IRONIE numéro 128 - Février 2008

Le plouc roi

Se garder en toute occasion d’être sous l’emprise du plouc roi, de l’homme calculateur, cœur en métal monnaie – du calcul qui refuse la dépense – le calcul est une peur essentielle de la mort – calculer chaque pas, chaque sortie dans le monde, chaque mot – vivre sans s’ouvrir aux autres et au savoir qui pourrait remettre en question les calculs initiaux, les calculs primaires, les calculs pour éviter le danger, c’est-à-dire la pensée, la liberté, la dépense inutile – son éthique : se garder de tout affect, donc épouser la technique du calcul en toute chose tel un robot esclave de ses propositions chiffrées – le calcul est sans cœur – c’est le royaume de la radinerie, de l’avarice au centime près – près de ses cailloux, de ses sous, de son caca monnaie billet – remuer sa propre merde chaque jour esclave de sa merde sans odeur – faire l’esclave, même accroupi dans la poussière du grenier, au fond de la piscine à nettoyer les verrues de la richesse – misère du plouc sans savoir définitivement ouvert au néant – pion fidèle du nihilisme achevé, la maison comme un tombeau avec règles drastiques, calculées jamais senties – fermer les portes, mettre l’alarme – le petit bourgeois, agent du calcul, plouc à vie, est un paranoïaque – peur de l’extérieur, de l’autre, de la dépense, du risque, de l’amour, de l’ivresse, du savoir, du temps, de tout ce qui file entre les doigts – et tout ce qui échappe à la maîtrise est vécu comme une insulte, une agression contre son système unique valeur – alors le plouc s’enferme de plus en plus, se bloque dans son fonctionnement figé – il ne pense plus – il suit des règles qu’il considère comme immuables – il adhère au conventionnel sans y croire vraiment – il épouse froidement une vie sans chercher son propre désir sans relief – tout finira bien par lui péter dans les doigts – en évitant à tout prix le possible danger venu d’ailleurs pour protéger son blockhaus intérieur, il crée sans le savoir l’avènement d’une déflagration – le plouc roi est notre ennemi à jamais – c’est à lui et à ses propriétés qu’iront les premières bombes – les premières balles, il les recevra en plein corps – et les calculs, à ce moment-là, qui n’avaient pas prévu cette fin-là, seront désormais obsolètes – le champ sera à nouveau libre pour l’aventure de la dépense active – c’est une question de jouissance – l’homme du calcul ne jouit pas véritablement – il est l’homme frigide – sa jouissance est puissance et violence de la technique, elle repose sur l’axiome que la jouissance déstabilise les mathématiques et les systèmes de protection – il souffre sans s’en rendre compte, seul roi d’un petit royaume que personne n’envie – pauvre jusqu’en ses richesses ostentatoires – le plouc roi est mal-heureux et mal-honnête, mal baisé et malotru – ce qui lui permet en chef de devenir parfois vulgaire – sa non-jouissance le pousse à tyranniser ses proches pour asseoir son petit pouvoir de plouc – le plouc n’aime pas le paradis – il se débat en enfer avec les avares – il n’en finit pas de se noyer dans sa merde – il est athée au fond et croyant en apparence – il est celui qui joue le jeu de la convention pour qu’on ne voit pas son petit jeu – il est le cynique et le pervers – la vipère plus que le père – le lâche jamais dans son être propre – le summum du ON – chaque mot de sa bouche sort d’un moule connu qu’il a copié à la va vite sans en comprendre le sens profond – le plouc roi restera à jamais un plouc, asservi à la doxa, à ses calculs sur fond de doxa, dénué de pensée – le plouc roi se marie et vit en complicité sadique avec son homologue féminin : la pouf reine – celle qui pense magazine féminin, tricot couture, apparence décoration intérieure, cosmétique ligne du corps, bijoux colliers bracelets bagues et parfums luxe – le prototype de l’idiote – celle qui joue le rôle difficile de la bêtasse pour que le roi finisse par se sentir roi tous les jours – au quotidien, dans l’intime et en société surtout, la pouf reine est le souffre douleur narcissique du plouc roi – en contrepartie, la pouf jouit des avantages matériels du plouc, de ses infrastructures et les poufs, entre elles, comparent en riant les royaumes de leurs ploucs de maris – et cela se vérifie chaque jour et cela est un signe de la misère qui règne dans ces milieux dits « privilégiés » – ils n’auront pas le dernier mot – c’est une certitude et ils mourront tristes sans reconnaître qu’ils se sont trompés sur tout, en vrais ignorants – ils vivent sur un mode opératoire donc ils ne savent pas ce que c’est que vivre – le calcul, c’est la mort de la pensée – tout miel tout sucre dans le social, hypocrisie totale du plouc roi – et odieux avec les siens, tant ce jeu forcé avec le social lui a été pénible – vrais veules, le plouc roi et la pouf reine veulent toujours faire bonne figure à l’extérieur – en famille, grimaces et décharges haineuses, laideur du fond – avec ses collègues, quand il travaille encore, doux comme un agneau, très souvent carpette assurée pour garder ses faux amis – le plouc roi essaye de faire bien, d’avoir une bonne cave, de bons vins, de bons cigares – il a lu ça dans des livres spécialisés – c’est pour cela que ça doit être vrai – mais il n’a pas de goût – il est l’homme du mauvais goût – il boit tout au long de l’année de la piquette bon marché achetée au supermarché pour faire des économies sur le plaisir – et parfois, quand il le décide, le chef se rend dans cette succursale de son royaume, la cave, pour nous faire goûter un vin qui a vieilli et qui a trop vieilli – trop tard – la famille cobaye des mauvais vins pour ouvrir un bon cru aux copains ploucs – l’avare est l’homme de la pourriture, de la moisissure – il raffole des vieux fromages – il laisse pourrir les bonnes choses en croyant les maîtriser, les contrôler – et jamais, il n’y a de surprise – ce sont toujours des vins prévus pour des occasions calculées : anniversaires, Noël, mariage – tout au long de l’année, il cultive le mauvais goût en croyant aller vers le bon – les objets de ses maisons aussi sont laids – cet usage grossier de la photographie comme pour se prouver qu’il a vécu des choses – alors qu’il a toujours été absent, pris dans les tenailles de ses calculs laborieux – les photos sont encadrées, fixées, parce que le plouc roi est l’homme sans goût et sans mémoire – son sens de l’orientation subit les mêmes conséquences – il n’en a pas – il ne sait pas se diriger lui-même, tout seul dans le monde – il a besoin d’infrastructures – il se sert de cartes, de machines à identifier les itinéraires les plus courts pas forcément les plus jolis – aucun sens – le plouc roi refuse tous les sens – il ne fait confiance qu’au calcul – il ne voit pas les lapsus du paysages, ne se trompe jamais de chemin – il va toujours quelque part – il traverse la vie comme une machine qui croit avoir compris le fonctionnement du monde – seulement le monde, l’amour, ne se bornent pas au calcul – le plouc roi est l’homme du Déni et comme l’affirme un philosophe, Vladimir Safatli dans un article flottant sur Internet : « Dans le fétichisme, de 1927, Freud nous fournit une voie pour comprendre la constitution de la structure générale de la perversion en montrant comment le refus du primat génital, au moins dans le cas du pervers fétichiste, est lié à un mode spécifique de négation : le déni (verleugnung) de la castration de la femme. L’importance de la Verleugnung dans la structure de la perversion est le résultat d’un long travail dont les racines doivent être cherchées dans le concept de refoulement partiel, présenté dans une communication de 1909 sur la genèse du fétichisme »– le plouc roi est le cynique pervers réussissant grâce au fétichisme à asseoir son pouvoir et sa terreur – « Il est solidaire d’un semblant qui ne cache rien – comme le pense Lukacs dans Histoire et conscience de classe : « l’existence de la bourgeoisie présuppose son impossibilité à comprendre ses propres présupposés sociaux ». » – on retrouve là l’axiome essentiel du plouc roi en fait roi nu qui n’en impose à personne, même pas à lui – et son royaume en conséquence ne lui donne au fond aucune satisfaction véritable – le plouc roi est l’homme de l’insatisfaction permanente, esclave des valeurs de son milieu, enchaîné à des principes qui lui semblent louches mais qu’il accepte comme bons et nécessaires – il est l’homme aliéné sur tous les points sauf financier, seulement maître de son cacargent, de son petit royaume étriqué, fermé, mesquin – petit maître vaniteux qui ne sait pas jouir de sa vie – le plouc roi était dans La véritable scission de Debord juste un plouc – le cadre parfait de la nouvelle économie tertiaire, celle du commerce, de l’informatique, de la gestion des flux – le plouc roi durant les dernières années du XXe siècle a fait fructifier sa richesse sur le chômage et la précarité de ses propres enfants – ce qui lui permet aujourd’hui pour les plus généreux d’entre eux d’offrir une part du butin pour que leurs enfants puissent eux aussi participer enfin à la grande aventure du pouvoir d’achat – le plouc roi est l’homme de la retraite dorée – avec suppléments grâce aux investissements immobiliers et boursiers des années 70 et 80, celles de la bulle spéculative – le plouc roi est l’homme des centimètres et des centimes – toute sa richesse provient de sa comptabilité au centime près – il a l’argent mesquin et Arpagon est son modèle comique – quand il fait ses courses, il ne dépense pas sans compter, il compte en dépensant, d’où son énorme frustration – comme un éternel enfant, il est l’homme de la tirelire bourrée de centimes – qu’il casse parfois pour s’acheter le jouet qu’il voulait en rêve ou, pour être plus précis, qu’il enviait chez ses semblables – l’envie, la concurrence avec les autres de sa caste lui donnent le moteur suffisant de son existence qui est par là même empruntée, fausse, le reflet de sa vie complètement terne – « J’ai pour voisin un vieillard, riche comme Crésus, qui ne sort jamais de chez lui, et toute la sainte journée ne cesse de consulter ses comptes, actes notariés, contrats, écritures, et le voilà qui fait construire. Dans quel but ce vieillard s’expose-t-il à tant de fatigues et de peines ? C’est le résultat d’une obstination, et d’avoir donné asile dans sa tête à une maudite opinion. À peine la mort survient que tes biens sont dispersés comme nuée au vent. Il y a un individu qui entre en possession de tes biens, devient le maître de tes maisons et s’empare de tes richesses, en sorte que tu voudrais n’avoir jamais rien vu ni possédé. Et ce que tu avais amassé par ta peine et tes sueurs en soixante ans s’en va en moins de soixante heures. Ici le monde doit se tordre de rire, et celui qui est exempt de passions, en rit aussi en voyant de tels miracles. » Ainsi l’a dit Doni.

