Avant de peindre, toute la question est de cultiver l’inspiration, soit en contemplant les nuages et les sources, soit en observant les fleurs et les oiseaux, soit en se promenant et en récitant des poèmes, soit en brûlant de l’encens et en buvant du thé. Dès que l’esprit a trouvé, que la main démange et que l’inspiration jaillit, il faut déployer papier et pinceau. Quand l’inspiration est épuisée, il faut s’arrêter de peindre et ne reprendre que quand elle revient.
Wang Yu
Paris. Octobre 2008. Square Trousseau.
Tous les ors des feuilles. Les troncs noirs des arbres, longue toile jaune — cadmium foncé — derrière
eux.
1. 300 milliards de dettes — 1. 300 milliards de feuilles-or sous les arbres — plus ou moins ?
Anne-Marie Milliot-Wetzel, Pointes de flèches,
1992, aquarelle,
H. 15,5 cm ; L. 10,3 cm, coll. part.
25 novembre 2008. Sq. T.
À partir de 16 heures, la lumière est fuyante. Derrière les arbres, les murs de brique
rose saumon de l’école Baudelaire au coin de la rue. Quelques feuilles encore, rouge garance,
jaune abricot, devenant pourpre quand la lumière s’éteint. En les perdant, les branches
ressemblent à du fagot bon pour le feu. Les troncs sont devenus noirs, striés de rouge
sombre mêlé de brun dans les sillons de l’écorce.
2 décembre.
Dehors, gris désespérant — petite bruine froide — le trottoir mouillé, noir, éclats
blancs sur l’eau — collées sur l’humidité, autour de ses flaques de lumière, les étoiles à cinq
branches en éventail des feuilles de platane — bientôt Noël.
31 décembre 2008.
Le train TER, à petite vitesse, suit les courbes de l’Yonne en remontant le courant — derrière
la vitre, les arbres nous accompagnent pendant tout le voyage, à portée de vue — en bouquets,
en buissons, en haies bien taillées de chaque côté des petites gares au crépis
jaune, les grands balais des peupliers en rideaux, les saules le long de la rivière, quelques
sapins noirs isolés.
« Et les arbres, qui les regardent La lumière n’a pas de spectateurs. » Auguste
Rodin.
Les arbres de la petite gare de Lucy — plusieurs espèces se superposent — noir d’encre des grosses
branches, traits de pinceau longs et épais, bordés de petites taches, comme des éclats
du bois — graphisme brouillon des branchages gris et bruns clairs, s’estompant aux sommets dans le
ciel blanc où ils s’effacent — d’autres aux traits jaillissant en faisceaux, comme des balais de sorcières — les peupliers — ou
retombant en courbes souples — les saules — au milieu des branches emmêlées, les taches
roses et blanches d’un arbre fleuri — surprise.
Sur un fond gris bleuté. — La lumière uniforme et grise ramène tout au premier
plan — grand dessin
à l’encre.
Le brouillard efface le paysage.
Vézelay.
Au dîner, des huîtres, leurs couleurs — sur nos assiettes, tous les verts de l’océan dans la
coupe de pierre éclatée et nacrée de la coquille — la saveur fraîche de l’eau,
le goût du sel, la joie de l’amitié autour de la table.
(Les assiettes d’huîtres de Matisse et de Picasso.)
Et le feu dans la cheminée qui rend les silences vivants.
Devant la fenêtre de la maison à l’ouest, le champ en pente — la terre ocre rouge, terre
d’ombre, selon la lumière — les sillons vierges, ouverts sous la lame du soc, la terre creusée,
retournée, enroulée , cassée — elle dort maintenant dans le sommeil de l’hiver,
en attente.
