Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937, huile sur toile, 50,8 x 78,2
cm,
The Trustees of the Tate Gallery, Londres.
© DEMART PRO ARTE B.V. Genève/ADAGP, Paris, 1996.
Dalí a proposé son interprétation de la Métamorphose de Narcisse.1 Mais nous pouvons nous autoriser de lui pour la compléter par la nôtre.2 Sans oser l’étude rigoureuse et complète dont l’auteur aurait approuvé la tentative, du temps qu’il peignait le Narcisse,3 ni prétendre rien apporter aux travaux de Ruth Amossy,4 qu’il nous suffise de développer quelques-unes des idées que la contemplation de son œuvre nous suggère.
Dans cette Métamorphose, Narcisse est représenté deux fois, non pas seulement reflété par le miroir de l’eau, mais répété à ses propres côtés. Le tableau montre, côte à côte et dans la même posture, les deux avatars du personnage : accroupi dans l’eau et assis sur la rive, celui d’avant et celui d’après la métamorphose. La touffe de cheveux qui sort par une brèche du sommet du crâne originel est devenue, chez le double, une fleur de narcisse. Cette fleur pousse sur un œuf, pareillement fissuré, en quoi s’est transformé le crâne dont la surface, maintenant lisse, était d’abord ridée comme d’une coquille de noix. Le corps nu est plus pâle dans le second état que dans le premier, et le crâne est plus pâle encore, jusqu’à la blancheur, d’une coquille d’œuf en effet. Le torse du personnage a disparu. On voit le paysage à travers cette béance. Tant par le changement de la couleur que par le traitement du reflet, recopié lui aussi, mais comme un prolongement du nouveau corps jusqu’au sol où l’ensemble est posé, la métamorphose est une pétrification. Elle est une mort.
Le sentiment d’inquiétante familiarité qu’on éprouve au premier regard s’explique trop bien pour qu’on y prête attention. Il faudra pourtant y revenir. Dans les tableaux de Dalí, l’incohérence des éléments, l’évidente irrationalité de l’ensemble, ne font pas tout le mystère. Il y faut un jeu de correspondances plus profondes.
On peut donc regarder l’œuvre sans rien percevoir au-delà de ce que nous venons de décrire. On peut rester plongé dans la fascination de ce dédoublement, de ce redoublement. On peut se perdre dans la contemplation d’un paysage hallucinant et désolé, orné, au second plan, d’une statue de nu à l’antique, érigée sur un piédestal, lui-même dressé sur un damier incongru.5 On peut se perdre dans la contemplation de ce paysage, animé sur le même plan par un groupe de personnages également nus, hommes et femmes, nymphes et satyres6 rassemblés autour d’une flaque d’eau, sur un chemin qui serpente depuis l’horizon. Plus près, un chien se repaît d’une charogne sanguinolente. Au loin s’élèvent des montagnes chaotiques que surplombe un ciel tourmenté.7 Des fourmis grimpent le long de la jambe du double. D’autres détails, nombreux, sont difficiles à lire, mais leur interprétation n’est pas nécessaire à ce que nous avons à dire. Le tout baigne dans une lumière crépusculaire.
Tout à coup, à un regard métamorphosé, la vraie métamorphose apparaît.
Première révélation : le double de Narcisse n’est pas Narcisse. En vérité, c’est une main, ce sont les cinq doigts d’une main de pierre posée verticalement sur le sol. Le bras gauche figure l’index ; la jambe gauche, le pouce ; le genou droit, l’annulaire ; son reflet pétrifié, l’auriculaire ; la cuisse gauche, les premières phalanges du médium que prolonge le haut du bras droit. Les épaules forment donc les extrémités de l’index et du majeur, et le genou gauche, celle du pouce. Les trois doigts enserrent délicatement cet œuf que la tête est devenue. Narcisse est une main. Cette main tient un œuf. Et sur cet œuf seulement pousse un narcisse.8
L’œil ainsi dessillé, il est difficile à l’observateur de savoir ce qu’il adviendrait du regard d’un autre spectateur sur cette même peinture car, ayant changé de regard, il doit maintenant faire un effort pour reconnaître une tête dans cet œuf, des membres dans ces doigts, un corps dans cette main.9 Bientôt, il parvient à choisir entre les deux objets. Enfin, et bien que l’alternative se présente entre des images radicalement différentes, il trouve facile de les alterner.10
Cette première découverte en entraîne une seconde parce qu’elle attire l’attention sur la position du personnage initial, laissant à penser que c’est pour offrir la possibilité de sa métamorphose en les doigts d’une main dressée que Narcisse est assis dans l’eau, plutôt qu’allongé sur la rive comme il en va dans les représentations habituelles. La pensée logique reprend alors le dessus. Quand Narcisse se penche sur la berge, la tête surplombant la surface de l’eau, il ne fait qu’obéir aux lois élémentaires de l’optique : elles exigent que rien, ni donc son propre corps, ne s’interpose entre son œil et l’objet de sa contemplation.
