IRONIE numéro 126 - Décembre 2007

Paillasson

« Pauvre banlieue parisienne, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. Abrutie d’usines, gavée d’épandages, dépecée, en loques, ce n’est plus qu’une terre sans âme, un camp de travail maudit, où le sourire est inutile, la peine perdue, terne la souffrance, Paris « le cœur de la France », quelle chanson ! quelle publicité ! La banlieue tout autour qui crève ! Calvaire à plat permanent, de faim, de travail, et sous les bombes, qui s’en soucie ? Personne, bien sûr. Elle est vilaine et voilà tout. Les dernières années n’ont pas arrangé les choses. On s’en doute. Banlieue de hargne toujours vaguement mijotante d’une espèce de révolution que personne ne pousse ni n’achève, malade à mourir toujours et ne mourant pas. »

Louis-Ferdinand Céline – Chanter Bezons, voici l’épreuve ! – 1944
Préface du livre « Bezons à travers les âges » d’Albert Sérouille

In girum imus nocte et consumimur igni

« La guerre, c’est ça mon pote. C’est faire tourner en rond l’ennemi »

Un émeutier, Villiers-le-Bel, le 27 novembre 2007

Ceux qui font la révolution à moitié ne font que se creuser un tombeau.

« Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. »
« Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. »

Rimbaud – Illuminations « Villes »

« Celui qui ne peut dire de quel feu il brûle, ne brûle que d’un petit feu »

Pétrarque

Étalage horaire

Étrange ce silence. J’ai quitté un sommeil profond et rassurant, caressée par l’idée trop intense que Paris était morte cette nuit. Dans la chambre une lumière rouge, l’idée se précise, Paris fait une hémorragie. J’ai encore les yeux fermés, j’ai pleinement conscience de divaguer. Les seules choses capables de mettre la machine humaine en branle sont primitives : boire, et faire pipi, avoir les infos de 6h45. Réel rentre en résistance. Tous les matins, la même lutte pour la reconnaissance. La victoire est alternative. Certains matins, Réel gagne. Alors en quelques minutes je sais ce qui a fait tressaillir le monde pendant la nuit, à combien est le Dow Jones, même si je ne sais pas ce qu’est le Dow Jones. Ces matins-là je suis concentrée, l’esprit bandé, prête à tirer. D’autres matins, Rêve l’emporte. Alors, je plonge les doigts dans un pot de Tiramisu, je ne m’habille pour avoir chaud, puis j’enlève tout, nue j’arrose les plantes à la fenêtre. J’ai envie d’être impérative. Je mets Aerosmith à fond dans tout l’appartement. C’est insuffisant.

Monsieur O. qui surveillait notre épreuve de ce matin, a trouvé que mon troisième prénom, Amalia, était « moche ». Je lui ai répondu que j’étais au courant, mais que je m’y étais attachée en apprenant que c’était le prénom de la mère de Freud. On aurait tous pu s’abstenir dans cette histoire (mes parents, la Mère-Névrose, le prof et moi). Enervée, troublée par la vision de ma carte d’identité posée sur la table, l’exercice pourtant imposé de la dissertation de géographie urbaine se fit alors itinéraire improvisé dans mes souvenirs new-yorkais.

