IRONIE numéro 142 - Novembre 2009

Jean-Claude Fourneau
Notes et carnets

Extraits

Jean-Claude Fourneau, La Vérité, 1965-1980

Jean-Claude Fourneau, La Vérité, huile sur isorel, 1965-1980 (coll. Monique Fourneau)

Dans ma cheminée brûlaient deux bûches de forme très irrégulière. C’était plutôt des souches. L’une, presque carrée, très lourde, j’avais eu du mal à la placer, elle faisait basculer les chenets. L’autre, bizarrement courbée, se terminait par deux branches qui se dressaient comme des bras tendus dans un geste de désespoir, ou plutôt de désir. Elles se touchaient par la partie courbe de celle-ci et de toute la surface de contact, incandescente, naissaient les flammes qui montaient superbement. Je les regardais ; elles ressemblaient aux amours de ma jeunesse, souples, vivantes et toujours renouvelées. Mais bientôt, malgré que ni l’une ni l’autre bûche ne fût consumée, malgré que le tirage de l’air dans la cheminée fût toujours aussi bon, la surface de contact devint moins rouge et les flammes plus petites et plus pauvres, comme si l’habitude d’être collées l’une à l’autre éteignait l’amour dont les deux bûches semblaient embrasées l’une pour l’autre, les deux bras tendus de la plus mince accentuant cet effet de couple, comme Thétis appuyée à Jupiter, dans le tableau d’Ingres qui est à Chantilly. Voyant que vraiment le feu allait s’éteindre, je choisis une bûche mince, d’un bois de sapin jeune mais bien sec, coupée nettement à angle aigu dans le sens de la longueur ; je la posai sur les deux autres. Les flammes s’élevèrent, plus belles qu’avant. Ce ménage à trois me fit penser irrésistiblement à l’étrange histoire de Rufine. (1956)

La vraie beauté ne passe pas inaperçue comme on le croit : elle fait horreur. Les gens ordinaires ne la supportent que si elle est usée par au moins un siècle de prostitution. J’entends par prostitution l’usage qu’en font d’abord quelques personnes sensibles, puis les snobs, enfin le public. Pour peu qu’elle soit jeune et neuve, elle est pour eux le pire, et peut-être le seul objet de scandale. (1957)

Je ne suis jamais “solidaire”. Ça a des avantages et des inconvénients. C’est la raison de ma solitude. (Le solidaire n’est jamais solitaire.) Bourgeois et intellectuel par hérédité, je n’aime que les aristocrates et les gens du peuple. En temps de guerre, toute ma tendresse va à l’ennemi. Marié, je suis plus sévère pour ma femme que pour les autres, et, en général, plus sévère pour ceux que j’aime que pour les indifférents. J’ai une excuse : je ne suis même pas solidaire de moi-même ! et peut-être moins de moi-même que de quiconque, car c’est moi que je trahis le plus souvent. (1958)

L’avenir est à la peinture ultra-figurative et à l’érotisme étudié. (1957)

Influence des prénoms sur la personne : entre Jacques Roberty, Jacques Tréfouël et Jacques Casanova, qui sont les trois premiers Jacques à surgir de ma mémoire, à propos d’un “train of thougts” sur ce voyou de Tréfouël, il y a des ressemblances évidentes : manque de sincérité, malhonnêteté, etc. forment le type de “l’aventurier”. Les Pierre, au contraire, quels que soient leur défauts, sont généralement des personnalités “authentiques” : Pierre Ollivier, Pierre Bourgois, Pierre Souvtchinsky, Pierre Loeb, Pierre Corneille sont les premiers qui apparaissent au hasard de ma mémoire ; même Pierre Sorlut, malgré le scandale qui l’entoure, semble ne pas être à proprement parler un aventurier, mais un sincère amateur de nymphettes qui a profité de son charme par hasard et par raccroc et du reste, comme on voit, n’en a pas profité longtemps. Jacques Roberty, malgré qu’il ait eu avec Madé de Gargan une très authentique et merveilleuse nymphette, ne la méritait ni ne la désirait réellement : il se contentait aussi bien de femmes très mures comme Mme O’Rossen. Il n’est jamais absolument sincère.