Or, dans la peinture de Dalí, il se trouve que Narcisse n’est pas penché sur l’eau. Des jambes repliées, les cuisses s’interposent entre les yeux du personnage et son reflet. C’est cette posture qui participait à la première impression d’inquiétante familiarité. À l’évidence Narcisse regarde, il s’abîme dans sa contemplation, mais il ne peut pas se mirer. La tête inclinée présente au spectateur le dessus du crâne. Ainsi dirigé, le regard du personnage plonge à la verticale entre ses cuisses. Deuxième révélation donc : c’est son sexe réel qu’il regarde, et non pas le reflet de son corps ou de son visage.
L’étrangeté de cette attitude était sensible d’emblée. Elle ne s’analysait et ne s’expliquait
pas. On ne s’étonnait pas que Narcisse, accroupi, le buste redressé, la tête penchée, ne pût voir son
reflet. On n’accéderait à cette conscience que par le détour de l’observation du double.
C’est alors seulement, troisième découverte, que l’aspect pénien des membres ou des doigts et
le redoublement de la forme ovoïde se mettent à évoquer le sexe viril. Et quand nous observons cette
main dont les doigts tiennent, montrent et caressent un œuf, symbole de la génération et de la fécondité,11 qui,
cette fois, est un gland ou bien un testicule, nous songeons à une autre peinture du même auteur, nous
pensons au Grand Masturbateur.
Et voilà que nous sommes renvoyés au Narcisse d’avant la métamorphose. Son avant-bras et sa main droite nous sont cachés par la cuisse gauche. C’est vers son sexe, invisible à nous, que ce bras également invisible se dirige, que cette main tout aussi invisible se pose, en même temps que son invisible regard. Non seulement Narcisse regarde son sexe, mais il y porte la main. Quatrième étape de la découverte : ce que nous voyons enfin, à côté de Narcisse, et qui n’est pas Narcisse, c’est très précisément ce que Narcisse regarde et que nous n’avions pas vu : sa propre main tenant son propre sexe.
De l’extrémité de ce sexe, jaillit la fleur stérile et blanche de son sperme.
La transparence du miroir est doublement trompeuse. Le miroir montre le faux et cache le vrai. Il expose un reflet en effaçant sa surface. Pour exhiber un leurre, il dissimule sa propre opacité. Qui ne voit pas le miroir est trompé ; qui ne voit pas l’image est aveugle ; qui ne voit que l’un ou l’autre s’égare. Comme dans l’apologue des deux mendiants, à qui veut savoir, il faut interroger l’un sur ce que l’autre dirait.
Une fois de plus, une peinture pose la question de la peinture, c’est-à-dire du désir. L’image est incluse en elle-même, l’image montre une image. Nous voyons ce que voit celui que nous voyons. Mais l’objet et le sujet du désir, ici juxtaposés, sont ici confondus, quoique inclus l’un dans l’autre, et le problème est doublement retors. Sa résolution ne fait qu’ouvrir une perspective vertigineuse.
Si l’on admet que, des formations psychiques, l’image est antérieure au mot, il faut admettre le caractère régressif des arts visuels. Notre époque ne saurait nous contredire, puisqu’elle est celle d’un art scatologique,12 archaïsant ou infantilisant, entraîné sans retenue sur cette pente. Or toute restauration des commencements est vouée à l’échec : l’outil a détruit le matériau. Toute quête des origines est vouée à l’errance : avant même le départ du lièvre, la tortue est arrivée. Et l’art ne sécrète ni n’excrète de formes brutes. Il redécouvre ou réinvente, en deçà des mots mais à travers eux, les images que, d’abord quoiqu’après-coup, ces mots avaient tirées des formes, et qu’ils ont ensuite effacées. Il faut donc pareillement admettre l’insuffisance de l’auto-analyse en général, de l’auto-analyse paranoïaque-critique en particulier et, a fortiori, des propos de Dalí sur son Narcisse.
La force évocatrice de cette Métamorphose se puise cependant dans l’histoire personnelle de l’artiste et ne se charge qu’ainsi d’une valeur universelle et d’une signification mystique ou mythique, pour reprendre les termes que l’auteur emploie pour entériner la thèse de Pierre Roumeguère sur son « mythe dioscurique »13 et sur la portée « transhistorique » de son œuvre.
