IRONIE numéro 141 - Octobre 2009

Cézanne
contre les professeurs et les historiens

Renoir, Dormeuse, 1911.

Renoir, Dormeuse, 1911, huile sur toile, dimensions et localisation actuelle inconnues.

Pas un texte sur l’art moderne qui ne démarre de Cézanne, ne renvoie à Cézanne, ne tourne autour de la « problématique cézannienne ». « Le Bon Dieu de la peinture », « le primitif d’un art nouveau »... Pourtant, il n’existe pas beaucoup d’exégètes à proprement parler, de son œuvre. Infiniment moins, par exemple, que de Picasso. Vous-même, qui avez traité très largement de la peinture moderne – notamment dans L’enseignement de la peinture – n’avez considéré que l’après-Cézanne (Matisse, Mondrian, Malevitch). On est nombreux à attendre votre Cézanne. Il y a bien une raison à cela...

J’ai été à plusieurs reprises amené à constater qu’en dehors d’un cercle très restreint d’artistes et encore plus restreint d’amateurs, l’intérêt pour l’œuvre de Cézanne ne dépasse pas généralement la curiosité que tout un chacun porte vaguement à toute célébrité que le temps transforme en vedette. Les foules qui se pressent aux expositions des impressionnistes ne vont pas chercher à comprendre ce que, à travers la peinture, un certain nombre d’hommes ont tenté d’exprimer et de réaliser, elles vont s’assurer que tout peut finalement rentrer dans l’ordre du lieu commun qui les anime. La chose est encore plus ambiguë en ce qui concerne l’intérêt que les artistes, les amateurs et les curieux portent à l’œuvre de Paul Cézanne ; au fond, tous n’ont rien de plus pressé que d’en faire un grand maître soigneusement casé dans l’ordre de leur culture et de leur histoire. Je dirai qu’avec le temps la haine du tempérament artistique se transforme en cette sorte d’ambivalence de sentiments dont témoigne, à travers les expositions rétrospectives et l’organisation muséologique, la culture historique. Paul Cézanne dira lui-même : « Ces gens-là voient bien, mais ils ont des yeux de professeur ». Dans un essai intitulé « L’utilité et l’inconvénient des études historiques », Nietzsche écrit à peu près ceci : « Si nous prenons l’exemple le plus simple et le plus fréquent qu’on puisse imaginer, les natures anti-artistiques ou douées d’un faible tempérament artistique, armées et équipées d’idées empruntées à l’histoire monumentale de l’art, et si l’on se demande contre qui ces natures dirigeront leurs armes, on peut constater qu’elles dirigeront d’abord leurs armes contre leurs ennemis héréditaires (il y va en effet quelque part de l’hérédité), les tempéraments artistiques fortement doués, c’est-à-dire ceux qui sont seuls capables d’apprendre quelque chose dans les événements historiques ainsi présentés, capables d’en tirer partie pour la vie et de transformer ce qu’ils ont appris en une pratique supérieure. » La transformation d’œuvres vives en curiosités historiques et muséologiques, n’a selon moi pas d’autre objectif. Puisque vous m’encouragez à parler de moi, je dirai que la réputation que l’on me fait de dissident et/ou de provocateur, est d’abord due à la façon dont est ressenti le rapport que j’entretiens avec l’art et la littérature modernes. Si je me crois constamment obligé de préciser que mon discours critique se fonde sur mon expérience du langage poétique, n’est-ce pas d’abord pour marquer que ce qui essentiellement continue à faire provocation, c’est la vie d’une activité capable de transformer les événements culturels historiques en une pratique supérieure ? Selon moi, c’est à cela et à cela seul que peut se mesurer un discours critique et/ou analytique. Les pensées et les sensibilités normatives bien entendu non seulement n’y trouveront pas leur compte (que leur importe ceux qui sont encore prisonniers dans le devenir et le vouloir) mais elles perçoivent très bien qu’un tel type d’activité ne peut que nuire au bon rendement de leurs placements et de leurs intérêts. Ces pensées et ces sensibilités normatives, ce sont effectivement les natures anti-artistiques (historiens, universitaires, muséologues) ou douées d’un faible tempérament artistique (collectionneurs, amateurs et artistes aussi bien), bref tous les spécialistes dont Nietzsche nous dit que « leur instinct leur apprend que l’on peut tuer l’art par l’art ».

