IRONIE numéro 136 - Février 2009

La merveille

« Aux visiteurs qui venaient me voir à Vence, j'ai souvent posé la question :
“Avez-vous vu les acanthes, sur le talus qui borde la route ?” Personne ne les avait vues... »

Matisse

Picasso, Personnage cueillant des fleurs, 13 janvier 1958

Picasso, Personnage cueillant des fleurs, 13 janvier 1958
Huile sur panneaux, 2 x 2 m, Paris, Musée Picasso

Île de Ré, été 1959 : « Tout lui fait face »

Je suis ici depuis jeudi avec les Ponge, que j'ai ramenés de Paris. Lui a une étrange manière de voyager, scientifique, muni de cartes et de renseignements, poussé par une curiosité inaltérable qui le fait descendre de voiture, vérifier un mur, un bas-relief roman, une herbe, une fleur. Au demeurant très en forme, d'attaque, avec une décision gaie. Ravi, je crois, de ce qu'ici la lumière, le ciel et la mer varient sous ses yeux. Ne connaissant pas l'Atlantique (sauf par une incursion malheureuse à la Pallice, dont il nous avait parlé, et quelques souvenirs de Bretagne), tout l'intéresse et lui plaît de telle manière que je découvre à mon tour des détails (il m'a dit hier : “Le vrai matérialisme, le matérialisme épicurien, c'est la préciosité, l'amour du détail”), des qualités plus simples et plus générales à l'intérieur de celles que je croyais connaître. Il faut le voir, faisant surgir un coquillage, y définir son esthétique, le palper, l'exprimer aussitôt ; il faut le voir aux prises avec le vent, l'eau, l'éclairage et répondant bravement par le langage, raccrochant la plus difficile réalité par un bout, la coinçant, hop, par un mot. Le soir nous écoutons (avec sa femme, si discrète, effacée, derrière un sourire constant, arboré comme une réponse définitive à tout) quelque musique, ou bien ce sont des promenades au clair de lune, à demi-mot.
Devise pour Ponge, peut-être : Tout lui fait face. 

La maison est cachée dans un renfoncement de l'île... À l'endroit le plus étroit, un isthme... D'un côté l'océan ; de l'autre, aussitôt, une série de lacs intérieurs, de lagunes, de marais salants comme un échiquier en miroirs...

De nouveau un jardin, des arbres... On voit l'eau de partout, on a l'impression d'être constamment traversé par l'eau... L'île est plate, couverte de cupressus, de pins parasols bas et de vignes... Radeau comme un plancher de pont de bateau... Lumière bleu-blanc, nacrée, papillons dans l'air...

Je ressors dans le soleil... Je marche dans les marais... Je rejoins l'océan par un chemin perdu dans les herbes... Personne... Je nage tout seul, là, avec trois mouettes posées près de moi... Elles s'envolent un peu, paresseusement, passent au-dessus de moi, se reposent à vingt mètres... On joue comme ça un moment dans le silence...

Je refais connaissance avec mon corps... Je l'amaigris, le durcis, le plonge et le replonge, le fais flotter, l'étends, l'allège, le brûle, le sèche, lui donne une autorisation plus fine de dormir... Il y a les visions de la nuit, celles de l'après-midi... Ce n'est pas la même nage, le même sommeil... Différence de courants, de profondeurs... Je regarde... Et puis, je regarde encore... La mouette qui plane, descend, pique... Le vert n'est jamais stable... Le bleu non plus... Cris d'oiseaux... Tas de sel, odeur de violette...

Je pense au Nô... La « fleur merveilleuse »... Kyûi-Shidai... « À minuit, le soleil luit ! »...
« Le style tout en charme subtil, au-delà de tout éloge, l'émotion au-delà de toute conscience, l'effet visuel d'un degré au-delà de tout degré, voilà la fleur merveilleuse. »... Il faudrait pouvoir écrire comme ça... Racines de verbes, tiges des noms, pétales d'adjectifs, pistils de la ponctuation... Papillon sur le tout... Envolé !... Glissade...

