Carte blanche à Cabanon Productions. Contact : Guy Tournaye (www.tournaye.blogspot.com)
Signataire
du Décodeur (L’infini Gallimard, 2005) et de Radiation (L’infini
Gallimard, 2007)
« La France est un pays qui pense. (…) Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant. Retroussons nos manches. »
Extrait du discours prononcé le 10 juillet 2007 à l’Assemblée Nationale.
« La méthode du carnet de notes est hautement recommandable. On y inscrit toute phrase, toute expression. On s’enrichit à l’épargne des vérités de quatre sous. »
« Lire, c’est emprunter ; en tirer profit, c’est rembourser sa dette. »
« J’ai lié par l’écriture un amas de grêles pensées et d’esquisses ; ce qu’elles attendent, c’est moins qu’on les remette sur le métier que les quelques rayons de soleil qui les feront germer. »
Georg C. Lichtenberg, Pensées [F 1219], [F 7], [B 295].
« L’art s’est, pour ainsi dire, fragmenté : le grand royaume, en se morcelant, a formé une foule de petites républiques. Chaque artiste a tiré la foule à lui, la flattant, lui donnant les jouets qu’elle aime, dorés et ornés de faveurs roses. L’art est ainsi devenu chez nous une vaste boutique de confiserie, où il y a des bonbons pour tous les goûts. (…) Ce peuple de décorateurs étroits et bourgeois fait un bruit de tous les diables ; chacun d’eux a sa maigre théorie, chacun d’eux cherche à plaire et à vaincre. La foule adulée va de l’un à l’autre, s’amusant aujourd’hui aux mièvreries de celui-là pour passer demain aux fausses énergies de celui-ci. Et ce petit commerce honteux, ces flatteries et ces admirations de pacotille se font au nom des prétendues lois sacrées de l’art. »
Émile Zola, Édouard Manet, étude biographique et critique, 1867.
Les éditeurs dépriment, les libraires agonisent, les auteurs crient famine. Et pourtant la machine tourne à plein régime : 727 romans publiés cette saison, contre 683 l’an dernier. On progresse… Les uns veulent voir dans cette production exponentielle « le signe de la vitalité du secteur » (Rapport livre – 2010). Les autres n’hésitent plus à comparer les éditeurs à des éboueurs et parlent de « Tri sélectif » (titre de l’édito de Livres Hebdo du 29 juin).
Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Le marché de l’édition est devenu une vaste déchetterie, un abattoir où l’auteur fait figure de chair à canon et le lecteur de dindon de la farce. Au lieu de remplir sa fonction de médiation, la chaîne du livre ne se préoccupe plus que de sa propre tuyauterie. La distribution est devenue une fin en soi – un centre de profit indépendant qui constitue désormais le cœur du système. Peu importent les intérêts de l’auteur et du lecteur. L’essentiel est d’alimenter la turbine et de générer du trafic – même si celui-ci se résume de fait aux allers et retours d’invendus (1).
Les discours en vogue sur les turpitudes de l’édition française mettent volontiers en cause le capitalisme triomphant, la course effrénée au profit, la marchandisation de la culture… Argument un peu court, quand on sait à quel point le Milieu, barricadé derrière son « exception culturelle », se complait dans des pratiques défiant toute logique économique. « L'édition est la seule activité qui répond à la baisse de la demande par une augmentation de l'offre », disait jadis Jérôme Lindon. C’est aussi et surtout le seul secteur où le principal créateur de valeur – l’auteur – est le plus mal traité : rémunération dérisoire, confiscation intégrale et illimitée de tous les droits d’exploitation de son travail, alors que c’est lui qui en assure la conception, la création (à moins d’avoir un nègre), le financement (à moins d’avoir un mécène), la fabrication (du moins en partie, traitement de texte oblige) et la promotion (à moins d’avoir une doublure de type Emile Ajar)... Au lieu de miser sur le contenu, c’est-à-dire sur l’auteur, la chaîne du livre préfère investir dans le contenant et jouer à la loterie en multipliant les tirages. Exit les passeurs de littérature, place aux marchands de papier !
Dans ce système, l’écriture en tant que telle n’a plus aucune valeur. Et l’inflation de titres à laquelle on assiste aujourd’hui représente en quelque sorte la phase terminale du processus de dévalorisation analysé par Marx (William, pas Karl) dans son ouvrage L’adieu à la littérature (Éditions de Minuit, novembre 2005) :
« La valeur de la littérature ne cessa de croître entre le XVIIe et la première moitié du XIXe siècle. La société lui confia des missions toujours plus importantes. Simple amuseur de la cour au début de la période considérée, tout juste bon à participer au divertissement royal ou, dans le meilleur des cas, à mettre en scène la gloire du souverain, l’écrivain gravit peu à peu les échelons du pouvoir et de la reconnaissance publique jusqu’à une métamorphose complète : le serviteur des princes devint la lumière du monde. De cette évolution un signe ne trompe pas : le changement de statut symbolique de la littérature s’accompagna au cours du XVIIIe siècle de l’émergence du statut juridique de l’auteur. Il était naturel que celui-ci pût affirmer ses droits au moment même où la littérature se voyait investie de pouvoirs nouveaux.
