IRONIE numéro 137 - Mars 2009

À l’œil nu

Avant de peindre, toute la question est de cultiver l’inspiration, soit en contemplant les nuages et les sources, soit en observant les fleurs et les oiseaux, soit en se promenant et en récitant des poèmes, soit en brûlant de l’encens et en buvant du thé. Dès que l’esprit a trouvé, que la main démange et que l’inspiration jaillit, il faut déployer papier et pinceau. Quand l’inspiration est épuisée, il faut s’arrêter de peindre et ne reprendre que quand elle revient.

Wang Yu

Paris. Octobre 2008. Square Trousseau.
Tous les ors des feuilles. Les troncs noirs des arbres, longue toile jaune — cadmium foncé — derrière eux.
1. 300 milliards de dettes — 1. 300 milliards de feuilles-or sous les arbres — plus ou moins ?

Anne-Marie Milliot-Wetzel - Pointes de flèches, 1992, aquarelle, H. 15,5 cm ; L. 10,3 cm, coll. part.

Anne-Marie Milliot-Wetzel, Pointes de flèches, 1992, aquarelle,
H. 15,5 cm ; L. 10,3 cm, coll. part.

25 novembre 2008. Sq. T.
À partir de 16 heures, la lumière est fuyante. Derrière les arbres, les murs de brique rose saumon de l’école Baudelaire au coin de la rue. Quelques feuilles encore, rouge garance, jaune abricot, devenant pourpre quand la lumière s’éteint. En les perdant, les branches ressemblent à du fagot bon pour le feu. Les troncs sont devenus noirs, striés de rouge sombre mêlé de brun dans les sillons de l’écorce.

2 décembre.
Dehors, gris désespérant — petite bruine froide — le trottoir mouillé, noir, éclats blancs sur l’eau — collées sur l’humidité, autour de ses flaques de lumière, les étoiles à cinq branches en éventail des feuilles de platane — bientôt Noël.

31 décembre 2008.
Le train TER, à petite vitesse, suit les courbes de l’Yonne en remontant le courant — derrière la vitre, les arbres nous accompagnent pendant tout le voyage, à portée de vue — en bouquets, en buissons, en haies bien taillées de chaque côté des petites gares au crépis jaune, les grands balais des peupliers en rideaux, les saules le long de la rivière, quelques sapins noirs isolés.
« Et les arbres, qui les regardent  La lumière n’a pas de spectateurs. » Auguste Rodin.
Les arbres de la petite gare de Lucy — plusieurs espèces se superposent — noir d’encre des grosses branches, traits de pinceau longs et épais, bordés de petites taches, comme des éclats du bois — graphisme brouillon des branchages gris et bruns clairs, s’estompant aux sommets dans le ciel blanc où ils s’effacent — d’autres aux traits jaillissant en faisceaux, comme des balais de sorcières — les peupliers — ou retombant en courbes souples — les saules — au milieu des branches emmêlées, les taches roses et blanches d’un arbre fleuri — surprise.
Sur un fond gris bleuté. — La lumière uniforme et grise ramène tout au premier plan — grand dessin à l’encre.
Le brouillard efface le paysage.

Vézelay.
Au dîner, des huîtres, leurs couleurs — sur nos assiettes, tous les verts de l’océan dans la coupe de pierre éclatée et nacrée de la coquille — la saveur fraîche de l’eau, le goût du sel, la joie de l’amitié autour de la table.
(Les assiettes d’huîtres de Matisse et de Picasso.)
Et le feu dans la cheminée qui rend les silences vivants.

