IRONIE numéro 140 - Juillet/Août/Septembre 2009

Et de loin, la mer

Je m’amuse à parcourir les petites maisons de l’univers : il y a peut-être de la folie à cela; mais elle est instructive. L’histoire des dates, des généalogies, des villes prises et reprises, a son mérite ; mais l’histoire des mœurs vaut mieux à mon gré.

Voltaire, Pensées et Maximes

Je suis né dans un lieu sans histoire. Je viens d’une famille sans passé, ni présent ni futur. Je n’ai jamais connu mon père, ma mère m’a élevé avec mon frère aîné, qui est parti tôt en mer, vers les pays du Levant, combattre les Infidèles sur une galère de l’amiral Doria avec les Génois et les Piémontais. Dieu Merci, il est retourné avant que nous le croyions mort ; je ne le reconnaissais plus, tant il avait changé, il parlait une langue étrangère, il racontait des histoires que je ne voulais pas croire, il sentait d’étranges odeurs, il avait le regard perdu, noyé dans le vide des mers qu’il avait traversées.

Je viens des âpres montagnes orageuses de l’arrière-pays, ce pays où en hiver le sol aride et le maquis se couvrent de neige, tandis qu’en été le soleil bat fort sur les champs de blé prêts à la moisson, si fort que ça fait piquer le nez, et les forêts ombragées sentent les résines et cachent des trésors convoités par les chasseurs.

Et de loin, la mer, je me souviens de la mer… si lointaine et si proche, l’horizon, le bleu, la lumière aveuglante les jours d’été…

Ces montagnes arpentées - combien de fois je les ai grimpées, je ne sais plus - à dos de mulet, à pied ou à cheval, avec mes compagnons ou seul, quand je rentrais de la ville et que je m’arrêtais la nuit dans des auberges de fortune. Je dormais sur une paillasse avec d’autres voyageurs et à l’aube, je repartais seul avec mes pensées.

J’ai eu le privilège, dans mes beaux jours à Gênes, de confesser les cas réservés. On m’a reproché d’avoir donné des absolutions que je ne devais pas donner. J’ai écouté sans répit les tourmentes intérieures de princes et de marchands aussi bien que d’étrangers de passage qui venaient m’avouer leurs péchés, parfois leurs malheurs. J’ai supplié pour eux le Seigneur à genoux et maintes fois de calmer mes tourmentes aussi.

Mais la nuit de Gênes enveloppait toutes les ombres et les engloutissait dans ses ruelles étroites. Aristocrates, prêtres, femmes vertueuses déguisées et masquées, putains et courtisanes, toutes ces silhouettes perçaient le silence de l’obscurité. Des tavernes, des putains, des prêtres travestis en séculiers et des femmes travesties en hommes, des bals et des tripots clandestins, de tout cela, je retiens le souvenir ; un jour plus fougueux, un jour plus lointain.

Dosso Dossi - Les Joueurs, Florence, Les Offices

Dosso Dossi – Les joueurs, Florence, Les Offices

Un procès avait été intenté contre moi par le vicaire général du for ecclésiastique du diocèse de Gênes. J’avais été puni pour avoir défié le pouvoir et pour m’être refusé de faire la révérence aux autres prêtres et à l’Abbé chef de l’église de San Matteo, où je servais avec vingt-trois chapelains depuis trois ans.

Église San Matteo à Gênes

Église San Matteo à Gênes

Je fus interrogé à plusieurs reprises par les agents du for ecclésiastique. Ils me reprochèrent de ne pas pratiquer suffisamment la confession, et j’objectais que je disais de mémoire mon bréviaire, même en prison, et que moi-même je me confessais tous les jours à divers prêtres. Ils interrogèrent douze témoins, un laïc - le titulaire de la taverne que je fréquentais - et onze ecclésiastiques. Ils m’accusèrent d’avoir jeté un candélabre contre l’Abbé dans la sacristie, de sortir la nuit, de rentrer tard quand le cloître était déjà fermé, de manger et boire avec des séculiers, de passer les nuits avec les filles publiques, de jouer de la guitare et du luth, de chanter à haute voix accompagné d’un musicien, de ne pas porter le surplis, d’être plutôt un soldat qu’un religieux, d’avoir acheté une arquebuse et de la poudre pour les envoyer à mon frère à La Spezza, d’embrasser devant les autres prêtres mes écoliers… De mon coffre, les agents de l’archevêque avaient séquestré tous mes écrits et mes livres et un notaire dressa une liste de mes objets :