« New York est simplement l’épicentre du monde et j’ai de plus en plus la conviction que c’est ici que tout se passe. La pulsion, le noir atomisé trouve ici une raison de ne pas être. Traverser la rue est une expérience quasi métaphysique. Codifiée, la traverse exige un habile dosage d’individualisme acharné et à la fois, en fond, la conscience stridente de l’autre. Quand la main lumineuse devient blanche, une marée grouillante de corps disparates se croise. Et parfois quelques yeux s’accrochent. Je ne me suis jamais sentie aussi seule qu’en traversant les rues de New York. Ce que je vis ici est une solitude de fait, droite et massive comme les immeubles, où que je regarde elle est. Les buildings new-yorkais sont ce qu’il y a de plus humain sur terre. Ils gâchent le ciel et condamne toute transcendance. Aussi, ce qui compte désormais c’est l’infime contact, la peau des autres effleurée. Je monte soudainement le bras en l’air, puis le rabaisse sans grâce lorsque le taxi jaune s’arrête le long du trottoir. La tête écrasée contre la vitre sale et opaque du taxi je me demande comment faire pour ne plus voir la laideur. Pourtant je sais, maintenant que j’ai lu Céline qu’il peut y avoir une vraie esthétique de la laideur. J’envie ceux qui y sont sensibles. Les immeubles de brique défilent et ne prennent consistance que quand le taxi s’arrête aux feux rouges. Plus tard dans la matinée la Ville est caressée par un soleil capricieux, l’air est très lourd et le café brûlant que j’avale à petite gorgée si bon. Ce café clair et insipide clarifie mon esprit. L’espace d’un instant tout est à sa place. Tous les objets. Toutes les sensations : à sa place, l’odeur de bacon grillé, à sa place les miettes du donnut avalé goulûment par le médecin en blouse de Saint Luke Hospital, à sa place le speaker de CNN. Mais les atmosphères sont si indisciplinées. À peine un sourire complice à leur endroit et les voilà évanouies ou travesties. »

Retours à l’en cours. J’ai rendu le devoir de Géographie en m’excusant de l’avoir commis.

On dit que ce siècle nous appartient. Cette idée tambourine souvent et hydrate mes ambitions. Mais la seule chose qui sera à nous, ce sera les quelques pelletés de terres dont nous serons recouverts et les quelques insectes à qui nous ferons la charité de notre corps putréfié. Souvent je suis ravagée par l’idée que ma génération est une génération de l’angoisse et de la fuite. C’est une génération qui gémit et se trémousse sur des ruines sans jamais avoir le courage de se baisser et, au milieu de ces ruines, de se relever pour lancer la première pierre. Pourtant en ce moment les Étudiants font trembler les pavés de Paris. C’est le traditionnel touche-pipi politique des premiers jours du printemps. En passant devant la Sorbonne, hier à minuit, en voyant une centaine de CRS démangés par des envies de placages virils, en entendant des voix pré-pubères massacrer des hymnes révolutionnaires, crescendo je me suis dit qu’on finirait un jour par interdire le printemps. Mais qui va piano va sano. Dans une géopolitique de l’anarchie au quotidien, d’abord je voudrais en finir avec le code de la route. L’autre jour le moniteur de l’auto-école s’est excité sur moi et m’a dit : « Mais bordel, c’est pas compliqué c’est que du bon sens putain, quand est ce que tu vas avoir un déclic, t’es conne ou quoi ? ». Comme je bougeais pas, il m’a dit calmement en me regardant dans le rétroviseur: « Vas-y pleure, je sens que t’as envie de pleurer, il faut vraiment que tu le fasses si t’en a besoin ». Je ne bougeais toujours pas. « Mais vas-y pleure bordel !». J’ai passé la troisième, je me sentais bien, en mode vroum-vroum. Les règlements raisonnés, rationnels et raisonnables, transforment les hommes en animaux.

Dîner avec ma grand-mère. Sonner deux fois. C’est un code. Elle sait alors que la personne derrière la porte est de la famille. Paranoïa clanique. Après les « tu es grande », « tu es belle », elle me raconte ses problèmes d’intendance : « Anna devait venir ce matin, mais elle est malade, on mange dehors ? » Bien. Je vais pouvoir me sortir d’ici, de cet appartement-musée qui pue la solitude et la vieillesse, arrêter de retenir mon souffle. Le hic, c’est que dehors, alors que nous marchons si lentement que j’en ai le vertige, ça pue toujours autant la solitude et la vieillesse.

Parler avec ma grand-mère, c’est faire l’appel, le rappel. Principalement les morts. Puis ceux qu’elle aime, ses petits-enfants qui se partagent en deux catégories : ceux qui vont bien et ceux qui vont mal. Elle se fait du souci pour mon frère. En fait, je pense qu’elle se fait du souci car elle ne sait pas quoi répondre quand ses copines lui demandent ce qu’il fait. Je lui dis de répondre qu’il a pris une année sabbatique. Elle manque de s’étouffer avec son ravioli chinois. Pas étonnant de la part d’une femme dont la vie entière fut sabbatique. Elle regrette que je ne téléphone jamais à personne de la famille, que je fasse tant de mystère. Paranoïa clanique bis. Remonter chez elle après le déjeuner est au-delà de mes capacités. Elle argumente, m’amadoue. Je remonte chez elle, un peu animée à l’idée de récupérer quelques fringues. Je me retrouve avec des soutiens-gorges et des bas, jolis et froufroutants. Message de H.