Les Jean sont poétiques et leur destinée est étrange : Jean de La Fontaine, Jean Tiffeneau, Jean Cocteau, Jean de l’Espée, Jean Genet sont les premiers qui me viennent à l’esprit.

Sans aller plus loin, on peut expliquer ces caractéristiques de la manière suivante : le prénom est le premier son qui frappe un enfant comme lié à lui-même. Jean est une diphtongue absolue, une seule consonne audible, et douce encore, fait entrer dans une sorte de lac, dont l’eau est faite d’éléments composites fondus, bien que juxtaposés — il y a là quelque chose de nettement poétique. Pierre est net, franc, avec ses deux consonnes dures et ses deux voyelles juxtaposées et audibles. Les consonnes expriment l’action, les voyelles le rêve et la méditation. Dans Pierre, l’action l’emporte, une des consonnes est double, les voyelles sont courtes, aiguës et très rapprochées sans faire diphtongue. Il y a là des éléments de simplicité, d’activité et peu d’éléments troubles. Jacques, au contraire, a quelque chose de faux : à cause du son prolongé et ouvert de l’a, il a presque l’air d’une diphtongue. Avec une seule voyelle, on obtient une allure phonétique générale pas très différente de Jean ; mais alors que Jean reste perdu dans son lac, Jacques se précipite dans la chute brusque de la “consonne phonétique” finale qui est composée de trois consonnes et une voyelle muette. Ainsi le côté “action” de Jacques a une importance aussi démesurée que le côté “rêve” de Jean. Jacques, partant comme Jean sur une consonne douce, insinuante, au lieu de rester dans la douceur et le mystère, se développe sur une voyelle simple, faussement riche et longue, symbole de la fausse richesse de sa vie intérieure, et s’achève sur une consonne faussement courte et nette, en réalité très complexe, symbole du côté louche, hors-la-loi, aventureux et parfois criminel de son activité. La fausseté semble le caractère prédominant de ce prénom. La profondeur le caractère prédominant de Jean. La netteté, la franchise et la simplicité les caractères prédominants de Pierre. (1959)

Je préfère les égoïstes, quand ils ne le sont pas avec excès et quand ils ont, par ailleurs, une bonne nature. On est plus libre avec eux qu’avec les “altruistes”, qui attachent trop d’importance aux autres. (1959)

Il ne faut pas craindre Dieu, mais l’aimer. C’est là peut-être la pierre d’achoppement du protestantisme, trop axé sur la Bible. Ces deux phrases de Gide expriment admirablement la manière violente dont il s’en est dégagé. La deuxième rejoint une de mes idées favorites : “La sagesse commence où finit la crainte de Dieu. Il n’est pas un progrès de la pensée qui n’ait d’abord paru attentatoire, impie.” Journal, 1909 (1959)

Je crois que le charme est ce qui trompe le moins. (1959)

L’apparente fragilité des femmes rend plus touchante encore leur résistance aux coups, aux humiliations, aux malheurs et aux travaux les plus durs. C’est une des plus merveilleuses beautés de la vie. Il faut la faire jouer. Peu d’hommes y pensent. La plupart de ceux qui font souffrir les femmes le font inconsciemment. C’est peut-être le sens de cette phrase d’Ayet qui m’avait tant troublé autrefois : “Un gentleman est un homme qui ne fait jamais souffrir qu’exprès.” (1959)