Un passage essentiel de Confession d’un masque, de Yukio Mishima,14 présente plusieurs analogies avec le tableau dont nous parlons. Risquons l’anachronisme de ce détour. Les pages auxquelles nous pensons analysent les représentations mentales qui suscitent la compulsion à la masturbation. Le narrateur est seul au bord de la mer. Son propre isolement lui rappelle un de ses camarades d’école, auquel il prête un tempérament et des habitudes précisément solitaires. Il éprouve le désir de s’approprier cette solitude, de contempler par les yeux de son détenteur un « bien » dont il est jaloux. Il veut « jouer le double rôle d’Omi et de [lui]-même ». Il cherche alors sur son propre corps « un point de ressemblance avec Omi ». Et il le trouve « sous [ses] aisselles, [dans] les premières pousses des halliers noirs ». Son désir se fixe sur cet objet.15 Alors, « pour la première fois de ma vie, je me laissai aller à mes “mauvaises habitudes” en plein air, là sous le ciel bleu. » La scène a lieu sur un rivage de roche et de sable qui évoque dans son ensemble, comme par certains détails et malgré bien des différences, le paysage où se métamorphose le Narcisse de Dalí.
Le rapprochement entre le texte et la peinture est d’autant plus frappant que Dalí a signalé l’importance des effets structurants — ou déstructurants — sur sa personnalité de la mort d’un premier-né.16 Onanisme, homosexualité. Il s’agit bien d’identification à l’autre et d’appétence pour le même. L’objet est perçu comme double ou image de soi. Siamois, le masturbateur, ou jumeau, l’homosexuel,17 confond être et avoir. Il s’approprie ce qui lui est propre et ne désire que ce qui ne lui manque pas.
La masturbation, en tant que pratique d’un auto-érotisme exclusif, est la seule faute absolue, le seul péché mortel. Mais non pas l’onanisme18 dont, du point de vue qui nous intéresse, l’homosexualité, le fétichisme, la bestialité et les autres perversions ne sont que des variantes. Encore moins l’inceste. Qui pratique l’inceste reproduit une humanité bestiale. Qui pratique l’onanisme assassine l’espèce, empêchant la possibilité même d’une humanité. Mais qui pratique la masturbation solitaire, non seulement perpètre un acte mortifère, comme l’onaniste, non seulement s’écarte du groupe, comme l’incestueux, mais refuse de reconnaître et d’exprimer aucun besoin d’autrui. L’incestueux nie la loi sociale, qui le fonde en désir. L’onaniste refuse la loi naturelle, à laquelle il doit son existence. La parole de l'incestueux est contradiction. Celle de l’onaniste est malédiction. Le masturbateur, quant à lui, se tait. Plus encore qu’Œdipe et Onan, dont il représente les inconcevables excès, il rompt totalement le pacte.19 Pour penser dans les termes de Rousseau, il ne souscrit ni à la première clause du Contrat : le renoncement de l’individu à la totalité de ses pouvoirs et de ses biens propres, ni à la seconde : l’acceptation, en contrepartie, de tous les biens et pouvoirs auxquels chacun des individus, entérinant la première clause, a renoncé en sa faveur.
Comme toute autre, cette faute morale renvoie aux origines. Rupture et signature du pacte sont concomitantes. Le blason d’infamie s’hérite de race en race, et des parents enfin. Or les parents de Dalí ont tenté, tels qu’il se les représente, de figer leur second fils dans la posture du premier ou, inversement mais pareillement, de faire renaître le premier sous la forme du second, s’efforçant ainsi, en identifiant les deux termes d’une paire initiale,20 d’empêcher tout dédoublement et, par voie de conséquence, toute accession à la série infinie des clivages, qui constituerait le sujet dans une dynamique de la quête de soi. Cherchant à s’identifier, Dalí produit ici l’image de son double. Mais ce double est mort, pétrifié. Et il est une partie de lui-même. L’auteur porte son frère mort « au fond de [lui] » comme une momie,21 comme une tumeur. Il se l’approprie en le traitant comme organe, et l’expulse en le plaçant « à côté de lui ». Cet organe se dédouble : sexe et main. Le double organe se dédouble à son tour : sexe / main, et œil ; le double se dédouble : sexe / main / œil, et corps ; et ainsi de suite : corps, et cadavre ; cadavre, et statue ; statue, et reflet ; reflet, et image peinte. Mais non pas à l’infini. Il faut à chaque fois retourner à l’image du corps propre. Nous avons sous les yeux la représentation (le double) de sa représentation (son double redoublé et donc doublement extériorisé, projeté dans l’œil d’un autre qui reste son semblable). Le dédoublement premier, celui du stade du miroir, inaugure toujours une série infinie de dédoublements,22 La paire que nous regardons représente, mais ne nous montre pas, celle que nous formons avec elle.
