IRONIE numéro 125 - Novembre 2007

Je crois pouvoir dire de mon Zarathoustra que c’est l’œuvre la plus profonde qui existe en langue allemande, et aussi la plus accomplie par la langue.

« Il existe plusieurs traductions de Zarathoustra. Mais deux d’entre elles, parmi les plus diffusées, sont déjà très anciennes : celle de Henri Albert et celle de Geneviève Bianquis. Elles sont, aujourd’hui encore, souvent reprises, moyennant quelques rectifications – la première par Bouquins, la seconde par GF-Flammarion et Aubier.

Maurice de Gandillac a donné, dans les années 1960, une traduction pour Gallimard, toujours proposée dans la collection Folio. C’est la plus singulière de toutes, car elle se signale par un parti pris d’archaïsme et de préciosité, recherchant un ton qui corresponde à l’originalité du texte. Le résultat laisse perplexe la plupart des lecteurs, et le choix stylistique est sans doute inadéquat, car Zarathoustra est abrupt et fulgurant, bien plus qu’archaïsant ou précieux. On a l’impression que Gandillac fait de Nietzsche le contemporain d’un mauvais symbolisme ; on devrait plutôt se rappeler qu’il a été contemporain de Rimbaud. Gandillac a eu un rôle très important dans la vie intellectuelle, qui ne mérite nullement d’être amoindri pour cette seule raison. Mais peu de gens, à ma connaissance, apprécient vraiment cette traduction, et je crois que les philosophes l’utilisent désormais assez peu.

On trouve aussi une traduction de Marthe Robert, chez 10/18 – ou plutôt, on la trouve assez difficilement, bien qu’elle soit encore disponible. Elle n’est nullement sans valeur en termes littéraires, mais certaines incongruités philosophiques, sans doute, font qu’elle n’est à peu près jamais utilisée ou recommandée ; je suppose que c’est la raison pour laquelle sa présence en librairie est limitée.

La plus récente de toutes ces traductions est celle de Georges-Arthur Goldschmidt au Livre de poche. Elle date du début des années 1970. Elle a remplacé, au Livre de poche, une édition plus ancienne, réalisée dans les années 1940 par Maurice Betz (traducteur estimé de Thomas Mann, entre autres), qui n’est plus en vente depuis longtemps. L’édition de Goldschmidt est considérée comme la mieux réussie. Elle a en effet de nombreuses qualités.

Mais ce qui caractérise toutes ces traductions, y compris cette dernière, dans une mesure moindre, c’est, à mon sens, un certain affaiblissement commun du texte original. J’ai voulu me tenir au plus près du texte allemand, jusque dans sa ponctuation très peu souvent respectée, et j’ai trouvé que cette fidélité était aussi, à mon goût, la meilleure manière de donner l’idée de sa beauté. J’ai recherché partout la formule la plus brève, la plus âpre, qui est aussi, la plupart du temps, la plus proche de l’allemand.

Le rapport de ce livre à la Bible est évident, dans la forme générale qu’il se donne, dans son style également. C’est pourquoi j’ai essayé de m’inspirer des meilleures versions françaises de celle-ci : je pensais à Jean Grosjean, ou à Claudel, qui donnent, à l’opposé de tout catéchisme, l’idée de ce que peut être, en français, la beauté du style évangélique, plein d’ellipses, de fulgurances, de rugosité et de combat – et à Rimbaud, qui a forgé, à sa manière, une sorte de style évangélique dans ses poèmes en prose. »

Maël Renouard – Avril 2002
Note destinée aux éditions Rivages, pour présenter aux libraires l’ouvrage « Ainsi parla Zarathoustra »

Jeu de traductions

Extraits tirés de traductions françaises d’Also sprach Zarathustra
Henri Albert (1898) – Marthe Robert (1958) – Geneviève Bianquis (1969) –
Maurice de Gandillac (1971) – Georges-Arthur Goldschmidt (1972) – Maël Renouard (2002)

 

H. Albert : Ainsi parlait Zarathoustra – Un livre pour tous et pour personne

M. de Gandillac : Ainsi parlait Zarathoustra – Un livre qui est pour tous et qui est pour personne.

G.-A. Goldschmidt : Ainsi parlait Zarathoustra – Un livre pour tous et pour personne.

M. Renouard : Ainsi parla Zarathoustra – Un livre pour tous et pour aucun.

 

H. Albert : « Ma bouche – est la bouche du peuple : je parle trop grossièrement et trop cordialement pour les élégants. Mais ma parole semble plus étrange encore aux écrivassiers et aux plumitifs. » (III, « De l’esprit de lourdeur »)

M. Robert : « Mon langage – est celui du peuple : je parle de façon trop grossière et trop cordiale pour les élégants. Mais ma parole paraît plus étrange encore aux plumitifs et aux écrivassiers. » (III, « De l’esprit de pesanteur »)

G. Bianquis : « Mon parler – c’est celui du peuple ; langage trop fort et trop franc pour les délicats. Et ma parole semble plus insolite encore aux écrivassiers et griffonneurs de toute espèce. » (III, « De l’esprit de pesanteur »)