Je développe tout cela parce que vous me demandez comment il se fait que je n’ai toujours rien écrit sur Paul Cézanne. On ne se situe pas impunément là où je me situe. À peine avais-je publié mon essai sur Lautréamont que se levait la marée noire des intérêts universitaires et historiques, même chose pour mon approche de Matisse. Ce n’est jamais, je peux bien vous l’avouer, sans une certaine crainte que je publie le dialogue que j’entretiens avec telle ou telle œuvre qui me tient particulièrement à cœur (comme on dit). Si j’ai jusqu’à maintenant plus volontiers écrit sur l’art contemporain c’est que j’ai l’assurance dans ce domaine de ne soulever que des intérêts mercantiles qui au fond me touchent peu. Ce qui de l’œuvre de Cézanne ou de l’œuvre de Sade me permet de créer et de vivre restera encore quelque temps dans mes tiroirs. Pure et égoïste précaution pour... ma sensibilité.

Un jour, d’une façon assez polémique, vous avez déclaré que toute la peinture moderne était encore dans l’atelier de Cézanne. Boutade ou pas boutade ? De toute façon, quel en est le sens ?

Cette déclaration n’a selon moi rien de polémique. Je la reprends telle quelle : toute la peinture moderne est encore dans l’atelier de Paul Cézanne. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi elle devrait en sortir, elle ne trouvera nulle part ailleurs de meilleure compagnie. Mais ici encore j’ai un point de vue peut-être un peu particulier. Je suis en effet aujourd’hui tout à fait incapable de dire si c’est l’œuvre de Paul Cézanne qui m’a permis de comprendre l’art moderne et contemporain ou si c’est l’art moderne et contemporain qui m’a permis de comprendre ce qu’il en était de l’œuvre de Paul Cézanne. C’est en ce sens si vous voulez que je peux déclarer que pour moi toute la peinture moderne est dans l’atelier de Paul Cézanne. Ici encore évidemment c’est toujours de moi que je parle et cela n’intéresse pas forcément les foules. Pourtant je ne vois pas d’autre possibilité d’aborder une œuvre comme celle-là. Les résistances qu’elle a rencontrées et qu’elle rencontre encore implicitement sont liées au sens qu’elle porte. Je dirai même que la plupart des travaux, expositions et commentaires qui sont consacrés à l’œuvre de Paul Cézanne n’ont d’autre objectif que d’en oblitérer le sens. Pourtant, la peinture moderne a vécu et continue à vivre de la signification et du sens que Cézanne a donnés à la peinture. Lorsque Cézanne se défend pour qu’on ne lui mette pas « le grappin dessus », ou lorsque apprenant que ses toiles commencent à se vendre il déclare que l’on « prépare un mauvais coup », il entend bien que l’on essaie de faire passer quelque chose qui oblitérera le devenir et le vouloir dont son œuvre est la réalisation. Pour comprendre cela, il faut se demander quelle est la place que cet artiste a voulu occuper dans l’univers. Il faut se demander cela en regardant un de ses tableaux et en ayant à l’esprit ce qu’il confie à Joachim Gasquet : « Quand je songe à ces premiers hommes qui ont gravé leurs rêves de chasse sous la voûte d’une caverne ou à ces bons chrétiens qui ont peint leur paradis à fresque sur la paroi des cimetières, qui se sont fait, qui se sont tout fait, leur métier, leur âme, leur impression. [Je voudrais] être ainsi devant un paysage. En dégager la religion... », et encore : « La délicatesse de notre atmosphère tient à la délicatesse de notre esprit. Elles sont l’un en l’autre. La couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent. C’est pourquoi elle apparaît toute dramatique aux vrais peintres. » Et encore : « Il y a une logique colorée, parbleu. Le peintre ne doit obéissance qu’à elle. » Et encore : « Si je fais par le mystère de mes couleurs partager ce frisson aux autres, n’auront-ils pas un sens de l’universel plus obsédant peut-être, mais combien plus délicieux ? », et encore : « Les mots, les couleurs ont un sens. Un peintre qui sait sa grammaire et qui pousse sa phrase à l’excès, sans la rompre, qui la calque sur ce qu’il voit, qu’il le veuille ou non traduit sur sa toile ce que le cerveau le mieux informé de son temps a conçu et est en train de concevoir. » La peinture moderne est encore dans l’atelier de Cézanne et ce sans exception parce qu’elle a encore à travailler et à comprendre la logique et la place de son sens religieux (lumineux, coloré) de l’universel. Il semble que tous les commentateurs et tous les historiens aient eu quelques scrupules à aborder la question de Paul Cézanne catholique pratiquant, et que aujourd’hui encore sur ce point on traite l’artiste avec la même désinvolture condescendante que l’on a pu tout d’abord traiter sa peinture. Je l’ai déjà dit, je le répète, l’art moderne et contemporain est lié à la question de la crise religieuse à l’intérieur de laquelle se débattent les institutions. Lorsque Paul Cézanne dit que la religion est pour lui une hygiène morale, on peut aussi se demander ce qui pour la peinture moderne et contemporaine occupe aujourd’hui la place de la religion ? Mais qui répond ? C’est aussi pour cette raison, c’est pour toutes ces raisons que la peinture moderne n’est pas prête de sortir de l’atelier et de la tête de Cézanne !