L’échange fonctionna en ces termes : plus les écrivains prétendaient donner du sens à la société – ce même sens que la religion n’était plus en mesure d’offrir –, plus la société leur conférait en son sein une responsabilité et une place éminentes. Mais la situation était instable : le sens offert par la littérature était lui-même garanti par la position qu’elle occupait dans la hiérarchie sociale. Que, d’une manière ou d’une autre, le marché s’estimât trompé sur la qualité de la marchandise fournie, c’est-à-dire sur la capacité des textes littéraires à faire sens pour lui, ou qu’il trouvât exagérées les prétentions de la littérature à la reconnaissance symbolique, et tout l’édifice s’écroulerait comme un château de cartes. » (P 61-62)
On en est là. Le krach a bien eu lieu. La cotation des actifs est au plus bas – rendant du même coup possible les OPA à bon compte (comme l’a montré la Littellmania l’an dernier). Inutile de chercher à « tout reprendre », à « tout recommencer depuis le début ». La refondation littéraire que certains appellent de leurs vœux est aussi chimérique que la refondation sociale chère au Medef ou la refondation politique prônée par le PS. Le bon vieux temps de l’étalon-or est révolu. Bienvenue dans un monde de changes flottants. « De la littérature qui vient, souligne W. Marx, nul en fait ne peut rien savoir d’absolument certain. Ni les fonctions qu’elle remplira, ni la forme qu’elle adoptera, ni même le nom qu’elle portera. » Tout au plus peut-on suggérer ici quelques pistes de réflexion sur la mutation en cours, en s’interrogeant non seulement sur le contenu et les enjeux de l’écriture, mais aussi sur son économie et ses nouveaux modes de diffusion.
1 Pour la critique détaillée de cette machinerie kafkaïenne, lire Le cauchemar de Diderot, la littérature en librairie aujourd’hui de Jean-Pierre Ohl, libraire et écrivain, in l’ouvrage collectif L’édition littéraire aujourd’hui, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy (Presses Universitaires de Bordeaux).
Totalité dissoute, réalité désagrégée, identité éparpillée en une anarchie d’atomes. Dans tous les domaines – politique, économique, social, scientifique, esthétique –, c’est le même constat qui s’impose : fondements disloqués, centres dispersés, continuités rompues. Au-delà des poncifs sur la « perte des repères » et autre « crise du sens », c’est bien à un processus généralisé d’archipélisation que l’on assiste aujourd’hui. D’où la tentation pour le romancier d’opter pour l’une des trois stratégies suivantes :
— Restaurer des unités de façade et imaginer des socles de substitution, sous couvert de résistance. Posture déclinable sur le mode :
• Nostalgique. Exaltation des valeurs traditionnelles, fascination romantique pour les origines et les paradis perdus, retour au terroir, à la mémoire (familiale, nationale), au beau style, repli sur le folklore (y compris le folklore expérimental, façon revival seventies - torturer le langage pour lui faire avouer une prétendue vérité cachée). Du roman considéré comme valeur refuge.
• Subversif. La « farce atomisante en cours » (1) ne serait qu’une illusion d’optique, un leurre, une ruse de l’ordre dominant, destinée à accroître son emprise de façon plus diffuse et plus globale. Réactivation de la thématique de l’aliénation, voire des thèses conspirationnistes. Dénonciation du Système, incarné au choix par le Spectacle, la Marchandise, le Capitalisme, le Néo-libéralisme, l’Europe, la Mondialisation, la Publicité, etc. Recyclage des théories issues du marxisme, de la pensée libertaire, du situationnisme, et, dans un corpus plus récent, de Sloterdijk, Negri ou Agamben. Du roman considéré comme acte de sédition.
• Messianique. Invention ex-nihilo d’une hyper-modernité censée émerger sur les ruines de notre humanisme agonisant, « afin de provoquer une nouvelle synthèse disjonctive, un nouveau surgissement métaphysique, et d’évoquer ainsi, par l’épopée du roman pop, ce qui adviendra de l’Homme quand en lui, et déjà en dehors, Son Successeur prendra forme (2 ) »… Du roman considéré comme laboratoire de la refondation post-humaine.
Sous des bannières en apparence antagonistes – réactionnaire, contestataire, visionnaire –, ces trois postures procèdent de la même démarche : retrouver une structure stable susceptible de faire sens face au chaos. Entre nostalgiques du « bon vieux temps », contempteurs de l’ordre totalitaire supposé nous aliéner, et apôtres de la nouvelle matrice « cyborg-constructiviste », la collusion est réelle, comme en témoigne la convergence observée sur de nombreux dossiers : mondialisation, constitution européenne, etc.
— Faire son deuil de l’ancien monde et se complaire dans la dépression, sous couvert de lucidité. Dans cette perspective, la mutation en cours sera systématiquement envisagée comme un délitement, une décomposition, une déchéance. Anéantissement de toute singularité au profit d’une hypothétique classe moyenne, dissolution de l’altérité dans l’imaginaire du clonage, promotion de comportements strictement fonctionnels, libérés des affres du désir. Le prophète du « désert qui croît » sera jugé d’autant plus clairvoyant – c’est-à-dire en fait conforme à la myopie sociale - qu’il saura faire miroiter, en guise de consolation, le mirage d’une oasis possible (3). Du roman considéré comme rapport clinique du désenchantement.
— S’affranchir de toute quête de sens et s’immerger béatement dans l’indifférence et l’insignifiance, sous couvert de libération. L’absence de raison centrale et fondatrice est ici perçue comme une délivrance. Il s’agit en quelque sorte de retrouver une ingénuité primitive, une « nouvelle innocence (4) », procédant d’un rapport fusionnel avec le monde. Toute hiérarchie, toute distance critique est abolie. La moindre expérience est exaltée dans sa diversité irréductible et sacralisée de manière quasi fétichiste. En résulte une indistinction totale, où toute singularité, en perdant ses caractéristiques spécifiques, finit par être interchangeable avec n’importe quelle autre. La mort de la vérité, le primat de la représentation sur la réalité, l’avènement de l’éphémère, l’ère de l’apparence ou encore le règne du simulacre deviennent les nouveaux mots d’ordre, et servent d’alibi au triomphe de l’identique. La désagrégation de la totalité est exacerbée, jusqu’à décomposer et réduire en miettes toute unité. Il ne reste plus alors qu’à se plonger dans le flux fragmentaire et centrifuge des choses, et à s’abandonner au magma des pulsions et des impressions, au pastiche de citations et d’inserts, au collage multiple et anonyme, à la pluralité dilatée et à l’atomisation. Du roman considéré comme simple collection d’épiphanies.