Lionel Dax – Extrait de « Corps-Texte »

L’équipe Système

L’équipe Système est entièrement réunie dans ce bureau, un bureau de quatre, une sacrée veine, parce qu’il y a des bureaux de huit et même de seize, des poulaillers où il n’est pas possible de gamberger trente secondes, parce qu’il y a tout le temps des oiseaux de passage, du téléphone qui sonne, des imprimantes qui crachent, des mecs qui causent à tue-tête pour que leur voix puisse circuler au-dessus du brouhaha ambiant, et d’autres qui débitent encore plus fort pour que ce soit la leur qu’on entende, une saleté de condition de travail, une vraie raison de se syndiquer, mais ça ne se fait pas chez les cadres, ce serait mal vu. Au milieu de cette veine, c’est moi qui ai décroché le filon, la place en or. Les bureaux sont disposés au milieu de la pièce, bout à bout, reconstituant une galette coupée en quatre. Les écrans sont posés au centre, en étoile, de telle sorte que chacun ne puisse voir que le sien. Eric Saadia est juste à côté de la porte, la plus mauvaise position, tous ceux qui passent dans le couloir peuvent jeter un coup d’œil sur ce qu’il est en train de faire. Lui, ça ne le dérange pas, il n’attend que ça, d’avoir du chef penché sur son épaule pour le voir marner, si Leroy lui demandait d’aller bosser sur ses genoux, il déménagerait aussi sec. D’ailleurs, c’est lui qui a demandé à Polbert d’inverser sa place avec la sienne, il devait être drôlement frustré d’être collé au fond du bureau, sans pouvoir arborer ses dix connexions ouvertes simultanément. L’autre ne s’est pas fait prier, parce que Polbert n’a pas besoin de ce genre d’ostentation, il est plus à l’aise dans l’ombre, ça ne fait pas de doute. Lui aussi, il cartonne sur la connexion, un autre genre évidemment, maintenant qu’il a la place du fond, il peut s’en donner à cœur joie, et il ne s’en prive pas, cette espèce d’obsédé du cul. Seulement il y a un prix à toute chose : la soufflerie est exactement à l’aplomb de son siège, la ventilation lui descend droit dans le dos, de l’air trop chaud l’hiver, trop froid l’été, un truc qu’on ne peut pas régler, du vent toute l’année, il collectionne les rhumes, constamment la goutte au nez, des mouchoirs plein les fouilles, le tiroir bourré de Néocodion, l’écran dégueulasse à force d’éternuer dessus, le tarin boursouflé par les accumulations de morve, pire qu’une punition, un véritable châtiment corporel, une vengeance organique, avec ce que l’alcool y ajoute de couleurs, une deux-boules au cassis, un grand gland de bordeaux, une grappe de raisin au milieu de la poire, mieux qu’une carte de visite, un bout de bite violacée à la place du blair !