Zoltán Kodály, compositeur, soixante-dix-sept ans, épouse sa “ravissante, svelte et blonde” élève Sari Péczely, vingt ans. Voilà qui va scandaliser tous les gens qui se donneront la peine d’y faire attention. En réalité il n’y a rien de plus beau ni de plus touchant que ce fait si fréquent, le don que la jeunesse et la beauté fait de soi-même à une vieillesse “méritante”. Certes, il vaut mieux que la vieillesse soit méritante, et je ne parle pas ici de Lolita qui est en réalité un tout autre sujet : l’impossible du bonheur et de la vie, le fait que tout objet vraiment exquis et désirable est fragile et voué au changement. Non. Je parle de tout autre chose. Dans Lolita il n’y a pas de véritable amour, sauf à la fin, quand il la retrouve enceinte et flétrie. Avant, c’est le torturant désir, celui que j’avais enfant pour les bêtes sauvages des bois, le désir impossible à assouvir. Le sujet de Lolita, c’est Humbert Humbert : ses malheurs, ses rares instants de réussite, sa relative élégance, sa banalité. Un homme comme un autre, mais conscient de la situation que les autres cachent derrière l’orgueil, ou la sottise. C’est un nouveau Don Quichotte. Mais ce mariage, comme tous les mariages de “fillettes” avec des “vieillards” qui deviennent de plus en plus fréquents, c’est un signe très différent de la “Nouvelle Renaissance” que je sens. Et c’est, en tout cas, touchant. Et ce sont toujours les amours les plus fidèles, les plus soumis, les plus passionnés, les plus sincères. Bien sûr ! De la part de l’homme, ils n’ont pas le temps d’être atteints par le vieillissement de la femme. De la part de la femme ils sont sincères et absolus par leur nature même. Pas de compromis ni de fioritures. Pas le plaisir d’être félicitée ! Le mépris et la pitié générale, souvent, emportés par un grand vent de bonheur. (1960)

“Ce qui est le plus léger opposé à ce qui est le plus lourd.” (Cours de Marie-Jeanne Durry sur Mallarmé, entendu à la radio.)

Ce qui est le plus doux opposé à ce qui est le plus dur.

Ce qui est le plus tendre opposé à ce qui est plus cruel.

Ce qui est le plus beau opposé à ce qui est le plus laid.

Ces oppositions finissent par être les seules choses qui m’intéressent encore ! Tant pis, il faut en prendre mon parti, les suivre jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences et m’en servir, au lieu d’être accablé par elles. Comment suis-je arrivé, de si loin, à rejoindre exactement ce qui semble le fin du fin de la sensibilité actuelle ? Comme si un projectile lancé il y a cinquante ans retombait juste à son point et en son temps.

Il faudra donc faire des tableaux de plus en plus contrastés. Couleurs tendres et couleurs lourdes. Glacis et laits fluorescents. Sadisme. Aller toujours plus loin dans ce sens. Sinon, je suis perdu.

Une certaine hardiesse aussi est à inaugurer : vagues, nuages, techniques mêlées et plus rapides. Il ne faut pas essayer ce qui n’est pas dans mes cordes, mais aller plus loin dans les limites de mes possibilités. (1960)

Il est étrange de constater à quel point un goût excessif de la vie mène à ne pas pouvoir vivre. Jacques Vaché, Jacques Rigaut, René Crevel, Oscar Dominguez, j’ai connu les trois derniers, étaient ce qu’on peut imaginer de plus vivant, de plus ardent à la poursuite de la vie la plus intense — tous se sont suicidés. (1966)

Il faut vivre dans le monde comme les enfants dans le monde des adultes : avec un mélange de mépris et de crainte, et s’en servir comme d’aliment à ses rêves. Ainsi le monde devient exquis et mystérieux, au lieu d’être ennuyeux et pesant comme il est presque à tous. (1960)

Il y a un risque de sottise dans le naturalisme, de vulgarité dans la hardiesse, d’abjection dans l’érotisme. Mais Fellini ne court pas ce risque : il aime la bêtise pour la bêtise, la vulgarité pour la vulgarité, l’abjection pour l’abjection. De là son succès, d’ailleurs. (1960)