Devant la fenêtre de la maison à l’ouest, le champ en pente — la terre ocre rouge, terre d’ombre, selon la lumière — les sillons vierges, ouverts sous la lame du soc, la terre creusée, retournée, enroulée , cassée — elle dort maintenant dans le sommeil de l’hiver, en attente.
Au milieu du champ, une cabane, petit cube de pierre blanche surmonté d’un triangle bordé de tuiles ocre gris, comme de terre séchée. Au centre de la façade, la porte, aussi large que haute, pour laisser passer un chariot, comme une grande bouche ouverte qui dirait AAAAA — le linteau est au même niveau que les deux angles du toit. L’« idéogramme » MAISON — le M de la première lettre, ses deux verticales, murs bien plantés dans le sol — le triangle du toit coiffant les murs, celui du M inversé, ^ pointe de flèche dirigée vers le ciel, et protection.
Le terrain est dessiné en courbes, en angles, en fausses horizontales, en presque parallèles, selon la pente, la nature du sol, les chemins, les sentiers tracés au gré des passages des hommes et des bêtes, selon l’usage et la nécessité.

Octobre 2008. Neuchâtel.
Les arbres au bord du Lac — leur feuillage clairsemé. Les feuilles en tapis sur le sol ; sur les branches, celles qui restent, comme des petits papiers déchirés noirs, en contre-jour sur le ciel — un écureuil cherche les dernières noix, ses petits yeux ronds, noirs, attentifs — les jaunes, les verts, les bruns et les rouges, les ouvertures sur le ciel bleu et blanc transparent. En larges traits noirs qui se croisent et s’entremêlent, les troncs et les branches dansent comme sur un rideau de scène devant le lac qu’on devine en arrière-plan.
Projet : dessin, avec quelques indications de couleurs, sur papier libre, quatre feuilles assemblées.
Le jardin à N.
Présence du lac, à travers le rideau des arbres qui le masquent — échappées de lumière claire blanc bleuté transparent.
Le soir, les arbres sont comme un feu de joie, qui se perd dans le gris bleu de fumée du ciel, devant la cabane sous les grands sapins vert noir.
Le froissement de soie des vagues habite le silence de la nuit ; la lune, grosse, pleine, m’empêche de dormir.
Il suffit de traverser les arbres, de marcher dans les feuilles, de descendre quelques marches de terre, et c’est le lac gris blanc brumeux, les pieds dans l’eau claire — des petits cailloux gris et blancs, du sable — promesse de la caresse de l’eau quand ce sera l’été.

Anne-Marie Milliot-Wetzel - Feuilles, 2007, papier découpé, acrylique, H. 25,5 cm ; L. 21 cm, coll. part.

Anne-Marie Milliot-Wetzel, Feuilles, 2007, papier découpé, acrylique,
H. 25,5 cm ; L. 21 cm, coll. part.

Paris.
Retour de N. Retrouvé l’atelier en ordre, accueillant — plus lumineux, que lorsque je l’ai quitté.
Dessin rapide des arbres au bord du lac.
le rideau des arbres — l’herbe verte — le lac et le ciel derrière — les taches — les couleurs — les traits — j’ai placé quatre feuilles de papier sur la table pour préparer le travail de demain.

La lumière grise ce matin, silence dans la cour ; la présence discrète de la musique autour de moi, le frottement léger de la pointe noire du stylo sur le papier lisse du cahier, le grand portail est fermé, la porte claque de temps en temps, cliquetis de la serrure quand quelqu’un entre ou sort. Les feuilles de la vigne se fanent, se froissent et tombent ; déjà des sarments nus, le cep noueux, fibré, strié, comme brûlé. Dans les feuilles du solanum, quelques fleurs blanches en bouquets s’obstinent à ignorer les saisons. Une rose trémière jaune tardive se perd dans les feuilles de l’arbre poussé là par hasard. C’est dimanche.
Dans la maison, le bouquet des branches de fusain. Les feuilles sèchent et tombent lentement, une ou deux que je ramasse chaque matin ; même séchées, elles gardent l’intensité de leurs couleurs, rouge et vert, ou jaune citron vermillon, différentes sur chaque faces.

La plume du stylo au bout de mes doigts, comme la langue pointue d’un oiseau qu’on devine quand il ouvre le bec pour chanter.