Au fait, ce clivage institutionnalisé dans l’histoire de la peinture en un avant et un après Cézanne (avant, la peinture illusionniste, après, la peinture qui dit sa vérité propre...), est-il toujours opérationnel ? Toujours aussi net à désigner ?

Oui. Mais je ne vois pas pourquoi vous dites que ce clivage est institutionnalisé. Cézanne est à mon avis tout à fait justifié de dire qu’il a manqué aux impressionnistes « un maître et des idées », de trouver les paysages de Renoir « cotonneux » et Manet « pauvre en sensations colorantes ». Il faudrait bien entendu ajouter que toute œuvre véritable fait clivage dans la mesure où elle se donne la possibilité de penser et de résoudre dans sa propre réalisation la crise qui l’a produite. Alors elle fait clivage et par la même occasion, comme Nietzsche le met bien évidence, « monument », mais combien y a-t-il d’œuvres que l’on puisse dire monumentales ?

Les effets formels. Sans doute à cause d’une prédominance structuraliste dans notre critique d’art, ce sont eux surtout que l’on a retenus. De ces effets, il y a ceux qui furent exploités par les générations suivantes, ceux qui furent même fétichisés, et puis peut-être ceux qui furent négligés. Quels sont ceux surtout auxquels votre œil s’attarde ?

Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y a en France une critique d’art à prédominance structuraliste. La critique d’art en France reste dans son ensemble ce qu’elle a toujours été, au mieux philosophique ou sociologique. Le formalisme dans le domaine de l’histoire ou de la critique d’art que l’on peut trouver maladroitement articulé çà et là, vient des États-Unis et est directement pillé, sans aucune autre originalité, chez Clement Greenberg. Relisant récemment la série d’articles sur la peinture aux États-Unis que j’ai publiée il y a aujourd’hui onze ans dans Les Lettres françaises je dois bien reconnaître que j’étais moi aussi alors en partie tombé dans ce panneau-là. Je m’en suis remis assez vite. Le malentendu, le succès du malentendu formaliste qui constituera toute l’histoire de l’art moderne et contemporain, est le fait d’esprits timides et respectueux plus intéressés à établir et à borner l’histoire qu’à en questionner la vitalité. Selon un préjugé évolutionniste vulgaire, les œuvres, académiquement, doivent s’engendrer et se remplacer en se suivant. De ce point de vue, sous prétexte qu’il fait suite à Cézanne et qu’il s’en réclame, le Cubisme est censé représenter un progrès par rapport à la réalisation cézannienne. L’absence d’esprit critique juxtapose ainsi des œuvres sans s’inquiéter du rapport qu’elles entretiennent avec le sujet du procès historique qui les fonde. Le Cubisme radicalisant de façon schématique un des aspects du procès cézannien (la mise en évidence de l’ordonnance spatiale), va ainsi évacuer toute la problématique proprement métaphysique de la fonction des « sensations colorantes » et de leur « logique » dans l’œuvre de l’artiste. Et l’on peut dire que même Matisse, qui en eut pourtant le pressentiment, n’a pas donné à cet aspect fondamental de l’œuvre de Cézanne sa véritable dimension. C’est assurément aujourd’hui cet aspect de son œuvre, aussi bien que de l’œuvre des autres artistes, qui me retient. Qu’en est-il de la pensée dans sa fonction colorante ? Qu’est-ce qui donne à cette fonction sa véritable dimension ? Comment distinguer cette fonction colorante de la barbouille dont certains voudraient nous convaincre qu’elle en tient lieu ? Qu’en est-il enfin de la métaphysique en peinture ? On en apprend beaucoup sur ce point si l’on rapproche une œuvre de Cézanne de son modèle, c’est-à-dire si on cherche à en comprendre le motif. Par exemple si l’on rapproche le portrait de Madame Cézanne dans la serre (Metropolitan Museum, N. Y.) que Venturi donne pour avoir été peint aux environs de 1890, de la photo qui fut faite de la même Madame Cézanne autour de 1900. Dans un important essai consacré aux Pommes de Cézanne, Meyer Schapiro écrit : « Il est clair que la nature morte en tant que thème pictural relève d’un champ d’intérêt extérieur à l’art, comme le paysage, la scène de genre ou le portrait. » C’est cette extériorité qui selon moi travaille l’art du peintre, extériorité lumineuse venant dans la touche de la sensation colorante, fonder par le motif (et par la motivation) l’hétérogénéité de tout modèle. Meyer Schapiro écrira encore : « En peignant des pommes il pouvait, grâce à leur couleur et leurs dispositions, exprimer un registre d’état d’âme plus étendu, depuis la sévère contemplation jusqu’à la sensualité et l’extase. » L’intelligence alors se fixe sur les raisons qui font que dans de telles œuvres, l’œil ne s’attarde que pour se perdre. Je suis aujourd’hui particulièrement intéressé à faire surgir tout ce que le rationalisme scolaire de la critique formaliste a évacué et ce, à travers ce que je nommerai la picturalité. Rien n’a été fait dans ce domaine.