Que sont devenus les enfants de Francis Jammes, que j’ai vus un jour chez lui, en Béarn, jouer à dire la messe sur un escalier ? (Je relis, après ne les avoir pas lues depuis vingt ans, ses admirables poésies. En quel étrange oubli est-il tombé !) (1962)

Chacun vous accuse toujours de ses propres défauts. Ce sont les imbéciles qui vous trouvent bêtes, les gens au coeur sec qui vous trouvent égoïstes, les dépravés qui vous trouvent pervers et, naturellement, les snobs qui vous trouvent snobs. Je crois échapper dans une certaine mesure à ce travers : tout en étant snob j’ai une grande indulgence pour le snobisme des autres. Je pardonne facilement à Nini par exemple des faiblesses d’intelligence analogues aux miennes. Bien que ne donnant pas beaucoup de mon coeur, je n’exige pas beaucoup de celui des autres. (1962)

Serai-je toujours fasciné par un mur de feuilles, une prairie, un horizon d’arbres, un rideau de roseaux ? Ressentirai-je toujours comme une injure et une blessure personnelle la suppression ou l’occultation, pour y placer un mur, une maison ou une usine, d’un de ces morceaux de la nature ? Ou moi ou mes successeurs serons-nous un jour attendris par une maison, un pan de mur, un outil quelconque, même très laid (car je ne favorise pas dans mon goût pour les feuillages ceux qui sont particulièrement beaux), qui sera un jour détruit par les “outils immatériels”, au détriment du monde matériel dans son entier, peut-être. Qui sait si on n’arrivera pas à désincarner ? On commence déjà, du reste, à chanter “la matière” comme une divinité perdue. Voir Teilhard de Chardin. (1963)

Le hasard m’a mis dans des rapports étranges et intimes avec Maurice Ravel. J’ai entendu sa merveilleuse conversation avec une infirmière de la Malmaison, et j’ai fait le portrait de son effroyable belle-soeur.

Il disait : “Vous comprenez, la musique, c’est ça : sentir ça, l’aimer, et essayer de le représenter”.

C’était moins prétentieux que ce que disent les artistes actuels. “Ça”, c’était, la nuit tombée, venant juste de tomber, le chant d’une certaine espèce de grenouille qui tend à disparaître et que tout le monde (et Ravel lui-même) prend pour des crapauds. (1963)

L’ennui vient non pas de l’inaction mais du mécontentement de soi. Ainsi Casanova dans les plombs de Venise, s’ennuyait-il ? Rien ne l’indique, et quelqu’un de si cynique et si scrupuleux dans l’analyse de ses sentiments n’aurait pas hésité à le signaler. Non, il ne s’ennuyait pas, car il considérait qu’il était incarcéré injustement, et il avait ses souvenirs féminins, et l’avenir plein des mêmes espoirs, pour soutenir son orgueil et le distraire de sa pénible situation actuelle. Par contre il y a certains gros hommes d’affaires ou d’industrie qui s’ennuient tellement au milieu de leurs innombrables occupations que dès qu’ils ont un moment de libre ils jouent aux dés dans les cafés ou au bridge chez eux. Et Carmencita de Las Lunas, quand elle dit à Willie qu’elle s’ennuie, ce n’est pas qu’elle n’ait rien à faire : elle a plus à faire que dans les Gorbals et au moins autant qu’au siège de l’Ordre à Glasgow. C’est qu’elle n’est pas contente de n’avoir pas encore été crucifiée.