Au milieu du champ, une cabane, petit cube de pierre blanche surmonté d’un triangle bordé de
tuiles ocre gris, comme de terre séchée. Au centre de la façade, la porte, aussi large
que haute, pour laisser passer un chariot, comme une grande bouche ouverte qui dirait AAAAA — le linteau
est au même niveau que les deux angles du toit. L’« idéogramme » MAISON — le
M de la première lettre, ses deux verticales, murs bien plantés dans le sol — le triangle
du toit coiffant les murs, celui du M inversé, ^ pointe de flèche dirigée vers
le ciel, et protection.
Le terrain est dessiné en courbes, en angles, en fausses horizontales, en presque parallèles,
selon la pente, la nature du sol, les chemins, les sentiers tracés au gré des passages
des hommes et des bêtes, selon l’usage et la nécessité.
Octobre 2008. Neuchâtel.
Les arbres au bord du Lac — leur feuillage clairsemé. Les feuilles en tapis sur le sol ;
sur les branches, celles qui restent, comme des petits papiers déchirés noirs, en contre-jour
sur le ciel
— un écureuil cherche les dernières noix, ses petits yeux ronds, noirs, attentifs — les
jaunes, les verts, les bruns et les rouges, les ouvertures sur le ciel bleu et blanc transparent. En
larges traits noirs qui se croisent et s’entremêlent, les troncs et les branches dansent comme
sur un rideau de scène devant le lac qu’on devine en arrière-plan.
Projet : dessin, avec quelques indications de couleurs, sur papier libre, quatre feuilles assemblées.
Le jardin à N.
Présence du lac, à travers le rideau des arbres qui le masquent — échappées
de lumière claire blanc bleuté transparent.
Le soir, les arbres sont comme un feu de joie, qui se perd dans le gris bleu de fumée du ciel,
devant la cabane sous les grands sapins vert noir.
Le froissement de soie des vagues habite le silence de la nuit ; la lune, grosse, pleine, m’empêche
de dormir.
Il suffit de traverser les arbres, de marcher dans les feuilles, de descendre quelques marches
de terre, et c’est le lac gris blanc brumeux, les pieds dans l’eau claire — des petits cailloux gris
et blancs, du sable — promesse de la caresse de l’eau quand ce sera l’été.
Anne-Marie Milliot-Wetzel, Feuilles,
2007, papier découpé, acrylique,
H. 25,5 cm ; L. 21 cm, coll. part.
Paris.
Retour de N. Retrouvé l’atelier en ordre, accueillant — plus lumineux, que lorsque je l’ai quitté.
Dessin rapide des arbres au bord du lac.
le rideau des arbres — l’herbe verte — le lac et le ciel derrière — les taches — les couleurs
— les traits — j’ai placé quatre feuilles de papier sur la table pour préparer le travail
de demain.
La lumière grise ce matin, silence dans la cour ; la présence discrète
de la musique autour de moi, le frottement léger de la pointe noire du stylo sur le papier lisse
du cahier, le grand portail est fermé, la porte claque de temps en temps, cliquetis de la serrure
quand quelqu’un entre ou sort. Les feuilles de la vigne se fanent, se froissent et tombent ; déjà des
sarments nus, le cep noueux, fibré, strié, comme brûlé. Dans les feuilles du solanum,
quelques fleurs blanches en bouquets s’obstinent
à ignorer les saisons. Une rose trémière jaune tardive se perd dans les feuilles
de l’arbre poussé
là par hasard. C’est dimanche.
Dans la maison, le bouquet des branches de fusain. Les feuilles sèchent et tombent lentement,
une ou deux que je ramasse chaque matin ; même séchées, elles gardent l’intensité de
leurs couleurs, rouge et vert, ou jaune citron vermillon, différentes sur chaque faces.
La plume du stylo au bout de mes doigts, comme la langue pointue d’un oiseau qu’on devine quand il
ouvre le bec pour chanter.
ÉCOUTE : guet — poste de guet.
Olivier Messian.
Il marche dans les herbes hautes des prés au bord de la Nièvre, enveloppé dans
un manteau gris ; il tient un micro dans la main droite, et le magnétophone en bandoulière
sur l’épaule gauche, il avance lentement.