Il y a un Cézanne moins bien apprécié que le Cézanne pré-cubiste, c’est le Cézanne expressionniste. Cf. par exemple le sentiment que l’on retire de la lecture de Venturi. Pourquoi ce tri dans les différentes composantes d’une personnalité.

Toute la question est là. L’historien, l’universitaire et les tenants de la pensée normative veulent que Cézanne produise des tableaux. Je dirai que c’est là une politique qui consiste à diviser pour régner, et que cette politique n’est pas le moindre des symptômes de la critique formaliste telle qu’elle nous vient des États-Unis. Ce n’est pas un hasard si cette exposition thématique de Cézanne nous vient de New York (voir note). On peut entre parenthèses s’étonner que ce soit aux Américains que revienne l’initiative d’une exposition Cézanne... mais c’est sans doute que les conservateurs français ont la tête ailleurs... quelque part entre Paris et Moscou... je me demande pourquoi. Bref cette division thématique d’une œuvre, dont le musée Guggenheim nous a fourni un exemple aussi explicite que possible avec l’arbitraire prélèvement d’une partie de l’œuvre de Mirò, est le fait de ces universitaires et de ces professeurs qui comme le dit Cézanne ne voient qu’avec « des yeux de professeurs ». Depuis déjà pas mal de temps pour tout ce qui concerne la peinture moderne et contemporaine, on ne se contente plus de préparer les mauvais coups, on les réalise. Trancher dans l’œuvre d’un artiste ne renvoie évidemment pas à l’ordonnance signifiante de l’œuvre de cet artiste mais au schéma plus général de mise en place historique de celui ou de celle qui opère cette amputation. Pour être moins spectaculaire cette pratique peut-être objectivement comparée à celle qui consisterait à découper un tableau pour en constituer deux ou trois autres. Le débat théorique porte ici sur le fond de la problématique historique, critique et analytique. L’ordonnance thématique ou stylistique d’une œuvre suppose que de quelque façon cette œuvre soit appréhendée comme élément d’une structure générale qui la surdétermine, qu’elle participe d’une façon ou d’une autre à un code normatif où elle trouve sa finalité, bref qu’il y ait une théorie générale de l’art capable de transcender toutes les particularités artistiques. En ce qui me concerne, je pense qu’il y a autant de systèmes et de théories qu’il y a d’œuvres, et que les particularités thématiques ou stylistiques de telle ou telle œuvre ne sauraient trouver leur sens en dehors de l’ensemble que constitue la chaîne spécifique de cette œuvre.

NOTE : Cézanne, les dernières années (1895-1906), New York, Houston, Paris, 1977-1978.

