IRONIE numéro 143 - Décembre 2009

Écrits en dansant…

Pierre Nivollet, Nijinsky d'après Auguste Rodin

Pierre Nivollet, Nijinsky d'après Auguste Rodin

Et c’est ainsi que leurs crampes ne sont souvent que des indices de leurs aspirations à la danse

Nous ne faisons pas partie de ceux qui n’ont de pensées que parmi les livres, sous l’impulsion des livres, – nous avons l’habitude de penser en plein air, en marchant, en sautant, en grimpant, en dansant, le plus volontiers sur les montagnes solitaires ou tout près de la mer, là-bas où les chemins même deviennent problématiques. Notre première question pour juger de la valeur d’un livre, d’un homme, d’un morceau de musique, c’est de savoir s’il y a là de la marche et, mieux encore, de la danse…

Qu’est désormais pour moi l’« apparence » ! Ce n’est certainement pas l’opposé d’un « être » quelconque – que puis-je énoncer de cet être, si ce n’est les attributs de son apparence ? Ce n’est certes pas un masque inanimé que l’on pourrait mettre, et peut-être même enlever, à un X inconnu ! L’apparence est pour moi la vie et l’action elle-même qui, dans son ironie de soi-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il y a là apparence et feu follet et danse des elfes et rien de plus – que, parmi ces rêveurs, moi aussi, moi « qui cherche la connaissance », je danse ma propre danse…

Je ne saurais pas ce que l’esprit d’un philosophe pourrait désirer de meilleur que d’être un bon danseur.

L’art de penser doit être appris, comme la danse, comme une espèce de danse…

C’est qu’il n’est pas possible d’exclure de l’éducation aristocratique la danse sous toutes ses formes. Savoir danser avec les pieds, avec les idées, avec les mots : faut-il que je dise qu’il est aussi nécessaire de le savoir avec la plume, – qu’il faut apprendre à écrire ?


Pour le mistral
Chanson à danser

Vent mistral, chasseur de nuages,
Tueur de mélancolie, balayeur du ciel,
Toi qui mugis, comme je t’aime !
Ne sommes-nous pas tous deux les prémices
D’une même origine, au même sort
Éternellement prédestinés ?

Là, sur les glissants chemins de rochers,
J’accours en dansant à ta rencontre,
Dansant, selon que tu siffles et chantes :
Toi qui sans vaisseau et sans rames,
Libre frère de liberté,
T’élances sur les mers sauvages.

À peine éveillé, j’ai entendu ton appel,
J’ai accouru vers les falaises,
Vers les jeunes rochers au bord de la mer.
Salut ! Déjà comme les clairs flots
D’un torrent diamantin, tu descendais
Victorieusement de la montagne.

Sur les aires unies du ciel,
J’ai vu galoper tes chevaux,
J’ai vu le carrosse qui te porte.
J’ai même vu le geste de la main
Qui sur le dos des coursiers,
Comme l’éclair abat son fouet,

Je t’ai vu descendre du char,
Afin d’accélérer ta course,
Je t’ai vu court comme une flèche
Pousser droit dans la vallée, –
Comme un rayon d’or traverse
Les roses de la première aurore.

Danse maintenant sur mille dos,
Sur le dos des lames, des lames perfides –
Salut à qui crée des danses nouvelles !
Dansons donc de mille manières, 
Que notre art soit nommé – libre !
Qu’on appelle gai – notre savoir !

Arrachons à chaque plante
Une fleur à notre gloire,
Et deux feuilles pour une couronne !
Dansons comme des troubadours
Parmi les saints et putains,
La danse entre Dieu et le monde !

Celui, qui, avec le vent,
Ne sait pas danser, qui s’enveloppe
De foulards, tel un vieillard,
Celui qui est hypocrite,
Glorieux et faux vertueux,
Qu’il quitte notre paradis.