M. de Gandillac : « Mon langage – est du peuple ; trop cru je parle, et à cœur trop ouvert, pour les lapins angoras. Et plus étrange encore sonne ma parole pour tous poissons d’encrier et tous renards de plume. » (III, « De l’esprit de pesanteur »)

G.-A. Goldschmidt : « Le langage de ma bouche, il vient du peuple : je parle trop grossièrement et trop cordialement pour les pleutres en habits de soie. » (III, « De l’esprit de pesanteur »)

M. Renouard : « Les mots qui sortent de ma bouche – ce sont les mots du peuple : mon langage est trop grossier, trop franc pour les délicats en habit de soie. » (III, « De l’esprit de lourdeur »)

 

H. Albert : « Il est vrai que nous aimons la vie, mais ce n’est pas parce que nous sommes habitués à la vie, mais à l’amour. » (I, « Lire et écrire »)

M. Robert : « Il est vrai : nous aimons la vie, parce que nous sommes habitués non à la vie, mais à l’amour. » (I, « Lire et écrire »)

G. Bianquis : « Il est vrai que si nous aimons la vie, c’est que nous sommes accoutumés moins à vivre qu’à aimer. » (I, « Lire et écrire »)

M. de Gandillac : « C’est vrai : si nous aimons la vie, ce n’est par habitude de vivre, mais c’est par habitude d’aimer. » (I, « Du lire et de l’écrire »)

G.-A. Goldschmidt : « Il est vrai : nous aimons la vie, non parce que nous sommes habitués à la vie, mais parce que nous sommes habitués à aimer. » (I, « Lire et écrire »)

M. Renouard : « C’est vrai, nous aimons la vie mais ce n’est pas parce que nous sommes habitués à vivre ; c’est parce que nous avons l’habitude d’aimer. » (I, « De la lecture et de l’écriture »)

 

H. Albert : « Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semble le mieux connaître le bonheur. » (I, « Lire et écrire »)

M. Robert : « Et moi-même ; moi qui suis porté par la vie, je trouve que les papillons et les bulles de savon et ce qui leur ressemble parmi les hommes sont ce qui connaît le mieux le bonheur. » (I, « Lire et écrire »)

G. Bianquis : « Et quant à moi, qui aime la vie, il me semble que ceux qui s’entendent le mieux au bonheur, ce sont les papillons et les bulles de savon, et tous ceux qui leur ressemblent. » (I, « Lire et écrire »)

M. de Gandillac : « Et moi-même, qui bien m’entends avec la vie, il me semble que papillons et bulles de savon, et tous ce qui est parmi les hommes et de leur sorte, de l’heur ont le mieux connaissance. » (I, « Du lire et de l’écrire »)

G.-A. Goldschmidt : « Et à moi aussi qui aime ce qui vit, il me semble que les papillons ou les bulles de savon et les êtres humains qui leur ressemblent sont ceux qui en savent le plus du bonheur. » (I, « Lire et écrire »)

M. Renouard : « Et à moi aussi, à moi qui suis bien disposé envers la vie les papillons et les bulles de savon et tous ceux qui parmi les hommes leur apparentés me semblent s’y connaître le mieux en bonheur. » (I, « De la lecture et de l’écriture »)

 

H. Albert : « Et vous me dites, amis, que 'des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter'. Mais toute vie est lutte pour les goûts et les couleurs ! » (II, « Des hommes sublimes »)

M. Robert : « Et vous me dites, amis, qu’on ne discute pas des goûts et des couleurs ? Mais toute vie est un combat pour des goûts et des couleurs. » (II, « Des hommes sublimes »)

G. Bianquis : « Et vous dites, mes amis, que l’on ne doit pas discuter des goûts et des couleurs ? Mais toute la vie n’est qu’une querelle sur les goûts et les couleurs. » (II, « Des hommes sublimes »)

M. de Gandillac : « Et vous me dites, mes amis, que des goûts et des couleurs on ne doit disputer ? De goûts et de couleurs toute vie est dispute. » (II, « Des sublimes »)

G.-A. Goldschmidt : « Et vous me dites, amis, que des goûts et des couleurs il ne faut point débattre ? Mais toute vie n’est qu’une querelle au sujet des goûts et des couleurs. » (II, « Des sublimes »)

M. Renouard : « Et vous me dites, amis, que des goûts et des couleurs on ne dispute point ? Mais toute vie est dispute sur les goûts et les couleurs ! » (II, « Des hommes sublimes »)

 

H. Albert : « Il n’est pas facile de comprendre du sang étranger : je hais tous les paresseux qui lisent. » (I, « Lire et écrire »)

M. Robert : « Il n’est point facile de comprendre un sang étranger : je hais les oisifs qui lisent. » (I, « Lire et écrire »)

G. Bianquis : « Il n’est guère possible de comprendre le sang d’autrui ; je hais tous ceux qui lisent en badauds. » (I, « Lire et écrire »)

M. de Gandillac : « Il n’est guère facile d’entendre le sang des autres : odieux me sont oisifs qui lisent. » (I, « Du lire et de l’écrire »)

G.-A. Goldschmidt : « Il n’est guère facile de comprendre le sang d’autrui : je hais les oisifs qui lisent. » (I, « Lire et écrire »)