Le geste du crucifié est celui de quelqu’un qui accueille “à bras ouverts” tous ceux qui viennent à lui. Le supplice de la croix, vieux comme le monde “civilisé”, est l’un des plus érotiques ; les Romains et les Grecs le réservant aux esclaves, pour ne pas livrer un homme ou une femme “libre” à la concupiscence de la foule. Sauf pour les sadiques et les homosexuels, qui préfèrent le “dos” d’une femme, cette position est d’autant plus érotique qu’elle offre, contraintes et forcées, toutes les zones érotogènes aux regards et, au besoin, au toucher des spectateurs. L’érotisme disparaîtrait si le supplice avait lieu dans une chambre fermée comme la “chambre à gaz” ou celle “au trône” de la chaise électrique américaine. Mais ainsi exposé dans un lieu public, le crucifié semble s’offrir lui-même à toutes les adorations, à tous les baisers, mais aussi à toutes les souillures. Il devient “l’objet” d’amour par excellence. (1963)

Guerre aux mythes (patrie, une certaine forme d’honneur, virginité, etc.) et aux rythmes (habitudes, musique si ce n’est la plus grande). (1963)

J’ai longtemps considéré comme supérieur le désir d’un être, opposé au désir d’un geste. Je disais qu’il y avait deux catégories d’hommes : ceux qui aiment faire l’amour n’importe comment avec certaines personnes, et ceux qui aiment faire l’amour d’une certaine manière avec n’importe qui. Les premiers je les appelais sexuels, et les seconds, péjorativement, sensuels. J’ai changé d’idée : maintenant, au contraire, je ne m’intéresse plus qu’à la manière de faire l’amour… et peu importe avec qui. (1963)

“L’élégance, la science, la violence” (Rimbaud)
L’élégance consiste parfois à se moquer de l’élégance, la science à oublier ce qu’on a appris et la violence à se laisser violer (quand on est une femme). (1964)

Quand il s’agit d’un enfant, le respect doit l’emporter même sur l’amour, et quand on le voit si merveilleusement dormir, le torse nu, dans la position d’un soldat au garde à vous, on a le droit de tout doucement et sans faire de bruit s’approcher de lui, allongé sur le sol au pied de son lit et le regarder dormir longuement, mais si l’on sent que le simple fait de le regarder risque de le réveiller, on doit très doucement sans faire de bruit se lever et s’en aller. (1964)

À notre puritaine époque, les rares endroits où l’on puisse encore s’amuser sont les cliniques psychiatriques de luxe. Malheureusement j’en profite peu, car si j’y vais, c’est pour des cures de sommeil très précises et très courtes, et je ne participe à la vie générale qu’une soirée au début et deux ou trois jours après, alors que je suis léger et éteint. (1965)

Les grands principes de la peinture à l’huile, qu’il ne faut jamais oublier :

“Commencer avec un balai, terminer avec une plume de colibri” (Renoir)

“Ne jamais achever, toujours continuer” (Dimier) (1965)

La beauté n’est pas seule à faire scandale ; il y a aussi, et peut-être plus sûrement encore, la bonté : ce qui frappe dans My Life and loves de Frank Harris, ce n’est pas tant l’érotisme, plus forcené d’ailleurs que raffiné, ni la liberté du langage, qui existent dans d’autres livres qui ont fait moins scandale et qui ont été moins volontairement étouffés, c’est la bonté, qui éclate.

Certes, My Life and loves est très inférieur à Oscar Wilde. Harris manquait du sens de la composition et la vie si bien composée de Wilde fut pour lui un merveilleux soutien. Frank Harris aimait tout ce que j’aime : la bonté, la pitié et l’entraide, l’internationalisme, la liberté sexuelle, l’érotisme (dans une certaine mesure, car il était trop sensuel pour savoir ce que c’est que l’érotisme), les bienfaits des bains de soleil intégraux, etc. Sans compter ce qu’il faisait semblant d’aimer : la poésie et l’art. (1965)

De même que, quand on renverse le paysage en le regardant entre ses jambes, on le voit comme avec des yeux neufs et ses qualités apparaissent avec une force presque incroyable (le paysage le plus banal, vu ainsi, vous éblouit, vous enchante, vous bouleverse par la beauté et l’étrangeté de ses couleurs et de ses lignes), de même quand on renverse un tableau, ses défauts vous apparaissent avec plus de force. S’il devient alors plus beau, on peut supposer qu’on a fait un chef-d’oeuvre. Mais ça n’arrive, hélas, presque jamais. (1966)

Si j’ai encore une fille, un jour, je l’appellerai O, non comme premier, bien sûr, mais comme deuxième prénom (et peut-être Dolorès comme premier) en donnant comme raison qu’O est un prénom aussi légitime qu’Osmond et Osmonde, qui ont été donnés aux descendants des marquis d’Osmond pour perpétuer le souvenir de cette famille éteinte, puisqu’il peut être considéré comme venant de la famille également éteinte des marquis d’O.