En premier une arquebuse longue suspendue dans cette chambre à un clou
Puis un pistolet court avec une crosse travaillée en os, sans barillet, chargé de poudre, long d’un empan et de deux doigts
Puis un autre pistolet court d’un empan sans barillet
Puis une petite épée suspendue à un clou
Puis une paire de cartes à jouer
Puis dans dix chemises des papiers écrits, en partie constituées de lettres, à première vue des lettres d’amour et des sonnets également d’amour
Et enveloppés dans du papier les livres du dit Prêtre Domenico
Puis une barbe blanche postiche
Puis une paire de chaussettes de soie

Et puis dans un coffre en noyer un chapeau en hermine
Puis deux serviettes blanches, et une paire de chaussettes noires en soie, et une chemise et une vieille jupe et un drap en laine blanche

Enfin renfermés dans ledit coffre :
Une petite lanterne
Puis un chapeau de feutre noir
Puis un tableau
Puis un tableau en plâtre
Puis une chemise blanche

Le bannissement pendant un an de Gênes, cet exil proche, fut ma punition ; j’ai été aussi contraint de quitter mon poste de maître d’école et confiné aux limites du diocèse dans une paroisse de deux cent âmes, San Giorgio de Castello, près du lieu où je suis né, Rio, le pays que j’avais fui quelques années auparavant pour devenir frère carme - je ne me souviens pas précisément combien de temps je suis resté dans les Carmes - puis j’ai été clerc dans l’église des Vignes et trois ans plus tard, j’ai été ordonné prêtre par Monsieur l’Archevêque.

Je ne connais pas la cause pour laquelle Monseigneur l’Abbé m’a conduit en prison l’ayant servi fidèlement depuis toujours
Je suis prêtre, je n’ai pas de père, je viens du lieu de Rio, diocèse de Luni et Sarzana
Oui, dans ma chambre j’ai un coffre
J’habite ici à Gênes dans l’église de San Matteo depuis deux ans, où il y a aussi ma chambre
D’abord j’avais ici à Gênes, dans l’église de Santa Sabina, une chapelle dont j’étais titulaire mais j’officie actuellement à San Matteo comme sacristain, j’y suis obligé par les patrons de l’église, les Seigneurs Doria…
Dès que Monseigneur l’Abbé m’empêcha de lire la messe j’ai été emprisonné, ce fut après un édit affiché par l’Abbé dans la sacristie où on m’interdisait de dire la messe hors de cette église faute de payer une amende de trente deniers…
Je me confessais sans relâche suivant les ordres de Monseigneur l’Abbé parce que je me sentais accablé par les péchés
Oh mon Dieu, je ne me souviens pas de ma dernière confession, je ne me souviens plus… ce fut deux ou trois jours avant mon incarcération
Oui, j’ai l’habitude de dire la messe ici en prison le matin malgré la séquestration de mon bréviaire, et j’ai prié sans cesse Sainte Marthe
Mon chef est Monseigneur l’Abbé et je suis obligé de lui obéir
Je n’ai jamais été enquêté, ni appelé à témoigner dans d’autres tribunaux
Oui, j’ai des ennemis dans cette ville, en particulier dans cette église et en dehors aussi…
Oui, je me souviens avoir donné l’absolution à un prêtre qui avait été excommunié pour avoir frappé un autre prêtre, parce que j’ai eu le privilège des cas réservés
Je ne me souviens pas s’il y avait des témoins, je crois que non, j’employais la forme de l’absolution écrite dans le pontifical, je lis le pontifical parce que je ne le connais pas par cœur
Je ne me souviens pas si durant l’absolution je chantais le psaume miserere, je voulais seulement lui donner l’absolution in foro conscientie...