M. Renouard : « Il n’est pas facile de comprendre un sang étranger : je hais les flâneurs de la lecture. » (I, « De la lecture et de l’écriture »)

 

H. Albert : « Comme un vent délicieux danse invisiblement sur les scintillantes paillettes de la mer, léger, léger comme une plume : ainsi – le sommeil danse sur moi. » (IV, « Midi »)

M. Robert : « Tel un vent délicieux dansant sur la mer parquetée, invisible, agile, léger comme une plume : ainsi – le sommeil danse sur moi. » (IV, « Midi »)

G. Bianquis : « Comme une brise délicieuse danse, invisible, sur la mer aplanie, légère, légère comme la plume – ainsi le sommeil danse sur mon esprit. » (IV, « Midi »)

M. de Gandillac : « De même qu’une légère brise, invisible, sur une mer étale danse, légère, d’une légèreté de plume, ainsi – danse sur moi le sommeil. » (IV, « À l’heure de midi »)

G.-A. Goldschmidt : « Comme un vent délicat, sans être vu, danse sur une mer pailletée, léger, d’une légèreté de plume : ainsi – le sommeil danse sur moi. » (IV, « Midi »)

M. Renouard : « Comme un vent gracieux danse sur la mer étale, invisible, léger, léger comme une plume : ainsi – le sommeil danse sur moi. » (IV, « Midi »)

 

H. Albert : « C’est ce qu’il y a de moindre, de plus silencieux, de plus léger, le bruissement d’un lézard dans l’herbe, un souffle, un chut, un clin d’œil – c’est la petite quantité qui fait la qualité de meilleur bonheur. Silence ! » (IV, « Midi »)

M. Robert : « C’est justement le bruit le plus infime, le plus doux, le plus léger, le bruissement d’un lézard dans l’herbe, un souffle, un glissement, un clin d’œil – le meilleur bonheur est fait de peu. Silence ! » (IV, « Midi »)

G. Bianquis : « La moindre chose, la moins bruyante et la plus légère, le frôlement d’un lézard, un souffle, un glissement, un clin d’œil – c’est de ce peu que se compose l’essence du bonheur le plus exquis. Silence ! » (IV, « Midi »)

M. de Gandillac : « La moindre chose justement, la plus ténue, la plus légère, un frôlement de lézard, une haleine, un souffle, un clin d’œil, – de bien peu seulement est fait le mode du meilleur heur. Silence ! » (IV, « À l’heure de midi »)

G.-A. Goldschmidt : « Le moins, justement, ce qui fait le moins de bruit, ce qui est le plus léger, le frôlement d’un lézard, un souffle, un glissement, un clin d’œil, – peu fait l’essence du meilleur bonheur. Silence ! » (IV, « Midi »)

M. Renouard : « La moindre des choses, justement, celle qui fait le moins de bruit, la plus légère, le frôlement d’un lézard, un souffle, un glissement, un clin d’œil – c’est peu de chose qui fait l’essence du plus grand bonheur. Silence ! » (IV, « Midi »)

 

H. Albert : « – Et Zarathoustra se remit à courir et à courir encore, mais il ne trouva plus personne. Il demeurait seul, et il ne faisait toujours que se trouver lui-même. Alors il jouit de sa solitude, il savoura sa solitude et il pensa à de bonnes choses – pendant des heures entières. » (IV, « Midi »)

M. Robert : « – Et Zarathoustra se mit à courir et à courir encore, mais il ne rencontra plus personne et resta seul et se retrouvant lui-même, il jouit de sa solitude et s’en délecta et pensa à de bonnes choses – des heures durant. » (IV, « Midi »)

G. Bianquis : « Et Zarathoustra se mit à courir sans plus rencontrer personne ; bientôt il se retrouva seul et se ressaisit, heureux de pouvoir se nourrir et se repaître de sa solitude et penser à des bonnes choses pendant des heures. » (IV, « Midi »)

M. de Gandillac : « – Et Zarathoustra courut et courut et plus ne trouva personne et fut seul et se retrouva toujours lui-même et goûta et savoura sa solitude et songea à de bonnes choses – des heures durant. » (IV, « À l’heure de midi »)

G.-A. Goldschmidt : « Et Zarathoustra courut sans s’arrêter et il ne trouva plus personne et ne cessait de se trouver lui-même et goûtait et aspirait sa solitude et pensait à des bonnes choses, – des heures durant. » (IV, « Midi »)

M. Renouard : « – Et Zarathoustra courut et courut et ne trouva plus personne et fut seul et se rassembla en lui-même et jouit et se délecta de sa solitude et pensa à des bonnes choses, – des heures durant. » (IV, « Midi »)

Rencontre autour de trois traductions de Maël Renouard :

Ainsi parla Zarathoustra de Nietzsche,
Le Voyageur chérubinique de Silésius,
Le Banquet de Platon

Café Véronèse, 23 mai 2007

Joël Gayraud : Comment as-tu découvert Zarathoustra ? C’est important, la généalogie d’une pensée.