ÉCOUTE

ÉCOUTE : guet — poste de guet.
Olivier Messian.
Il marche dans les herbes hautes des prés au bord de la Nièvre, enveloppé dans un manteau gris ; il tient un micro dans la main droite, et le magnétophone en bandoulière sur l’épaule gauche, il avance lentement.
En fond sonore, le froissement des hautes herbes sur son passage, des chants d’oiseaux et le crissement des insectes.
O. M. est venu, ce jour, à la bonne heure, dans la bonne lumière, à la bonne saison ; il sait que les oiseaux chantent mieux dans les couleurs que le soleil leur renvoie.
Ses chemises ont la couleur des oiseaux — sur fond rouge grenat gris bleu vert brun, des petits motifs géométriques simples, carrés losanges pastilles petits pois, rouge vermillon orangé citron, changeant avec les saisons, avec l’heure du soleil — peut-être aussi pour mieux faire chanter les oiseaux, comme d’autres les attirent avec le sifflet des appeaux.

Concert : sa femme, Yvonne Loriot (comme l’oiseau).
Elle s’installe au piano — ses doigts sur le clavier, courant, se bousculant, bondissant, sautillant, s’immobilisant soudain, tête dressée, se tournant, s’inclinant, de côté, devant, de l’autre côté, comme l’oiseau qui ajuste la lentille noire de son œil, dans l’angle de vue juste — elle, les doigts vifs, légers, comme des pattes, comme des becs d’oiseaux.
Devant elle, sous le couvercle noir entrouvert, c’est la corde tendue qui dit le chant.

Paul Claudel, dans son Journal (cahier X, 1953).
OISEAU — mot fait de cinq voyelles et d’une seule consonne, moins une consonne qu’un souffle : s. Le reste est fait d’horizons et d’ailes. Il y a un cri aigu : i, et des ailes : u. Peut-être un œuf. Aviculus.

Octobre : le 30.
Terminer, dater, le montage des arbres devant le lac.
Veiller à ce que les traits se succèdent dans le geste d’un trait unique, même s’il est morcelé dans sa progression — un peu comme on monte sur une même trajectoire en montagne pour atteindre un sommet, parce qu’il n’y a pas d’écart possible. Par endroits, je retrouve dans le découpage du dessin un morceau du contour OW, puis il disparaît.
Chaque trait a été fait avec ce contour, se recoupant, se croisant, se répétant, dans tous les sens, et au hasard « choisi », mais pas aléatoire. Veiller à ne pas rompre l’élan en cours de travail, même si je m’arrête. Aujourd’hui, je devrais faire les petits papillons jaunes, le jaune des feuillages, et le fond en deux tons de gris, chaud et froid, gris bleu, jaune, jaune d’ocre, trouver du premier coup les tons justes, ce sera sans reprise possible.
Le temps d’arrêt nécessaire du séchage permet de faire une mise au point et de réfléchir.
Dans ce format — 4 feuilles — ça ne peut pas se faire, du même coup, d’un seul jet.
Quand ça « tient » à la fin, malgré les pauses — c’est un peu comme une confirmation, même s’il reste le doute.
Le 31, je continue le travail en collant les « renforts » au verso, c’est une étape du travail que j’aime bien, il n’y a plus la tension des décisions à prendre, des gestes simples et sans risques, une étape de sécurité pour que la peinture ne « casse » pas à l’endroit des soudures.
Dehors, la pluie, le temps gris, l’automne s’installe.
Premier Novembre.
Demain si le temps est encore gris, continuer les arbres du lac.
2 novembre : soudé les bords des 4 feuilles. (Avec du blanc.)
Pas de pluie, pas de froid, pas de grande lumière.
Alors, Mozart — les concertos 13 et 14 — la paix.
Le 8. Je passe le fond sur « les arbres du lac », c’est le dernier passage, on verra le résultat quand ce sera sec.
Il fait beau, clair, mais froid.