Les montagnes ligures près de San Giorgio de Castello

Les montagnes ligures près de San Giorgio de Castello

Je venais enfin de quitter la cellule du for épiscopal où j’avais été enfermé pendant six mois et douze jours. La nuit était froide. J’avais hâte de fuir, de glisser sur le pavé humide qui m’emmenait au port. Je levai les yeux au ciel béni. Dieu Merci. Je me souviens, il y avait les étoiles cette nuit-là. L’air glacé pénétrait sous mon manteau que je me dépêchais de serrer contre moi. La sentence avait été promulguée la veille seulement.

L’Abbé cette fois-ci était présent. Le lâche, pendant les audiences du procès et la lecture des chefs d’accusation, était aux bains d’été soigner ses humeurs. Une fois arrivé à la darse, je voulais m’embarquer la nuit même avec le premier esquif destiné au Levant. La chance voulut que j’en trouvasse un, cela me fit épargner deux périlleuses journées de voyage à travers les montagnes. Quatre ou cinq marchands de vin étaient embarqués avec moi. Nous naviguâmes toute la nuit, la lune était pleine et nous longeâmes la côte, le vent était favorable et la mer exceptionnellement calme. Je me laissais bercer par les vagues comme un enfant par sa mère, alternant le sommeil avec des demi-sommeils, de temps en temps j’ouvrais les yeux et je regardais le spectacle des montagnes baignées de lumière… Enfin à l’aube nous débarquâmes à Moneglia, la plage était presque vide, on ne voyait que des pêcheurs et quelques mercenaires de garnison. Sur un chariot, et puis à dos de mulet, je parcourrais à nouveau les montagnes quittées quelques années auparavant…

Ainsi la nuit silencieuse et humide surgissait
Enveloppée par le manteau stellaire,
Et la Déesse au même instant
Faisait découvrir au monde entier son cercle argenté.

Ainsi un berger sur une rive
De la mer ligure à côté d’un rocher,
Avec des voix mêlées de soupirs et de pleurs,
Livrait alors aux étoiles sa douleur.

Lumières éternelles, vous qui voyez aussi,
Du haut de votre ciel cet enfer d’amour,
Regardez comme il gémit tandis que vous resplendissez.

Je vous prie, avec votre splendeur,
De me rappeler celle qui vous ressemble,
Parce que moi, je risque de mourir si le cœur ne m’aide pas.

(Poème d’amour de Domenico Bertoni, voir copie de cette archive)

Mon retour au pays des montagnes, des champs de blé. Mon retour au pays des forêts de maquis… En cette fin de janvier la neige était glacée, incrustée au sol aride. J’avançais à toute vitesse ; je sentais la fatigue, et je serrais les dents en articulant mes mains gelées. Silence. Je connaissais bien ces lieux oubliés par Dieu et par les hommes, j’avais peur de tomber dans une embuscade. La main contre ma ceinture, le contact avec mon pistolet me rassura. À l’improviste, j’aperçus un groupe de maisonnettes serrées autour d’un clocher : San Giorgio de Castello, ma nouvelle paroisse. Subitement, je fus contraint de m’adapter à une nouvelle vie. Il y a eu bien des bagarres et des assauts à Castello depuis mon retour… Une nuit, pour la nième fois, mes ennemis jurés me provoquèrent – je me souviens, nous étions tous sur la place devant l’église, en tête Sebastiano Gianello et son beau-frère - j’ouvris le feu mais mon arquebuse ne fit pas feu et mon neveu Oberto ouvrit le feu à son tour pour nous défendre… Je fus blessé à l’épaule gauche et puis je rentrai chez moi.