Maël Renouard : C’est le premier livre de philosophie que j’ai ouvert, juste avant d’entrer en terminale. Ensuite je ne l’avais jamais beaucoup relu. Il y avait même longtemps que je n’avais plus consulté ce texte quand j’ai commencé à le traduire. Et l’aveu que je dois faire, par conséquent, c’est que cette traduction n’était pas du tout un projet. Cinq minutes avant de commencer, je n’avais pas la moindre idée que je ferai cela. Un jour où j’étais un peu désoeuvré, j’ai pris le livre dans ma bibliothèque, comme en me rappelant son existence. C’était l’édition bilingue de Geneviève Bianquis. J’ai lu « Les trois métamorphoses », le texte allemand et la traduction, j’ai senti qu’on pouvait sûrement rendre cela d’une autre manière, et tout de suite j’ai eu envie de voir ce que j’arrivais à faire. Puis j’ai traduit d’autres passages, peu à peu, selon l’envie – et quand j’ai décidé d’aller au bout, j’étais déjà trop avancé pour que cela puisse, à nouveau, s’appeler véritablement un projet. C’est l’intérêt de Rivages qui m’a finalement conduit à traduire l’ensemble.

Il n’y avait pas donc ni projet ni visée philosophique. En revanche, ce qui fait que cette envie m’a saisi immédiatement, tout d’abord sous la forme d’une tentative privée, sans l’idée de tout traduire ni de publier cela, ce sont des raisons littéraires elles-mêmes intimes, en ce sens que j’écrivais à l’époque (en 2000-2001) des poèmes dont l’inspiration venait principalement de trois auteurs : Gide (essentiellement Les Nourritures terrestres), Saint-John Perse (surtout Éloges), et Claudel (surtout les premières pièces, et en particulier Tête d’or). – Par exemple, au tout début du Zarathoustra, j’emploie une tournure clairement claudélienne, que je me souviens d’avoir entendu dans L’Échange : « Il s’appelait Zarathoustra ; mais il n’est plus le même qu’il était. »

J’aimais passionnément ces poèmes solaires en versets. Évidemment, Gide n’a pas caché son influence nietzschéenne. Or le plus frappant était une similarité non seulement de thèmes, mais de forme, et moi qui écrivais un peu « à la manière de » ces auteurs, je me suis senti tout de suite désireux d’essayer de traduire Zarathoustra dans « mon » style, qui était bien sûr peu le mien, puisqu’il avouait très facilement ses influences – c’était moins un style qu’une langue que j’avais envie moi aussi de parler, une langue un peu au sens où Barthes dit que les auteurs du dix-septième siècle s’expriment dans la même langue. Elle était pour moi la langue du soleil et du vent. Les scintillements sémantiques y étaient les rayons de soleil sur la mer, les versets le souffle du vent. Eugen Fink dit que Zarathoustra est celui qui se tient dans le vent du monde. Quand j’ai ouvert le livre, j’ai eu le sentiment que c’était dans cette langue-là qu’il pouvait se transposer. C’était un désir littéraire, impliquant une mise à l’épreuve des tentatives poétiques que je faisais par ailleurs. L’entreprise était donc peu philosophique : ma première préoccupation était de trouver un ton pour ce texte, et pour cela de m’en emparer dans la langue où j’aimais travailler alors.

Dans mes lectures, se trouvait aussi Jean Grosjean. Je l’inscrivais parmi une lignée claudélienne, j’aimais de lui La Gloire, Apocalypse, Hiver, Élégies, ou encore son exégèse poétique sur L’Ironie christique. J’y retrouvais le scintillement sémantique (image alors d’une lumière plutôt hivernale il est vrai, et de campagne plutôt que de mer) et le verset. Grosjean me semblait partager avec Claudel le souci de la phrase comme unité de souffle. J’avais aussi le sentiment que ce qu’il avait fait dans ses traductions de la Bible – du Nouveau Testament en particulier – n’était peut-être pas éloigné de ce que je voulais faire pour Zarathoustra. Grosjean n’a cessé de reprendre ses traductions, comme celle de l’Apocalypse, en y cherchant toujours davantage de simplicité, simplicité au service du sublime propre à l’éloquence religieuse, faite de phrases brèves, ou, si elles sont longues, d’un seul tenant, d’un seul souffle, dé-virgulées.

Et tout cela n’était pas seulement une tentative subjective d’écrire, une question de musique personnelle. Le ton, intimement choisi, pouvait alors la chance de ramener le livre à son contexte, historique bien sûr, et thématique (la solarité, la rivalité avec la Bible).

À ce contexte, avant la triade Gide-Claudel-Saint-John Perse, appartient aussi Rimbaud. Chez lui aussi, il y a un ton dans lequel on semble pouvoir accueillir Zarathoustra – sans parler des tourments du thème religieux, de l’allure prophétique, etc. Cela concerne surtout Une Saison en enfer, et sa langue extrêmement parataxique. Du dernier poème de la Saison (« l’heure nouvelle est au moins très sévère… et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous aborderons aux splendides villes ») est issu Tête d’or tout entier, comme le reconnaissait Claudel lui-même. En quelque sorte, l’idéal aurait été de composer un Zarathoustra dont on aurait pu avoir, de façon plausible, l’impression que Tête d’or en était tiré… Le Zarathoustra comme Tête d’or est scandé par les irruptions d’un sujet fatal : « me voici », « je suis là » – je renverse le monde… Autre point commun formel entre Zarathoustra, Rimbaud, Saint-John Perse : la ponctuation du texte par l’interjection « ah », par quoi j’ai rendu le « ach » allemand, sans m’embarrasser de « hélas » ou de « las ».