« La foi ? Si vous en aviez gros comme une graine de moutarde, vous diriez au grand arbre que voici : “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous obéirait. » Luc, celui qui parle aux arbres : 17. 1.

Normandie. Septembre 2002… 2008.
Fin du jour, fin d’été.
Maintenant le ciel se voile légèrement, il est six heures.
En face de moi, les ombres des arbres s’allongent jusqu’à toucher ceux qui sont de l’autre côté du pré qui descend en pente douce.
Le feuillage touffu comme un nuage vert pâle, du même vert que le pré — l’odeur de foin coupé au-dessus de l’herbe fanée, comme on le dit habituellement des fleurs.
Entre les troncs de deux grands arbres, comme deux piliers — loin dans la vallée en contrebas, comme sur le fond d’un décor, une petite maison — son toit rouge recouvre, presque au ras de l’herbe du pré, le crépis ocre jaune du pan de mur — large rectangle noir de l’entrée d’une grange, ou d’une écurie, pour le passage des chariots.
Dans le rideau des arbres, le vert foncé des boules de gui dans les branches, mais aussi sur les troncs. D’autres arbres s’ouvrent sur d’autres images, avec des vaches, une barrière, une haie en boule, un bout de route qui tourne et disparaît, les herbes plus hautes au bord de la rivière.
Au-dessus du talus, une grande haie limite le terrain perpendiculaire à la maison — mélange de verts sombres cobalt, plus clairs, émeraude et véronèse — quelques fleurs dans les rosiers, hésitent entre mauve et ivoire, égarées dans les fruits déjà rouges de celles qui sont passées — (cynorhodon, gratte-cul, il en faut beaucoup pour faire un pot de confiture). Un buisson de petites fleurs blanches, un autre sans fleurs, tout vert, sans surprise, pour le moment.
Tout ce côté de la haie est dans l’ombre, ce qui m’empêche de donner les noms de la peinture aux verts, et de les appeler, comme quand ils sont dans la bonne lumière, Véronèse, Cobalt, Émeraude ou Jade. Derrière la haie, les branches des pommiers émergent chargées de fruits, qu’elles portent sans plier ; dans le soleil, les verts deviennent jonquilles, et les pommes hésitent entre verts jaunes et rouges.
Les feuilles du cerisier commencent à jaunir, à rougir, jusqu’à tomber enfin sur l’herbe, au premier coup de vent un peu fort.
Le grand if, comme la flèche d’un clocher, en contrebas d’un ancien pressoir à colombages, casse la ligne en courbes douces qui courent entre les grands arbres, et les haies.
Dans la lumière dorée du soir qui s’attarde, le piaillement des petits oiseaux, le rire narquois des pies à la lisière du bois, où les corbeaux s’agacent. Le vol d’un pigeon, d’une tourterelle, le frottement de leurs ailes, comme un petit moteur, puis le silence ; un papillon blanc passe au ras de l’herbe, une pomme tombe, une feuille la suit, craquement furtif, desséché ; derrière moi, de l’autre côté de la barrière, dans les grands arbres, invisible, la tourterelle appelle.
Un petit avion est venu, il a tourné trois fois comme pour saluer la maison ; le téléphone a sonné, plusieurs fois.
Un chien aboie, quelques voitures passent en bas sur la petite route, le bourdonnement de quelques mouches, c’est peut-être ce qui s’appelle entendre l’herbe pousser.
Le pommier près de l’entrée de la maison est chargé de pommes roses et vertes — ce sont les mêmes que celles du tableau L’Automne de Nicolas Poussin, que des femmes récoltent et portent dans des corbeilles, aussi grosses que les mains qui les cueillent.
Poussin se souvenait des pommes et de la lumière de la fin de l’été en Normandie.