La rixe n’échappa pas à mes supérieurs, qui menèrent une enquête et je répliquai à la querelle de nos adversaires avec une querelle à mon tour ; je témoignai sans crainte devant le vicaire forain à Moneglia. Ils m’accusèrent d’être violent et de fomenter les vengeances, de mépriser publiquement mes ennemis et d’importuner les plus vertueuses femmes du village. L’enquête se termina sans aucune accusation contre moi.

Lelio Orsi - Un archer, vers 1575

Lelio Orsi – Un archer, v. 1575, London, Royal Collection

Le temps de la guerre fut aussi le temps de la moquerie et de l’insouciance. Ma bande d’amis me suivait partout, j’étais leur chef et compagnon inconditionné. Audacieux, on sillonnait les montagnes, l’arquebuse notre fidèle compagnon, et on se rendait de temps en temps à Gênes, lorsque la nostalgie et le désir devenaient insoutenables. Mes compagnons me suivaient - eux qui n’avaient jamais quitté leur pays - chaque fois les yeux écarquillés comme des enfants, éblouis par les odeurs du port, les tenues des étrangers, l’oisiveté des femmes, les regards des jeunes garçons, l’audace qui enveloppait la ville lorsque la nuit tombait, les lumières du soir dans les villas des nobles qui partaient fuir hors la ville les moustiques et la mollesse de l’été... Dans ces circonstances pourtant je préférais être seul. La nuit tombée, seul avec la lune, j’aimais me plonger dans les champs de foin et m’approcher de leurs demeures pour les espionner pendant qu’ils savouraient lentement des exquis granités au citron de Sicile entourés de prélats, sénateurs, magistrats et princesses étrangères... Des musiciens et des poètes chantaient pour eux l’amour, la gloire de leurs ancêtres et de la Sérénissime République. Je me souvenais alors de mes beaux jours à Gênes, lorsque j’écrivais avec mes amis des poèmes que l’on chantait sans mettre un frein à nos passions, et l’on se moquait aussi bien de nos amis que de nos adversaires, aussi bien des femmes vertueuses que des courtisanes… Nous étions jeunes et tout semblait encore permis…

Après que la courtisane a parcouru
Tous les bordels de la belle Italie
Et qu’elle a été la proie de toutes les viles canailles,
Cette chatte a toujours fait l’objet de tant de conquêtes.

Après avoir attrapé le mal français
Sept fois et que son cul a mené bataille
A toutes les bites : Combien de Sinigalia
A Pise, de Milan à la Calabre ?

Après avoir eu les honneurs de se rendre
En France, en tant que vaurienne publique,
Et avoir été à trois reprises fouettée,

La ridicule Virginia qui était une putain,
Dans la ville de Gênes, aujourd’hui, est connue
Pour jouer le rôle de la Dame très chaste.

Un jour, c’était un après-midi de fin septembre je crois - l’air était moite et le ciel voilé comme il l’est souvent au bord de mer à la fin de l’été - l’un de mes compagnons, par l’intercession d’un puissant prélat d’illustre naissance, m’emmena à Multedo, dans la résidence d’été d’une des plus fortunées familles génoises, des marchands d’esclaves et de corail. La villa était déserte, j’ai parcouru le jardin, traversé une longue colonnade, foulé des marbres de toutes les couleurs : puis une porte immense s’est ouverte. Ainsi, je pus admirer l’une des merveilles de tous les temps qui venait d’être accomplie par la main d’un artiste génois de renommé, des fresques illustrant la Jérusalem délivrée, le poème qui chantait les audacieuses entreprises de la première croisade et de la lutte contre les Maures. Les fresques étaient si réelles que les paroles du poète furent gravées dans ma mémoire pour de longues années.

Andrea Semino, Scènes de vie dans une villa génoise, vers 1565.