Le premier livre du Zarathoustra est aussi fait de phrases très brèves – cela change ensuite, nettement, dans les deux dernières parties, où les phrases s’allongent, indéfiniment, jusqu’à couvrir plusieurs versets. Dans sa ponctuation, le tiret est primordial. Et l’on trouve, dans les proses de Rimbaud, un usage du tiret, et en particulier de la conjonction double point / tiret « : — », assez similaire à ce que l’on rencontre souvent dans le texte de Nietzsche. Mais généralement, lorsqu’il y a un double point / tiret, les traducteurs enlèvent un des deux. Cela semblait pourtant relativement répandu, en français aussi bien, à la fin du dix-neuvième siècle.

Joël Gayraud : Ça fait trop romantique pour eux. Les romantiques utilisaient beaucoup les signes de ponctuation comme le tiret.

Maël Renouard : Et Nietzsche, à la fin, arrivé aux parties III et IV, met deux, puis trois tirets à la suite. Un peu comme Céline, avec ses points de suspension, au fur et à mesure il envoie de la ponctuation, de manière très personnelle.

Joël Gayraud : Rimbaud s'inscrit dans cette tradition. Et avant lui, Aloysius Bertrand dans Gaspard de la Nuit, Nodier dans l'Histoire du roi de Bohême utilisaient abondamment les tirets, avec les points de suspension.

Lionel Dax : Signes que l’on retrouve aussi dans la littérature moderne et d’avant-garde, par exemple chez les écrivains dadaïstes, et en particulier chez Cravan. On retrouve aussi ce signe tiret dans le journal de Delacroix pour ponctuer des notes.

Joël Gayraud : Baudelaire l’utilise souvent à la fin des poèmes, notamment au dernier tercet des sonnets. Il met des tirets en début de tercet, pour détacher la phrase finale.

Lionel Dax : Est-ce que, après le Zarathoustra, qui est le fruit d’exercices spirituels de traduction, les projets suivants sont-ils, quant à eux, nés de commandes ?

Maël Renouard : Angelus Silesius, c’était une commande, et Platon un choix. Mais j’ai trouvé une manière « d’habiter » le texte de Silesius : la question de l’ange, du chérubin, m’est apparue extrêmement intéressante. Je me suis plu à recomposer la filiation chérubinique qu’on peut retrouver dans la littérature allemande, jusque chez Wim Wenders, dans Der Himmel über Berlin. Les anges de Wenders sont des chérubins plutôt que des séraphins. Les chérubins sont dans la contemplation les séraphins dans l’amour. Les chérubins représentent une forme sublime de la connaissance et de la perception, et les séraphins une forme sublime du sentiment. Chez les Allemands, les anges sont beaucoup plus souvent des chérubins. Par exemple, chez Rilke, ils ont une perception, ils voient l’invisible. Chez Wenders, ils voient, mais ils ne sentent pas. C’est pour cela que l’ange de Wenders veut devenir un homme, il veut savoir ce que c’est que sentir – sentir l’odeur du hot-dog et des frites, se toucher les doigts avec la graisse dessus. Et puis, bien sûr, il veut aimer aussi. Et la figure du chérubin croise la forme romantique de la mémoire comme perception cosmique. Dans le film de Wenders, il y a ce passage très beau où ils sont au bord d’un étang, des guerres ont eu lieu ici, archaïques et napoléoniennes, on a vu voler la première montgolfière, et de loin en loin, on se souvient qu’on a vu passer les premiers hommes – l’étang redevient l’eau originelle. Chez Benjamin aussi, l’ange est un chérubin : il voit la catastrophe, il a une perception de côté sur la suite du temps. En France, au dix-neuvième siècle, chez Hugo et Balzac, c’est plutôt la figure de l’ange comme séraphin qui prédomine.

Lionel Dax : Uberengelheit, tu le traduis, comme les autres traducteurs, par « sur-angélité », un terme qui entre en écho avec le « surhomme » de Nietzsche et le « trasumanar » de Dante, termes difficiles à traduire. Mais Ubergottheit, traduit généralement par « sur-déité », toi, tu le traduis par « au-delà de la divinité ».

Maël Renouard : C’est une question de musique, sur-déité, cela me fait penser à surdité...

Joël Gayraud : Il ne faut pas hésiter, quand on traduit, à forcer la langue. « Sur-déité », ça ne marche pas du tout. Moi, je connaissais « Le Pèlerin chérubinique », maintenant il y a « L’Errant chérubinique », et toi, tu le nommes « Le Voyageur chérubinique », et le mot allemand, c’est quoi ?

Maël Renouard : Wandersmann. L’errant, ça me gêne un peu.

Joël Gayraud : L’errant, c’est celui qui va à la dérive, le dériveur.