Le Narcisse de la fable est pur sujet de son désir. Il ne peut jouir de son objet. Il ne peut s’en saisir.23 La destruction de l’objet précède sa possession. Narcisse et son reflet son séparés et symétriques, affrontés sans fin, écartés sans fin. L’amant jamais ne rejoindra l’aimé. Le Narcisse de Dalí est contraint par une loi inverse. Il ne se distingue pas de soi. Il se rejoint. Ce n’est qu’au prix de ne rien posséder qui vaille, mais seulement des organes de son corps, détachés, pétrifiés. Selon le mythe, Narcisse se voit et ne peut s’étreindre. Selon Dalí, il ne peut se voir, mais seulement s’atteindre. Il ne se dédouble pas. Il se décompose. Il se recoupe. S’il se reflète, c’est au prix de tomber en morceaux, réduit à deux de ses organes : le sexe, la main. Le Narcisse de la fable contemple l’intégrité de son corps inaccessible. Ce que regarde celui de Dalí n’est que son sexe dans sa main.
Mais cela ne va pas. Sur un autre mode, nous retrouvons ici l’ironie du sort d’Œdipe, qui ne se dévoile que pour disparaître.24 Le Narcisse de Dalí encourt en effet la peine d’Œdipe. Il la subit. Et ce qu’il voit l’aveugle. Il lui faut quitter ses yeux. Il abandonne sa place, celle du tiers qui regardait son sexe et sa main. Réduit à ce sexe et cette main, il devient l’un et l’autre. Pourtant, il ne s’accomplirait que d’être l’un ou l’autre. Renonçant à sa main, il deviendrait son sexe que caresserait une main. Renonçant à son sexe, il deviendrait sa main qui caresserait un sexe. Mais une telle main, ou un tel sexe, étant alors d’un autre corps, l’y aliénerait.
Le Narcisse de la fable doit se voir et se détruire. Mais dans la Métamorphose de Dalí, le personnage ne se voit pas. Il ne le pourrait. Se regardant, ce ne serait pas lui qui verrait ni qu’il verrait. Empêché de se voir par les yeux d’un autre, il ne peut le faire que par les siens. Il ne peut donc se voir dans son intégrité. Il ne peut se dédoubler ni contempler son reflet. La loi du langage, c’est-à-dire de l’altérité, lui imposerait ce reflet comme différent de lui et identique à lui. N’étant pas coupé du monde, mais de lui-même, il lui est impossible de se rejoindre, pas même dans la mort.
Sous le coup, se détache un morceau du corps.25 Ce fragment, Narcisse peut le prendre pour son corps, mais il doit y tenir, afin de se saisir de l’un par le moyen de l’autre. Aussitôt, l’organe se refend. Il est sexe, tenant au corps. Il est main, tenant le corps.
Chez Dalí, dont le Narcisse est masturbateur, c’est donc de maintenir qu’il s’agit, de tenir le sexe à la main. Au lieu que la bouche et le sein tombent d’un côté et de l’autre, du corps propre et du corps maternel, ce sont le sexe et la main qui se détachent du même côté. Cependant, refendu de l’intérieur, le Narcisse de Dalí reste soumis à la loi. Pour lui aussi le singulier se dédouble, le même est un autre. Mais cet autre-là ne peut être qu’un autre organe du même corps. De l’autre côté donc, à distance de la main et du sexe, à son tour prend corps l’organe spéculaire, transparent, invisible, puisqu’il n’est sexe ni main qu’un œil ne perçoive, ou qu’il ne distingue, quand ce ne serait que pour les confondre. Et c’est l’œil énigmatique, aveugle à soi, privé du miroir, lui-même miroir, mais sans surface et sans reflet.26 Narcisse, aliéné, exilé, réfugié dans cet œil inhabitable, ne se voit posséder que ce qui n’est plus lui. Il lui faut renoncer au miroir, à son reflet, à lui-même. Narcisse, primaire et non pas secondaire, non pas narcissique, en vérité, mais bel et bien masturbateur, doit, pour se posséder, s’aveugler. Ainsi Œdipe n’a-t-il connaissance de lui-même que comme d’un autre et s’aveugle-t-il au moment de se voir.