… au diable avec cette musique sombre et noire comme la robe d’un corbeau. La clarté du matin ne brille-t-elle pas autour de nous ? Ne sommes-nous pas entourés d’une verte et molle pelouse, le royaume de la danse ? Qui veut entonner un chant, un chant du matin, tellement ensoleillé, tellement léger, si aérien qu’il ne chasse pas les grillons, mais les invite à chanter avec lui, à danser avec lui ?

Courageux, insoucieux, moqueur, violent – ainsi nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier.

Vous me dites : « La vie est dure à porter. » Mais pourquoi auriez-vous le matin votre fierté et le soir votre soumission ?

La vie est dure à porter : mais ne soyez donc pas si tendres ! Nous sommes tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux.

Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble puisqu’une goutte de rosée l’oppresse ?

Il est vrai que nous aimons la vie, mais parce que nous sommes habitués non pas à la vie, mais à l’amour.

Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie.

Et pour moi aussi, pour moi qui chéris la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semble le mieux connaître le bonheur.

C’est lorsque je vois voltiger ces petites âmes légères et folles, charmantes et mouvantes – que Zarathoustra est tenté de pleurer et de chanter.

Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser.

Et lorsque je vis mon diable, je le trouvai sérieux, appliqué, profond, et solennel : c’était l’esprit de lourdeur, c’est par lui que tombent toutes choses.

Ce n’est pas par la colère mais par le rire que l’on tue. En avant tuons l’esprit de lourdeur !

J’ai appris à marcher : depuis lors, je me laisse courir. J’ai appris à voler, depuis lors je ne veux pas être poussé pour changer de place.

Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi.

Ainsi parlait Zarathoustra.

Un soir Zarathoustra traversait la forêt avec ses disciples ; et voici qu’en cherchant une fontaine il parvint sur une verte prairie, bordée d’arbres et de buissons silencieux : et dans cette clairière des jeunes filles dansaient entre elles. Dès qu’elles eurent reconnu Zarathoustra, elles cessèrent leurs danses ; mais Zarathoustra s’approcha d’elles avec un geste amical et dit ces paroles :

« Ne cessez pas vos danses, charmantes jeunes filles ! Ce n’est point un trouble-fête au mauvais œil qui est venu parmi vous, ce n’est point un ennemi des jeunes filles !

Je suis l’avocat de Dieu devant le Diable : or le Diable c’est l’esprit de la lourdeur. Comment serais-je l’ennemi de votre grâce légère ? l’ennemi de la danse divine, ou encore des pieds mignons aux fines chevilles ?

Il est vrai que je suis une forêt pleine de ténèbres et de grands arbres sombres ; mais qui ne craint pas mes ténèbres trouvera sous mes cyprès des guirlandes de roses.

Il trouvera bien aussi le petit dieu que les jeunes filles préfèrent : il repose près de la fontaine, en silence, les yeux clos.

En vérité, il s’est endormi en plein jour le fainéant ! A-t-il voulu prendre trop de papillons ?

Ne soyez pas fâchées contre moi, belles danseuses, si je corrige un peu le petit dieu ! il se mettra peut-être à crier et à pleurer, – mais il est prêt à rire, même quand il pleure !

Et c’est les yeux pleins de larmes qu’il doit vous demander une danse ;

« Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans tes yeux nocturnes, – cette volupté a fait cesser les battements de mon cœur,

– j’ai vu une barque d’or scintiller sur des eaux nocturnes, une balancelle d’or qui s’enfonçait, coulait et faisait de nouveau signe !

Tu jetais un regard vers mon pied fou de danse, un regard berceur, fondant et interrogateur :

Deux fois seulement, de tes petites mains, tu remuas ta crécelle – et déjà mon pied se dandinait, ivre de danse. –

Mes talons se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre : le danseur ne porte-t-il pas son oreille – dans ses orteils !

C’est vers toi que j’ai sauté : alors tu t’es reculé devant mon élan : et c’est vers moi que sifflaient les languettes de tes cheveux fuyants et volants !

D’un bond je me suis reculé de toi et de tes serpents : tu te dressais déjà à demi détournée, les yeux pleins de désirs.