Sélectionner les dernières toiles de Cézanne et exclure les premières ne peut se faire qu’au détriment de ce qui qualifie et spécifie l’œuvre de l’artiste. C’est-à-dire au bénéfice d’une conception de l’histoire, déformant les faits et les événements pour mieux les adapter à son analyse. Des toiles aussi célèbres aujourd’hui que Les grandes baigneuses de Londres et de Philadelphie, que le portrait de Madame Cézanne dans la serre du Metropolitan Museum de New York, que le portrait du Fils de l’artiste, Paul Cézanne de la National Gallery de Washington, que le portrait d’Ambroise Vollard, ne trouvent leur qualité et leur sens que dans une chaîne qui comprend aussi bien La Madeleine du Louvre, Le nègre Scipion du musée de São Paolo, Le rapt, La Moderne Olympia du Louvre et l’admirable Femme étranglée (que Venturi date de 1870-1872), pour ne pas parler du portrait du peintre Achille Emperaire (que Venturi date de 1867-1868). Seul l’ensemble de la production de Cézanne peut donner sens aux parties (styles, thèmes, manières, séries, tableaux) qui constituent cet ensemble, si l’on veut comprendre ce qu’il en est du génie monumental de cet artiste, en aborder la vie active. Lorsque Cézanne dit : « Il n’y a que la force initiale id est le tempérament qui puisse porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre », ne reconnaît-on pas la voix qui porte et traverse l’œuvre tout entière du peintre ? Le sens d’une œuvre aussi tranchante et déclarative que celle de Paul Cézanne ne saurait être qu’interne à l’œuvre, sauf à ce qu’une histoire qui n’est pas la sienne tente de lui mettre le grappin dessus.

Marcelin Pleynet
Réponses à des questions de Catherine Millet. Art Press n°18, mai 1978.

Signalons qu’une édition augmentée du livre de Marcelin Pleynet, Cézanne marginal (2006), paraîtra au printemps 2010 dans la collection « Folio ».

Renoir, Baigneuse, vers 1910.

Renoir, Baigneuse, vers 1910, huile sur toile, 84 x 65 cm, São Paulo, Museu de Arte.

Miquel Barceló

Miquel Barcelo - Voyage sur le fleuve Niger, avril 1991.

Voyage sur le fleuve Niger, avril 1991

Gao, mars 1988

« Je suis à Gao et j’ai une maison sur le fleuve. »

« Il faut peindre le dos au vent sinon on a les yeux pleins de sable. Je commence quelques toiles mais la peinture est immédiatement couverte de sable et on ne voit plus rien. D’ailleurs il fait si sec qu’entre le pot et la toile la peinture est déjà sèche sur le pinceau. »

« Le trafic, dans Gao, c’est un mélange de Lower East Side, de Séville et de Hong Kong. J’ai appris à conduire la Land Rover entre chèvres, enfants, poules et aveugles, et quand la police m’arrête sans permis de conduire, je lui donne 100 francs et ils me rendent la monnaie : plutôt que de la corruption, c’est une sorte d’état d’âme. Dans toute la ville il ne doit pas y avoir plus de cent billets de 5 000 francs, si bien qu’à la banque on te rend invariablement les mêmes billets, de plus en plus vieux et froissés. »

Gao, mai 1988

« J’écris parce que je n’ai rien à lire. Voilà une bonne raison. Je pourrais bien entendu dessiner, mais j’ai trop dessiné : environ trois mille feuilles en quelques mois, trente ou cinquante par jour. J’ai mis le tout dans un grand coffre ; je l’ai devant moi, bien rempli, les feuilles bien serrées, bien fermé. Je vais l’emporter, mais qu’est-ce qu’on peut faire de trois mille dessins ? Des expositions ? L’ennui. Même les amateurs, après la première centaine, commencent à cligner des yeux. Des livres ? La honte. Impressions d’Afrique. Des pirogues et des petits Noirs agités sur le fleuve, pas question. »

« J’ai lu beaucoup. Je lis souvent trop. La bibliothèque catholique de Gao, c’est un bazar de quelque mille volumes disposés dans une sorte de hasard objectif inextricable, le choix des ouvrages est aussi ineffable, ça ressemble plutôt à un ensemble de livres oubliés dans un hôtel pendant trente ans. Voilà comme je fais mon choix : je cherche dans les fichiers et je fais un avant-choix d’une douzaine. J’écarte les éditions bon marché trop anciennes (celles qui perdent leurs pages comme une laitue) et les éditions résumées, commentées et les “choix de textes”. Ensuite je demande à voir les cinq ou six restant du premier choix. Je vérifie que la couverture correspond vraiment à l’intérieur et qu’il ne manque pas trop de pages au début et à la fin (j’ai lu La Peste, de Camus, mutilée de quelque vingt pages. Ça commence carrément par le massacre : il y avait des années que je ne l’avais pas lue mais j’ai eu l’impression que comme ça, ça l’améliorait beaucoup). Voilà finalement mon choix définitif : Les Confessions, de Rousseau, L’espion qui venait du froid, de Le Carré, L’Atlantide, de Pierre Benoit. C’est pas grand-chose, mais c’est assez pour un lundi. Il n’y a que des auteurs français et, si on peut trouver Le Carré, Cervantès, Faulkner et quelques autres, c’est que, pour les missionnaires, ils sont des auteurs français. Ça n’est pas moi qui vais les sortir de l’erreur.
Voilà que ça avance. J’écris en français. Mal. Je pourrais écrire en espagnol, pas très bien non plus, ou en catalan, sans doute mieux, mais le catalan me remplit vite la bouche d’injures. Ma langue maternelle : l’insulte, l’obscénité, les chants des ivrognes. Ne parlons pas de ça...
Écrivons en français de Gao, à 50°C de température. Qui a écrit à 50°C ? »