Ion jouit des même prérogatives, arrivée d’air en moins, mais il y a un effet de miroir avec la vitre du fond, je peux voir le reflet de son écran dans le carreau. Il s’en moque bien, il n’attend pas après moi pour aller le dénoncer. Fedorovich mobilise à lui seul un bon tiers de la bande passante allouée à notre étage. Il a toujours deux fenêtres ouvertes, une pour jouer, l’autre pour télécharger. Il joue en réseau, avec des collègues du bâtiment d’en face, toutes ses journées sont occupées à ça, il ne s’arrête que pour pisser ou aller fumer sa clope. Il télécharge les jeux sur le web, pendant qu’il est en train de jouer. Son disque dur est rempli de jeux, et comme son disque dur est bien trop petit, cet inconscient a eu l’idée géniale d’aller déposer toutes ses saloperies sur les baies de disques de production, trois cents gigaoctets qu’il s’est rangé sous le coude à la barbe des autres. Le jour où les gars du Pilotage vont découvrir le pot aux roses, ça va lui souffler bon vent dans les bronches, parce que cette andouille a baptisé son répertoire Games, et que ceux du Pilotage ne sont pas encore tout à fait débiles.

Oui, j’ai la place en or. Personne ne peut voir mon écran, et avant que quiconque puisse s’en approcher, j’ai trois fois le temps nécessaire pour switcher de fenêtre : une simple combinaison de touche, et je permute my personal screen avec the official screen ! Je n’ai pas inventé ça, tout le monde le fait, hormis Saadia qui n’est décidément pas bien placé pour se livrer à ce petit jeu de passe-passe, tous les écrans dont on s’approche sont étonnamment irréprochables, à croire que tout n’est que mirage : les jeux, les sites de fesse, la bourse en ligne, et j’en passe, tout n’est qu’illusion d’optique. Et pourtant, quand on se connecte sur n’importe lequel des proxys de la banque, on a foutrement le sentiment que tous les pékins de la taule sont en train de faire des choses sans le commencement d’une corrélation avec l’idée de travail. Les proxys sont des serveurs qui servent de cache : toutes les pages consultées y sont stockées de façon à être accédées plus rapidement par la suite. Ces passerelles dont l’utilité technique est indiscutable sont d’authentiques mouchards. Si les huiles savaient s’y prendre pour aller fouiller là-dedans, ça ferait un foin retentissant : quatre-vingt pour cent des pages consultées sont des images pornographiques. Le downloading de jeux piratés, le trading on line et les agences de voyage se partagent le reste. Les proxys sont upgradés tous les six mois, parce qu’ils sont perpétuellement ras-la-gueule. Il faudra bientôt des S80 pour pouvoir supporter cette charge sans cesse grandissante. Difficile d’imaginer que les plus grosses bécanes du Crédit d’Alsace seront utilisées pour que le personnel puisse se distraire sur Internet.

Je dois dire que le web n’est pas réellement ma tasse de thé. J’y ai vu des filles à poil à peu près dans toutes les positions imaginables, dans des positions proprement inimaginables, et même inimaginablement pas propres, la bourse est un piège à cons, les jeux me font chier, et les voyages me dépriment… C’est toute l’année qu’il faudrait voyager, mais ça n’est pas à la portée du commun des vivants. Ils me font marrer ces bandes de branquignols qui partent en vacances. Ils serrent les fesses toute l’année pour pouvoir s’en payer trois bonnes semaines, le plus loin possible, ça va de soi, surtout pas oublier l’appareil photo, sinon ça ne compte pas, la gueule cramée, c’est une preuve indiscutable, quelques mots du patois local, ça en jette, visiter tout ce qui est connu, au prix que ça coûte il ne faut rien louper, et deux ou trois bleds inconnus, histoire de sortir des sentiers battus, une petite anecdote, pour épater la galerie, des souvenirs insolites, genre totem africain, et surtout des photos, des photos, des photos, de ces putains de photos qu’on se refile entre convives allumés dans les soirées merdiques où, d’un seul coup, un tue-la-joie annonce la fin du monde : « ah ben justement, on a apporté les photos ! » Des couchers de soleil foireux, des animaux croisés en forêt, des panoramiques miniatures, des têtes coupées, des autochtones en habits, des vues déjà vues, le folklore capturé, la maison où a vécu Gauguin, papa s’initiant au parachute ascensionnel, maman les seins nus, la petite perchée sur un poney, des portraits de famille à la plage, au ski, au Maroc, à Venise ou à Tombouctou, l’enfer sur papier glacé, et comme la pellicule ne vaut pas cher, ces connards ne manquent jamais d’en faire des provisions incroyables, des séries de trente-six poses sur lesquelles il faut faire des commentaires agréables, auxquels s’ajoutent d’indispensables explications, les remarques de ceux qui connaissent le pays, les questions de ceux qui projettent d’y aller, et dire que quand ces fâcheux auront assez d’oseille pour se payer un appareil numérique, tout ça ne leur coûtera plus rien, ces bandes de dingues appuieront sur le bouton comme on met la main à sa poche, des grands coups de mitraillette dans le décor, de la rafale à tout va, Dieu du ciel, imprimez-le sur ces satanées petites boîtes noires dans lesquelles on fourre les pellicules à développer, gravez-le en lettres d’or : « Photographier nuit gravement à votre entourage ! »

D’ailleurs, je n’y vais plus dans ces soirées, les filles bonnes à mettre sont tout de suite assiégées par les professionnels de la drague, les copains qui sont casés ne picolent plus assez pour qu’on puisse rigoler, les plaisanteries sont éculées, il n’y a jamais assez à bouffer, je suis toujours placé à côté d’un dépressif qui me pourrit la vie ou d’une belette qui ne supporte pas la fumée, on ne peut pas danser sans estropier la moitié du monde, la musique m’éclate les tympans, et puis merde, tout ça est faux, je n’y vais plus parce que je n’en ai plus envie, je ne sais pas pourquoi, j’aimais ça les soirées, ça me crevait le cœur de ne pas être invité, ou d’avoir un empêchement, pire qu’un gamin qui manque un anniversaire, je mettais du parfum, une chemise propre, repassée, pas tâchée, je prenais du temps pour m’arranger, comme un péquenot qui va au bal, j’espérais faire une rencontre, une fille un peu seule, légèrement maquillée, pour plaire, jamais comme je l’imaginais, avec laquelle je discuterais, un peu à l’écart du reste des invités, de choses sérieuses, de choses futiles, simplement pour sentir cette indispensable apesanteur, l’imperceptible rapprochement de deux êtres, qui, peut-être, on ne sait pas, à un moment toujours imprévisible, vont se croiser, se croiser vraiment, avec un peu d’amour, presque pas d’amour, l’amour compte pour si peu dans tout ça, mais la chaleur des corps, oui, la chaleur des corps, ça ne vient pas tout de suite, bien sûr, il faut s’éclipser gentiment, trouver un taxi, monter les escaliers, se déshabiller, se coucher, se rouler dans la couette, et attendre, attendre que la chaleur se mélange, se diffuse jusqu’aux pieds, car les pieds mettent un temps infernal à se réchauffer, mais alors, ce dernier effort accompli, la chaleur de deux corps, ramassés l’un contre l’autre, la chaleur lourde et épaisse, le sexe, oui, naturellement, mais pas encore, je parle de chaleur, car je ne suis pas certain que l’amour ou le sexe y soient pour peu que ce soit liés, il s’agit de cette chaleur qui poussent les loirs à se blottir ensemble pour ce protéger du froid, quelque chose de primaire, une sorte d’instinct, une température plus élevée que la normale, qu’une seule personne est incapable d’atteindre, il faut être deux, serrés si fort, à n’en faire plus qu’un, deux flammes, un seul feu, une même chaleur ! Eh bien non, je n’y vais plus dans ces sauteries de fin de semaine, ça ne me dit plus rien, ce n’est pas normal d’ailleurs, j’y vois un signe de mauvaise santé, comme de ne plus aller à la selle ou de cesser de se moucher, s’allonger seul au paddock un samedi soir, il y a quelques années, ça m’aurait coupé le sommeil, aujourd’hui le marchand de sable semble être plus généreux, je dors seul, je dors bien, j’ai quelquefois l’impression que je pourrais dormir comme cela bien longtemps…