Ressenti comme une dérive à combattre, une fatalité à accepter ou un dépassement à célébrer, ce processus d’archipélisation reste, dans tous les cas de figure, non-pensé. La question n'est pas de savoir s’il représente un progrès ou une régression – ni pessimisme, ni optimisme –, mais d’explorer les nouveaux espaces qu’il ouvre et d’en cartographier les contours. D’où la nécessité de changer d’optique, en renonçant à la fois aux chimères du naturalisme, aux prestiges de la métaphysique, et aux illusions des théories totalisantes. Aucune position de surplomb n’est aujourd’hui tenable. La mutation en cours ne peut être pensée qu’à travers l’expérience vécue, de façon incarnée. Il ne s’agit donc plus d’inventer des histoires ou de décrire une improbable réalité objective, mais de relater une aventure singulière, comme le firent jadis, dans leurs récits de voyages, les navigateurs en quête de la Terra Incognitae (5). Du roman considéré comme portulan.
1 Dixit Éric Arlix, in Le monde Jou
2 M.G. Dantec, Théâtre des opérations, 4e de couverture
3 En ce qui concerne l’auteur de La possibilité d’une île, on ne peut que renvoyer au texte définitif que lui a consacré Philippe Forrest dans Art Press, en avril 1999, à la suite de la parution des Particules élémentaires. Texte disponible sur Internet, via n’importe quel moteur de recherche, en tapant les trois mots-clé : Houellebecq, roman, rien.
4 Lire à ce propos les analyses de Claudio Magris, dans le dernier chapitre de L’anneau de Clarisse, Grand style et nihilisme dans la littérature moderne. Édition L’esprit des péninsules.
5 Mention spéciale pour Lapérouse, qui incarne mieux que quiconque l’idéal des Lumières et le rêve de savoir total hérité des Encyclopédistes. Après son naufrage au cœur de l’archipel Salomon, aux antipodes de la France, quelques mois seulement avant la Révolution, il ne laisse derrière lui qu’une énigme, des fragments, et un seul survivant : le messager lui-même, chargé de rapporter son journal de bord par la terre ferme.
« J’aspire au moment où je n’aurai besoin que de moi pour être heureux », écrivait Rousseau dans La profession de foi du vicaire savoyard. Cette quête égocentrique d’un refuge où l’on pourrait enfin se consacrer à « la jouissance de sa propre existence » et « se suffire à soi-même, comme Dieu » n’a plus lieu d’être. « Le Moi n’est plus ce qu’il était jusqu’ici : un souverain qui promulgue des édits » (Musil, L’homme sans qualités). Il a perdu son assise, sa substance, son centre de gravité, pour devenir un ensemble flou, « un espace flottant, sans fixation ni repère, une disponibilité pure, adaptée à l’accélération des combinaisons » (Lipovetsky, L’ère du vide).
Dans ce contexte, le pacte autobiographique ressemble de plus en plus à un marché de dupes, avec trois créneaux porteurs :
— L’autofiction, qui permet au sujet de s’inventer une unité en trompe l’œil, comme dans un théâtre d’ombres. Peu importe la toile de fond - sociologique, familiale, religieuse, psychanalytique, sexuelle... L’essentiel est que le Moi puisse à nouveau faire relief. Se rebeller contre le système, raconter ses problèmes d’œdipe, régler ses comptes avec Dieu, faire advenir à la surface ses traumatismes refoulés, multiplier les variations sur le thème Coïto ergo sum : tout est bon pour restaurer la scène identitaire - de préférence sur un mode saturé pour satisfaire aux exigences du marché. Affichez-vous homo, séropo, adepte du barebacking, énarque, fils de bonne famille, suicidaire, et vous aurez à coup sûr un destin posthume de tête de gondole à la Fédération Nationale des Achats pour Cadres. La transgression est devenue un produit de consommation parmi d’autres. Loin d’exprimer une révolte contre l’ordre existant, elle traduit aujourd’hui une volonté de recentrage dans un monde de plus en plus éclaté où les traditionnelles frontières tendent à s’estomper. Il s’agit en quelque sorte de restaurer les anciens repères, de rétablir des limites depuis longtemps abolies, pour le seul plaisir de les violer à nouveau. Réaction et transgression se confortent ainsi mutuellement en se situant sur le même plan. Toutes les polémiques relatives à la diffusion d’œuvres prétendument dérangeantes sont d’ailleurs l’occasion de vérifier cette collusion objective entre ligues de vertu et artistes soi-disant transgressifs - chacun trouvant chez l’autre sa raison d’être, sa légitimité, et accessoirement son vecteur publicitaire le plus efficace.
— La complainte existentielle, qui prend acte de la vanité de toute quête identitaire. Avec pour résultat des litanies du style : « Je suis seul. Je ne suis rien. Je ne viens de nulle part. Je n’ai pas d’identité. Il a toujours été là, mon problème. J’ai toujours senti ce vide immense autour de moi, cet isolement. (…) Moi, je suis seul en pleine mer sur un radeau fragile, et ce radeau, c’est encore moi : je suis à la fois le naufragé perdu et le radeau à la dérive, désespérante tautologie, close sur elle-même. (…) La logique de ce processus voudrait que je devienne un assassin (6). »
— L’exercice de style atomisé, censé refléter la condition de l’individu contemporain. L’écriture de soi se résume alors au collage de détails infimes, innombrables et interchangeables, avec des accents souvent mortifères. « Ce qui compte ce ne sont point les singularités qui se détachent d’une mode commune mais l’inverse : la lente montée d’un uniforme, le mouvement qui nous traverse, la perte de conscience individuelle, l’histoire sans moi, le monde moins moi, un geste sans auteur (ni profondeur) suspendu dans le vide et toutes ces choses qui sont la menue monnaie de la mort » (Rose Poussière, Jean-Jacques Schuhl). Le sujet se présente ainsi comme une mosaïque de pulsions et de sentiments discontinus, une agrégation sans cesse recomposée de fragments épars, qui se dispersent et se combinent de façon aléatoire. Le très symptomatique Autoportrait d’Édouard Levé (POL, 2005) s’inscrit parfaitement dans cette veine. À l’image des malades atteints du syndrome de Korsakov, l’auteur compose un kaléidoscope d’impressions sans lien les unes avec les autres, et s’y dissout littéralement. Cette tentative très pérecquienne d’épuisement de l’identité laisse place à un personnage désincarné, semblable aux spectres rousseliens plongés dans la résurrectine. L’individu n’est plus qu’un nœud dans le tapis, un point contingent où se croisent les fils du tissu - un zombie bombardé de messages, qui se succèdent dans un flux et un mouvement perpétuels.