« Je ne vais pas faire de l’art abstrait avec des triangles et des carrés, voyons. Je ne vais pas faire non plus de sociologie ou des petites blagues sur le devenir de l’art occidental. Ni des exercices de cynisme avec une main sur le téléphone et l’autre sur Art Forum. Ah non ! Ça n’arrive pas à m’intéresser. Dès que j’ai compris, je m’ennuie, et je comprends vite.
Loin des troupeaux je fais de la peinture. Du grand art occidental en décadence perpétuelle depuis mille ans.
Les éloges et l’argent ne m’émeuvent plus. Vous voyez bien que je ne travaille plus pour vous, messieurs. Je ne l’ai jamais fait d’ailleurs. Il n’y a que moi que ça intéresse.
Et le pénible spectacle du bétail d’artistes pâturant à l’ombre du ministère de la Culture. Honte et damnation.
Ne parlons pas de ça... Pour être un artiste en Occident, il ne faut surtout pas passer dans les rues proches des ministères de la Culture.
Elle est difficilement justifiable, mon obsession de pratiquer la peinture tous les jours depuis à présent presque quinze ans. Mais que faire d’autre ?
Je ne suis capable d’aucun travail de responsabilité. Le sport, c’est assez bête comme moyen pour anéantir l’esprit, mais ça fatigue et c’est trop grégaire. Pour la littérature, vous voyez bien que je ne suis pas doué, professeur ! ya ya ! Designer, graphiste, publiciste ? Autant voler dans les rues. Le cinéma : ça n’existe pas. Et d’ailleurs comment supporter la compagnie de centaines de malheureux qui s’assemblent pour faire un film ? »

« Changeons de stylo et jouons un peu aux devinettes.
Quelques pirogues d’où l’on pêche dans un fleuve plein d’herbes... Francesco Guardi, très bien. Une jeune fille aux seins pointus, avec un plateau de mangues sur la tête. Ganguin, voyons, c’est trop facile. Un peu plus difficile alors : une jeune fille cherchant une bête entre ses jambes. Balthus, très fin. Vous voulez du Delacroix, du Matisse, du Beuys, il y a de tout ici... »

Abidjan, décembre 1990

« Une fois, il y a longtemps, comme presque tous les artistes jouissant d’une certaine notoriété, j’ai eu un assistant à l’atelier, mais ça n’a pas duré longtemps.
Son premier – et, je crois, son unique – travail fut de ranger et nettoyer le terrible bordel de mon atelier qui était, à l’époque, une église gigantesque désacralisée, et plus qu’à moitié en ruine.
Évidemment, j’ai profité de l’occasion pour disparaître quelques jours : je n’ai jamais aimé les jours de grand ménage.
À mon retour, je trouvai la dalle de l’église propre comme une patène, les tableaux pendus aux murs – et non pas piétinés par terre comme à mon habitude – et sur le palier devant l’autel un alignement de tas divers.
Dans le premier tas, des papiers et de petites toiles avec des images définies qui pouvaient être achevées.
Dans le deuxième, la même chose mais ayant l’air inachevé.
Le troisième tas, beaucoup plus hétéroclite, était fait de torchons pour nettoyer la peinture, ou de papiers journaux peints avec une certaine volonté vague, disons significative.
Dans le quatrième tas, il y avait tout ce qui portait la moindre trace de peinture.
Le dernier, de loin le plus grand, était un grand merdier, fait des ordures spéciales de mes ateliers qui rappellent les détritus d’une cage de guenons au zoo.
Bien entendu, je l’ai remercié effusivement pour son travail presque archéologique, mais le problème était que les jours passaient sans que je réussisse à me remettre à peindre. J’allais d’un tas à l’autre sans me décider à jeter quoi que ce soit.
Subitement, j’ai collé un bout de carton épais, en forme de côtelette, tout sale et piétiné, tiré du cinquième tas, sur un papier rond et jaune du deuxième, qui semblait peint avec les doigts comme des frites et j’ai accroché l’ensemble à un tableau sur bois du premier tas qui représentait une table avec un verre de vin... Deux jours après, les cinq tas étaient à nouveau tout mélangés et mon assistant, dont il me semble ne pas avoir dit qu’il était de nationalité allemande, me fit savoir qu’il trouvait une certaine incompatibilité de caractère entre nous. »