Qu’est ce que c’est ? Ah ça y est, c’est l’heure du thé, Fedorovich bat le rappel des troupes, il doit avoir terminé sa partie de flight simulator, à moins que ce ne soit un petit problème de nicotine, oh oui, c’est sûrement ça, il est déjà debout avant d’avoir reçu les réponses, la cigarette dans une main, le briquet dans l’autre, en train de dodeliner sur ses cannes comme quelqu’un qui a envie de chier :

— Alors quoi ? On va pas coucher là !

— Ah écoute, tu permets une seconde, oui…

— Eh dis, ça peut bien attendre, tes images de cul !

— Mais quel petit insolent ! À ton âge je parlais mieux que ça…

— Oh, ça va !

— J’ai été jeune, moi aussi, mais jamais à ce point là.

— Bon, Eric, tu t’amènes ?

— Je ne peux pas, j’attends que le reboot soit fini.

— Ouais c’est ça, ben moi j’attends pas. Christian, tu viens ?

— Oui, oui, j’arrive…

Ça y est, nous voilà en route, Saadia va garder les vaches, pendant que Polbert va expliquer à Ion, pour la nième fois, qu’il est plus âgé que lui, qu’il doit lui témoigner du respect, qu’il faut parler correctement à ses aînés. Ça n’est pas rien d’avoir vingt ans d’écart : Fedorovich sort de l’université, Jean Polbert sort de la vie. Quarante ans, ce n’est pourtant pas la fin d’une existence, aujourd’hui c’en est à peine la moitié. Mais Polbert ne compte pas de cette façon, pour lui, la vie se résume à la seule aptitude sexuelle, « la virilité », comme il dit. Et c’est vrai que sur ce plan-là, il ne doit pas être loin du dépassement. C’est un homme qui a toujours l’air de sortir d’une bordée, des poches sous les yeux, de la fatigue à revendre, une espèce de lassitude, un vêtement délavé, une sape chiffonnée, un habit à mi-chemin entre le panier à linge sale et le paquet de fripes pour la Croix Rouge. Ce n’est pourtant pas la corvée qui l’a usé, il a été vacciné chez fout-rien bien avant l’embauche, jamais de rappels en retard, le carnet de santé tenu comme un livre de comptes, tamponné contre toutes les vilaines maladies du charbon : le stress, le zèle, la ponctualité, la conscience professionnelle. Ce type a un don pour traverser le champ de bataille sans jamais rencontrer l’ennemi, la guerre sans l’affrontement, Verdun sans une égratignure, le salaire sans la sueur ! C’est ailleurs que Polbert s’est fait vieillir la santé, ses galons de cheveux gris, ses barrettes de cernes, il les a gagnés au lit des femmes. Oh, les quelques cabrioles qu’il a pu y faire ne l’ont pas éreinté, ce sont toutes les sombres manœuvres pour y parvenir qui l’ont épuisé, car pour remporter la victoire, Polbert ne dispose d’aucun atout naturel. Il est moche. Même jeune, il devait être moche, déjà rondouillard et affublé de ce vilain regard chafouin, enfoui au fond des orbites, des petits yeux extrêmement mobiles : le blason du malade sexuel, l’écu du dérangé du cul, les armoiries du vicelard viscéral. Son mal est durable, incurable, il est installé, incrusté : la pornographie est dans son sang comme un diabète, une bête, une sangsue ou un ténia, un corps à l’intérieur du corps, un parasite définitivement établi…

Ion commande les cafés, il a la clope au bec, déjà à moitié consumée. Jean n’a pas encore allumé la sienne, il a mieux à faire. Assis en face de moi, accoudé à la table, adossé au mur, perché sur son tabouret, il mate. Il est en train de faire l’inventaire des femmes qui sont à la cafétéria. Ses yeux agiles de mec lubrique se baladent de paire de fesses en paire de seins, de la tête aux pieds de ces dames, les lolitas comme les vieilles peaux, les cuisses bien fermes et les bourrelets dégoulinants, toutes sont passées au peigne fin, minutieusement inspectées, consciencieusement mémorisées, car Polbert n’est pas homme à cracher dans la soupe, il n’y a pas de déchet dans le beau sexe, les bouts de gras valent la viande, pas assez ou trop cuite, tout est bon dans le cochon ! Il lorgne, la tête inclinée, le regard par en dessous, des coup d’œil pas francs, à la dérobée, de travers, en biais, il s’arrête, comme les chiens qui, subitement, viennent de renifler une odeur de pisse. Sa pupille se dilate sur les jambes d’une petite brune assise de trois quarts, elle est en jupe, elle croise, elle décroise, il doit penser que c’est une salope, une de ces filles qui ont le feu au derrière, il la fixe avec avidité, il tente d’apercevoir sa culotte, mais ça va trop vite, il est excité, il imagine ce qu’elle pourrait donner au lit, il la projette dans des positions tordues, elle regarde vaguement dans notre direction, il tente d’attirer son intention en allumant sa cigarette, ça y est elle le voit, il tente sa chance, il lui lance un regard salement salace à travers une volute de fumée, un de ces regards concupiscents que les femmes détestent, elle tourne la tête, il affiche une moue pleine de ressentiment : « petite pimbêche, quand je te l’enfoncerai dans le cul, tu me supplieras à quatre pattes de ne jamais plus en ressortir… » Oui, à cet instant, Polbert est certainement inspiré pour composer ce genre de vers, et je le soupçonne de disposer de tout le vocabulaire nécessaire pour mener à bien son sonnet, d’autant que cet amoureux du quatrain n’en est pas à son premier poème d’amour. Les mecs comme Polbert représentent un énorme préjudice pour la gent masculine, les relations sexuelles seraient simplifiées si les détraqués comme lui n’existaient pas. Sans l’appréhension de se retrouver coincées dans un lit avec ce genre de type dégoûtant, je suis persuadé que les femmes se livreraient infiniment plus facilement. Polbert est un frein à la sexualité des autres, Polbert est le sida à lui tout seul, une saleté qui pourrit la baise : Polbert doit crever !