Si on me reproche de m’attribuer un prénom qui, en admettant qu’il existe, ne devrait appartenir qu’aux descendants des marquis d’O, je répondrai que d’une part Osmonde de Barente en a fait autant, qui n’a rien à voir avec les marquis d’Osmond, et que d’autre part je ne suis pas sûr de ne pas descendre des O par mademoiselle de Montmorency, mon arrière-arrière-arrière grand-mère par la main gauche et qu’il faudra que j’étudie la question.

Si on me dit qu’il est très prétentieux de prétendre descendre des Montmorency, je répondrai que cette prétention est compensée par le fait que le nombre des enfants naturels de Mademoiselle de Montmorency, vieille fille châtelaine du village où est né le père (ou le grand-père, il faudrait vérifier) de mon arrière-grand-mère (ou du père ou de la mère de mon arrière-grand-mère) était le résultat, pour la plupart, de ses amours avec des domestiques et des gardes-chasse. Elle leur donnait des noms d’emprunt, et, jusqu’à leur mort, une petite rente que mon aïeul a touché comme les autres. (1966)

Il y a les “plats mijotés” et les grillades “minute” — entre les deux, rien. Pour la peinture, c’est pareil. Ça doit être fait en une demi-heure ou en dix ans. (1966)

Je regarde avec un plaisir ambigu le portrait que j’ai fait de Céleste Albaret. Il faudrait que je le perfectionne et le termine. C’est le seul portrait vraiment ressemblant, à ma connaissance, de la “servante” la plus célèbre du monde. Certes, il n’est pas flatté. Mais on y devine facilement la grande jeune fille qu’elle fut. Et l’on devine aussi, dans son demi-sourire ironique et méprisant, le mépris d’une femme qui fut une servante pour celles qui ne le furent pas. (1978)

S’il est vrai qu’avoir du charme n’est pas donné à tous, il n’est pas moins vrai qu’à moins encore il est donné d’être sensible au charme. Et peut-être la faculté d’être sensible au charme est-elle le signe d’une valeur humaine supérieure au charme lui-même. (1966)

Victor Hugo a fait l’amour neuf fois pendant sa nuit de noces. Baudelaire le savait-il, qui a écrit ce vers : “Je ne suis pas le Styx pour t’embrasser neuf fois” ? C’est possible, car Hugo, qui a fait cette confidence dans sa vieillesse l’avait peut-être faite aussi dans sa jeunesse. Ce chiffre 9 semble fatidique. Je ne l’ai jamais fait que sept fois. (1966)

Est-il agréable ou pénible d’être “indigné” ? Ça dépend du degré. À partir d’un certain degré, c’est plutôt agréable. Pourquoi ? Peut-être parce qu’une indignation très forte, très violente, absolue, met automatiquement celui qui est indigné au-dessus de ce ou de celui qui l’indigne (ainsi les prophètes par rapport à leurs concitoyens) au lieu qu’une indignation de faible intensité met celui qui est indigné à la merci de ce ou de celui qui l’indigne (ainsi un père bourgeois et puritain par rapport à une fille libre). (1966)