Maël Renouard : C’est quand même une lecture un peu lyotardienne de Silesius ! Parce que dans le texte, l’errance existe. Et l’on ne doit pas y être...

Joël Gayraud : Mais Voyageur, je trouve ça plus joli. Ce n’est pas le pèlerin, trop précis, et comme tu le dis si bien, le pèlerin connaît son port, ça resserre le champ sémantique.

Maël Renouard : C’est aussi trop connoté, c’est Jérusalem, c’est la Mecque. Le Wanderer, c’est celui qui part pour un voyage. Michel de Certeau dans la Fable mystique parle du « Marcheur ». J’ai vu apparaître aussi « Itinérant ». Mais « Voyageur », je ne l’ai pas inventé, je l’ai déjà vu traduit comme ça, dans un livre de Jean Baruzi, et cela me semblait le plus juste, tout en ayant la vertu de la simplicité.

Lionel Dax : Il y a un double sens dans l’errance. C’est aussi être dans l’erreur.

Maël Renouard : Oui, c’est vrai et Silesius est contre les hérésies – pour lui le protestantisme en particulier en était une, il a consacré une grande part de sa vie à la Contre-réforme. Il a quand même besoin de tracer son chemin contre autre chose. Si l’on est dans l’errance, on se donne la possibilité d’aller voir un peu partout. Et je ne pense pas que ce soit l’esprit de Silésius.

Augustin de Butler : Dans ta présentation, lorsque tu expliques pourquoi tu as choisi « voyageur » plutôt que « errant », tu cites un distique du livre VI, « le sage n’erre jamais ». Mais y-a-t-il identité entre le sage et le voyageur, le Wandersmann ?

Maël Renouard : Certes, c’est dans le sixième livre, qu’il a écrit bien des années après, et qui est beaucoup plus polémique contre les protestants. Et l’on pourrait penser que le voyageur est devenu sage, après avoir erré. Mais en réalité, dès le premier livre, un chemin est indiqué, celui de la métamorphose infinie, qui doit nous conduire plus haut que les anges, plus haut que Dieu lui-même, dans l’élément incréé de la pure divinité. Ce n’est pas une errance : le voyageur doit déjà être sage, pour accomplir ce dur et ambitieux chemin.

Augustin de Butler : En donnant pour titre au livre de Silesius, « Le Voyageur chérubinique » et en intitulant ta traduction de Nietzsche « Ainsi parla Zarathoustra » (en choisissant le passé simple plutôt que l’imparfait), tu mets l’accent sur la dimension du voyage, du chemin non tracé à l’avance, comme sur la parole qui s’invente chemin faisant, bref, tu mets l’accent sur l’événement. Tu écris dans ta préface que Zarathoustra « est une anti-mélancolie et un voyage ponctué d’événements. Très souvent un discours est un événement surgi en face d’un événement. Also sprach Zarathustra : c’est la formule qui met un terme à chacun des discours singuliers, celle également qui ouvre la totalité du récit, en l’intitulant. L’ensemble de tous les discours est aussi un événement : une aventure, avec des rencontres et des péripéties, qui commence et qui s’achève. Le passé simple restitue l’aventure de cette parole ; l’imparfait affirmait plutôt sa résonance comme doctrine, il faisait du voyage le déroulement d’une prédication déjà toute inventée. » Et un peu plus loin : « Le passé simple est aussi une façon de maintenir le sentiment du voyage. »

Par ailleurs, tu traces un parallèle entre le « surhumain » et la « sur-angélité ». Tu écris : « L’essence de l’homme ne se trouvera que dans une ‘sur-angélité’. Une telle exigence de continuer tient à une faculté de métamorphose. » Et puis : « La métamorphose est la condition et la noblesse de l’humanité : ‘Ma suprême noblesse est que je peux sur terre être déjà un roi, un empereur, Dieu, tout ce que je veux’ (IV, 146). Il faut vouloir la métamorphose : ‘Homme, tout se transforme ; et toi seul sans le moindre progrès tu resterais ce vieux bloc de chair ?’ » Et en note, tu écris : « Nietzsche, dans l’appel à une surhumanité, retrouve quelque chose de cette formule : ‘Tous les êtres jusqu’ici ont créé quelque chose allant au-delà d’eux : et vous voudriez être le jusant de cette grande marée et plutôt revenir à la bête que dépasser l’homme ?’ »

D’où, j’y viens, notre question : Nietzsche a-t-il lu Silesius ?

Maël Renouard : Schopenhaueur oui, donc je pense que Nietzsche aussi. Cela faisait partie des livres importants du patrimoine culturel allemand. Surtout qu’il a été particulièrement évoqué au dix-neuvième siècle, par les philosophes (Hegel, Schopenhauer ; déjà Leibniz l’avait cité) et les écrivains (Gottfried Keller). Si l’on fait basculer Silesius du côté d’une mystique propre à effrayer les théologiens, ce à quoi il se prête, et ce qui n’a pas manqué d’avoir lieu, le rapprochement avec Nietzsche est un peu osé, mais peut-être pas tout à fait illégitime. Bien que Silesius s’en défende, on peut mettre en scène une certaine lutte entre le sujet chérubinique et le Dieu. Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas. C’est ce que dit le distique repris par Schopenhaueur. Ensuite, on peut développer le rapport des mystiques, Silesius comme Maître Eckhart, au thème de la vie, qui est aussi celui de Schopenhauer et de Nietzsche. Celui qui laisse envisager un tel rapprochement, c’est Michel Henry – qui a traité d’Eckhart beaucoup plus que de Silesius il est vrai. Pour Michel Henry, il y a chez Eckhart une pensée de la vie, au sens où la déité ou l’essence, c’est un absolu immanent qu’il faut trouver en soi, non à l’extérieur, en pèlerinage.