Nicolas Poussin, L’automne ou la grappe de raisin rapportée de la terre promise, XVIIe siècle, huile sur toile, H. 118 cm, L. 160 cm, Paris, musée du Louvre

Nicolas Poussin, L’automne ou la grappe de raisin rapportée de la terre promise,
XVIIe siècle, huile sur toile, H. 118 cm, L. 160 cm, Paris, musée du Louvre

Normandie.
Devant la fenêtre de la cuisine, une branche de céleri dans un récipient en verre, ni bocal ni vase, la tige à travers l’eau et l’épaisseur du verre, léger effet de loupe, un vert céleri vu à la loupe.
Vert émeraude, les feuilles dentelées au-dessus de la tige qui se courbe légèrement sur le bord du vase, devenant jaune de plus en plus clair vers le pied posant sur le fond.
En contrepoint, en contrepoids, la grenade. Elle se tient droite, en équilibre précaire sur sa base, le bouton sec et brun qui la rattachait à l’arbre. Une rosacée compliquée — une sphère cabossée en étoile — sa peau jaune pâle, tachée d’un frottis rose, comme un cuir tendu sur les graines gorgées de jus rouge, ou peut-être encore rose — serrées, contenues, sous la petite cheminée d’où émergent quelques filaments d’étamines bruns secs.
Est-elle posée là, dans son équilibre précaire, à cause de la perfection de son volume ? pour ses couleurs indécises ? pour le vert de la branche de céleri qui lui va si bien  ou parce qu’elle évoque de grands jardins en Espagne, et que ses fruits nous font rêver 

Mai 2008. Normandie.
C’est pour ça qu’on les appelle « boules de neige ».
Devant la cuisine, l’obier est en pleine floraison, comme une énorme boule blanche. Dans l’herbe, un grand cercle blanc, comme une dernière neige.
Gros nuages gris de plomb, que le vent chasse et ramène ; dans les arbres, trous bleus, puis éclats blancs de titane.
Un ramier dans la haie, son plumage a les couleurs du ciel avec du blanc et du bleu dans son gris.
Les feuilles mouillées du pommier, éclats de petits miroirs tremblants comme sur le voile des danseuses indiennes.
Silencieux, un avion laisse derrière lui deux traces blanches parallèles, elles s’effacent aussitôt dans un nuage, à la vitesse du vent.
Le ramier froisse les feuilles du noisetier dans la haie ; il réapparaît, puis s’envole et disparaît sous les pommiers.
Les merles chantent comme s’ils se parlaient entre eux ; exclamatifs, interrogatifs, d’accord, pas d’accord, donneurs de leçons, espiègles, ou tout simplement joyeux ; parfois, seulement un cri.
De part et d’autre du petit chemin de terre qui monte vers la barrière du bois, deux tapis de boutons d’or bordés de pâquerettes.
Mon stylo, bleu comme un martin-pêcheur.

Île Saint Louis.
Sur l’autre rive, la voix Georges Pompidou. Après le passage sous l’arche du pont Louis-Philippe, les voitures remontent le courant du fleuve en jouant à saute-mouton.
Quai d’Orléans numéro 20. Un immeuble rose. Les arcatures gothique flamboyant des fenêtres du rez-de-chaussée. Au premier étage, deux des fenêtres sont montées en biseau, orientées vers le pont Notre-Dame.
Une fantaisie dans l’ordre de l’architecture.

Les cloches sonnent. Quelle fête ? Quel enterrement ? ce n’est pas l’heure de l’Angelus.
Le vent dans les feuilles, elles tourbillonnent, se courent après et s’arrêtent contre le mur du quai.