Andrea Semino, Scènes de vie dans une villa génoise,
fresque, v. 1565, Gênes, Palazzo Pallavicino Cambiaso

Ma femme a une belle humeur,
Et elle est tellement amoureuse,
Impudique et sans retenue,
Qu’elle fait l’amour avec tout le monde.

Avec certains, elle rit, avec d’autres, elle parle ;
Si elle en serre un dans ses bras, elle en touche un autre,
Et à un autre encore, elle offre sa bouche,
Afin qu’on ne manque pas de l’admirer.

Elle porte la couronne de la Beauté.
Mais avec tous, en tout temps,
Par amour de prendre du bon temps,
Elle fait comme si elle était une poltronne.

(Voir la copie de ce poème de Domenico Bertoni)

Mais une fois rentré chez moi, la famine et la variole frappaient toujours mon pays et les enfants morts étaient déposés par les parents devant la porte de l’église pour que je les bénisse. Un jour, durant une confession, j’avais pris connaissance de la présence d’un cadavre dans un lieu très difficile à joindre, fréquenté seulement par des bêtes sauvages, je m’y suis rendu et j’y ai trouvé un corps couvert de pierres. Je n’ai jamais fait confiance à la justice séculaire, et je l’ai enterré moi-même avec le secret de l’aveu. Les lettres anonymes aussi arrivaient nombreuses à l’archevêque : les habitants de notre malheureuse église commencèrent à craindre que les ambitions des ecclésiastiques puissent mener à la chute de la maison de Dieu. Le cas plus embarrassant fut celui de Père Alino, un pauvre estropié et lascif, surnommé aussi le loup par ses détracteurs. L’accouchement imminent de sa servante suivi de sa disparition déclencha la dénonciation. Les délateurs l’accusèrent de passer son temps à boire et à manger avec le souhait que les prêtres sodomites - et moi j’étais l’un des accusés de ce crime abominable - fussent châtiés et dévorés par le feu de la damnation à la manière de Sodome comme les prêtres coupables de tels péchés… Néanmoins Dieu a toujours eu des desseins que je n’ai jamais su comprendre et sa force réside peut-être dans son mystère. A cause de ses empêchements physiques, le vicaire forain chargé de l’enquête était indisposé au lit depuis vingt jours, avec rhumes et cathares, de plus, âgé de soixante-dix ans ne pouvait pas chevaucher jusqu’à Castello… le procureur, pour régler l’affaire, ordonna aux sbires de monter pendant un mois la garde autour de mon église. Mes ennemis eurent le juste châtiment pour leur désir de vengeance : l’un d’entre eux se rendit en Allemagne avec des faux permis pour le rachat et le commerce d’esclaves mais démasqué fut déporté en Corse et devint rameur à vie dans les galères de la République tandis que l’autre, qui vivait en scandaleux concubinage avec sa cousine, déjà épouse et mère de famille dont le mari, parti lui aussi à l’étranger depuis longtemps, avait disparu, fut condamné à payer cent lires. Déjà sur le pavé, il n’acquitta jamais sa dette ni avec Dieu ni avec les hommes…

Moi, prêtre Dominico Berthoni j’ai reçu pour le baptême de Bartholomeo Carrega deux deniers
Et encore j’ai reçu le jour de la Saint Mathieu neuf litres de vin
Et encore j’ai reçu pour le baptême du fils de Monsieur Paulo Doria cinq deniers et demi

(Voir la copie de cette archive)