En bref, deux thèmes peuvent contribuer à un rapprochement avec Nietzsche (que je n’ai ni prémédité ni voulu absolument établir), la métamorphose infinie (l’homme n’est borné par rien, pas même par Dieu), et l’immanence de l’absolu, déterminé comme vie.

Le voyage est à ce point infini que le voyageur y est invité à perdre sa relation particulière à l’état de chérubin. On peut se demander d’ailleurs ce que voulait vraiment dire le titre : le voyageur chérubinique est-il lui-même chérubin, ou plutôt apparenté aux chérubins, ou encore, est-ce qu’il aspire à s’assimiler aux chérubins ? En réalité, peu importe, car, quoi qu’il en soit, on ne peut s’en tenir là, on ne peut vouloir être simplement chérubin. « Ce que le chérubin connaît ne peut me suffire, je veux m’envoler plus haut que lui, là où rien n’est connu » (I, 284). Il faut aller au-delà de toute connaissance. Cela veut-il dire : accéder à l’état de séraphin, remplacer la connaissance des chérubins par l’amour propre aux séraphins ? Non, car cet amour lui aussi doit être dépassé (II, 1). Nous pouvons et devons aussi être au-delà des séraphins (I, 3 ; II, 171 ; III, 203). L’homme est plus haut que les anges. Car les anges ne peuvent être que ce qu’ils sont. Un chérubin reste un chérubin, un séraphin reste un séraphin. Il appartient à un homme de pouvoir être l’un ou l’autre, ou les deux à la fois, et plus encore que cela. L’homme peut accéder à une surangélité – l’Überengelheit dont nous parlions tout à l’heure. Nous sommes plus favorisés que les anges, car ils ne peuvent pas épouser Dieu (III, 121). Si l’homme ne doit pas rester homme (V, 219), il ne doit pas non plus s’arrêter à l’état angélique – les anges ne sont que des intermédiaires.

Le chemin de la métamorphose ne doit s’arrêter nulle part, il ne doit même pas s’arrêter à Dieu. La fin que l’on doit se donner, le but du voyage, c’est un point où il n’y a nulle fin (I, 7). Dieu lui-même ne peut valoir pour une fin du voyage. Il faut aller jusque dans un « désert ». Ce désert rappelle Maître Eckhart. Il est le lieu originaire où il n’existe pas encore de différence entre un créateur et une créature. Eckhart proposait une différence essentielle entre la déité (die Gottheit, ce que j’ai traduit, dans Silesius, par la divinité) et Dieu. Dans la déité, Dieu n’est pas encore Dieu, la créature pas encore créée, c’est pourquoi il y a cette indistinction paradoxale où la créature peut être dite égale à Dieu, où il est possible de dire que l’on a délaissé Dieu créateur, en faveur d’un accès à la divinité, plus originelle. « Abandonner Dieu même est un abandon que peu d’hommes comprennent » (II, 92). Alors on peut « se jeter dans la mer incréée de la divinité pure » (I, 3). La déité/divinité, c’est le désert, c’est le néant, s’opposant à un monde créé, visible, phénoménal, ouvert dans la dimension de la transcendance, comme dirait Michel Henry. C’est aussi l’essence qui repose en elle-même avant même son opposition à une apparence. La divinité est pure unité, l’unique Un, qui n’est pas encore distinct d’un monde créé. À ce point, il n’y a aucune différence, aucune altérité. C’est pourquoi Silesius peut écrire : « avant que je sois j’étais la vie de Dieu » (I, 73). – On voit apparaître le thème de la vie comme essence, cher à Michel Henry.

Mais Silesius, à plusieurs reprises, semble aller encore plus loin. Le préfixe über est très employé par lui, ce qui fait évidemment penser à Nietzsche. Il est question d’un au-delà de la divinité, d’un au-delà du néant, d’un au-delà de l’essentialité. Au-delà du néant : I, 111. Au-delà de l’essentialité : II, 145. Au-delà du suprêmement impossible : VI, 153. Pourquoi ? Justement pour ne pas courir le risque de figer l’unité originaire dans le langage de la connaissance par représentation. Le péril est de se croire arrivé.