Pour sortir de cette triple impasse, on peut reformuler le défi autobiographique de la manière suivante : Comment résister à l’atomisation anarchique, tout en prenant acte de ce processus de fragmentation du Moi ? Comment lutter contre l’affaiblissement de la volonté, sans pour autant prôner la restauration d’un ordre révolu ? « La pluralité et la désagrégation des impulsions, le manque de système entre elles aboutit à une « volonté faible », écrit Nietzsche dans Le Nihilisme européen ; la coordination de celles-ci sous la prédominance de l’une d’entre elles aboutit à une « volonté forte. » » L’écriture de soi n’a pas d’autre enjeu : créer la colonne vertébrale qui permet d’échapper à la désagrégation ; rendre lisible la volonté forte, qui coordonne la pluralité des impulsions. Autrement dit, se produire soi-même, dessiner les contours d’une vie habitable, d’un lieu de soi possible – non pas un refuge confortable, gagé par les anciennes matrices identitaires, mais un hors-je décentré, utopique, non assignable à résidence.
Concrètement ? Prendre pour point de départ le monde des « rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences, des réflexes primant tout autre essor du mental…» (André Breton, Nadja). Se remémorer un certain nombre d’évènements marquants, au sens le plus littéral du mot, c’est-à-dire des « faits de valeur intrinsèque sans doute peu contrôlable mais qui, par leur caractère absolument inattendu, violemment incident, et le genre d’associations d’idées suspectes qu’ils éveillent », vous font « passer du fil de la Vierge à la toile d’araignée » et « présentent chaque fois toutes les apparences d’un signal. » Identifier les connexions implicites existant entre toutes ces données gravées dans la mémoire vive et créer une tapisserie infinie de sons, d’images et de mots-clé. Pour frayer une trajectoire lisible à travers cette nébuleuse d’impressions, s’inspirer des techniques d’analyse statistique (régression multiple, analyse factorielle des correspondances, analyse en composantes principales, analyse discriminante, etc.) (7). Revisiter la tradition des arts de la mémoire – ces vastes encyclopédies imaginaires, hyperlogiques et presque délirantes, également nommées « trésors de similitudes », qui permettaient aux Anciens d’enregistrer et de structurer d’énormes quantités d’informations, grâce à un système codifié de mémoire artificielle mettant en jeu des images frappantes inscrites dans des lieux mentaux. Renouer avec la pensée exégétique du Moyen-Âge, qui instaurait entre les mots, les choses et les images bibliques des rapports qui échappaient à la fois à l’ordre naturel, à l’ordre logique et à l’ordre des ressemblances visibles. « L’exégèse tirait l’ordre naturel vers celui du mystère, l’ordre logique vers celui de l’équivoque, et l’ordre visible vers celui des dissemblances. Voilà pourquoi l’exégèse, plus qu’une méthode, fut d’abord une poétique – déconcertante, sans doute, pour les esprits positivistes -, une poétique productrice d’énigmes puisque son objet restait au fond le mystère [de l’Incarnation]. Une poétique où n’affleuraient que déplacements et condensations, une poétique en cela proche du rêve et du fantasme (8). » Sur ce modèle, imaginer un texte à double fond, clos sur lui-même, qui construit un sujet en réseau, en arborescences virtuelles, en effloraisons multiples d’histoires et de destins ; un roman-tissu qui transforme la pluralité des impulsions en un vêtement sur mesure, pour donner corps à un « je » en apparence fantomatique.
Intervention sur Le Décodeur, dans le cadre du colloque
Écriture et vérité : les enjeux du roman contemporain
organisé par l’université du Québec à
Montréal, printemps 2007.
6 Éric Reinhardt, Le moral des ménages
7 Lire notamment l’étude d’Adam Pawlowski Séries temporelles en linguistique, avec application à l’attribution de textes : Romain Gary et Emile Ajar, fondée sur l’analyse séquentielle du langage et les concepts théoriques de la méthode ARIMA de Box et Jenkins.
8 Fra Angelico, dissemblance et figuration de Georges Didi-Huberman
« Il n’est plus possible de partir du réel et de fabriquer de l’irréel, de l’imaginaire à partir des données du réel. Le processus sera plutôt inverse : ce sera de mettre en place des situations décentrées, des modèles de simulation et de s’ingénier à leur donner les couleurs du réel comme fiction, précisément parce qu’il a disparu de notre vie. »
Jean Baudrillard, Simulacres et simulation.