Ne pouvant se voir au premier degré, pas d’autre issue pour le Narcisse de Dalí que de se regarder tel qu’il est : incapable de se voir. Et c’est le coup de force de l’auteur, le procédé de la double image qu'inspire la méthode paranoïaque-critique. Il reste à Narcisse, ou à l’auteur comme à tout homme, la possibilité d’un objet, d’une image, la possibilité d’un dédoublement. S’il veut à la fois se voir et se posséder, il lui reste à se voir se possédant aveuglément. Pour voir ce qu’il possède, pour posséder ce qu’il voit, il doit donc montrer ce qui est caché, il doit cacher ce qui se voit. Il lui faut être vu se cachant. Il lui faut s’exposer invisible. Il lui faut peindre. Et peindre précisément cela, qui l’empêche de vivre, mais lui permet de peindre, et l’y oblige : sa propre mort, qui ne se peint que comme métamorphose.
Constatons pour conclure l’écart qui s’est creusé entre le commentaire que l’auteur donne de son œuvre et celui que nous en proposons. Dalí, de son côté, insiste sur l’ambiguïté fondatrice de l’oignon céphalique et fécond.27 Nous considérons surtout l’ambivalence de la main corporelle et stérile. Or, d’un côté l’image double représente la chose mentale par l’oignon céphalique, et de l’autre elle illustre la chose visible par la main corporelle. Il s’agit de ce qui se passe à l’intérieur de la tête, et il s’agit de ce qu’il en va du reste du corps, c’est-à-dire de ce que cette tête, ce cerveau, ce que cet esprit perçoit exclusivement du monde. Il s’agit donc, d’une part, des productions, de la fécondité de l’esprit et, de l’autre, de la reproduction, de la stérilité du corps. On songe à la sentence de Léonard : « La pittura e cosa mentale » L’image est idée. Car l’oignon céphalique et fécond, la main corporelle et stérile, s’accordent en ceci : la stérilité du corps permet la fécondité de l’esprit, qui engendre l’image.28
Et c’est encore une façon de poser le problème de l’objet, en ce qu’il peut être objet, non pas d’art, mais de l’art : la visée, le but, distinct du moyen de cet art ; selon le même statut qu’est objet l’objet du désir : sa cible, distincte de l’acte d’y tendre. L’objet de l’art, sans doute, est de représenter l’objet du désir ; et l’objet d’art en conséquence, n’est jamais que le substitut de l’objet du désir, image d’un objet que, en l’imitant, il constitue en leurre. C’est du nu qu’il s’agit, c’est d’une image esthétique, érotique ou pornographique, aux divers degrés du refoulement ou de la sublimation.29 La nudité est toujours peinte.30 Ce qui est peint est toujours nu. À ce titre, les raisins mêmes de Zeuxis sont un nu.31 Et c’est encore un nu qu’exposerait le voile soulevé de Parrhasios. Aux fruits peints, à l’image de l’objet de leur appétit, des oiseaux se trompent. Au rideau peint, à ce qui lui dérobe l’image de l’objet de son désir, Zeuxis est trompé.32
Thierry Fourneau
Du même auteur :
La vie aux Sources, roman, Champ Vallon, 1989 ;
Tombeau du cœur de François II, essai, CRL du Centre, 1996 ;
Les enfants-loups, roman, Farrago, 2003 ;
Mésalliances, roman, Le Passage, 2009.
Notes de lecture
1 « Mode d’observer visuellement
le cours de la métamorphose de Narcisse représentée dans mon tableau. Si l’on regarde pendant quelque
temps, avec un léger recul et une certaine "fixité distraite", la figure hypnotiquement
immobile de Narcisse, celle-ci disparaît progressivement jusqu'à devenir absolument invisible. »
Salvador Dalí, La Métamorphose de Narcisse, poème paranoïaque, Éditions Surréalistes, Paris,
1935.
2 « Le fait que moi-même, au moment de peindre, je ne comprenne pas la signification de mes tableaux, ne veut pas dire que ces tableaux n’ont aucune signification : au contraire leur signification est tellement profonde, complexe, cohérente, involontaire, qu’elle échappe à la simple analyse de l’intuition logique. […] Toute explication surgit donc a posteriori, une fois le tableau existant déjà comme phénomène. » (Ibid.)
3 « Pour réduire mes tableaux au langage courant, pour les expliquer, il est nécessaire de les soumettre à des analyses spéciales, et de préférence avec une rigueur scientifique, la plus ambitieusement objective que possible. » (Ibid.)