Il est temps de partir. Place de la République, je retrouve ce lieu-où-être des nuits d’été étudiantes où Amélie organise son anniversaire. Les gens sont beaux, vraiment. Les barmaids en poum-poum short derrière leur comptoir, sont affolantes. Je leur demande une caïpirinhia avec un accent brésilien très convaincant. Clin d’œil de la barmaid. Un homme qui m’a entendue, commence à me parler en brésilien. Je réponds en me collant lascivement contre lui. Ce soir je ne parlerais que le langage du corps. Il y a une forte odeur de sueur, je suis vraiment très attisée. Une copine d’enfance, une plantureuse rousse, me retrouve. Elle me hurle dans l’oreille : « T’as pas vu l’homme de ma vie par hasard ? » Pas le temps de répondre à la plaisanterie, qu’elle s’est déjà collée à un beau black over looké. La musique est tribal, mon corps va et vient en rythme, de manière un peu scandaleuse. Un quadra, vieux-beau, la peau mate, une chemise blanche, latin, m’attrape par le bras au milieu de la piste. Je tangue, il me rattrape, m’équilibre contre lui. Notre centre de gravité se trouve désormais en dessous de la ceinture. Nous sommes lancés dans une danse primitive, je peux presque sentir les flammes du feu de la tribu. J’ai l’impression à cet instant que notre corps à corps est le mouvement qui fait tourner la terre. Ses mains se font de plus en plus pressantes, je sens ma robe remonter. Je n’aime pas être pelotée en public. Je l’attire plus loin, au bar. Cuba libre. Je dis merci, je suis rassurée, j’avais peur de ne plus savoir parler. Il me caresse, je ferme les yeux et me concentre sur son sexe dont je devine l’érection à travers le jean. J’ai une incroyable envie de le saisir et de le malaxer entre mes doigts. Je le fais. Il se penche sur moi et m’embrasse. Je n’ai pas du tout envie de l’embrasser, mais sa langue humide est déjà en train de faire l’amour à ma bouche. À l’oreille il me murmure des mots vraiment chauds, peut-être des phrases même. « Suce », « l’amour longuement », « tes petites fesses ». J’ai envie de rentrer avec lui. Mais je me souviens d’Amélie, de son anniversaire. J’explique à l’homme avec qui je suis soudainement si intime. Il m’embrasse sur la joue. Je veux m’éloigner mais il me retient fermement par le bras, tout en glissant ces doigts sous ma robe. Je me dégage d’un coup sec. Je pense à H., il doit dormir. Je ferais quand même bien l’amour avec cet inconnu en chemise blanche, juste pour pouvoir après le raconter à H. Le chauffeur de taxi me parle de Sarkozy. Pourquoi tous les chauffeurs de taxi aiment parler de Sarkozy ? Il y a dans le fait de prendre un taxi, quelque chose qui me rappelle systématiquement l’Amérique. J’ai encore et toujours envie de me réveiller à New York. Aussi envie, un jour, de me réveiller à côté de H.