Après Copernic et Darwin, qui avaient remis en cause respectivement la position centrale de la Terre dans l’univers et la frontière séparant l’espèce humaine du règne animal, Freud se flattait d’être le « troisième grand humiliateur », pour avoir souligné le rôle de l’inconscient et mis à mal l’idéal d’autonomie du sujet. La physique quantique poursuit à sa manière le travail de sape. Matière éternelle, Temps et Espace absolus, Réalité unique : tous les principes qui fondaient notre représentation du monde – monde clos, stable, quasi utérin – se trouvent réduits à néant. « Il n’y a plus d’histoire prédéterminée, inexorable, livrée à des forces mécaniques. L’univers se révèle léger, instable, multiple dans la superposition d’une infinité d’histoires possibles dont nous ne percevons qu’un mince faisceau(9) ». La réalité quantique s’apparente à un film incroyablement complexe, fait de la surimpression d’un nombre incalculable de scènes différentes, chacune étant « écrite et tournée » avec une couleur et une luminosité distinctes. Le moindre phénomène soumis aux fluctuations quantiques ne peut plus être conçu comme « existant » dans un seul état. Plusieurs mondes cohabitent, « perpendiculaires » et invisibles les uns aux autres, dotés chacun d’une amplitude d’existence propre. Ainsi, à l’endroit même où mon corps existe en ce moment, il pourrait exister un autre corps, superposé au mien dans l’espace ou traversé par lui, sans que ni l’un ni l’autre n’en ait conscience et ne puisse interagir. Notre sentiment que la réalité est unique tient simplement au fait que notre conscience est localisée au voisinage d’une configuration particulière. Comme le souligne le physicien Thibault Damour, « même si nous ne sommes qu’une très mince configuration dans une infinité de mondes coexistants dans le même espace quantique, même si nous n’avons avec les autres mondes pratiquement aucune possibilité de co-agir, le défi lancé à notre esprit, et à notre être tout entier, est tel qu’il peut nous redonner des forces. (…) Comme Giordano Bruno, qui se réjouissait de l’éclatement du carcan des sphères célestes et s’exaltait devant l’ouverture d’un monde infini, pouvant contenir une infinité d’autres terres semblables à la nôtre, je trouve enthousiasmante cette infinité de mondes surimprimés les uns sur les autres. » Ce défi n’est-il pas d’une certaine manière celui que doit relever aujourd’hui le romancier ? Rendre lisible les différentes couches qui composent le film du réel, en faisant varier les amplitudes d’existence – vaste programme, qui implique de renvoyer dos à dos les Cassandre de la « déréalisation », nostalgiques du monde un et indivisible, et les prophètes de la virtualisation intégrale, partisans du relativisme absolu.
9 Entretiens sur la multitude du monde par Thibault Damour et Jean-Claude Carrière
« Nous tissons les objets réels à partir du fil de
L’étoffe dont sont faits les rêves
Mathématiques
L’univers est câblé d’arithmétique
Tracez un cercle pi surgit
Entrez dans un nouveau système solaire
Les formules de Kepler vous attendent
Tapies sous la cape de velours noir de
L’espace-temps
Les étais et autres expédients sont dérisoires »
Jean-Pierre Luminet
Extrait d’Itinéraire céleste
Tisser les objets réels à partir du fil de l’étoffe dont sont faits les rêves : un tel programme est-il encore possible ? Aujourd’hui l’équation est simple : Réel = Social ; Fiction = Médiatique. Impossible d’y déroger sous peine d’avoir maille à partir avec les avocats et les policiers…
« Le monde actuel a tellement été transcrit dans les images que l’on peut aujourd’hui lui trouver partout au moins deux propriétaires : celui qui en détient la propriété effective et celui qui possède les droits de l’image qui en a été tirée. De sorte que ce monde risque de devenir paradoxalement invisible si, aux simples droits monnayables de reproduction, s’ajoute l’exercice, par l’un ou l’autre de ces propriétaires, d’un droit de regard et de censure qui aboutirait vite à interdire de montrer ce monde, dans chacun de ses détails et donc dans l’ensemble, d’une manière qui ne soit pas apolégétique.
Interdire de réemployer tout ou partie des images existantes – dans une époque qui prétend attacher une place si éminente à cette culture qui lui fait si cruellement défaut – revient à retirer à un artiste le droit de citer, et le droit de remettre en jeu les données culturelles préexistantes ; à retirer à un critique de la « société spectaculaire » le droit de montrer ce dont il parle.
Par ailleurs, l’auteur ne se réclame pas d’un statut privilégié qui serait reconnu à « l’artiste ». La critique du spectacle est aussi une critique de l’art. Mais l’art, pour être critiqué et dépassé, a d’abord besoin d’être libre. C’est la base de son statut juridique, depuis des siècles, dans les démocraties bourgeoises. La question est donc maintenant de savoir si le cinéma, comme la société actuelle le dit hautement, est de quelque manière un art. Ou bien s’il appartient seulement aux industriels et aux policiers. »
Extrait de la Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici,
datée du lundi 13 novembre 1973, au sujet du film La Société du spectacle.
In Correspondance, volume V.
Face à la prolifération des données et à la saturation des signes, la stratégie du détournement visant à produire une infinité de « rapprochements nouveaux pour « rendre un certain sublime » est-elle vraiment viable ? La « mission historique d’instaurer la vérité dans le monde » a-t-elle encore un sens ?
« Tout se passe comme si Debord croyait en une contagion nécessaire et naturelle des effets de vérité produits par la technique du détournement. « Mode d’emploi du détournement » s’opposait à la propagande de l’entre-deux-guerres, stalinienne surtout, mais le modèle implicite de la communication situationniste était semblable, c’est-à-dire pavlovien. Sous l’influence du Viol des foules par la propagande politique (1939) de Tchakhotine, Debord présupposait la passivité des récepteurs, dont la conscience doit être éclairée par le message de l’émetteur, lequel détient le monopole du sens et de la vérité. Même si elle se veut historique, la théorie du spectacle dépend d’un système d’oppositions binaires conforme à la métaphysique implicite des philosophes marxistes qui n’avaient pas rompu avec l’hégélianisme des Manuscrits de 1844. Fidèle à cette tradition qui va de Korsch à Lukacs, Debord rabat les contradictions entre travail vivant et travail aliéné sur une séparation entre créateur et spectateur, une opposition entre activité et passivité, participation et représentation, vrai et faux. De même que Marx confrontait la valeur d’usage à la valeur d’échange, toute la stratégie de Debord vise à restaurer ce que Benjamin appelle la «valeur cultuelle » de l’art contre sa « valeur d’exposition ». En cela, sa pensée est une pensée de la chute, un romantisme qui reste hanté, sous un mode platonicien, par la vérité comme origine. Aussi le détournement ne fait-il qu’inverser le rapport à la tradition : il prétend corriger, mais dans le même mouvement il accorde de la valeur à ce qu’il corrige.