L'escalier privé dévale à pic jusque dans une cour... Cent mètres, et je suis sur l'esplanade de Bernini... En pleine lumière... Jets d'eau d'argent... Souffle bleu...

Soleil... Soleil Florence... Bleu Divine Comédie... Je revais faire un tour dans la chapelle Pazzi... Filippo Brunelleschi... Son art poétique... Son testament d'architecte... Le temple du son... La boîte à musique absolue !... Sans bords... Ouverte partout... En l'air... Capsule interspatiale intégrale... Il faut que je demande au Pape d'être enterré là, dans un coin... Par dispense spéciale... Sous une dalle... Pas d'inscription, pour ne gêner personne... Ne pas faire de jaloux... Là, sous le blanc-bleu-gris... Dans l'absence de pesanteur insolente... Ne cherchez pas... Il n'y a pas mieux... On n'a rien construit de plus beau sur cette planète démente... Fin de l'après-midi... Les cloches sonnent un peu partout...

Je lève les yeux : le jour a passé comme une aile... Soleil rouge, à droite, sur l'eau mercure... Quelques fumées... Il fait beau, il fera encore beau demain... Bandes de ciel jaune, jade, violette, orange... Lune claire, à gauche sur fond Tiepolo gris-bleu... Et c'est tout l'horizon qui s'enflamme, ciel et eau séraphiques, ardents...

Je me penche par-dessus mon Hermès... Je pique le nez dans les roses... La matinée est un enchantement superposé... L'eau, l'air, les mouettes... Vagues reflets, bruits d'avion, coups de marteaux sur les coques, tourniquet des bateaux...

Vers trois heures du matin, éclairs et tonnerre... La fulguration vient me chercher à travers les volets fermés, à travers les paupières... Le ciel et la chambre tremblent, passant par la tête ouverte, éclatée... Coup au squelette... J'ouvre la fenêtre... Toute la ville est striée, violette... Endormie, pourtant... Paisible sous la tempête...

L'orage s'arrête aussi brusquement qu'il a démarré... Le ciel se dégage en vingt minutes... Le vent rentre en lui-même... La lune réapparaît, lavée, pleine, poinçon brillant... 

Je lève les yeux... La tempête avec laquelle j'ai débarqué sur l'île vient de s'arrêter... Le laurier est immobile... Le ciel plombé noir s'est figé en plaques grises annonçant la transformation du ciel... Marée haute au point d'équilibre... Une goutte en suspension, pas plus... C'est le soir, Deb et Stephen vont aller se coucher... Les fleurs du jardin respirent... Trèfle, lavande, roses, géraniums, glaïeuls, marguerites, bégonias, fuchsias, veigelias, cannas... Magnifique, les cannas... Fleur charnue, éclatante... Le catalpa et le mimosa boivent l'obscurité...

Je sors dans le jardin. Le ciel est dégagé, maintenant... Grande Ourse sur la gauche... Le phare vient frapper faiblement un des murs blanchis à la chaux... Velours... Étoiles...

Je pars demain matin... Je range mes affaires... Je reste assis, seul, dans la grande pièce que j'habite depuis un mois... Traces de sable sur le carrelage... Lampe rouge, lit vert... Devant moi, comme un blason de ce voyage qui n'en finit pas, ma machine à écrire fermée, la Bible, une bouteille de whisky... Et le narrateur... Western métaphysique... Jeu de cartes, bouteille, revolver... Toile cubiste...

On procède par illuminations successives.

Un grand logicien agonise. Avant de mourir, il confie à une amie : « Dites-leur que j'ai eu une vie merveilleuse. » Oui, mais laquelle ? On n'en sait rien. Un grand penseur lâche sur le tard : « Seul un dieu pourrait aujourd'hui nous sauver. » Oui, mais lequel ? Aucune description précise, rien sur la vie courante, la salle de bains, la brume dans les arbres, les fleurs.