En fond sonore, le froissement des hautes herbes sur son passage, des chants d’oiseaux et le crissement
des insectes.
O. M. est venu, ce jour, à la bonne heure, dans la bonne lumière, à la bonne saison ;
il sait que les oiseaux chantent mieux dans les couleurs que le soleil leur renvoie.
Ses chemises ont la couleur des oiseaux — sur fond rouge grenat gris bleu vert brun, des petits motifs
géométriques simples, carrés losanges pastilles petits pois, rouge vermillon orangé citron,
changeant avec les saisons, avec l’heure du soleil — peut-être aussi pour mieux faire chanter
les oiseaux, comme d’autres les attirent avec le sifflet des appeaux.
Concert : sa femme, Yvonne Loriot (comme l’oiseau).
Elle s’installe au piano — ses doigts sur le clavier, courant, se bousculant, bondissant, sautillant,
s’immobilisant soudain, tête dressée, se tournant, s’inclinant, de côté, devant,
de l’autre côté, comme l’oiseau qui ajuste la lentille noire de son œil, dans l’angle
de vue juste — elle, les doigts vifs, légers, comme des pattes, comme des becs d’oiseaux.
Devant elle, sous le couvercle noir entrouvert, c’est la corde tendue qui dit le chant.
Paul Claudel, dans son Journal (cahier X, 1953).
OISEAU — mot fait de cinq voyelles et d’une seule consonne, moins une consonne qu’un souffle :
s. Le reste est fait d’horizons et d’ailes. Il y a un cri aigu : i, et des ailes : u. Peut-être
un
œuf. Aviculus.
Octobre : le 30.
Terminer, dater, le montage des arbres devant le lac.
Veiller à ce que les traits se succèdent dans le geste d’un trait unique, même
s’il est morcelé
dans sa progression — un peu comme on monte sur une même trajectoire en montagne pour atteindre
un sommet, parce qu’il n’y a pas d’écart possible. Par endroits, je retrouve dans le découpage
du dessin un morceau du contour OW, puis il disparaît.
Chaque trait a été fait avec ce contour, se recoupant, se croisant, se répétant,
dans tous les sens, et au hasard « choisi », mais pas aléatoire. Veiller à ne
pas rompre l’élan en cours de travail, même si je m’arrête. Aujourd’hui, je devrais
faire les petits papillons jaunes, le jaune des feuillages, et le fond en deux tons de gris, chaud
et froid, gris bleu, jaune, jaune d’ocre, trouver du premier coup les tons justes, ce sera sans reprise
possible.
Le temps d’arrêt nécessaire du séchage permet de faire une mise au point et de
réfléchir.
Dans ce format — 4 feuilles — ça ne peut pas se faire, du même coup, d’un seul jet.
Quand ça « tient » à la fin, malgré les pauses — c’est un peu comme
une confirmation, même s’il reste le doute.
Le 31, je continue le travail en collant les « renforts » au verso, c’est une étape
du travail que j’aime bien, il n’y a plus la tension des décisions à prendre, des gestes
simples et sans risques, une étape de sécurité pour que la peinture ne « casse » pas à l’endroit
des soudures.
Dehors, la pluie, le temps gris, l’automne s’installe.
Premier Novembre.
Demain si le temps est encore gris, continuer les arbres du lac.
2 novembre : soudé les bords des 4 feuilles. (Avec du blanc.)
Pas de pluie, pas de froid, pas de grande lumière.
Alors, Mozart — les concertos 13 et 14 — la paix.
Le 8. Je passe le fond sur « les arbres du lac », c’est le dernier passage, on
verra le résultat quand ce sera sec.
Il fait beau, clair, mais froid.
« La foi ? Si vous en aviez gros comme une graine de moutarde, vous diriez au grand
arbre que voici : “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous obéirait. » Luc,
celui qui parle aux arbres : 17. 1.