Précédée d’une procession de trois cent cinquante prêtres, la gloire du Seigneur fut enfin louée avec la convocation du synode diocésain, auquel j’ai eu l’honneur de participer. Tous les recteurs des paroisses du diocèse étaient convoqués, sauf les indésirables, les feignants, les sodomites, les assassins et les concubins. Parmi les présents, seuls quelques vieux compagnons de ma jeunesse, la plupart ayant succombé aux ennuis de santé, à humidité hivernale de l’arrière-pays et aux insondables dessins qui viennent du Haut. Dans l’ennui général, les vicaires forains relatèrent l’état des paroisses, les travaux qu’il fallait entreprendre, les chandeliers qui avaient été volés, les sacristains qu’il fallait remplacer, les dîmes impayées, les toitures qui risquaient de s’effondrer… Puis, précédé de son escorte armée, ce fut le tour de Monseigneur l’archevêque, un homme autoritaire et digne de notre respect, et nous l’écoutions en silence : il nous parlait de discipline, d’ordre moral, de pénitences, d’administration des baptêmes, de polygamies, d’enterrements... Malgré la nouvelle rigueur et la discipline imposées par les lois de notre Sainte Eglise Catholique les temps et les actions des hommes ne correspondaient pas aux desseins du Créateur. L’hérésie menaçait de plus en plus notre Eglise et notre diocèse. Deux paroissiens, concubins et consanguins en quatrième degré, contre mes admonitions, persistaient dans leur concubinage. Je fus contraint de faire intervenir l’autorité archiépiscopale, autrement ils seraient devenus des luthériens. Le couple fut enfin reçu à Gênes, afin de discuter de leur cas embarrassant.

Illustrissime et Révérendissime Monseigneur

Ce dimanche neuf août, au matin, je reçus votre lettre avec les ordres ci-inclus à l’égard de Dominico Scapuro fils de feu Ursino, et Bianca Gereta fille de feu Michele, lesquels ont été envoyés chez vous comme vous lirez dans mon rapport. Monseigneur Révérendissime, vous ne devriez pas accepter aucune excuse, parce que les Pères de San Siro aussi bien que moi-même, nous les avons sommés de se séparer mais ils n’ont pas voulu le faire et en ce moment ils se rendent à Gênes sans emmener avec eux aucun parent du côté de la femme et s’ils ne seront pas châtiés les choses prendront un mauvais pli et ils ne suivront plus aucun ordre de notre Sainte Eglise.
Je m’incline devant vous et je vous recommande tout le bien possible de la part de Dieu, en vous suppliant de bien vouloir profiter de mes services, que je ne désire que cela.

Votre tout dévoué et humble serviteur

Prêtre Dominico Bertoni Recteur de Castello

(Voir la copie de cette lettre de Domenico Bertoni)

Depuis le synode, le zèle de la foi et l’espérance du salut éternel ne m’ont plus quitté. J’ai apaisé la colère des paroissiens contre un prêtre qui frappait les enfants, j’ai témoigné contre un autre ecclésiastique qui ne voulait pas enterrer les pauvres, j’ai obligé la femme de mon cousin à supplier pardon à genoux et publiquement devant la porte de l’église pour ne pas s’être rendue à la procession du Corpus Domini, j’ai dénoncé avec obstination les paroissiens qui mangeaient de la viande le vendredi, le samedi et la veille de la Toussaint, j’ai poursuivi un clerc qui parlait aux nonnes en français et un prêtre qui entretenait chez lui deux garces, j’ai découragé les prêtres qui se rendaient aux bals publics, j’ai châtié avec une pénitence au pain et à l’eau pendant trois mois un prêtre qui avait juré amour éternel à la femme aimée devant le crucifix de mon église, j’ai aidé une veuve - tombée enceinte par disgrâce - de supplier l’Hôpital de l’héberger car ses trois frères voulaient la tuer, j’ai abrité - douteux cette fois-ci - un prêtre fugitif de Naples en chemin vers Avignon qui frappa une nuit à ma porte masqué avec une fausse barbe, j’eus raison de taire un scandale qui aurait pu endommager mon église - mon curé pris en flagrant délit avec le fils du trésorier de l’église de Moneglia s’était caché dans un grenier - j’ai envoyé à l’Hôpital à Gênes les enfants nés de concubinages et d’illicites commerces, je n’ai pas hésité à caresser les bandits afin de ne pas avoir d’ennuis, j’ai dénoncé un archiprêtre qui pratiquait l’usure, la vente et qui commerçait tout type de bétail, j’ai empêché de recueillir les aumônes pour Saint Antoine, j’ai imposé aux parents d’enfants étouffés dans le lit de se rendre le dimanche devant la porte de l’église avec une chandelle allumée et une corde autour du cou, j’ai dénoncé mon curé qui encaissait lui-même l’argent et le blé qu’il demandait aux pauvres et naïfs en échange d’absolutions, j’ai été contraint de chasser un dominicain qui prêchait dans notre église car nous ne pouvions plus le nourrir, j’ai…