À six heures du matin, grand silence solennel dans le jardin. Le soleil rouge s'annonce, les oiseaux du bois d'à côté vont commencer à traverser le ciel. Je bois mon café là, près du puits, en regardant l'eau à peine ridée par la brise nord-est. Le soleil passe au jaune, prend en écharpe les marguerites sous le figuier, le bois blanc des chaises et des tables, les pierres basses du petit mur. On dirait que les acacias, à peine agités, viennent d'une Chine toute proche. Les marins, là-bas, déjà réveillés, vont profiter de la marée, les vitres de leurs cabines brillent, les bateaux tournent sur eux-mêmes, se rapprochent les uns des autres, se préparent à gagner le large, hésitent un moment, s'en vont.

Regarde : le monde bleu est bien là, sphère, fleur.

Avant tout la respiration, le ciel, les couleurs. Vous lisez le monde en vous-même ? Oui, et réciproquement. Sans fin ? Sans fin.

Petite opération magique

L'arrivée à Ré est une petite opération magique. Comme un embarquement dans un satellite en train de quitter le système du manège en rond. 

L'île en soi, c'est le plan. Le plat. Le pont de navire. Le lieu intermédiaire. Le tapis volant posé là par hasard. La platitude de Ré est insolente. Pas le moindre pittoresque, un endroit de méditation pure. Je suppose que c'est la raison pour laquelle on y a installé un pénitencier. Prison, comme par hasard, à la place même qui évoque le maximum de liberté possible. 

Note (novembre 2006). Le premier fragment est extrait d'une lettre de Philippe Sollers à son ami Fernand de Jacquelot du Boisrouvray (cf. Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, 1995) ; les suivants de Femmes (1983) et de L'Étoile des amants (2002) ; quant aux deux derniers fragments, ils sont extraits du texte intitulé « Ré » (1983), qui figure dans Théorie des Exceptions (1986).

La chance

Baigneur aux bras écartés

Cézanne, Baigneur aux bras écartés, 1877-1878 Huile sur toile, 73 x 60 cm, coll. part.

Les guerres, attentats meurtriers, désastres, catastrophes naturelles et humaines, le racisme plus dominant que jamais, la négation de la vie, occupent quotidiennement notre actualité, et forment un imaginaire de cauchemars qui en rajoutent dans le pathétique.
L'art contemporain lui-même semble atteint d'une mystérieuse épidémie ; ce n'est partout que plaies et bosses, déchets, maladies, spectacles de désordre et d'avilissement humain. Tout semble concourir à nous convaincre que notre destin est désormais, d'abord et essentiellement tragique, et que nous ne pourrons pas y échapper. 
Pourtant un photographe, aujourd'hui très célèbre, parcourt le monde à vol d'avion, et nous ne pouvons pas ne pas convenir que la terre est merveilleusement belle. Et quant à ce qu'il en est de notre destinée, devons-nous oublier que, avec la parole, le rire est le propre de l'homme, dans l'intelligence et la distance nécessaire qu'il établit, entre ce qui nous libère et ce qui nous est imposé ?
[...]
Il s'est trouvé il n'y a pas si longtemps des critiques d'art pour reprocher à Henri Matisse d'avoir peint des Odalisques, alors que la France et l'Europe sombraient dans la barbarie. Mais ne fallait-il pas aussi, alors, témoigner de cette autre part qui fait d'un homme autre chose qu'un bourreau ou une victime ? Et n'en sommes-nous pas là aujourd'hui ?