Ségou, janvier 1991

« Je continue à peindre les rives du fleuve. Depuis 1988, je l’aurai peint et dessiné cent fois à beaucoup d’endroits différents. »

« L’harmattan. Vent de poussière du désert. Par moment le paysage ressemble à un tableau de Ruysdael, si plat et si gris... »

« Ici les choses semblent plus vraies et peignables. À Paris, mes tableaux me paraissent plus réels que les rues. »

Majorque-New York, 1992

« Avec le pigment noir d’os calciné, je vais peindre des tableaux de jeunes filles à la peau reluisante et aux chevilles fines. C’est la résurrection. »

« Il reste moins de sujets pour les peintres. Au xviie siècle, on peignait souvent la mort, de la Vierge, du Christ, des Saints, la peste, mais l’on peignait aussi des résurrections et des ascensions. Aujourd’hui la mort demeure un sujet populaire mais personne ne semble être très à l’aise avec la résurrection. Mes tableaux d’os qui germinent devraient être de nouvelles résurrections : ce qui est minéral s’organise et revit. Comme les pigments minéraux du peintre qui deviennent chair de Vénus. »

Gogoli, décembre 1992

« Les chèvres qui passent devant la grotte où j’écris font le même bruit que les talons des demoiselles sur le marbre d’un salon à Paris. »

« L’endroit où je suis est tellement imposant qu’il paraît impossible d’y travailler.
Des journées parfaites, même si je ne fais rien d’autre que m’asseoir sur les rochers et regarder au loin. C’est comme une désintoxication, un coup de propre. J’essaie de ne rien forcer. Que tout sorte aussi naturellement que les jours passent ici. Pour moi c’est une nouveauté.
De nouvelles forces de jour en jour. »

Valencia, juin 1994

« Pendant des années je disais qu’il s’agissait de faire une peinture que moi seul pouvais faire : ça y est, j’y suis... Je n’ai pas peur de paraître immodeste parce que j’ai l’impression que ce n’est pas un choix, que ça m’a été donné, qu’il y avait une sorte de fatalité dans tout cela... qui d’autre sinon moi... Malgré tous mes efforts toutes ces années, c’est comme si, tout d’un coup, tout était d’une grande évidence et d’une grande simplicité : je vais prendre les tripes des cochons et les lapins écorchés mais aussi les grenades et les choux-fleurs, et les artichauts et les têtes de mes amis malades, et de beaux et jeunes visages, et la vie et la mort. Jusqu’à maintenant ce n’étaient que des préparatifs, entraînements, voyages initiatiques, des sacrifices aux dieux Vélasquez, Tintoretto, au dieu Picasso et aux dieux dogons. Maintenant je suis prêt et je suis ébloui par l’étendue de ce qui reste à faire, comme si rien n’avait été peint, donc vu, nommé. Il faut arracher les choses une par une de la mélasse de Berlusconi (pour dire) et les étaler à nouveau, fraîches et propres, les donner à voir palpitantes ou avec leur propre douce pourriture. J’écris ces mots à Valencia, très tard la nuit, à l’hôtel. » 

Mali, décembre 1994-janvier 1995

« L’insomnie, la diarrhée.
Le vent, qui m’arrache mes peintures, la poussière, la chaleur et des heures d’ennui mortel. Et d’un coup comme un éclair, une image, une odeur, un rien qui traversent mon corps d’un bonheur absolu jamais connu ailleurs, pour un instant.
C’est ça, le mal d’Afrique. »

« Comme un serpent qui
avale un gros rat
il faut digérer lentement
tout l’ennui du monde
Et d’un coup
comme la foudre
l’éblouissement »

« Comme saint François
Je parle aux animaux
Qui me regardent
Et se taisent »

« Ô combien de fois dans ma vie, je vais encore lire que jadis était un festin où tous les vins coulaient, que je l’ai trouvée amère, la beauté, assise sur les genoux ?
Bientôt j’aurai trente-huit ans
Ô Sagesse, où es-tu ? »

« Qu’est-ce que c’est facile de vivre sans critiques d’art.
Ni foot les dimanches.
Ni messes, ni journaux.
Conmigo bastante.
Sauf ton cul. Ma chérie.
M. »