Normandie. Septembre 2002… 2008.
Fin du jour, fin d’été.
Maintenant le ciel se voile légèrement, il est six heures.
En face de moi, les ombres des arbres s’allongent jusqu’à toucher ceux qui sont de l’autre côté
du pré qui descend en pente douce.
Le feuillage touffu comme un nuage vert pâle, du même vert que le pré — l’odeur
de foin coupé
au-dessus de l’herbe fanée, comme on le dit habituellement des fleurs.
Entre les troncs de deux grands arbres, comme deux piliers — loin dans la vallée en contrebas,
comme sur le fond d’un décor, une petite maison — son toit rouge recouvre, presque au ras de
l’herbe du pré, le crépis ocre jaune du pan de mur — large rectangle noir de l’entrée
d’une grange, ou d’une
écurie, pour le passage des chariots.
Dans le rideau des arbres, le vert foncé des boules de gui dans les branches, mais aussi sur
les troncs. D’autres arbres s’ouvrent sur d’autres images, avec des vaches, une barrière, une
haie en boule, un bout de route qui tourne et disparaît, les herbes plus hautes au bord de la rivière.
Au-dessus du talus, une grande haie limite le terrain perpendiculaire à la maison — mélange
de verts sombres cobalt, plus clairs, émeraude et véronèse — quelques fleurs dans
les rosiers, hésitent entre mauve et ivoire, égarées dans les fruits déjà rouges
de celles qui sont passées — (cynorhodon, gratte-cul, il en faut beaucoup pour faire un pot
de confiture). Un buisson de petites fleurs blanches, un autre sans fleurs, tout vert, sans surprise,
pour le moment.
Tout ce côté de la haie est dans l’ombre, ce qui m’empêche de donner les noms de la peinture
aux verts, et de les appeler, comme quand ils sont dans la bonne lumière, Véronèse,
Cobalt, Émeraude ou Jade. Derrière la haie, les branches des pommiers émergent chargées
de fruits, qu’elles portent sans plier ; dans le soleil, les verts deviennent jonquilles, et les
pommes hésitent entre verts jaunes et rouges.
Les feuilles du cerisier commencent à jaunir, à rougir, jusqu’à tomber enfin sur
l’herbe, au premier coup de vent un peu fort.
Le grand if, comme la flèche d’un clocher, en contrebas d’un ancien pressoir à colombages,
casse la ligne en courbes douces qui courent entre les grands arbres, et les haies.
Dans la lumière dorée du soir qui s’attarde, le piaillement des petits oiseaux, le rire
narquois des pies à la lisière du bois, où les corbeaux s’agacent. Le vol d’un pigeon,
d’une tourterelle, le frottement de leurs ailes, comme un petit moteur, puis le silence ; un papillon
blanc passe au ras de l’herbe, une pomme tombe, une feuille la suit, craquement furtif, desséché ;
derrière moi, de l’autre côté de la barrière, dans les grands arbres, invisible,
la tourterelle appelle.
Un petit avion est venu, il a tourné trois fois comme pour saluer la maison ; le téléphone
a sonné, plusieurs fois.
Un chien aboie, quelques voitures passent en bas sur la petite route, le bourdonnement de quelques
mouches, c’est peut-être ce qui s’appelle entendre l’herbe pousser.
Le pommier près de l’entrée de la maison est chargé de pommes roses et vertes — ce
sont les mêmes que celles du tableau L’Automne de Nicolas Poussin, que des femmes récoltent
et portent dans des corbeilles, aussi grosses que les mains qui les cueillent.
Poussin se souvenait des pommes et de la lumière de la fin de l’été en Normandie.
Nicolas Poussin, L’automne ou la grappe de raisin rapportée de la
terre promise,
XVIIe siècle, huile sur toile, H. 118 cm, L. 160 cm, Paris,
musée du Louvre
Normandie.