Aragon était un elfe, Breton, on a dit de lui, Adrienne Monnier je crois, qu’il était plutôt qu’un ange un archange, mais je trouve qu’il ressemblait, plus encore qu’à un archange, à un dieu. Breton avait un esprit irrémédiablement religieux. Ou plutôt, plus exactement, l’atmosphère qui l’entourait était religieuse. Quand on allait au café où régulièrement il se réunissait avec ses disciples, dès l’entrée, on ne pouvait pas s’empêcher de penser à quelque image de la Cène, et d’attribuer à l’un, ce jeune homme pâle à sa droite, la personnalité de saint Jean, au jeune homme roux, Schuster, celle de saint Mathieu, pourquoi spécialement ceux-là ? je ne sais pas. Enfin ! c’était mon impression, comme ça. Et sans doute Judas, oui, celui-ci ou un autre, pourquoi pas ? et comme il y avait toujours une ou deux femmes, Marie-Madeleine, ou sainte Marthe, ça vous venait à l’esprit tout naturellement. Mais justement : la religion, l’atmosphère religieuse qui entourait Breton ne venait pas de ce qu’il fût croyant mais de ce que… hum !… de ce qu’il était lui-même un dieu.

Breton ressemblait tellement à un dieu, et on avait tellement devant lui l’impression qu’on pourrait avoir si on était en présence d’un dieu, que sa mort fait un effet bizarre : on à l’impression qu’il n’est pas mort ou qu’il l’est doublement, c’est-à-dire qu’il l’était déjà : que l’être qu’on a vu, connu, à qui on a parlé et qu’on a entendu parler n’existait pas réellement sur cette terre, mais était une sorte de fantôme, d’apparition, pas un “revenant”, mais un “survenant” selon l’étrange mot qu’il a inventé dans un de ses rêves. Oui, un “survenant”… un mutant, peut-être, selon une expression plus banale et plus moderne. On ne peut s’empêcher, à son propos, de penser à une religion, sinon à la religion, de le considérer comme un messie plus encore que comme un prophète, car le message qu’il a apporté ne venait pas d’un autre, mais de lui seul.

Je ne sais plus qui a écrit cette phrase admirable : “Éros est un dieu noir” — Breton était un dieu blanc. Et c’est pour ça sans doute que dans ma jeunesse il me faisait un peu peur, car j’avais toujours, enfant, eu peur du blanc. Un de mes cauchemars… favoris, si j’ose dire… consistait à marcher le long d’un très grand, très haut et très large mur de pierre blanche au bout duquel se trouvait une statue blanche… dont je savais qu’elle allait bouger. Breton était à la fois cette statue et ce mur. Statue vivante et mouvante, mur vivant et mouvant de ses excommunications, toujours à vrai dire assez peu prévisibles. (1966)

Je suis peut-être dans une certaine mesure un voyeur, mais, Dieu soit loué, je ne suis pas un spectateur. (1970)

Survivre et vivre, deux problèmes indépendants et parfois contradictoires. Alternativement l’un ou l’autre ou parfois les deux en même temps, toute ma vie se sont posés à moi d’une façon si aiguë que je ne sais pas comment j’ai survécu et ne suis jamais arrivé à vivre. Et pourtant j’avais tous les atouts pour l’un et pour l’autre. (1971)

Une à peine perceptible lourdeur dans l’attitude est la marque, chez les femmes bien élevées, d’un sentiment de jalousie momentané. Tout en étant à peine perceptible, cette lourdeur est une arme terrible contre la gentillesse qu’on aimerait prodiguer devant elles à d’autres ! (et aussi contre la gentillesse un peu forcée qu’on aimerait leur prodiguer en de tels moments !) Sans qu’on puisse le moins du monde les accuser de mauvaise humeur ou de tyrannie elles vous obligent ainsi très subtilement à ne faire attention qu’à elles. (1971)

Le style, décidément, ne vient que du coeur, de l’esprit, de l’“âme”, nullement de la technique, de la culture, de l’habitude ou de l’effort. Il n’y a qu’à lire Proust pour s’en apercevoir. Il écrit n’importe comment, sans la moindre technique ni la moindre affectation ni le moindre effort (le contraire de ce con de Flaubert) et le résultat est le style le plus personnel et le plus admirable de son siècle, parce que son coeur était pur. (1971)

La Rochefoucauld : “On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal” — Je fais parfois du mal pour corriger le bien que j’ai fait par bêtise.

