n’ai jamais la pensée de vouloir ne plus vous aimer. Connaissez-moi donc et ne doutez jamais », « Je vais me mettre au lit, souffler ma bougie et m’endormir en pensant à Giverny où j’aimerais bien vivre », « … il n’y a de bonheur pour moi qu’avec vous, et je le voudrais plus complet », « … je ne puis vivre sans vous, vous le voyez bien, et si je ne travaillais pas, je m’ennuierais à mourir »… Une fois, une seule fois pendant ces trois mois, Monet se permet de transgresser ce voussoiement qu’il s’impose, une seule fois, le 9 février, pour tenter d’en finir avec « les idées noires, folles, absurdes » de « Chère Madame », une fois, une seule fois, Monet ose sommer par un tutoiement : « J’exige donc que tu m’aimes comme je t’aime. Puissent les baisers que je t’envoie effacer ces vilaines pensées. Je t’aime, je te voudrais là et te supplie de répondre par une bonne lettre pleine de caresses. » Mais ces confidences, ces promesses, cet unique élan, ne sont au bout du compte que cette affirmation : « Dites-vous que je travaille, que cela est bon pour moi et patientez. »

Je travaille… Madame Alice Hoschedé peut le vérifier lorsque – enfin ! – les quatre caisses refermées à Bordighera arrivent à Giverny. Ces caisses ne sont pas sorties d’Italie sans mal. À Vintimille, Monet a découvert qu’aucun tableau ne pouvait sortir du royaume d’Italie sans une autorisation de l’Académie qui doit attester que les susdits tableaux n’ont pas été volés dans un musée, qu’il devait obtenir à Gênes un certificat du représentant de cette Académie confirmant que Monsieur Monet Oscar-Claude était bel et bien l’auteur des toiles et études dont la liste complète mentionnant les titres et les dimensions devrait être établie, que les caisses seraient alors mises sous scellés, que… Les caisses, après trois jours de démarches et de tribulations remises en cause par la rupture des scellés, ont finalement passé la frontière clandestinement, un dimanche, à une heure où des douaniers indifférents n’ont pas vérifié si la cinquantaine de toiles qu’elles contenaient étaient, ou non, de Raphaël…

Le 16 avril, Monet envoie un billet à Durand-Ruel pour lui confirmer son retour à Giverny. Et son besoin d’argent. L’impatience – celle d’Alice qui attendait depuis des semaines le retour de Monet, celle de Monet même qui a au plus vite besoin de 200, 300 francs, celle de Durand-Ruel qui veut au plus tôt découvrir ce que rapporte Monet – est le sentiment le mieux partagé en cette mi-avril.

Pascal Bonafoux
Chapitre d’un livre à paraître chez Perrin
le 21 mars 2007 pour inaugurer le printemps.

Edouard Manet, Claude et Camille Monet dans son bateau-atelier, 1874.

Édouard Manet, Claude et Camille Monet dans son bateau-atelier, 1874.

Léon Werth à Monet, Carantec, 1er septembre 1913 : « Ni Mirbeau, ni vous ne saurez jamais complètement ce que vous êtes pour les hommes de mon âge qui, ayant le respect de ces deux langages  : la peinture et la littérature, aiment d’autant mieux la vie. »

1 Allusion au voyage de « repérage » effectué par Monet et Renoir, en décembre 1883, sur la côte d’Azur et la Riviera : Hyères, Saint-Raphaël, Monaco, Menton, Bordighera, Gênes. Ndlr.

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