Moi, prêtre Dominico Berthoni j’ai reçu trois cierges noirs et quatre mèches et un cierge blanc, dont trois noirs avec mèches qui correspondent à vingt livres afin d’allumer le cercueil pour l’enterrement en mémoire de Monsieur Bertholone Doria

Et puis j’ai reçu vingt deniers pour une bénédiction donnée à une servante de Monsieur Berthone Centurione

Moi, Prêtre Dominico Berthoni j’ai reçu pour l’enterrement de Monsieur Raffa Torre un cierge et quatre mèches noires et une blanche de la valeur de six livres pour ce qu’on m’a dit
Et puis j’ai reçu pour l’enterrement dudit Monsieur Raffa Torre quatre livres

Et puis j’ai reçu pour l’enterrement en mémoire du Révérend Prêtre Napolione, un cierge noir et deux mèches et un cierge blanc

(Voir copie de cette archive)

***

Des nuages noirs et menaçants s’amassent dans le ciel gris après les pluies incessantes des derniers jours d’automne. J’ai effacé les souvenirs les plus proches et je me souviens des plus lointains, mes pensées courent vite comme un lièvre qui tente d’échapper à ses braconniers sans y réussir vraiment…

Un petit homme, un frère dominicain excommunié, mince et sec, aux yeux noirs et brillants qui venait de Naples, s’était arrêté à Gênes. Encore quand j’étais là-bas tout le monde en parlait. Il enseignait l’astronomie et était allé prier le fameux crucifix ramené des croisades dans l’église de Santa Maria de Castello. Là haut, sur la colline qui domine la ville, il profita de la bibliothèque des dominicains qui le protégèrent, et de l’orangeraie, et des parfums dégagés dans le jardin, et d’une belle vue aussi sur la mer. Longtemps après sa fin redoutable, son image était encore gravée dans les mémoires… Je me souviens aussi d’une femme peintre, elle s’appelait Sofonisba, elle vécut longtemps à l’étranger et puis à Gênes avec son deuxième mari, un marchand, l’un des illustrissimes fondateurs de l’église de Saint Georges des Génois à Palerme. La légende racontait que la mer lui prit et lui rendit deux maris : le premier, mystérieusement noyé durant un assaut de pirates au large de Naples, et le deuxième rencontré pendant son voyage de retour de Sicile… Elle était déjà vieille quand je l’ai entrevue, elle habitait près de San Matteo. Elle dégageait une sagesse et une allure de vénérable, sa réputation était immense parmi les maîtres flamands qui travaillaient à Gênes, on racontait que dans ses tableaux elle pouvait saisir l’âme de ceux qui y étaient représentés. Puis un jour elle dut sentir ses derniers jours s’approcher - vieille de cent ans, murmurait-on - et elle partit en Sicile…

Maintenant je pose ma plume, j’arrête d’écrire. L’amertume fait place à une douceur âcre, comme l’odeur du moût qui se dégage d’en bas. De ma chambre ombragée je vois la place de l’église, les chiens aboient autour d’une voiture, une jeune femme descend. Des cavaliers l’aident, puis ils remontent en selle. Le vent s’acharne. Les cheminées dégagent une fumée intense qui sent le feuillage sec de châtaigniers. Je ferme la fenêtre, il fait froid, l’hiver arrive tôt cette année. Je m’assoupis dans la pénombre de l’après-midi…