Petit soleil blanc, qui s’effeuille en blanc d’argent sur les crêtes du courant vert de cobalt, un vert légèrement bleuté.
Je m’appuie sur le parapet ; juste sous moi, sur le rebord plat de la corniche, une trentaine de pigeons alignés, les plumes gonflées, méditatifs, clignant des yeux, leurs gorges miroitent verts, violets, dans le soleil pâle.
Un oiseau à longue queue, gorge jaune citron pâle, les pattes dans l’eau.
Une double péniche grise traverse en diagonale pour prendre l’axe du pont — grands remous d’eau verte, noire, et sale, les vagues lèchent le bord de la berge, l’oiseau s’envole.
Noir jaune rouge le drapeau qui flotte à l’arrière, la deuxième péniche passe et disparaît — les pigeons font comme s’ils n’avaient rien vu.
Des moineaux piaillent, d’autres ramassent les miettes autour d’une poubelle renversée.
Le soleil est au début de sa course reflet de lumière d’argent blanc, il passe d’une fenêtre à l’autre sur la façade des immeubles en face. Le miroir des vitres renvoie sur l’eau une tache ronde, aux bords légèrement aplatis, ondulants, tremblants, se déchirant, se dispersant en crêtes blanches sur le mouvement des vagues ; elle disparaît sous l’arche du pont, puis ressort plus claire, presque immobile, et gagne peu à peu le mitan du fleuve, comme entraînée par le courant. Un vol de mouettes s’abat sur l’eau, pour se laisser bercer un instant dans les vagues et la lumière. Après quelques cris et ricanements, elles s’envolent, pour se poser quelques mètres plus loin dans un grand virage d’ailes sur l’autre rive.

Pointe de l’île. Jardin de Barye. Le monument à ANTOINE LOUIS BARYE — SES ADMIRATEURS DE FRANCE ET D’AMERIQUE.
Un arbre en fleurs, petits plumets roses pour les oiseaux, feuillage très dentelé, de la famille des poivriers. Le ciel est bleu, quelques nuages blancs. Un nuage plus grand, plus blanc et plus élevé que les autres, poussé par le vent, se détache du troupeau, et traverse le fleuve.
« LOUISIANNE BELLE » remonte le fleuve vers Bercy, roues à aubes, balcons blancs, pont désert. J’oublie l’heure et le temps. Je marche le long de la berge, sous les platanes, les oiseaux insouciants sautillent autour de moi, des amoureux s’embrassent, les immeubles blancs, baignés de soleil, de l’autre côté du fleuve. J’oublie l’heure et le temps, je me laisse enchanter.

La lumière de cet après-midi de juillet ne veut pas s’éteindre.

Anne-Marie Milliot-Wetzel

La Grande Muraille

Au bord de la route et aux flancs de la montagne, quelques pommiers blancs et quelques lilas en fleurs. La route s’élève en sinuant, traverse une « petite muraille » et divers travaux de fortification jusqu’au pied de la Grande Muraille qui suit les accidents des sommets, passe d’un horizon à un autre, présente tour à tour les murs de ses flancs ou un long ruban de route, parfois plate et parfois très abrupte. Çà et là elle est ponctuée d’une tour d’observation carrée. Le ciel est gris, presque aussi violet que les montages que découpent au loin les murs rouillés. Le plus impressionnant de cette œuvre que les Chinois comparent à un immense dragon, c’est dans son déroulement et dans l’étonnant rapport qu’elle entretient avec le paysage, sa simple beauté. L’ouvrage d’art se confond avec celui de la nature, aussi réel, aussi vrai, aussi éternel que la chaîne des Yenchan qu’il escalade. Nous sommes à la passe de Pataling. Cette section de la Grande Muraille, qui en d’autres endroits s’effondre à demi, a été restaurée sous la dynastie des Ming. D’énormes blocs de granit servent de base aux murs de briques sombres. Comme elle passe d’un horizon à l’autre, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle traverse deux mille ans. Cette sorte de force, d’évidence et de beauté sans âge traverse le temps et l’histoire. Ici encore ce qui surprend c’est la particularité de l’échelle, cet ouvrage monumental ne fait pas plus de 7 mètres de haut mais il s’étend à l’infini, comme disent les Chinois la tête et la queue sont invisibles. 7 mètres de hauteur et 7 mètres de large entre ses rampes crénelées. Comme un moment la lumière change, le ruban s’étend devant nous sinueux et blond sur la montagne d’un brun violet.

Marcelin Pleynet, Le Voyage en Chine

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