Et puis merde, Polbert vivra, il en faut pour tout le monde, de toutes manières, Polbert ou pas, le coup de reins est dans tous les esprits, faux-cul qui s’en défend, un peu plus ou un peu moins, quelle différence ? Il ne vit que pour ça, et alors ? Est-ce que ça fait de lui un monstre ? C’est un type bien ordinaire, après tout, il doit y en avoir pléthore des monomaniaques qui, comme lui, ne gambergent que pour une seule idée. Je passe les sportifs et les collectionneurs de timbres, de boîtes de camembert ou de canettes de bière, je passe ceux qui dilapident leurs économies au champ de courses ou à la roulette, les connards de Ion qui vivent avec un joystick collé aux doigts, les mélomanes et les pétomanes, les férus et les passionnés, les œnologues ou les sociologues, toute la clique qui fricote avec la spécialisation, autant dire la Terre entière car aujourd’hui, les hommes n’ont tellement plus rien à voir les uns avec les autres que chacun, d’une certaine façon, est un spécialiste dans son domaine, un expert dans sa partie, un maniaque dans son genre. Polbert est à sa place au milieu de l’individuation générale et de la différenciation commune, il est dans son rôle comme chacun est à son poste, une vraie petite armée de gens différents, mais une armée ! Quand tout est relief, tout devient morne plaine. L’armée moderne n’a ni drapeau ni habit, pas de patrie pas d’uniforme, ni meneur ni idéal, et pourtant, graissée comme la chenille d’un char, elle marche d’un pas désordonné, chante d’une voix cacophonique, se dirige vers des combats improbables, victorieuse sans avoir livré bataille, glorieuse simplement en marchant, car quel exploit de réunir les Fedorovich et les Polbert, d’enrôler les Saadia et les autres, de faire une infanterie d’un tel bric-à-brac, un régiment de chiens et de chats. C’est la solde qui fait avancer les soldats. Quel autre diable que l’argent pourrait accorder pareil orchestre ? Quel pouvoir que d’accomplir un tel prodige !

Ion apporte les cafés. Il pose le plateau sur la table et s’assoit à côté de moi. Chacun prend son sucre et sa cuillère, sa tasse et sa soucoupe. Ion a ouvert la bouche pour parler, le sourire au coin des lèvres, il balance la tête de l’air de ne pas y croire ; quand une idée lui traverse l’esprit, cet empoté peut mettre plusieurs secondes avant d’accoucher de sa connerie. Jean touille à toute allure, il n’a pas l’air d’y être, sûr qu’il rumine encore la déconvenue de tout à l’heure, il n’a pas dû digérer de se faire snober par cette « pétasse », le râteau à travers la gorge, la veste dans le dos, la claque sur la joue, il fulmine, la vache, les gros mots doivent lui venir sur le cœur pire qu’une envie de vomir.

— Eh les gars, le serveur est de la Jacquette ! Et vous savez pas ? Je crois qu’il en pince pour mes fesses…

— Les pédés, faut les saigner !

Grand Jésus, ça y est, Polbert s’est lâché ! Quel délivrance ça a dû être, éclater un furoncle ne doit pas soulager davantage. Cela faisait longtemps qu’il ne nous avait pas exposé ses brillantes théories sur les plaisirs défendus, car pour lui, c’est formellement interdit, s’il s’agit d’une dame, naturellement, ça n’est pas la même chose, mais entre gens virils, la sodomie est catégoriquement prohibée ! Cet incomparable philosophe n’avait pas besoin de ce supplément de génie pour prouver à quel point son entendement est supérieur à celui du quidam. Ion, qui n’est pas d’accord, tente de lui faire entendre raison. Grand dadais, petit naïf, comme s’il y avait du temps à perdre pour convaincre les abrutis, ils ont toujours une bardée d’arguments d’avance, un embouteillage de bouchons de cérumen en retard, c’est peine perdue que d’essayer de toucher au cerveau, une fois les dents de lait tombées, la tête devient dure comme un morceau de caillasse, les mauvaises manières et les jugements faussés y sont aussi définitivement incrustés que les éclats de feldspath dans le granit.

— Les gens qui cherchent la merde ne doivent pas s’étonner de la trouver ! Et puis, quoi ? Si au lieu d’engrosser ta mère, ton père avait enculé la marine, tu serais resté à l’état de sperme, mon petit, tu aurais fini ta vie au milieu d’une crotte ! C’est contre nature, tout simplement dégueulasse, et puis tiens, d’en causer, ça me dégoûte…

— Ah parce que toi, tu en fais, des enfants ? Tu les aimes même pas, si jamais tu réussissais à en faire un, tu serais obligé de le noyer, tellement tu peux pas les supporter, c’est toi qui me dégoûte !

— Puceau ! Tu parles sans savoir… Tu dois en être pour les défendre !

— Fasciste ! Gros con…

— Eh ben va le voir et dis lui de t’emmancher, si c’est ça qui te fait du bien, tu veux que je te prête ma savonnette, ça rentrera plus facilement ? Pendant qu’il sera en train de te remuer la bouillabaisse avec sa spatule, Mangin et moi, on te tiendra la chandelle, et puis on chantera une jolie chanson : bourre-moi le cul, bourre-moi le cul, bourre-moi le cul encore une fois…

Sainte misère du bulbe, religieuse indigence d’esprit, Dieu de la pitié cérébrale ! Petit Jésus sur sa croix n’a pas souffert pour entendre pareilles conneries ! Ô Père tout puissant, faites-le redescendre sur Terre pour qu’il finisse son supplice… Il existe des milliers de sujets de conversation différents ! Pourquoi suis-je obligé d’endurer ce genre de débats ? Nous pourrions discuter des récents progrès médicaux grâce auxquels une souris tétraplégique a pu retrouver la fonction locomotrice, de la dernière campagne d’information de la Prévention Routière à la veille du week-end de la Toussaint qui, curieusement, est traditionnellement le plus meurtrier de l’année, de l’intervention télévisée du Chef de l’Etat qui, hier soir, s’est exprimé de façon peu convaincante sur les affaires liées au financement des partis, on pourrait parler de la maladie de Creutzfeld-Jacob, de la réouverture du procès Omar Haddad, du financement des retraites, des méfaits du tabac, de la couche d’ozone, du maïs transgénique, de la météo, et même du dernier film de Woody Allen, mais non ! Polbert ne supporte pas ce genre de sujets, il s’en fout, l’actualité ne l’intéresse absolument pas, il ne lit jamais les journaux et n’utilise sa télévision que pour mater des films de boules ! Ça ne l’empêche pourtant pas de donner son avis sur tout et sur rien. Ce qu’il aime par dessus tout, c’est quand il y a de la castagne, rien ne l’excite autant que de se ranger du côté d’un peuple en guerre, ou d’une faction en lutte, savoir qui a tort ou raison importe peu, quant aux moyens de parvenir à des solutions, ce n’est carrément plus son affaire. Il est à la fois pour les Palestiniens et contre les Tchétchènes, il soutient les Croates et les indépendantistes corses, condamne les Kurdes et l’IRA, désapprouve l’ETA mais encourage le FIS, il applaudit l’Olympique de Marseille et siffle le PSG, défend l’avortement et se prononce en faveur de la peine de mort, adore les femmes et déteste les pédés… Pourquoi ? Je ne sais pas. Lui-même ne doit pas savoir, ce type fait ses choix comme on remplit une grille du loto, il suffit de cocher les cases, il n’y a pas à s’expliquer, c’est juste un jeu et de toutes façons on ne gagne jamais rien, alors pourquoi s’emmerder, je vous le demande ?