4 Ruth Amossy, Dalí ou le filon de la paranoïa, III, Le texte rêve, P. U. F., 1995 ; et Ruth Amossy, « Mythe et savoir analytique dans l’œuvre de Dalí », in Pensée mythique et surréalisme, textes réunis et présentés par Jacqueline Chénieux-Gendron et Yves Vadé, Collection Pleine Marge, n° 7, Lachenal Ritter, 1996, pp. 147-161.
5 Signalons cependant que, sauf la position des bras, cette statue ressemble à la statue du « premier homme » de l’Histoire de Prométhée, de Piero di Cosimo, inspirée du David de Michel-Ange et figurée dans les deux panneaux, de Munich et de Strasbourg. Cette ressemblance est une citation. Les surréalistes ont tenu Piero di Cosimo, « l’Excentrique » selon Vasari, pour un de leurs précurseurs, et le goût du « détail bizarre » qui contribue à l’étrangeté de l’ensemble est commun aux deux peintres :
« Dans le panneau de Munich, Piero affiche le contraste entre la perfection
élégante de la statue du « premier homme » […] et la rusticité vaguement grotesque
de son créateur […]. Prométhée est l’artiste même, le sculpteur mythique de la première figure
humaine, capable de donner la grâce de la vie à son œuvre […]. La figure de Prométhée est […] une
parodie vivante de sa statue. […] Chez Marsile Ficin, le « très malheureux Prométhée »
attaché sur le Caucase devient le symbole du génie mélancolique que ses dons supérieurs torturent
et font punir des Dieux. […] Boccace […] raconte qu’Épiméthée fut le premier à façonner
une statue avec de la boue. [Il] ajoute que Jupiter, indigné, le transforma en singe. »
Daniel Arasse, « Piero di Cosimo, l’Excentrique »,
In Le Sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Flammarion, 1997.
Création, démesure, châtiment et métamorphose, dieu montagnard (cf. note 7), singerie et narcissisme, dévoration par un animal, « parodie vivante [d’une] statue », double fraternel (cf. note 12)… Remplaçons Narcisse par le Peintre, et le Peintre par Prométhée : il devient difficile d’échapper au délire d’interprétation, que nous invite pourtant à contrôler une œuvre précisément fondée sur la critique de la paranoïa.
6 « Dans le groupe hétérosexuel
/ dans cette date douce de l’année / (mais sans excès chérie et douce), / il y a / l’Hindou / âpre,
huilé, sucré / comme une datte d’août, / le Catalan au dos sérieux, / et bien planté / dans une côte-pente,
/ une Pentecôte de chair dans le cerveau / le Germain […] il y a l’Anglaise, / la Russe, / la Suédoise,
/ l’Américaine / et la grande Andalouse ténébreuse, / robuste de glandes et olivâtre d’angoisse. »
La Métamorphose de Narcisse, poème paranoïaque. (Op. cit.)
7 « Sur la plus haute montagne / le dieu de la neige, / sa tête éblouissante penchée sur l’espace vertigineux des reflets, / se met à fondre de désir / dans les cataractes verticales du dégel […] » (Ibid.)
8 « La métamorphose du mythe a lieu à ce moment précis, car l’image de Narcisse est transformée subitement en l’image d’une main qui surgit de son propre reflet. Cette main tient au bout de ses doigts un œuf […] duquel naît le nouveau Narcisse – la fleur. À côté, on peut observer la sculpture calcaire de la main, main fossile de l’eau tenant la fleur éclose. » (Ibid.)
9 Ainsi en va-t-il de certains moulages de Marcel Duchamp. Ainsi encore des Portraits d’actrices de Tunga, qui « à première vue », sont des colonnes, mais cachent ce qu’elles exhibent : le reste du monde. Et on a tôt fait de voir, plutôt que les colonnes, l’infinitude du monde, c’est-à-dire les femmes, que représente ce qui n’est pas les colonnes. L’image double, paranoïaque, est le modèle des procédés qu’exploite si diversement Tunga, procédés quasiment hypnotiques, par lesquels il « immerge » le spectateur dans le spectacle, en introduisant l’image dans la pensée, et donc à l’intérieur de l'œil, à l’intérieur du corps entier de celui qui regarde. Le corps décide de ce qui est à voir. Il le fait être. Il le fait être en lui-même. Et, du même coup, s’y projette. Non plus l’un devant l’autre, mais l’un en l’autre.