Avec des regards louches – tu m’enseignes des voies détournées ; sur des voies détournées mon pied apprend – des ruses !

Ses yeux cependant restèrent ouverts : – car il ne se fatiguait point de regarder et de louer l’arbre et l’amour du cep de vigne. Mais, en s’endormant, Zarathoustra parla ainsi à son cœur :

Silence ! silence ! Le monde ne vient-il pas de s’accomplir ? Que m’arrive-t-il donc ?

Comme un vent délicieux danse invisiblement sur la mer étale, léger, léger comme une plume : ainsi – le sommeil danse sur moi.

Écartez-vous du chemin de tous ces intolérants ! ils ont les pieds lourds et les coeurs pesants : ils ne savent pas danser. Comment pour de tels gens la terre pourrait-elle être légère !

La démarche de quelqu’un laisse deviner s’il marche déjà dans sa propre voie. Regardez-moi donc marcher ! Mais celui qui s’approche de son but – Celui-là danse.

Et, en vérité, je ne suis point devenu une statue, et je ne me tiens pas encore engourdi, hébété, marmoréen comme une colonne ; j’aime la course rapide.

Et bien qu’il y ait sur la terre des marécages et une épaisse détresse : celui qui a les pieds légers court par-dessus la vase et danse comme sur de la glace balayée.

Élevez vos cœurs, mes frères, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus vos jambes ! Élevez aussi vos jambes, bons danseurs, et mieux que cela : vous vous tiendrez aussi sur la tête.

Cette couronne du rieur, cette couronne de roses : c’est moi-même qui me la suis posée sur la tête, j’ai canonisé moi-même mon rire. Je n’ai trouvé personne d’assez fort pour cela aujourd’hui.

Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger : –

Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts ; je me suis moi-même placé cette couronne sur la tête !

Élevez vos cœurs, mes frères, haut ! plus haut ! Et n’oubliez pas non plus vos jambes ! Élevez aussi vos jambes, bons danseurs, et mieux que cela : vous vous tiendrez aussi sur la tête.

Il y a aussi dans le bonheur des animaux lourds, il y a des pieds-bots de naissance. Ils s’efforcent singulièrement, pareils à un éléphant qui s’efforcerait de se tenir sur la tête.

Il vaut mieux encore être fou de bonheur que fou de malheur, il vaut mieux danser lourdement que de marcher comme un boiteux. Apprenez donc de moi la sagesse : même la pire des choses a deux bons revers, –

– même la pire des choses a de bonnes jambes pour danser : apprenez donc vous-mêmes, ô hommes supérieurs, à vous placer droit sur vos jambes !

Désapprenez donc la mélancolie et toutes les tristesses de la populace ! Ô comme les arlequins populaires me paraissent tristes aujourd’hui ! Mais cet aujourd’hui appartient à la populace.

Faites comme le vent quand il s’élance des cavernes de la montagne : il veut danser à sa propre manière. Les mers frémissent et sautillent quand il passe.

Celui qui donne des ailes aux ânes et qui trait les lionnes, qu’il soit loué, cet esprit bon et indomptable qui vient comme un ouragan, pour tout ce qui est aujourd’hui et pour toute la populace, –

– celui qui est l’ennemi de toutes les têtes de chardons, de toutes les têtes fêlées, et de toutes les feuilles fanées et de toute ivraie : loué soit cet esprit de tempête, cet esprit sauvage, bon et libre, qui danse sur les marécages et les tristesses comme sur des prairies !

Celui qui hait les chiens étiolés de la populace et toute cette engeance manquée et sombre : béni soit cet esprit de tous les esprits libres, la tempête riante qui souffle la poussière dans les yeux de tous ceux qui voient noir et qui sont ulcérés !

Ô hommes supérieurs, ce qu’il y a de mauvais en vous : c’est que tous vous n’avez pas appris à danser, comme il faut danser ; – à danser par-dessus vos têtes ! Qu’importe que vous n’ayez pas réussi !