Daphné Rousseau

Imprévus

Gare de Gagny
Le 23/10/07

12h57.
Pas de train.
Une femme avec des lunettes de soleil déambule lentement le long du quai, en regardant sa montre, sans trop savoir où aller.
Pas de train.
Une jeune fille téléphone, égarée. 2h qu’elle attend le train, la délivrance. La femme-mouche réapparaît, semblant me dire « Je suis de retour ». Un mot, une phrase, qui tourbillonne dans les méandres tumultueux de ma mémoire, et qui fait remonter à la surface des simulacres de souvenir. Une autre phrase, une simple phrase, évanescente, réminiscence d’une enfance trop vite passée. Une goutte… Une goutte roule le long de ma joue. « Je n’abandonnerai pas ».
C’est le vent glacial, ou bien la nostalgie de ses instants perdus.
Un sac à main dévore un sandwich, à moitié dissimulé derrière le kiosque à journaux. Une tête émerge à son tour, mordant dans le sandwich, puis se retire hors de vue.
La botte danse la gigue dans le soleil hivernal. Rafale de vent, de bruit et de couleur, emportant les feuilles comme une vague.
De nouveau, une goutte. Une goutte et une histoire. Ce jour-là, la jeune femme était sortie. Mais elle n’était pas seule. Elle avait emporté sa dignité.
Elle, elle était revenue, mais sa dignité elle l’avait laissée là-bas.
Les escaliers vomissent un flot ininterrompu de passagers, réfugiés dans la gare pour se protéger du froid mordant, et ressortant des entrailles devant l’imminence de l’arrivée du train. Un quai vide, des rails, un quai taché de dizaines de points, espacés, angoissés.
Regards vers la montre.
13h15.
Pas de train.
Le temps se joue des points. Nouvelle nuée de points, avançant vers leur destination et pressés de prendre enfin leur envol. Une goutte. Tout devient flou. Les points deviennent des taches, puis à nouveau des points. Une main arrache la goutte à son écrin, et l’essuie sur la veste, linceul de pluie. Les points s’épaississent et s’agitent. Ils se massent bien serrés au bord des voies, espérant, espérant, espérant. Une rafale de vent, de bruit et de couleur les emporte au loin.
De ce jour il ne reste rien.

 

Palais Omnisports de Paris-Bercy
Le 31/10/07

« Oh no ! Shit ! ». Exclamation énervée du poisson bleu. Voix monocorde annonçant le score « Avantage Nieminen ». Des crépitements fusent autour de lui, enflent comme une vague, puis s’apaisent, couverts par des encouragements et des sifflets.
Une Tache d’or glisse à la surface de l’eau, rebondit, rebondit, rebondit, rebondit, rebondit et s’envole, gracieuse et aérienne. Elle prend son élan et fonce, fonce, à toute vitesse sur le poisson blanc, se préparant tranquillement à l’impact.
Gauche, droite, gauche, droite, droite, gauche. La Tache d’or flotte, en suspension, et trouble l’eau claire. L’air vibre d’une tension retenue. Les regards se figent, angoissés, reflétant dans leur pupille le poisson bleu, centre de toutes les attentions.
De nouveau une vague crépitante déferle des falaises et submerge l’onde en contrebas. Murray lève les yeux au ciel. Gratitude et énervement s’entremêlent dans les profondeurs. « Allez Murray ».
Tension, angoisse et crispation…
Puis vient la délivrance. « Set Murray ». La tension est relâchée, le public se lève comme un seul homme, déferlante noire acclamant le poisson bleu.
La Tache d’or disparaît. « Reprise ». La Tache d’or réapparaît, agitant à nouveau la surface, volant paresseusement de gauche à droite, de droite à gauche puis s’arrêtant en pleine course, stoppée par une grille d’acier. Une autre Tache d’or la remplace et rebondit, rebondit, rebondit, rebondit, rebondit et s’envole, gracieuse et aérienne, accompagnée par le poisson bleu.
« Jeu Nieminen. Nieminen mène 2 jeux à 1 ». Le poisson blanc étire fièrement ses nageoires, et parade en passant devant le poisson bleu, assassin.
Rien n’est perdu, petit poisson, tout le monde est derrière toi. Le poisson bleu s’agite, exaspéré, attrape au vol une Tache d’or et l’envoie rageusement vers le poisson blanc.
La valse des poissons continue autour de la Tache d’or. Nage, flotte, petit poisson, sans te soucier de l’écume près de toi.

Cours de Tutorat
Le 12/11/07

Un feutre se balance énergiquement dans une main. Cette main appartient à un homme au T-shirt orange. Le T-shirt se bouge doucement au rythme de la conversation.
Ils parlent de politique. Ils en parlent ensemble et Marieke s’énerve. Marieke s’énerve et ses mains se mettent en mouvement, créant un ballet étrange autour de sa tête, où viennent se mêler d’autres objets, posés inanimés sur la table. La danse les entraîne et leur insuffle vie. Une vie éphémère car ils retombent bientôt au sol.