Si l'on veut plus précisément savoir ce qu'il en est du temps dans l'œuvre de Chardin, c'est Chardin lui-même, j'entends ses tableaux qu'il faut consulter. Nombreux sont ceux qui proposent une réponse à cette question. Pourtant, parmi tous, il en est un qui y répond aussi clairement et déclarativement que possible, une des plus incontestables chefs-d'œuvre de Chardin, L'Enfant au toton (“Le portrait du fils de M. Godefroy”, appliqué à voir tourner un toton – 1737, musée du Louvre).
[...]
Chardin y présente le plus jeune fils de Charles Godefroy, debout devant une table de jeu (une table dont le plateau est en creux) sur la droite de laquelle sont posés un livre, un carnet vert, une feuille de papier blanc roulée et un encrier avec une plume. Comme très souvent chez Chardin, le tiroir est entrouvert et laisse dépasser un crayon (porte-mine) en tout point semblable à celui que le peintre présente dans Le Jeune dessinateur taillant un crayon, que l'artiste semble avoir peint la même année que notre tableau. Pour l'essentiel, la scène est centrée sur l'attention de l'enfant qui considère un “toton” qu'il a lancé et qui est peint comme s'il était en train de tourner sur la table. Le catalogue du bicentenaire de la mort du peintre indique que le “toton” est “le seul élément mobile de l'œuvre”. C'est évidemment, si je puis dire, une façon de parler. Un mouvement peint n'est pas un élément mobile (même chez les Futuristes) ; la peinture représente la mobilité en l'immobilisant. C'est ce qui se passe avec ce “toton”, non moins fixe que l'enfant qui le considère.
La notice du catalogue de 1979 signale par ailleurs que l'œuvre a été abondamment commentée ; “chef-d'œuvre de fraîcheur et d'innocence”, elle est pour bien des critiques l'image de l'enfant candide. Mais ce qui frappe avant tout dans le tableau, c'est le calme détendu, le silence réfléchi du modèle. Philip Conisbee, quant à lui, écrit : “Plus qu'un portrait, et cela est coutumier chez Chardin, cette peinture renferme un contenu moral sur le dilemme entre le jeu et le travail, et plus profondément sur la précarité de la vie humaine.”
Rien de tout cela n'est bien entendu à écarter, même si l'on peut se demander ce qu'il en est pour Chardin (qui a consacré tant de tableaux aux jeux des enfants) du choix entre “le jeu” et “le travail” ? Pourquoi vouloir trouver un pathos moral là où il est si délibérément absent ? Il est vrai qu'avec cette peinture Chardin traite de sujets plus ou moins allégoriques (le jeu et le temps) qui ne sont jamais considérés sereinement. N'est-ce pas pourtant ce qu'il fait ?
Certes l'enfant, lançant sa toupie, “toton”, a lancé un coup de dé. Mais quelle toupie ? Quel dé ? Si cette toupie est un “toton”, elle définit le jeu et la méditation réfléchie de l'enfant. Mais elle implique aussi un certain ensemble de questions sur la représentation de l'objet, c'est-à-dire sur la façon dont le peintre pense ce qu'il peint.
Le toton est le plus souvent un cube traversé d'un pivot sur lequel il tourne. Il arrive que le toton soit un cylindre, mais il se développe alors en hauteur (comme une toupie), ce qui ne correspond pas à l'objet que Chardin nous présente. Enfin, le jeu lui-même, et le nom qu'il porte, justifie les quatre côtés du cube (du dé transformé en toupie grâce au pivot qui le traverse). Toton vient du latin totum qui veut dire “tout”. Ainsi les quatre faces du dé portent-elles chacune une lettre destinée à distribuer l'enjeu. A, initiale du latin “accipe” : prend. D, initiale de “da” : donne. P, initiale de “pone” : mettez. T, initiale de “totum”, signifiant que le joueur prend tout l'enjeu (La Grande Encyclopédie). Mais, entre les livres posés sur la droite de la table et le porte-mine du dessinateur qui, à gauche, sort du tiroir, quel est ici l'enjeu et comment serait-il distribué ? Ce porte-mine n'associe-t-il pas L'Enfant au toton au Jeune dessinateur..., et par cette association ne tend-il pas à présenter L'Enfant au toton comme une allégorie de la peinture ? La peinture, qui est, comment en douter, le véritable enjeu de l'œuvre ?