10 La peinture est de 1936. Cygnes reflétant des éléphants et l’Image disparaît, qui utilisent le même procédé de « la double image », sont de 1937 et 1938. En 1932 Jacques Lacan a publié De la paranoïa dans ses rapports avec la personnalité, et Dalí, en 1935, théorise sa « méthode paranoïaque-critique » dans La Conquête de l’irrationnel.
Dalí est formel. Dans le commentaire qui ouvre le poème La Métamorphose de Narcisse, il qualifie ses deux œuvres, contemporaines et de même titre, de « premier poème et [de] premier tableau obtenus entièrement d’après l’application intégrale de la méthode paranoïaque-critique ».
11 Dalí déclare que, dans son principe même, son tableau illustre l’expression toute faite en catalan (double sens équivaut à image double) : « avoir un oignon dans la tête » :
« — Premier pêcheur de Port-Lligat : “Qu’est-ce qu’il a ce garçon à se regarder
toute la journée dans sa glace ?” — Second pêcheur : “Si tu veux que je te dise : il
a un oignon dans la tête.”
“Oignon dans la tête”, en catalan, correspond exactement à la notion psychanalytique de “complexe”.
Si l’on a un oignon dans la tête, celle-ci peut fleurir d’un moment à l’autre, Narcisse ! »
La Métamorphose de Narcisse, poème paranoïaque. (Op. cit.)
Avant la métamorphose, le crâne ridé de Narcisse représente un oignon (ou une datte). En effet, le narcisse est une plante à oignon et l’oignon n’est jamais que « l’œuf » du narcisse. L’idée de germination confirme l’image de la gonade. Œuf, fruit, gonade : même thématique de la fertilité et de la reproduction : « Cette main tient au bout de ses doigts un œuf, une semence, l’oignon duquel naît le nouveau Narcisse. » (Ibid.)
12 Cf. Catherine Millet, L’Art contemporain.
13 « La question [de
ma mystique particulière ou de ma mythologie particulière] s’est résolue le 5 juin 1950, le jour
où notre ami commun, le docteur Pierre Roumeguère, m’a lu sa thèse sur le mythe dioscurique de Dalí. […] Nous
sommes, [mon frère] et moi, Castor et Pollux ; moi, Pollux, le frère immortel ; et lui, le
frère mortel. »
Alain Bosquet, Entretiens avec Salvador Dalí, Paris, Belfond, 1966.
Cf. « La Mystique Dalinienne devant l’histoire des religions », par le Docteur Pierre Roumeguère. Reproduit en Annexe du Journal d’un génie, de Salvador Dalí, Paris, La Table Ronde, 1964.
14 Yukio Mishima, Confession d’un masque, Gallimard, Coll. « Du monde entier », 1972.
15 Dans la société japonaise, les poils tombent sous un tabou particulièrement sévère. Le photographe Araki ne nous contredira pas, jeté en prison pour avoir montré les zones pileuses de certains de ses nus. Il est d’autre part impossible de ne pas faire le rapprochement entre ces « halliers noirs » et la mèche qui pousse sur le crâne glabre du personnage de Dalí.
16 « Une thèse de
psychanalyse m’a révélé le drame qui se trouve à la base de ma structure tragique. Il s’agissait de
la présence inéluctable, au fond de moi, de mon frère mort […] »
Alain Bosquet, Entretiens avec Salvador Dalí. (Op. cit.)
Complétons notre rapprochement avec Piero di Cosimo :
« Les panneaux associent l’histoire de Prométhée et celle de son frère Épiméthée […] Dans
la partie gauche du premier panneau (Munich), le premier sculpteur, vêtu d’un noble vêtement, n’est
pas Prométhée mais son frère Épiméthée. »
Daniel Arasse, Le Sujet dans le tableau. (Op. cit.)
17 C’est à ne considérer que l’homosexuel strict. D’innombrables degrés de différentiation entre le sujet et son objet peuvent s’introduire dans cette perversion (au sens clinique et non pas moral du mot, bien entendu). Dans la pédérastie par exemple, le sujet, plutôt que de se désirer « tel quel », se désire « tel qu’il fut ». La vraie punition de Narcisse ne serait pas tant sa mort métamorphique que le vieillissement de son reflet. Châtier Narcisse, ce serait le laisser vivre et vieillir, et se corrompre l’objet de son désir.
18 C’est si l’on veut bien rendre à ce mot son sens précis, étymologique et mythologique, qui dénote seulement le refus d’ensemencer la femme et qui, hors cette condition, ne préjuge d’aucune pratique particulière. Le coït interrompu, d’abord, et toute forme d’auto-érotisme, mais de façon seulement indirecte, répondent à cette définition.