« Lent comme l’huile,
comme l’éclair,
comme les poulpes
avec ce mélange de mouvement imperceptible des glaciers et de vitesse électrique des lézards. »

« J’écoute Bach
et Camarón.
Puis les corbeaux
de la falaise.
Les chers corbeaux
délicieux. »

« C’était à Ségou, en mai 92. Après une journée écrasante de chaleur et de poussière, lourde, comme je ne connais qu’ici en Afrique. D’un coup, la radio du vendeur de poulets face à mon atelier a joué Beethoven, un des derniers quatuors, je crois. Pour un instant ça s’entendait comme la meilleure des stéréos, ça a rempli tout l’espace du bord du fleuve d’une beauté absolue. La gloire. »

« J’apprends aujourd’hui, dans un journal vieux de deux semaines, que Guy Debord s’est tué, le même jour que je prenais l’avion Palma-Paris-Bamako.
Je l’aimais bien, ce monsieur. »

« Je n’ai aucune des soi-disant vertus germaniques ni calvinistes. Je suis sale et bruyant, aucune pudeur ou alors des renfrognements sauvages... Je n’ai jamais travaillé et je ne le ferai jamais. Si pour un instant je ressentais mes trucs comme du travail, j’arrêterais pour toujours. J’ai tous les vices des vieux moines. Un saint qui tombe dans toutes les tentations. »

« Les Dogons ont préparé du tabac pour ma pipe. Âpre et fort. Ça brûle la langue. Il ne doit pas être très différent de celui que Christophe Colomb fumait sur son bateau au retour des Amériques. »

« Puisque c’est la nuit de Noël, j’ai raconté aux Dogons la vie du Christ, puis du Caravage, Frankeinstein et Billy the Kid. J’ai même mélangé un peu le tout. Ça a fait un grand effet. »

« Après la surprise. À Venise je parlais des jours et des nuits entiers avec Tintoretto, en 1982.
Le texte de Sartre – le prisonnier de Venise.
C’est dommage qu’il ne parle pas un peu de peinture
du théâtre de la composition
de la manière, tellement Goya déjà.
Del Greco, qui a pris là ses armes. »

« Hippocrate, l’inventeur de la médecine, à la fin de sa vie résumait son savoir en trois conseils :
1) dormir mou
2) de temps en temps se laver à l’eau chaude
3) baiser autant que possible
Si c’est comme ça je vivrai cent ans »

« Querido Mr Bowles : Celebro que esté en Tanger. Aunque, como dijo, usted ya no escriba más, quiero que sepa que sigo pintando todas las tardes sobre el terrado de tierra de Sangha, bajo el baobab y frente a las dunas. Como uno de sus personajes. Quisiera también que a pesar de nuestra relación breve y tangancial es usted para mí el modelo de artista viejo y entero. Como Van Rijn, Goya o Picasso. Solo y a sus cuitas.
Un abrazo »

Paris, 17 mai 1995

« Il y a tellement de mots collés aux tableaux, surtout à ceux que j’aime le plus – pourtant si silencieux – des mots secs, qui recouvrent la peinture comme une poussière qu’il faut écarter pour voir, tout comme je le fais les matins au Mali avec mes peintures, couvertes de sable. »

Ségou, 1998-1999

« Est-ce que ces semaines à Ségou avec l’impression que rien ne se passe dans ma peinture servent à quelque chose ? ... Oui, plus tard, voire des années plus tard. C’est juste là, dans ces temps morts, que l’essentiel se décante. Ça a l’air con, mais c’est comme ça, sauf que je devrais savoir l’écrire autrement. »

« De grands baobabs au bord du fleuve. Parfois, lors de la crue, les racines sont dehors et alors les baobabs s’écroulent dans l’eau comme des pieuvres géantes. » 

« Si, écrivant, je ne bouge qu’à peine le poignet, ce n’est pas moins de soixante-dix ou quatre-vingts mouches qui s’installent sur mon visage et sur mon corps. Imperturbable comme un bouddha, je reste assis dans la cuisine : devant moi, à travers la porte, une lumière qui brûle de midi, les ombres étroites, les corbeaux moqueurs.
Soudain je m’agite, je laisse ma bruyante couronne de mouches, je me lève et je vais travailler... »

Extraits du livre de Miquel Barceló, Carnets d’Afrique (Le Promeneur, 2003).

Miquel Barcelo - Voyage sur le fleuve Niger, avril 1991.

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