Pourtant, nous ne saurons rien d'autre que ce que le tableau peut proposer à notre contemplation de la contemplation d'un enfant dans son jeu. Faut-il aller plus avant et dire que l'enjeu c'est ici essentiellement le tableau du moment indéfiniment suspendu d'un jeu auquel nous sommes pris et qui nous engage à jouer, non pour gagner quelques bénéfices d'intelligence spéculative mais pour être dans le jeu qui ne joue que pour jouer, pour le plaisir de jouer, dans l'avant et dans l'après, sans avant et sans après, et d'être jouant ? “Le temps (l'aïon grec) est un enfant qui joue”, dit Héraclite, “cet enfant est roi (basileus)”, il est dans sa royauté, comme le jeune Auguste-Gabriel Godefroy est dans son silence.
Faut-il accorder une telle importance à ce jeu ? Il est, me semble-t-il, essentiel de lui accorder l'importance que l'on accorde à cette peinture, et plus généralement à l'œuvre de Chardin.
[...]
Il y a bien d'autres dimensions attachées à ce jeu que Chardin s'est chargé de peindre en vérité. Et s'il n'eut pas besoin d'en savoir quoi que ce soit, nous n'avons, nous, rien à perdre à les connaître si nous voulons nous donner une chance de partager, dans son ouverture poétique, l'expérience et le sentiment du temps qui furent ceux de Chardin.
L'histoire des jeux précise que le jeu du “toton” prit un sens mystique lorsqu'il fut utilisé par la diaspora juive lors de la fête de PouRiM (Hanouca). La fête célèbre un miracle rapporté par le Talmud, selon lequel, après la victoire de Judas Maccabée, les juifs entrant dans le Temple ne trouvèrent plus qu'une petite fiole de l'huile pure consacrée à la consommation de la “ménora”, mais qui miraculeusement brûla pendant les huit jours nécessaires à la fabrication d'une nouvelle huile. À l'occasion de cette “fête des lumières ”, les enfants jouent avec un “toton”, toupie traditionnellement cubique, dont chaque face est ornée d'une lettre, initiale pour rappeler la phrase hébreue : “Nes gold hoyo shom” : il y eu un grand miracle là-bas.
Miracle, fête des lumières qui nous manquent, le tableau de Chardin interroge lui aussi le sentiment, l'esprit et l'essence du jeu d'un enfant. En peignant, il interroge cela même qu'il peint. Et c'est cela même qui répond.
La notice du catalogue de 1979 nous dit que “Le porte-craie (celui du Jeune dessinateur) placé dans le tiroir de la chiffonnière, la plume d'oie et la feuille de papier ont été abandonnés au profit de la distraction, du jeu, ce qui a permis d'interpréter facilement le symbolisme de l'œuvre.” Mais quelle pauvre interprétation, et comme elle répond mal de la fascination qu'exerce l'œuvre ! Et même de sa simple lecture, et du “silence réfléchi du modèle”.
Que regarde-t-il, ce modèle qui a posé pour Chardin ? Un objet que Chardin n'a pu entrevoir qu'un très bref instant dans l'état où il le peint. Si, comme l'indique la notice du catalogue, le “toton” est le seul élément mobile de l'œuvre, il y a aujourd'hui très exactement deux cent-soixante et un ans que ce “toton”  tourne, fixe, sans tourner. Ce qui mérite bien en effet la fascination d'un enfant. Qui plus est, comme cela est très probable, si ce toton est un cube (un dé traversé par un pivot) qui tourne, Chardin a naturellement (si je puis dire) représenté une roue mais elle est carrée. Autant d'éléments dont il faut bien reconnaître qu'ils déjouent toutes dispositions vraisemblables d'une croyance en un réalisme (naturalisme) de représentation et d'une pensée chronologique du temps. Le temps de l'œuvre, c'est le temps de ce jeu, le temps lancé avec ce jeu, le temps lancé avec le toton que l'enfant considère dans un éternel présent qu'il ne cessera jamais de considérer. Et nous sommes aujourd'hui encore librement présents à l'œuvre, comme l'enfant l'est à presque rien, un regard sur le “tout” joué, le tout du “toton”, le tout de son jeu. 