19 Nous n’oublions pas qu’on a soutenu, à juste titre, que toute perversion, que toute transgression du code de la sexualité, peut être rapportée, dans l’ordre symbolique, à l’inceste. Cela ne nous semble pas infirmer notre propos.
20 « Mes parents avaient tellement adoré [mon frère mort], qu’à ma naissance, ils me donnèrent le même prénom, Salvador. » Alain Bosquet, Entretiens avec Salvador Dalí. (Op. cit.)
21 Ainsi les vétérinaires désignent-ils les chatons qui, après la mise bas des frères vivants, sont conservés morts dans le ventre de la mère, pendant des jours, souvent des semaines, parfois des mois. Phénomène plus fréquent, semble-t-il, chez les animaux domestiques que sauvages.
22 Cf. l’analyse, par Alain Badiou, de la concaténation des nombres naturels dans l’arithmétique de Frege, selon laquelle le nombre successeur est toujours donné par la « subsomption » des nombres précédents, c’est-à-dire d’abord du couple originaire zéro-un (si tant est que zéro ne soit pas déjà un nombre). Zéro et un sont deux nombres. Après quoi, zéro et un et deux sont trois nombres ; zéro et un et deux et trois sont quatre nombres, etc.
23 Ainsi de Tantale et, d’une certaine façon, d’Épiméthée, l’un et l’autre après la punition. Ou plutôt, ainsi de Pygmalion, le sculpteur, et d’Apelle, le peintre, sans la faveur de Vénus ni celle d’Alexandre.
24 Pour disparaître aux yeux
des autres comme aux siens :
ŒDIPE. — Ah ! lumière du jour que je te voie ici pour la dernière fois ! […]
LE CHŒUR. — Par toi aujourd’hui je ferme à jamais les yeux. […]
LE CHORYPHÉE. — Éheu, éheu, misère ! je ne peux pas te regarder.
Sophocle, Œdipe Roi.
25 Un seul fragment dans la névrose, qui accède au statut d’organe, peut-être tous dans la psychose, alors arbitrairement découpés. Et Dalí comprend que l’image double, ne pouvant s’unifier, prolifère. Entre 1936 et 1938, il passe de Métamorphose de Narcisse, Cygnes reflétant des éléphants et L’image disparaît, à L’Énigme sans fin qui présente une image, non point double, mais septuple.
26 On songe à l’œil révulsé de Bataille.
27 Œuf, bulbe, fruit (noix, datte, olive), organe sexuel (gland, glande, testicule)… Mais la métaphore de l’oignon permet de joindre nettement à l’idée de germination celle de renfermement et d’inhibition, tout en écartant toute référence à la fécondation. Le processus est intériorisé. Pour fleurir, il suffit à la plante – mais il le lui faut – de percer et traverser les couches de la tunique. Le complexe, qui est clôture sur soi, projette l’œuvre au-dehors.
28 Et c’est bien comme complexe, comme nœud mental inhibiteur du corps, que l’oignon germe et fleurit en fantasmes, puisque le jeu est parodie de l’impossible, et l’image, mise en scène de ce qui ne peut s’accomplir.
29 Cf. les commentaires de Jean Clair sur « l’inframince » et sur L’objet-dard de Marcel Duchamp.
30 Dans les deux sens que Bertrand Lavier rend à ce mot, en « peignant » un frigidaire, par exemple.
31 L’oiseau qui vint s’y casser le bec en est la garante victime. Dubuffet ne soutient-il pas que, dans les arts, le sexe et l’estomac valent autant l’un que l’autre ?
De Zeuxis, l’enfant lui-même, qui tenait la grappe de raisin, était-il nu, était-il un nu ? S’agissait-il d’un éphèbe ? Était-il pubère ? Avait-il l’âge d’être admis comme objet de désir sexuel, selon les mœurs du lieu et du temps ? Il faut laisser la réponse aux philologues, aux commentateurs de Sénèque et de Pline desquels nous tenons l’anecdote.
32 L’objet de l’art est-il seulement de représenter l’objet du désir ? N’est-ce pas l’art qui, en le présentant, le façonne ? Désirons-nous autre chose que ce que l’art nous montre et que nous ne voyons qu’en lui, où d’ailleurs il n’est pas ?
« L'œil demande à voir… Ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir…
Trompé l'œil, triomphe le regard… Le tableau nous regarde et nous transforme en tableau… »
Jacques Lacan, Séminaire, Livre XI, sur Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci,
Cité par Jean-Luc Chalumeau, « La psychanalyse et l’art », in Lectures de l’art,
Chêne, 1991.