La Rochefoucauld : “Si nous résistons à nos passions, c’est plus par leur faiblesse que par notre force.” — Je vais plus loin : “Il n’y a pas de pire tentation que celle de la vertu”.

La Rochefoucauld : “Il y a une certaine sorte d’amour dont l’excès empêche la jalousie” — Bravo ! (1970)

Je regarde une photo que je ne savais pas avoir faite d’un portrait inachevé de Houria Tazi. Ce n’est pas mal du tout. Ce portrait, trop grand pour être transporté avec ses innombrables bagages, a été laissé par Nini dans cette merveilleuse maison qu’à la fin nous avions louée à Casa.

Qu’est-il devenu (entre autres, car bien sûr il y avait d’autres panneaux plus ou moins inachevés) ? Les propriétaires, de qui j’ai oublié le nom, l’ont-ils gardé ? Savent-ils que c’est le portrait d’une des femmes les plus importantes du Maroc, héritière (mais ruinée, je crois) du Palais Tazi, c’est-à-dire de tout le centre même de Rabat, maîtresse bien-aimée de la princesse Lalla Aïcha, et de plus, ravissante ? J’aimerais bien terminer son nombril visible sur le tableau mais seulement esquissé : que de choses j’aimerais faire et que probablement je ne ferai jamais !

C’est elle qui, un jour, comme me manquait un chiffon pour essuyer mes pinceaux, a envoyé une de ses esclaves chercher un admirable drap de pur fil et l’a fait déchirer devant moi pour m’en donner un morceau. (1978)

Savoir parler français, c’est déjà un privilège et qui devient de plus en plus rare. Être né à Paris en 1907, alors que Paris était encore le centre du monde, c’est encore un privilège. Avoir été presque trop beau, au point de n’avoir jamais pu, tant que je fus jeune, à part quelques enfants à qui je n’osais faire la cour, trouver un être qui fût pour moi un objet d’amour, une merveille plus délicate et plus fraîche que moi, ça m’a fait beaucoup et longtemps souffrir mais je me demande maintenant si l’étrange auto-érotisme où cette situation absurde me condamnait n’a pas eu l’avantage de me mettre en contact avec la nature, l’eau, les pierres, le vent, le soleil, les arbres rugueux et les épines cruelles à un point d’intimité rarement atteint par un être humain. Avoir été si solitaire jusqu’à près de quarante ans, ce fut à peine supportable, mais peut-être ça m’a-t-il évité certaines compromissions et ça m’a-t-il donné plus d’ouverture et de plaisir aux trop rares contacts humains qui me sont accordés dans ma vieillesse. N’avoir trouvé que de si misérables nourritures à mes jeunes désirs, c’est peut-être ce qui me permet à soixante ans de faire l’amour tous les jours et plusieurs fois par jour si une bonne occasion s’en présente. Je n’ai jamais fait le tableau que je voudrais faire, le plus banal de tous, quelque chose dans le genre de L’Angélus de Millet, mais j’ai fait quelques tableaux qui “frisent la banalité”, comme m’a dit le poète Schéhéadé, ce qui vaut évidemment mieux que friser l’originalité en essayant vainement d’y entrer. Je n’ai pas les cinquante enfants que j’aimerais avoir, et que j’aurais eus si j’étais né dans quelque pays “sous-développé”, mais j’en ai quatre très différents et très réussis. Je n’ai plus peur des fantômes, ce qui veut dire que je me rapproche de Dieu et que je m’éloigne du diable. Aussi je pense que je pourrais mourir aujourd’hui, pour la première fois, sans trop de regret. (1966)

Jean-Claude Fourneau (1907-1981)

Jean-Claude Fourneau (1907-1981)

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