Combien de choses sont encore possibles ! Apprenez donc à rire par-dessus vos têtes ! Élevez vos cœurs, bons danseurs, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus le bon rire !

Cette couronne du rieur, cette couronne de roses à vous, mes frères, je jette cette couronne ! j’ai canonisé le rire ; homme supérieurs, apprenez donc – à rire !

Buvant l’air le plus beau, les narines gonflées, comme des gobelets,
sans avenir, sans souvenirs,
ainsi je suis là,
mes délicieuses amies,
et je regarde la palme
qui comme une danseuse,
se courbe, se plie et se balance sur les hanches,
– on l’imite quand on la regarde longtemps !...
comme une danseuse qui, il me semble,
s’est tenue trop longtemps, dangereusement longtemps,
toujours et toujours sur une jambe ?
– elle en oublia, comme il me semble,
l’autre jambe !
Car c’est en vain que j’ai cherché
le trésor jumeau
– c’est-à-dire l’autre jambe –
dans le saint voisinage
de leurs charmantes et mignonnes
jupes de chiffons, jupes flottantes en éventails.
Oui, si vous voulez me croire tout à fait, mes belles amies :
je vous dirai qu’elle l’a perdue !...
Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Hou !
Elle s’en est allée
pour toujours !
l’autre jambe !
Ô quel dommage pour l’autre jambe si gracieuse
Où – peut-elle demeurer, abandonnée, en deuil ?
cette jambe solitaire ?
Craignant peut-être
un monstre méchant, un lion jaune
et bouclé d’or ? Ou bien déjà
rongé, grignoté – hélas ! hélas !

L’agilité des muscles fut toujours la plus grande chez moi lorsque la puissance créatrice était la plus forte. Le corps est enthousiasmé. Laissons l’« âme » hors jeu… On m’a vu souvent danser. Je pouvais alors, sans avoir la notion de fatigue, être en route dans les montagnes, pendant sept ou huit heures de suite. Je dormais bien, je riais beaucoup –, j’étais dans un parfait état de vigueur et de patience.

Mais ceci est précisément l’idée même de Dionysos. – Une autre considération conduit également à cette idée. Le problème psychologique dans le type de Zarathoustra peut être formulé de la façon suivante : comment celui qui s’en tient à un degré de négation, qui agit par négation, en face de tout ce qui jusqu’à présent a été approuvé, peut être malgré cela le contraire d’un esprit qui dit non ; comment l’esprit qui porte le poids du destin le plus lourd, qui assume une tâche fatale, peut être malgré tout le plus léger et le plus aérien, – Zarathoustra est un danseur – ; comment celui qui procède à l’examen le plus dur et le plus terrible de la réalité, qui a imaginé l’« idée la plus vertigineuse » n’y trouve néanmoins pas d’argument contre l’existence et pas même contre l’éternel retour de celle-ci, comment il y trouve même une raison pour être lui-même l’éternelle affirmation de toutes choses, « dire l’immense oui, l’amen illimité… »
Mais, ceci, encore une fois, c’est l’idée même de Dionysos.


Textes de Friedrich Nietzsche, choisis par Florence D. Lambert.
Extraits du Gai Savoir (1882-1887), Livre deuxième, 105 : Les Allemands en tant qu’artistes. Livre cinquième, 366 : En regard d’un livre savant. Livre premier, 54 : La conscience de l’apparence ; 381 : La question de la compréhension. Chants du Prince Hors-la Loi, Pour le mistral Chanson à danser. 383, Épilogue. Le Crépuscule des Idoles (1888), 7. Ainsi parlait Zarathoustra, (1883-1885) I - Lire et écrire. II - Le chant de la danse. III - L’autre chant de la danse. IV - En plein midi. De l’homme supérieur, 16. Parmi les filles du désert, 2 (Dithyrambes de Dionysos). Ecce Homo (1888) - Pourquoi j’écris de si bons livres - Ainsi parlait Zarathoustra, 4, 6.

Collection Bouquins, Edition Robert Laffont, mars 2001. Traduction : Henri Albert (1898).

Paris, décembre 122

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