…
On notera aussi l’ambivalence d’une pratique qui, en raréfiant la présence de l’auteur, lui donne une valeur plus importante. La diffusion des techniques de détournement ne remet pas en cause la « propriété personnelle ». À côté de leur pratique d’anonymat partiel, lettristes et situationnistes ont maintenu l’importance de la signature. Le respect, par-delà le détournement, d’un culte de l’auteur est manifeste chez Debord et rejoint une mise en scène épique de soi et des amis, comme dans les films d’après la période situationniste, In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni (1978) ou, pour la télévision, Debord, son art et son temps (1994), ou encore dans l’autobiographie littéraire Panégyrique (1989). Une technique inspirée du plagiat, qui devrait conduire à une mise à mort de l’auteur, finit par restaurer son autorité. « A travers l’emprunt des phrases d’autrui, écrit Jean-Marie Apostolidès, Debord s’est fabriqué des masques, moins par dandysme que dans le but d’agrandir sa personnalité à un type. Il en devenait exemplaire […]. Les figures de Villon, de Lacenaire ou de Cravan lui ont, en quelque sorte, servi de surmoi littéraire. »
…
Tous les effets de l’emploi du détournement que les situationnistes avaient anticipé ont été retournés. Il est arrivé aux situationnistes ce qu’ils avaient reproché aux surréalistes : après Mai 1968, le détournement comme technique a été intégré aux pratiques publicitaires. Quant aux thèmes de la critique situationniste, certains font partie du « nouvel esprit du capitalisme ». En art contemporain et en littérature, des avant-gardes tentent périodiquement d’appliquer des « recettes » situationnistes », mais elles se heurtent aux ruses de la valeur d’échange – restauration de l’autorité de la tradition derrière l’emprunt modifié, hyper-référence, formes au second degré –, et l’assemblage tourne parfois au salmigondis littéraire, à l’illisible comme dernier refuge de l’aura, etc. Les textes situationnistes eux-mêmes sont devenus confus pour la plupart de leurs nouveaux lecteurs. Lorsque disparaît le milieu social qui partageait les références implicites du détournement et qu’une communauté de réception et de création n’existe plus, les textes construits par détournement sont privés de leur horizon de sens. »
Laurent Jeanpierre
Revue Critique Août-Septembre 2002 (n°663-664)
Copier, voler : les plagiaires
Les épigones de Debord et Lautréamont (« Le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique ») soutiennent volontiers que les systèmes de droits de propriété intellectuelle sont rendus caducs par l’évolution technologique et que l’échange gratuit de fichiers texte, audio et vidéo sur Internet, via notamment les plates-formes peer-to-peer, représente un horizon incontournable.
Point de vue doublement contestable :
• La gratuité sur Internet est un leurre. Les prophètes de la dématérialisation assimilent volontiers le cyberespace à une sorte d’éther, où les biens culturels numérisés pourraient enfin circuler librement, en toute fluidité, sans le moindre intermédiaire, et accéder ainsi au statut de patrimoine commun à l’humanité. En réalité, l’internaute qui échange des fichiers audio ou vidéo sur la Toile reste un consommateur – un consommateur qui doit investir à la fois dans la bande passante, la puissance de calcul, les logiciels de décodage et les supports de stockage, pour pouvoir recevoir, ouvrir, lire et archiver les contenus téléchargés. Loin de préfigurer une nouvelle économie fondée sur le don, la « gratuité » des échanges sur la Toile correspond à un phénomène classique de captation de valeur, au profit des fournisseurs d’accès, des fabricants de matériels multimédia et des marchands de logiciels. Ces entreprises, en général constituées en oligopoles, ne se privent d’ailleurs pas de revendiquer un assouplissement de la législation sur le droit d’auteur, dans le seul but d’optimiser leur business. « Ne payez pas les œuvres que vous consommez, ne payez pas les artistes, réservez votre obole à l’achat de terminaux dernier cri, au renouvellement de vos logiciels, et au paiement de votre connexion à Internet ». Tel est en substance le discours tenu par ces sociétés ultra-capitalistes (opérateurs télécoms, constructeurs informatiques, etc.), et cautionné aujourd’hui par tous ceux qui, au nom de la résistance à la dictature du marché, militent en faveur de la gratuité.
• La gratuité n’est pas un antidote à la loi du profit. Elle s’inscrit au contraire au cœur même de ce qu’il est convenu d’appeler « le capitalisme cognitif ». La firme Google, qui a bâti sa fortune autour d’un moteur de recherche gratuit, en est l’exemple le plus emblématique. Dans la société de l’information, les modèles économiques les plus profitables sont précisément ceux qui ne font pas payer l’usager final. A défaut de « libérer » la musique et le cinéma, les adeptes de la gratuité se contentent d’entériner ce processus, qui tend à réduire les éditeurs de contenus à de simples faire-valoir à la solde des opérateurs de tuyaux. Leur argumentation, en forme de sophisme, peut se résumer de la manière suivante : « Les majors qui dominent le marché culturel nuisent à la diversité de la création (exact, et il y aurait en effet beaucoup à faire pour assainir les relations contractuelles qui lient les artistes à leurs producteurs-éditeurs) ; la gratuité nuit aux majors (exact) ; donc la gratuité représente une libération pour les créateurs. Faux : elle ne fait que déplacer et aggraver le problème, en plaçant les artistes sous la tutelle d’autres multinationales, tout aussi menaçantes pour la diversité culturelle. Loin d’être sapée par l’évolution technologique, la législation sur le droit d’auteur et la propriété intellectuelle reste plus que jamais nécessaire pour échapper au spectre qui hante aujourd’hui l’ensemble des activités culturelles : n’être qu’une industrie de sous-traitance soumise aux intérêts des grands groupes de communication, des magnats de l’informatique et des manufacturiers high-tech.