Parmigianino - Jupiter et une nymphe

Parmigianino – Jupiter et une nymphe, Florence, Les Offices

Illustrissime Mon Aimée

Si à cause de l’amour, qui aime doit être aimé, vous devriez pour telle raison m’aimer, parce que moi je vous aime plus que moi-même, et je vous adore, et si mettre de côté le dédain est un acte noble et digne, vous devriez désormais avoir mis de côté votre dédain et votre haine que si longtemps vous avez cultivés contre moi, sans aucune raison. Désormais vous devriez savoir combien je vous aime et que je vous aimerai pour toujours et aussitôt il me sera possible de mourir, au lieu de ne pas pouvoir vous aimer. Il est vrai que loin de vous je suis malheureux et inconsolable au point que vous ne pouvez même pas l’imaginer. Pour cette raison vous devriez avoir pitié de mes malheurs et me soutenir, comme les âmes gentilles font avec ceux qu’elles aiment et désirent, afin que je ne sois pas obligé de vivre si malheureux, entre passions, larmes, et soupirs. Sachiez, ma chère et douce aimée, que je suis venu au monde pour vous servir et vous aimer, et que je ne désire que d’accomplir mon but, c’est-à-dire que vous puissiez vous réjouir de ma servitude et soyez enfin reconnaissante de mon amour. Ma bien aimée de tant de grâces, si mes mots ne provoquent pas votre pitié, rappelez-vous combien de larmes je pleurais en votre présence, qui auraient rendue piteuse une tigresse cruelle et toute âme gentille qui ne connaît pas de cruauté. J’espère bien après m’être effondré de tant de larmes, que les peines souffertes et l’amour que j’éprouve pour vous, vous rendront piteuse ; considérez que j’ai toujours été fidèle et constant et vous ne devriez pas manquer la promesse faite quand je me suis éloigné de vous avec dégoût et je vous supplie de pouvoir vous parler en votre présence, afin de vous faire connaître à quel point je me consume et je me meurs d’amour.
J’embrasse vos blanches mains, en espérant que vous m’accorderez la grâce de me recevoir ; aimez-moi comme vous m’avez aimé, Madame, que moi je vous aime encore…
(voir un extrait original de cette lettre de Domenico Bertoni)

Elena Taddia – Août 2009

À lire aussi sur ce même sujet :

Elena Taddia, « Histoire d’archives. Une célébrité douteuse à Gênes au XVIe siècle, au défi des pouvoirs civils et religieux », Mémoire & Subjectivité (XVI-XVIIe siècle). L’entrelacement de memoria, fama & historia, Actes de la journée d’étude organisée par l’École Nationale des Chartes (Paris, 4 avril 2003), études réunies par Dominique de Courcelles, Paris-Champion, Genève-Droz, 2006, p.77-87.

Elena Taddia prépare – en italien – une biographie de Dominico Bertoni avec une analyse des poèmes par Stefano Verdino (Université de Gênes).

Les textes de Dominico Bertoni, aussi bien que les documents historiques qui le concernent, étaient inédits jusqu’à ce qu’Elena Taddia, en 2002, ne les découvre dans les archives diocésaines de Gênes (fond criminel).

Traduction des textes de Domenico Bertoni, mis en italique dans le texte ci-dessus, sont d’Elena Taddia et de Lionel Dax.

Documents

Quelques extraits des archives du prêtre Domenico Bertoni (v.1570 ? –v. 1625 ?)
Documents trouvés dans les Archives du Diocèse de Gênes

Archive n°1

Archive du prêtre Domenico Bertoni

Archive n°2

Archive du prêtre Domenico Bertoni

Archive n°3

Archive du prêtre Domenico Bertoni

Archive n°4

Archive du prêtre Domenico Bertoni

Archive n°5

Archive du prêtre Domenico Bertoni

Archive n°6

Archive du prêtre Domenico Bertoni

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