Le campo Pisani débouche sur le grand arc de cercle du campo san Stefano qu'une pluie finie balaie en rafales. Mille reflets humides ça et là, en plaques sur le sol luisant. Les marbres sont plus blancs par temps gris. La lumière semble les traverser. Il y a je ne sais quoi d'euphorisant dans l'air. Et brusquement le son de toutes les cloches de Venise traverse le ciel, dans une déchirure ensoleillée.

Nous avons décidé de nous retrouver, à l'angle de la place Saint Marc, au moment où le soleil se lève sur la Piazzetta... À six heures du matin les réverbères sont encore allumés. Leurs têtes, d'éclats rouges et roses, comme des grenades éclatées, s'alignent, suivent et ponctuent la colonnade des Procuraties. Ils pâlissent et se perdent dans la lumière du blanc laiteux qui précède l'immédiate levée du jour. Nous y sommes. Quelques rares passants pressés, emmitouflés comme des ombres... et l'étendue humide. Un silence, que marque plus ou moins régulièrement, à la rive, le choc des gondoles que le mouvement du canal rapproche et éloigne l'une de l'autre. Même si on ne les voit pas il y a toujours à Venise, en ponctuation, cette note noire et luisante. Venise est une phrase sans fin qui, avec ses gondoles, ne comporte que des virgules. Je les aperçois maintenant, dans la pâleur de l'aube, alignées et prêtes à servir, au bout de la Piazzetta.
La place se colore lentement, le soleil vient vers nous, encore à peine perceptible, mais déjà présent dans un ciel rose. Il aborde, avec une extrême délicatesse, le marbre blanc (Adam et Ève) à l'angle du Palais Ducale. La lumière monte, sourd dans la petite musique de l'aube, comme un parfum jaune et maintenant doré... Nous respirons cette diffusion nuageuse qui couvre la façade du palais. Et ponctuellement le mica des mosaïques s'éveille et sonne clair, espacé, comme les premières touches d'un xylophone, sous les voûtes de San Marco. Bientôt viendront les cuivres et l'envolée du quadrige corinthien sur les coupoles... C'est gagné à l'instant, nous sommes encore (en corps, là est le point) dans la diffusion, la résurrection, et la saveur éternelle des couleurs du temps.
Venise s'éveille. Les cafés ouvrent. Les touristes ne vont pas tarder. D'où viennent-ils ? Tout s'ordonne quotidiennement. Des enfants passent devant nous, se poursuivant et riant. Chacun est occupé de sa propre lumière. C'est une chance. Nous nous séparons. Je regagne le studio du campo Pisani. Il faut travailler sa chance.

« Si je n'étais poète, je serais bandit ou voleur » écrit Essénine. Eh bien non. Je n'ai aucun goût pour la société des amis du crime... C'est dire que je n'ai aucun goût pour la société de la loi ou du crime... c'est la même... Il n'en est qu'une. Bien que différemment, le marquis de Sade et Jean Genet en ont fait magnifiquement la démonstration. 

ET POURTANT
la nature est très belle... la lumière de la Méditerranée le matin... le soleil, brusquement dans l'allée. Au cœur du jardin, les orangers couverts de fruits. Le monde orange entre les feuilles. Merveille des merveilles cette boule lumineuse qui tient dans la main... et qui se mange, à peine acide, à peine sucrée... fraîche sur l'arbre où déjà elle désaltère... Un don magique sur le ciel... l'arbre du paradis que je retrouve chaque jour dans un grand hiver ensoleillé... globe jaune-orange, monde et soleil entre les feuilles d'un vert épais. 

Note (décembre 2008). Textes de Marcelin Pleynet extraits de : Philippe Berry, sculpteur (2007) ; Chardin, le sentiment et l'esprit du temps (1999) ; « Situation », L'Infini, n°99, été 2007 ; La Fortune, la Chance. Chroniques romanesques (2007) ; « Situation », L'Infini, n°83, été 2003.

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