Il faut maintenir l’infinité du voyage. Comme le dit Silesius à plusieurs reprises, s’arrêter sur le chemin de Dieu, c’est reculer. Pourtant cette infinité ne s’oppose pas à une simplicité. Il ne faut pas se représenter ce voyage à la manière de la traversée d’un espace étendu. C’est justement un obstacle à la compréhension de ce qui est en jeu. En un sens, l’essentialité qu’il faut atteindre est là. L’absolu est déjà en nous. C’est pourquoi on trouve Dieu en ne le cherchant pas, si chercher est regarder hors de soi. Il faut se faire enchaîner les pieds, les mains, le corps, l’âme, pour trouver Dieu (I, 171). Dieu ne se présente pas sous la forme d’un quelque chose. Il faut délaisser « le quelque chose » (I, 44). Le quelque chose est la forme abstraite dans laquelle a lieu toute représentation au sein d’un monde – toute conscience est conscience de quelque chose... Ce dont parle Silesius, c’est d’un retour à une intimité essentielle, en deçà du monde des « quelques choses » – d’un abandon de la représentation. L’essence est en deçà des formes dans lesquelles se donne à la perception toute chose du monde. Elle est en deçà de la mise en forme propre à toute représentation. Il faut perdre toute forme pour atteindre à une unité originaire qui n’a aucune forme phénoménale – sich entbilden (II, 54). En abandonnant toute forme, toute extériorité, nous devons nous rapprocher d’un noyau d’essence. C’est justement cette proximité de l’absolu qui est difficile à atteindre. Nous pouvons l’atteindre – encore faut-il en être capables. Nous sommes toujours attirés par le monde, l’extériorité. Pourtant « la source est en nous » (I, 55), Dieu est en nous-mêmes (V, 66). L’essence est là parce qu’elle n’est rien d’étendu. Elle n’a pas de dimension. On ne la mesure pas (II, 188).

Que la métamorphose de l’homme, être et notions auxquels on ne doit pas s’attacher comme tel, soit destinée à nous reconduire à l’immanence de la vie, voilà qui pourrait sans doute convenir à Nietzsche, à condition de considérer que ce qui réunit les pensées de la vie est plus important que ce qui les sépare évidemment – le christianisme et l’antichristianisme.

Lionel Dax : Ce thème de la vie, n’est-il pas présent aussi dans le Banquet d’une certaine manière ? Différemment ?

Maël Renouard : Oui. Je ne crois pas qu’il y ait simplement les philosophies dites du concept d’un côté et de l’autre les philosophies dites de la vie. Toute pensée est pensée des rapports entre la pensée et la vie, et sans doute, désir de leur unité. Mais il y a des pensées qui cherchent cette unité du côté de la vie et des pensées qui la cherchent du côté de la pensée. Platon cherche l’unité de la pensée et de la vie du côté de la pensée et Nietzsche du côté de la vie. Nietzsche n’est pas un penseur qui est intégralement contre le concept, à condition que ce soit la vie qui juge le concept, qui juge si la pensée est au service de l’accroissement de son intensité à elle, la vie. Il reproche justement à Socrate et Platon de juger la vie par l’idée. Mais chez Platon, et c’est singulièrement dans le Banquet qu’on peut l’éprouver, la pensée n’est pas une séparation d’avec la vie. La pensée cherche à penser la vie ou l’existence. C’est ainsi que je comprends le fait que dans les dialogues de Platon, il y a toujours des moments de plénitude sensible extraordinaire, la fête du Banquet, l’herbe où Socrate s’étend sous le soleil du Phèdre, moments de plénitude sensible qui sont pour ainsi dire laissés là, dans le dialogue, comme pour dire : c’est de cela même que la pensée est pensée, de cela même que les idées sont idées. Cette coprésence à l’idée rend le sensible d’autant plus beau, d’autant plus intense, mais en le faisant aussi apparaître comme un reste – la fête et l’idée étant juxtaposées comme pour une réunion encore à venir, plutôt que véritablement réunis. Comme dans nos fêtes, qui ne sont jamais des événements purement affectifs, où l’on est visité par le sentiment d’une intelligibilité à la fois supérieure et fugace, le sentiment d’une intelligibilité de l’existence en elle-même, qui fait l’intensité de la chose, mais non sa clarté – on en reste à un sentiment d’intelligibilité qui est aussi le sentiment de la résistance de l’existence à une telle intelligibilité.

Joël Gayraud : Il y a toujours ce reste chez Platon. Dans le Banquet, à la fin, tout le monde est ivre. La pensée émerge aussi dans l’ivresse. Il y a quelque chose ici d’éminemment sensible.

Maël Renouard : Zarathoustra et le Banquet sont des textes à la fois littéraires et philosophiques : c’est ainsi qu’ils expriment au plus haut point le désir, le rêve d’une réunion de la pensée et de la vie. Réunion impulsée du côté de la vie dans le Zarathoustra, où, si j’ose dire, c’est la vie qui mène la danse, qui mène le chant et la danse. Réunion recherchée du côté de la pensée chez Platon, où c’est la pensée qui doit illuminer par l’intellection la vie menée, dans la fête, à un haut degré d’intensité affective.

« On ne fait pas assez attention. Si Cézanne est Cézanne, c’est bien pour cela : quand il est devant un arbre, il regarde attentivement ce qu’il a devant les yeux ; il le regarde fixement, comme un chasseur qui vise l’animal qu’il veut abattre. Un tableau, souvent, ce n’est que cela… Il faut y mettre toute son attention. »

Pablo Picasso

Ceux qui font la révolution à moitié ne font que se creuser un tombeau.

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