Un bout de scotch sur les lèvres, sur la peau, un portable qui s’avance conquérant au-dessus de la table, une injonction « Bouge pas ta main ».
Des bribes de conversation me parviennent de tous côtés, étouffées par la clameur ambiante. Je n’arrive pas à en saisir le sens, j’ai l’impression d’être dans un autre monde, comme si j’étais séparée d’eux par une sphère liquide. Je reviens au monde et les observe, ces gens qui partagent mon quotidien depuis bientôt deux mois.

Nous remballerons tous nos affaires, à l’unisson, dans un brouhaha indescriptible. Et nous sortirons précipitamment comme un flot indomptable, masse informe, resserrant autour d’elle ses manteaux, ses écharpes, ses bonnets et ses gants. Et nous nous éparpillerons bientôt dans toutes les directions, disparaissant dans la nuit, sans même nous retourner.

Chez Antony
Le 13/11/07

Hugo joue de la guitare, et Antony l’accompagne au piano. J’écoute d’une oreille distraite la mélodie, plongée dans mes pensées.
United Colours of Benetton. C’est la marque de mon sac de voyage, posé près de moi, vomissant un flot d’affaires en tout genre.
6/11/07. C’est la date inscrite sur ma boîte de lentilles.
Edelweiss. C’est une étiquette collée sur la guitare.
Creeks. C’est la marque des chaussures. Chaussures perdues au milieu de la pièce, seules.

Une voiture rouge roule sur la route. Une voiture rouge roule sur la route et longe des canyons ocre, mordorés et rouge sang. Sous un ciel voilé. Le paysage est parcouru de profonds sillons, comme la marque des griffes monstrueuses d’une créature antique. Le passé, le présent et l’avenir se mêlent intimement, jusqu’à ne former qu’un, cette image que je contemple face à moi.
Head. C’est la marque du sac de Hugo.
Philips. C’est un mot gravé sur l’écran d’ordinateur.
Faber-Castell. C’est la marque du stylo avec lequel j’écris ces lignes.

Un enchevêtrement complexe de câbles et de fils court sous le bureau et fait le tour de la pièce. Ces vaisseaux sanguins d’un organisme mutant amènent la vie à des parasites clignotants vert, orange, rouge. Ils me fixent de leurs yeux vides puis disparaissent, évaporés comme de la fumée.

La chaussure solitaire boude. Elle tourne le dos fièrement à sa compagne de toujours, ne veut rien entendre. Une chaussure seule, cela ne s’est jamais vu. Sa compagne penaude, ne sait comment la reconquérir et ne bronche pas. Elle désespère dans son coin, quand soudain, une main venue du ciel la récupère, la prend sous son aile d’une caresse et la dépose délicatement à côté de sa moitié. En un simple geste salvateur, elle réunit les deux amantes et rétablit l’harmonie.

« Dès l’instant où j’ai entendu ma première histoire d’amour,
Je suis parti à ta recherche, sans comprendre à quel point j’étais aveugle.
Les vrais amants ne finissent pas par se retrouver quelque part,
Chacun abritait l’autre dans son cœur depuis le début. »
Rûmi

Ma chambre
Le 2/12/07

Rouge, bleu, gris trois tâches de peinture sur le sol des pinceaux trempant dans une eau noirâtre elle m’a raconté ses problèmes longuement nous avons ri nous nous sommes comprises un océan m’oppresse alors qu’un archet glisse sur les cordes une déchirure sépare les lettres un homme crie il hurle puis se radoucit une rose entre les doigts un océan de rouge m’oppresse alors qu’un chat vagabonde entre les arbres le papillon et la vierge effarouchée se répondent se font les yeux doux la flèche de la Viéra fend l’air m’atteint en plein cœur un océan de rouge m’oppresse alors qu’une femme marche sur l’eau la lumière du crépuscule baigne la pièce un œil jaune fixe tourné vers moi inquisiteur au bout d’une ruelle la courtisane se rit de moi pendant que le perroquet me tourne le dos un océan de rouge m’oppresse alors que la lune apparaît la chasseresse se perche sur le croissant surveille ses sujets des nouvelles de lui une question anxieuse en suspend le kangourou en pyjama bleu embrasse le papier peint son amie l’araignée quant à elle mâche consciencieusement mon carton à dessin un océan de rouge m’oppresse alors que la femme papillon étend ses ailes s’envole par l’ouverture vers la liberté et moi ?