Devant la fenêtre de la cuisine, une branche de céleri dans un récipient en verre,
ni bocal ni vase, la tige à travers l’eau et l’épaisseur du verre, léger effet
de loupe, un vert céleri vu à la loupe.
Vert émeraude, les feuilles dentelées au-dessus de la tige qui se courbe légèrement
sur le bord du vase, devenant jaune de plus en plus clair vers le pied posant sur le fond.
En contrepoint, en contrepoids, la grenade. Elle se tient droite, en équilibre précaire
sur sa base, le bouton sec et brun qui la rattachait à l’arbre. Une rosacée compliquée — une
sphère cabossée en étoile — sa peau jaune pâle, tachée d’un frottis
rose, comme un cuir tendu sur les graines gorgées de jus rouge, ou peut-être encore rose — serrées,
contenues, sous la petite cheminée d’où émergent quelques filaments d’étamines
bruns secs.
Est-elle posée là, dans son équilibre précaire, à cause de la perfection
de son volume ? pour ses couleurs indécises ? pour le vert de la branche de céleri
qui lui va si bien ou parce qu’elle
évoque de grands jardins en Espagne, et que ses fruits nous font rêver
Mai 2008. Normandie.
C’est pour ça qu’on les appelle « boules de neige ».
Devant la cuisine, l’obier est en pleine floraison, comme une énorme boule blanche. Dans l’herbe,
un grand cercle blanc, comme une dernière neige.
Gros nuages gris de plomb, que le vent chasse et ramène ; dans les arbres, trous bleus,
puis
éclats blancs de titane.
Un ramier dans la haie, son plumage a les couleurs du ciel avec du blanc et du bleu dans son gris.
Les feuilles mouillées du pommier, éclats de petits miroirs tremblants comme sur le voile
des danseuses indiennes.
Silencieux, un avion laisse derrière lui deux traces blanches parallèles, elles s’effacent
aussitôt dans un nuage, à la vitesse du vent.
Le ramier froisse les feuilles du noisetier dans la haie ; il réapparaît, puis s’envole
et disparaît sous les pommiers.
Les merles chantent comme s’ils se parlaient entre eux ; exclamatifs, interrogatifs, d’accord, pas
d’accord, donneurs de leçons, espiègles, ou tout simplement joyeux ; parfois, seulement
un cri.
De part et d’autre du petit chemin de terre qui monte vers la barrière du bois, deux tapis de
boutons d’or bordés de pâquerettes.
Mon stylo, bleu comme un martin-pêcheur.
Île Saint Louis.
Sur l’autre rive, la voix Georges Pompidou. Après le passage sous l’arche du pont Louis-Philippe,
les voitures remontent le courant du fleuve en jouant à saute-mouton.
Quai d’Orléans numéro 20. Un immeuble rose. Les arcatures gothique flamboyant des fenêtres
du rez-de-chaussée. Au premier étage, deux des fenêtres sont montées en
biseau, orientées vers le pont Notre-Dame.
Une fantaisie dans l’ordre de l’architecture.
Les cloches sonnent. Quelle fête ? Quel enterrement ? ce n’est pas l’heure de l’Angelus.
Le vent dans les feuilles, elles tourbillonnent, se courent après et s’arrêtent contre
le mur du quai.
Petit soleil blanc, qui s’effeuille en blanc d’argent sur les crêtes du courant vert de cobalt,
un vert légèrement bleuté.
Je m’appuie sur le parapet ; juste sous moi, sur le rebord plat de la corniche, une trentaine
de pigeons alignés, les plumes gonflées, méditatifs, clignant des yeux, leurs
gorges miroitent verts, violets, dans le soleil pâle.
Un oiseau à longue queue, gorge jaune citron pâle, les pattes dans l’eau.
Une double péniche grise traverse en diagonale pour prendre l’axe du pont — grands remous d’eau
verte, noire, et sale, les vagues lèchent le bord de la berge, l’oiseau s’envole.