Allez, on remballe, Ion a fini sa clope, Polbert a vidé son sac, tout le monde a bu son jus, il n’y a plus qu’à retourner en cage. Tiens, voilà Leroy, il ne manquait plus que lui, Saadia a eu raison de rester là-haut, croiser la danseuse à la pause café, ça fait quelques bons points en moins, vu le mal qu’il se donne à les gagner, ce serait dommage de les gaspiller bêtement.

— Ah vous faites une belle bande de branleurs…

— Quand le travail est fait, tout est dit !

— Pour l’amour de Dieu, Polbert, épargnez-moi vos remarques…

— Chef, chef, chef, je suis mon propre chef !

— Oui alors si c’est pour dire des âneries, effectivement vous êtes le chef…

Il lui met la main aux fesses, un geste tout à fait franc, une bonne petite fessée, c’est un jeu, Leroy est gai comme un pinson, ces deux-là se connaissent bien, ils se chamaillent souvent, les années, l’habitude, la lassitude, je ne sais quoi d’autre, toujours répéter les mêmes choses, tourner en rond, dans la même boîte, se croiser aux réunions, à la cantine, à la cafétéria, dans les couloirs, et jusqu’aux toilettes, alors à force, les mots ne veulent plus rien dire, d’autant que ce sont toujours les mêmes, une espèce d’usure, de la fatigue, du blasement. Leroy et Polbert ne discutent plus, ils se singent mutuellement, s’imitent l’un l’autre, ils miment l’affrontement hiérarchique, ils jouent la comédie du supérieur qui surprend son subalterne en faute. Les acteurs récitent leur texte, inversent les rôles, bousillent les répliques, et même complètement déconstruites, leurs tirades paraissent encore insipides, l’originalité des paroles est passée, d’avoir été trop répétées, trop entendues, on dirait une troupe qui joue la dix millième, un vieux couple qui tente de trouver des astuces débiles pour maintenir la flamme allumée. Tout ça est terriblement plat, la parlotte ne suffit plus, le blabla quotidien finit par devenir parfaitement irréel, alors il faut toucher, pour vérifier qu’on est bien là, on se serre la main, on se tape sur l’épaule, on s’attrape par le bras, on se fait la prise de judo, et on se tripote le derrière, de vrais chiens qui se reniflent le fion, pire que des mômes qui jouent à touche-moi là. Polbert qui, il y a moins de deux minutes, jurait la zigouille aux tafiottes, est en train de se faire peloter l’arrière-train, au vu et au su de toute la sainte clique du Crédit d’Alsace. Il ne faut pas lui en parler surtout, il se fâcherait, fort d’expliquer que l’on confond, que ça n’a rien à voir, que c’est tout différent, que c’est même l’inverse, l’inverse de l’inversion, autant dire la normale, s’ausculter le derche entre collègues de bureau, quoi de plus naturel ? On est en famille et puis ça ne dérange personne, alors si ça fait plaisir, pourquoi s’en priver ?

Polbert est la contradiction même : expliquer à Saadia que « les bougnouls, il y en a trop », ça ne le dérange pas, et ensuite de l’attraper à bras le corps et de lui beugler du « vive la Palestine ! » dans le cornet, pas davantage. C’est la première connerie qui doit coûter, dire les autres ne change pas le prix du total : « c’est un lot, c’est une affaire ! » Je ferais bien d’aller voir ailleurs avant qu’il ne soit trop tard, trois ans de promiscuité avec ce bourrin, ce n’est à l’honneur de personne, on s’abaisse à côtoyer la bêtise, et puis la contamination, la contagiosité, le mimétisme, on n’est pas vacciné contre ces maladies, est-ce qu’on ne finit pas par être gangrené ? Les virus se baladent, les microbes se faufilent, on ne prend jamais assez de précautions : l’abêtissement, c’est un mot qui existe, à mettre au rang des pathologies les plus sérieuses, des diagnostics les plus graves, d’ailleurs j’en ressens déjà les premiers symptômes, car enfin, est-ce normal d’éprouver un peu de sympathie pour ce fou furieux ?

Rien à faire, on s’attache à tout, même au pire, tout ce qui gravite à moins d’un mètre de nous est dangereux, on s’accroche à n’importe qui, n’importe quoi, ce qui est à portée de main est déjà dans la main, c’est plus fort que soi, on ne peut pas s’empêcher de toucher, mais toucher quoi ? La raison est toujours à l’autre bout des océans, la bêtise n’est jamais à plus d’une encablure, c’est un peu la faute à pas-de-chance si la disposition naturelle des éléments ne nous est pas favorable, on ne peut pas entreprendre de naviguer si loin, les creux et les bourrasques, le mauvais temps, la houle, tout nous dissuade de dépasser l’horizon, du cabotage, pas plus, le long des côtes, pas loin, et puis le soleil, le soleil qui fait la paresse, la paresse qui fait l’inertie, bercés par le clapotis des vagues, des rafiots à la dérive, des embarcations qui ne sont plus dirigées que par d’invisibles courants marins, de ces pieuvres dont les tentacules immenses déportent lentement, dirigent imperceptiblement, entraînent inéluctablement les coques solides et les fiers navires, vers des étendues d’eau semblables aux autres, sinon que sous elles, la marine des ans et des siècles y a fini sa gloire. Qui peut s’en croire à l’abri ? Le naufrage est dans l’idée même de naviguer. J’entends des esprits dont le verbe n’est jamais assez haut pour démontrer toute la distance qui les en sépare, pure prétention que de ne pas craindre la bêtise : en mer, il n’y a bien que les poissons qui peuvent ricaner !