Julie Paulais

La vie, le sentiment, la grâce

« Tout jeune, aussi loin qu’il me souvienne, je dessinais.

Un épicier, chez lequel ma mère se servait, enveloppait ses pruneaux dans des sacs en papier faits avec des pages de livres illustrés et même avec des gravures. Je les copiais. Ce furent mes premiers modèles.

Vers quatorze ans, je fus mis en pension à Beauvais, chez un oncle. Les élèves suivaient des classes de latin. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’aimais pas faire du latin, et je l’ai regretté souvent ; peut-être ma destinée eût-elle été changé. J’étais pauvre ; je serais devenu professeur peut-être.

Mais enfin mes parents estimèrent qu’il était temps de m’orienter vers une carrière, et, se rendant compte de mon goût pour le dessin, me firent entrer à l’école de dessin de la rue de l’Ecole-de-Médecine, appelée, alors comme aujourd’hui, la Petite Ecole, certainement pour la distinguer de l’Ecole des Beaux-Arts. Elle avait été fondée par Bachelier, sous Louis XV. J’y fis des progrès rapides d’après les modèles copiés, suivant l’enseignement du temps, et dont beaucoup dataient de la fondation de l’École. Je me rappelle avoir copié des sanguines d’après Boucher. Je passai dans la classe de dessin d’après la bosse. Des élèves modelaient d’après les Antiques. Pour la première fois je vis de la terre glaise ; il me sembla que je montais au ciel. Je fis des morceaux séparés, des bras, des têtes ou des pieds ; puis j’attaquai la figure tout entière. J’ai compris l’ensemble d’un coup. Je faisais cela avec autant de facilité qu’aujourd’hui. J’étais dans le ravissement. Il n’y avait pas alors de classe de modèle vivant à la Petite Ecole.

Je me présentai à l’École des Beaux-Arts, où l’on travaillait d’après nature, tous les jours, de quatre heures à six heures. Les ateliers n’existaient pas alors ; ils ne furent crées qu’en 1863.

Je fis trois fois le concours d’entrée. Je fus toujours refusé.

Cependant mon étude n’était pas dénuée d’intérêt ; pendant les minutes de repos, les élèves venaient se grouper autour de moi, la regardaient attentivement, disaient le bien qu’ils en pensaient ; ils ne doutaient pas que je fusse reçu.

La Petite École avait gardé quelques traces de l’enseignement du XVIIIe siècle ; la vie, le sentiment, la grâce n’y étaient pas proscrits ; cela se montrait clairement dans mes dessins. Mais c’était l’Institut qui dirigeait l’École des Beaux-Arts, jugeant les concours, corrigeant les élèves à tour de rôle pendant un mois. Il condamnait tout ce qui rappelait l’art du XVIIIe siècle, et ceux qui, même faiblement, se réclamaient de lui étaient traités en hérétiques. Je l’ignorais alors ; je ne le sus que plus tard.

L’après-midi, j’allais au Louvre dessiner les Antiques, ou à la Bibliothèque Impériale, dans la galerie des Estampes. Comme j’étais assez mal habillé, on ne me donnait que ce que l’on voulait. Je regardais les livres laissés sur des tables par des visiteurs plus appréciés, car j’avais un esprit avide ; tous les coups portaient.

Il y avait un cours de dessin à la Manufacture des Gobelins, de cinq heures à huit heures du soir ; j’y allai.

On y travaillait trois heures de suite, soit dix-huit heures par semaine, d’après le modèle vivant.

À l’École des Beaux-Arts, on ne travaillait que douze heures pour une étude, ce qui était insuffisant.

Aux Gobelins, on était resté fidèle aux traditions du XVIIIe siècle ; les dessins étaient plus ronde bosse. ».

Gustave Coquiot, Propos et confidences d’Auguste Rodin, novembre 1914

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