« Ce que je pense de la destinée des livres, mes chers amis ? Si par livres vous entendez parler de nos innombrables cahiers de papier imprimé, ployé, cousu, broché sous une couverture annonçant le titre de l’ouvrage, je vous avouerai franchement que je ne crois point, et que les progrès de l’électricité et de la mécanique moderne m’interdisent de croire, que l’invention de Gutenberg puisse ne pas tomber plus ou moins prochainement en désuétude comme interprète de nos productions intellectuelles. L’imprimerie que Rivarol appelait si judicieusement “l’artillerie de la pensée”, l’imprimerie qui gouverne l’opinion par le livre, la brochure et le journal, l’imprimerie qui, à dater de 1436, régna si despotiquement sur nos esprits, me semble menacée de mort, à mon avis, par les divers progrès de l’électricité… »
Albert Robida, 1892, Le vingtième siècle, la vie électrique, Paris.
Il y a deux façons de tuer le livre : l'approche fétichiste, qui consiste à le sacraliser et à en faire le refuge ultime de la Vérité, de la Pensée, du Sens – par opposition au flux médiatique, qui serait par nature aliénant, voire débilitant ; et l'approche cynique, qui prétend l'adapter à la nouvelle donne communicationnelle, en le réduisant au statut de produit dérivé : roman-scénario calibré pour être porté à l'écran, texte cybernético-branché reproduisant tous les tics du langage multimédia, etc. On peut préférer une approche plus prospective. À l'horizon du tout-numérique se profilent de nouvelles formes de lecture et d'écriture, dont le livre, du fait même de son "archaïsme", constitue le laboratoire idéal. Il est frappant aujourd'hui de voir à quel point les "nouveaux médias" contribuent à réactiver les supports et les techniques de narration les plus traditionnels. En ce qui concerne l'édition, les développements technologiques en cours vont clairement dans le sens d'une redécouverte des formes ancestrales de l'écriture. Les recherches sur l'encre et le papier électroniques (E-ink), remettent au goût du jour les bonnes vieilles tablettes de cire et autres ardoises magiques, tandis que le manuscrit retrouve une seconde jeunesse grâce à des procédés tels que celui mis au point par l'entreprise suédoise Anoto, filiale de la société C_technologies spécialisée dans le traitement d'image. Un stylo doté d'une caméra infra-rouge, d'un micro-processeur, d'une mémoire électronique et d'un émetteur radio se charge d'enregistrer l'écriture manuelle inscrite sur un papier spécial et de la transmettre directement à l'ordinateur. Le cinématographe connaît aujourd'hui une évolution similaire. Plus il s'ouvre à l’innovation (sophistication croissante des effets spéciaux, intégration des dispositifs de réalité virtuelle, mise en oeuvre des technologies numériques dernier cri), plus il renoue avec ses formes originelles : film muet, chronophotographie... Même constat dans l'art contemporain, où des artistes à la pointe de l’expérimentation n’hésitent pas à réinvestir des supports depuis longtemps passés de mode – comme par exemple Patrick Bailly Maître-Grand avec le daguerréotype. Ce retour aux sources ne traduit ni un repli nostalgique, ni une réaction, mais plutôt un passage à la limite. Et c’est bien dans cette optique que l’on peut aujourd’hui envisager le livre. Il ne s’agit pas de s’inscrire en faux contre la déferlante des images, encore moins de s’y dissoudre, mais d’aller au-delà en prenant à revers tous les clichés de l’esthétique multimédia en vogue. Tel était en tout cas le cahier des charges pour Le Décodeur : Opter pour une facture résolument classique en évitant tout artifice avant-gardiste de typographie ou de mise en page ; Filer la métaphore du site Web, non pour faire « hypermoderne », mais pour revisiter la tradition des arts de la mémoire, en composant un texte à travers lequel le lecteur peut déambuler à sa guise et naviguer d’un document à l’autre comme dans un rêve. Combiner diverses formes d’écriture (scénaristique, télévisuelle, journalistique, publicitaire, etc.), non pour les échantillonner et les remixer à la manière des « text-jockeys » à la mode, mais pour faire advenir à la surface un précipité aussi organique que possible. Fragmenter le livre, non dans une logique fractale ou holographique, mais à la manière d’un bélinogramme. Boucler ainsi la boucle, en revenant aux sources mêmes de l’imagerie télévisuelle, dont le principe dérive directement du procédé mis au point par Édouard Belin au début du siècle dernier (10).
10 Le principe du bélinogramme consiste à analyser un document point par point et ligne après ligne, comme le fait le regard lorsqu’il parcourt une page de texte. Une cellule photoélectrique transforme les intensités lumineuses rencontrées en une tension électrique variable qui, à la réception, module un faisceau lumineux, lequel impressionne les points correspondants d’un papier photosensible.