Et d’ailleurs, j’ai cessé d’être vigilant, comme je l’étais tout au début, à son égard. Polbert n’est pas le monstre que j’imaginais. À cette époque, je le toisais avec dédain, le méprisais ouvertement, lui serrais la main à contrecœur, je le jugeais aussi sévèrement qu’on puisse juger, sans compassion, sans aucune sorte de clémence. Aujourd’hui, je l’écoute avec intérêt, un intérêt qui n’est pas celui du voyeur, du sociologue ou du zoologiste. Je le tiens pour mon semblable, le miroir de moi-même, notre image à tous, et je suis convaincu, maintenant, qu’il n’est pas d’individu qui ne soit la racine ou l’excroissance d’un autre, rien de qui que ce soit dont il n’y ait le reflet ou l’ombre là où, bien souvent, on croit apercevoir d’autres formes, d’autres hommes…
Et puis, les arguments pesés et les idées sensées, les démonstrations brillantes et les jugements éclairés, les discours qui n’appellent d’autre débat que l’approbation, tout ceci est terne, est faux. Donnez-nous du fou comme on donnait du bouffon aux rois, que l’on dise des sottises et que nous puissions les entendre ! Je ne supporte plus la raison, elle n’est que mensonge et ennui, prison de l’esprit. D’un coup de pied dans un tas d’idées il en restera bien quelques-unes, c’est le coup qui compte, pas le reste… Je croyais connaître le trajet en entrant dans la vie, je m’y perds à présent. Polbert, je marcherai derrière toi, quand même tu n’y seras pas, je t’imaginerai quelques mètres devant moi, tu frayeras le chemin, et je te suivrai timidement, tu trancheras d’un coup de machette tout ce qui nous fait obstacle, tu aboieras si férocement que nul autre animal n’osera nous tenir tête, tu feras un tel saccage que rien n’y résistera, j’emboîterai ton pas lâchement, sans jamais oser te précéder, de peur d’être broyé moi aussi, mais je t’accompagnerai jusqu’au bout, j’irai errer sur cette route avec toi, car il n’est de meilleur chemin et de plus beau voyage que ceux sans destination !

— Ah, Mangin, j’oubliais…

Qu’est-ce qu’il me veut encore, merde ? J’abandonne les autres, Leroy revient vers moi, il a quelque chose à me dire, il avance sa main, il ne va quand même pas me toucher les fesses, non, il y a trop de différence d’âge pour qu’il puisse se permettre, il m’attrape par l’épaule, il approche son visage écrabouillé du mien, tentant ainsi de créer une proximité propice aux confidences, il ouvre complètement la bouche comme on le fait pour les annonces solennelles, il dégoupille mais ça ne pète pas, il essaie de trouver le bout de ficelle grâce auquel il va pouvoir dérouler sa pelote, ça me laisse le temps de renifler l’haleine d’un homme qui repousse le moment d’aller se faire soigner une vilaine carie, va chez le dentiste, mon pote !

— Dites-moi, Christian, vous vous êtes copieusement payé ma tête vendredi dernier…

— Pardon ?

— Enfin ! Vous m’avez raconté n’importe quoi ! Vous savez, je me suis fait attraper au comité d’architecture, ils m’ont drôlement rossé, j’avais l’air de quoi devant Ritournelle ?

— Je ne comprends pas.

— Mais COBRA, bien sûr ! Ce n’est pas du tout ce que vous m’aviez dit : il n’y a jamais eu de NINO, pourquoi avez-vous inventé ça ?

— Je n’ai rien inventé, c’est écrit dans le dossier d’exploitation…

— Non ! Le dossier que vous avez lu est obsolète. Poncelet a diffusé une version complètement remaniée il y a trois semaines… Bon sang ! vous ne lisez pas vos mails, après ça c’est moi qui essuie la mitraille, ils m’ont tiré dessus à boulets rouges, c’est irresponsable d’agir ainsi, parfaitement irresponsable !

— Je lis tous les mails qui me sont adressés ! Seulement… Je ne peux pas lire ceux qu’on ne m’envoie pas !

— Comment ça ? Je l’ai bien reçu, ce mail, pourquoi est-ce que vous ne l’auriez pas eu ?

— Ce ne serait pas la première fois que Poncelet « oublie » un destinataire… D’ailleurs, vous n’avez qu’à regarder l’en-tête de diffusion, vous verrez que je n’y figure pas. Et puis puisque vous l’avez reçu, il fallait le lire vous-même…

— Mangin ça suffit, vous devenez insolent ! Des mails, j’en reçois plus de deux cents par jour, vous croyez que j’ai le temps d’en lire la moitié ? Et alors si je commence à éplucher les dossiers d’exploitation, mais je deviens dingue, moi ! J’ai pas quatre bras, j’ai que deux yeux, je ne suis pas doué d’ubiquité, les journées ne font que vingt-quatre heures… C’est à vous de lire les rapports techniques, et de m’en faire des comptes-rendus, si je ne peux plus compter sur mes collaborateurs, je préfère vous dire que ça va devenir la chienlit ! Oui, la chienlit !

— Je n’ai pas reçu ce mail.

— Bon alors écoutez, je vais vous le faire suivre, ce mail. Et vous avez intérêt à déflorer le dossier rapidement, parce que la mise en exploitation est prévue pour lundi prochain ! Alors magnez-vous le cul, Mangin ! Et si je dois me faire remonter les bretelles, soyez sûr qu’on sera deux à jouer à l’élastique… Allez, au boulot ! Ah, une dernière chose… Je ne suis pas encore complètement débile, les petites manœuvres de Poncelet, je ne les oublie pas, il aura sa part de gâteau celui-là, seulement j’attends que ça refroidisse, croyez-moi, il ne perd rien pour attendre…
Il s’en va. Sa démarche ressemble à celle d’un félin, mais un félin trouillard, un guépard prêt à déguerpir dès que le danger apparaîtra, il avance sans donner l’impression de progresser, une sorte de mouvance statique, le pied qui reste à la traîne compte bien plus que l’autre, c’est sur celui-là que l’animal trouvera l’appui nécessaire quand il faudra battre en retraite. Leroy est un homme aux aguets, perpétuellement sur le qui-vive, parachuté dans une jungle dans laquelle tout est menace, piège, traquenard. Il s’attend à voir surgir des chefs de projet affamés, lui réclamant des barrettes de mémoire, des architectes déchaînés, le sommant de fournir des explications techniques. Quelle prudence lorsqu’il se déplace, sa silhouette aérienne donne l’impression que le sol même est un danger, comme s’il y était caché des mines et qu’il devait les éviter. Il danse. Il effleure les œufs, frôle les braises, là où il nous faut poser le pied, Leroy n’en approche que l’ombre, la gravité ne vaut pas pour lui, la pesanteur, il s’en est débarrassé.

Poncelet est l’homologue de Leroy, côté Etudes. Avec Chamourou, qui pilote le Pilotage, ils sont les trois prétendants légitimes au poste de Directeur Informatique. Ritournelle partira en retraite l’an prochain, et il faudra le remplacer. Chamourou est trop jeune pour pouvoir postuler, restent en lice Poncelet et Leroy. Seulement Leroy dispose d’un atout majeur, il a fait toute sa carrière au Crédit d’Alsace, plus de trente ans de maison, alors naturellement, il est l’héritier pressenti. Et comme ces deux-là sont de la même classe, ils prendront à coup sûr leur retraite la même année. Ce qui signifie que celui qui décrochera la timbale privera l’autre de jamais y boire. Le salaire du directeur informatique n’est pas tellement supérieur à celui d’un chef de département. Mais l’argent n’a rien à y voir, l’argent ne compte plus quand on ne le compte plus, c’est une histoire de pouvoir, une affaire de titre. Du reste, Leroy ne fait pas sa préoccupation de cette succession, il est le dauphin, et Ritournelle l’a à la bonne, qu’a-t-il à craindre ?