Noir jaune rouge le drapeau qui flotte à l’arrière, la deuxième péniche
passe et disparaît —
les pigeons font comme s’ils n’avaient rien vu.
Des moineaux piaillent, d’autres ramassent les miettes autour d’une poubelle renversée.
Le soleil est au début de sa course reflet de lumière d’argent blanc, il passe d’une
fenêtre
à l’autre sur la façade des immeubles en face. Le miroir des vitres renvoie sur l’eau une tache
ronde, aux bords légèrement aplatis, ondulants, tremblants, se déchirant, se dispersant
en crêtes blanches sur le mouvement des vagues ; elle disparaît sous l’arche du pont, puis
ressort plus claire, presque immobile, et gagne peu à peu le mitan du fleuve, comme entraînée
par le courant. Un vol de mouettes s’abat sur l’eau, pour se laisser bercer un instant dans les vagues
et la lumière. Après quelques cris et ricanements, elles s’envolent, pour se poser quelques
mètres plus loin dans un grand virage d’ailes sur l’autre rive.
Pointe de l’île. Jardin de Barye. Le monument à ANTOINE LOUIS BARYE — SES ADMIRATEURS DE FRANCE
ET D’AMERIQUE.
Un arbre en fleurs, petits plumets roses pour les oiseaux, feuillage très dentelé, de
la famille des poivriers. Le ciel est bleu, quelques nuages blancs. Un nuage plus grand, plus blanc
et plus élevé
que les autres, poussé par le vent, se détache du troupeau, et traverse le fleuve.
« LOUISIANNE BELLE » remonte le fleuve vers Bercy, roues à aubes, balcons
blancs, pont désert. J’oublie l’heure et le temps. Je marche le long de la berge, sous les platanes,
les oiseaux insouciants sautillent autour de moi, des amoureux s’embrassent, les immeubles blancs,
baignés de soleil, de l’autre côté du fleuve. J’oublie l’heure et le temps, je me laisse
enchanter.
La lumière de cet après-midi de juillet ne veut pas s’éteindre.
Anne-Marie Milliot-Wetzel
Au bord de la route et aux flancs de la montagne, quelques pommiers blancs et quelques lilas en fleurs. La route s’élève en sinuant, traverse une « petite muraille » et divers travaux de fortification jusqu’au pied de la Grande Muraille qui suit les accidents des sommets, passe d’un horizon à un autre, présente tour à tour les murs de ses flancs ou un long ruban de route, parfois plate et parfois très abrupte. Çà et là elle est ponctuée d’une tour d’observation carrée. Le ciel est gris, presque aussi violet que les montages que découpent au loin les murs rouillés. Le plus impressionnant de cette œuvre que les Chinois comparent à un immense dragon, c’est dans son déroulement et dans l’étonnant rapport qu’elle entretient avec le paysage, sa simple beauté. L’ouvrage d’art se confond avec celui de la nature, aussi réel, aussi vrai, aussi éternel que la chaîne des Yenchan qu’il escalade. Nous sommes à la passe de Pataling. Cette section de la Grande Muraille, qui en d’autres endroits s’effondre à demi, a été restaurée sous la dynastie des Ming. D’énormes blocs de granit servent de base aux murs de briques sombres. Comme elle passe d’un horizon à l’autre, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle traverse deux mille ans. Cette sorte de force, d’évidence et de beauté sans âge traverse le temps et l’histoire. Ici encore ce qui surprend c’est la particularité de l’échelle, cet ouvrage monumental ne fait pas plus de 7 mètres de haut mais il s’étend à l’infini, comme disent les Chinois la tête et la queue sont invisibles. 7 mètres de hauteur et 7 mètres de large entre ses rampes crénelées. Comme un moment la lumière change, le ruban s’étend devant nous sinueux et blond sur la montagne d’un brun violet.
Marcelin Pleynet, Le Voyage en Chine