Être ou ne pas être soluble dans la communication, telle est la question. L’œuvre en tant que telle n’a plus d’importance. Ce qui compte, c’est l’image de marque de l’auteur, son indice de notoriété, sa surface d’exposition. N’importe quelle verroterie littéraire, incarnée par une icône publicitaire, peut désormais accéder au rang de best-seller mondial – comme l’a montré de façon caricaturale la mystification JT Leroy, qui a réussi à se faire passer pour « l’un des meilleurs romanciers de sa génération », simplement en valorisant sur le marché tous les signes extérieurs de l’écrivain culte : enfance maltraitée, drogue, prostitution, rédemption par l’écriture, ambiguïté sexuelle, look trash, culture rock, sida… Rien à voir avec l’affaire Gary-Ajar, qui signait le triomphe de la littérature en réalisant le rêve de roman total que Gary avait lui-même théorisé dans Pour Sganarelle. De façon symétrique, l’attitude de repli hautain, cultivée par certains « grands écrivains » (Gracq par exemple), relève de la même logique publicitaire. L’analyse critique de l’œuvre est évacuée au profit de la mythification de l’auteur, transformé en vestale du bon goût et du style. La figure de l’artiste maudit s’est elle aussi dissoute dans l’espace médiatique. L’écrivain soi-disant persécuté, victime des magouilles du milieu, est devenu un bon client des plateaux de télévision, précisément parce qu’il conforte ledit milieu dans l’illusion de sa toute-puissance. Quant à la posture subversive, elle aboutit elle aussi à une impasse. Tous ceux qui, avec une sincérité parfois touchante, envisagent leur œuvre comme un levier révolutionnaire pour renverser le système sont vite recyclés en joueurs de bilboquet par l’industrie du divertissement. Faut-il alors se résigner à jouer double-jeu, s’afficher à outrance pour mieux se cacher, devenir invisible à force de surexposition ? « Faire travailler l’adversaire, piéger sa haine dans le faux-monnayage médiatique, l’y exacerber, tout en misant radicalement sur l’inapparence essentielle de la pensée et de la poésie » (dixit Sollers in Poker), est-ce vraiment la bonne stratégie ? L’omnipotence de la communication est telle que toute forme d’opposition se trouve d’emblée neutralisée. Inutile de spéculer sur les clivages vrai/faux, envers/endroit, dehors/dedans, sous peine d’être soi-même satellisé dans la nébuleuse. Affirmer la singularité de la littérature, ce n’est pas revendiquer une quelconque position d’extériorité, mais plutôt créer une sorte de trou noir au cœur du système. D’où la nécessité de produire des objets suffisamment denses et concentrés pour résorber le flux, des attracteurs étranges capables d’introduire des zones d’ombre et de crever l’écran. Il ne s’agit pas de rechercher l’inapparence essentielle, ni de fabriquer artificiellement de l’invisibilité – comme s’y emploient, avec un sens aigu du marketing, certains artistes « faceless » (Daft Punk et Cie) -, mais d’appliquer à la lettre la formule de l’écrivain romantique allemand Jean Paul : « Dans le domaine du pur savoir, la discrète manifestation de l’auteur, tout autant que sa dissimulation dans l’art, témoigne souvent d’un pouvoir supérieur » – ce qui suppose un art consommé du camouflage et de l’anamorphose, plutôt qu’une esthétique de la disparition.
« Imaginons comment pourrait se présenter, de nos jours, le mythe de la caverne. Les spectateurs, toujours enclins à prendre des vessies pour des lanternes, n’auraient guère changé, à ceci près qu’il serait inutile de leur supposer des chaînes ou quelque dispositif que ce soit pour les obliger à demeurer tournés vers les images qui leur sont présentées. La fascination qu’elles exercent y pourvoit amplement. Au surplus, enfermer ces spectateurs dans une caverne serait bien inutile. Les images sont partout : prisonniers bénévoles, nos contemporains y courent, ils s’y collent. Tout au plus peut-on imaginer une grande halle, comme un centre de contrôle de vols spatiaux, ou une monumentale régie de chaîne de télévision, avec une multitude d’écrans montant jusqu’au plafond. Et surtout pas d’obscurité ! du mur d’images émane une scintillation colorée, éblouissante, dont on a la peine à détacher le regard.
Ces images ne sont pas des ombres, simulacres imparfaits ou franchement trompeurs d’une lointaine réalité, manipulés par de rusés thaumatopoioi. Elles hurlent de tous leurs photons : « Nous sommes le réel ! Le rayon qui frappe vos yeux est celui-là même qui émane de la chose. Nous sommes faites pour combler votre désir de voir, pour remplir à ras bord ces coupes que sont vos yeux. »
Le philosophe qui cherchera à dissiper le sortilège aura affaire à forte partie. Vers quelle source de vraie lumière invitera-t-il ces voyeurs repus à se tourner ? Il lui faudra trouver la faille, le lieu du manque, le « trou dans le flux » qui crèvera les écrans pour leur révéler, au-delà ou dans l’envers du visible dont ils se gavaient, la vérité de leur désir. Peut-être le fera-t-il en ouvrant quelque part une caverne bien sombre – et pourquoi pas en y projetant des ombres qui, même si elles prétendent parfois être les jumelles du réel, ne dissimuleront pas le secret de leur manque-à-être et auront assez de liens avec leurs songes pour porter la marque de cet ailleurs qui est en eux sans qu’ils le sachent. »
Max Milner, L’envers du visible. Essai sur l’ombre, pp. 431-432
Peut-être ce texte finira-t-il abandonné dans le tiroir d’une commode. Imaginons que le meuble soit vendu. Le nouveau propriétaire, un négociant spécialisé dans l’import-export, découvre les pages oubliées et décide de s’en servir comme papier d’emballage pour calfeutrer un colis expédié en Afrique. Le destinataire est un blanc perdu au milieu de la brousse, qui a passé commande d’une machine à faire de la glace. Mais à la suite d’une erreur de traitement, c’est un dictaphone qu’il reçoit. Après avoir défroissé les feuilles et recomposé le texte, il s’amuse à le traduire et à l’enregistrer dans la langue de la tribu locale – une sorte de Bomongo adultéré. Quelques années plus tard, l’homme meurt, la brousse recouvre peu à peu sa case, et le manuscrit est dévoré par les fourmis rouges. Un soir de tornade, pourchassé par un jaguar, le dernier représentant de la race des Bomongos, décimée par les guerres tribales, trouve refuge dans l’ancienne case du blanc. Il tombe sur le dictaphone, le met en marche par inadvertance et écoute, dans sa propre langue, le texte des pages disparues. Conclusion : « C’est pour ce nègre que j’écris. »
D’après Jean Ferry, Le mécanicien et autres contes.
« L’art a déserté les œuvres. Il s’est réfugié entre les œuvres, là où seul l’organisateur de l’exposition peut le saisir. Il n’est donc plus possible de le mettre en scène ailleurs que dans l’exposition elle-même. L’organisateur est devenu réalisateur, les artistes acteurs ou simplement figurants. Que les artistes aient presque tous démissionné ne fait hélas aucun doute (paresse, cupidité, naïveté ou désinvolture selon les cas). Pour qui aurait encore la prétention démesurée de continuer seul l’art, la voie peut sembler ouverte : cesser d’être artiste et organiser l’exposition de ceux qui n’ont que l’ambition raisonnable d’être artiste. »
Pierre Ménard, La collection comme méta-œuvre (Catalogue de
l’exposition
Générique, Vers une solidarité opérationnelle - Centre d’art
contemporain de Meymac, 1992).
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