Les coups bas de Poncelet, voilà ce dont il doit se méfier. Cette crevure de Poncelet est une anguille, un authentique serpent. Il sait se servir de la messagerie électronique mieux que quiconque. Il diffuse des mails comme on instille du poison, chaque message est une piqûre de scorpion, un dard plein de venin. Il a l’art de mettre dans l’embarras, de provoquer des situations ambiguës, de créer des tensions. Les mots et les formules qu’il utilise sont toujours équivoques, à double tranchant. Ce sournois de haut vol a monté les étages en passant le plus clair de son temps à cliquer sur l’un ou l’autre de ces deux boutons : forward et ccc. Le premier permet de faire suivre un message, le second de masquer un destinataire. Deux armes redoutables grâce auxquelles d’honnêtes collaborateurs ont été fusillés, oui véritablement fusillés dans le dos, par l’ami Poncelet. C’est un homme tapi dans la pénombre de son bureau dont les stores sont baissés, été comme hiver, embusqué derrière son écran, scrutant sa boîte aux lettres avec des yeux de rapace, combinant des coups tordus, bricolant de machiavéliques souricières. Il est à l’affût des moindres ragots, des cancans insignifiants, des bruits à peine audibles, qu’il saura écouter, déformer, propager, amplifier, jusqu’à ce qu’ils se transforment en gigantesque scandale, énorme honte, terrible faute, jusqu’à ce qu’ils arrivent aux oreilles abusées de Ritournelle qui, acculé à la sanction, n’ayant d’autre choix que de calmer le désordre, n’ayant d’autre loi que de punir les erreurs, se hâtera de condamner le fautif : blâme, mise à pied, mutation, placard ou renvoi, c’est sans importance, un homme remercié par Ritournelle est un individu dont la carrière est terminée…

Poncelet est le sniper du Crédit d’Alsace, parti d’à peu près rien, il a fait son chemin, puisque le voilà presque parvenu au sommet de la pyramide. Mais entre les deux, quel carnage ! L’embuscade, le croc-en-jambe, la chausse-trape, le coup de Jarnac, que de tueries dans les couloirs, quelle hécatombe derrière lui ! Il est craint comme le loup, et n’a d’autres amis que ceux qui se sont pressés de s’abriter sous son aile, terrorisés par l’idée de recevoir « une balle perdue. » Une petite milice qui travaille à sa solde, des rabatteurs qui entraînent le gibier vers sa messagerie, des balances qui lui rapportent les bruits de chiottes encore chauds, des kapos mieux dressés que des chiens. Sûr qu’il faut correctement gamberger à toutes les utilisations malveillantes qui pourront en être faites, avant d’adresser un message à un proche de Poncelet, mais alors quand c’est lui-même qui vous en envoie un, outre les quelques palpitations que ce genre d’évènement amène naturellement, c’est au moins dix bonnes minutes à tenter de deviner quel fourbe complot a motivé la diffusion de cette missive. Qui est visé ? Quel sera le supplice ? Quand le crime aura-t-il lieu ? Qui sont les complices ?

Heureusement, les pires heures sont passées, les années de terreur sont derrière. Car il y a eu une époque où les réunions de Poncelet, comme pour les duels au lever du jour, se faisaient avec témoins, les types se pointaient accompagnés de collaborateurs choisis qui, si nécessaire, pouvaient rendre compte oralement à Ritournelle des propos qui avaient réellement été tenus. L’ancien Directeur des Etudes avait même pris l’habitude de venir avec son magnétophone. Ça ne l’a pourtant pas empêché de se faire shooter à la mitraillette : cette grande courge utilisait la messagerie interne pour envoyer des billets doux à la secrétaire de Ritournelle… Du petit lait pour notre serial killer ! L’intégralité de leur correspondance intime a été révélée en une seule fois… Une rafale, pire qu’une exécution, congédié le soir même, sans un mot d’explication, pas le temps de dire au revoir aux collègues, pas de pot de départ et pas de discours, tout juste le temps de ramasser ses affaires et de disparaître, un coup de pompe dans le cul mieux tiré qu’un penalty ! Ritournelle ne supporte pas qu’on mélange la bagatelle et le turbin, autant dire que quand il y a une enfilade au Crédit d’Alsace, c’est toujours Poncelet qui rentre la dernière perle…

Quoi qu’il en soit, maintenant que le ménage est fait et bien fait, il n’y a plus qu’une personne qui peut se vanter d’avoir des raisons légitimes d’avoir peur. Mais Leroy, qui n’a de cesse d’éviter les assauts répétés des petits, ne tremble pas devant Poncelet. C’est l’autre qui est gêné, il ne sait pas comment s’y prendre, si près du juge, les coups non réglementaires seraient immédiatement sanctionnés ! Il est embarrassé, il tourne en rond, une sorte de round d’observation, une approche. Non qu’il n’y ait déjà eu quelques petites passes, deux ou trois escarmouches, comme ce mail qu’il a « oublié » de m’adresser, un ricochet, une touche de mise en confiance, c’est simplement pour évaluer la distance, ne pas refroidir, rester dans le match, car ce n’est pas avec une broutille comme celle-ci qu’il espère faire chuter son adversaire. Cela fait maintenant plus d’un an que ces deux-là se jaugent, Leroy ne tapera pas le premier, ce n’est pas sa stratégie. Poncelet ne sait pas où frapper, l’autre bouge continuellement. Il patiente, il attend une faute, un léger déséquilibre, un petit instant d’inattention. Mais quand ce moment arrivera, je promets quelque chose de rouge et de chaud, un étripage féroce, un pugilat sensationnel, du bruit plus que n’en font des cochons qu’on châtre !

Hervé Rouxel – Extrait du roman « Les années d’or »

Le Savetier et le Financier

Un Savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était merveilles de le voir,
Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor.
C'était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l'éveillait,
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? – Par an ? Ma foi, Monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard Savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année :
Chaque jour amène son pain.
– Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
– Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ;
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chommer ; on nous ruine en Fêtes.
L'une fait tort à l'autre ; et Monsieur le Curé
De quelque nouveau Saint charge toujours son prône.
Le Financier riant de sa naïveté
Lui dit : Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.
Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait depuis plus de cent ans
Produit pour l'usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L'argent et sa joie à la fois.
Plus de chant ; il perdit la voix
Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis,
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l'œil au guet ; Et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l'argent : À la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus !
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.

La Fontaine – Fables

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