IRONIE numéro 150 - Novembre 2010

Histoire de corps

My daughter! with thy name this song begun!
My daughter! with thy name thus much shall end!

Lord Byron, Childe Harold Pilgrimage,
Canto The Third, CXV

The story of this Child’s burial is the epitome in miniature of the Story of my life

Lord Byron, Letters, 12 Dec. 1822

Coda (1822-1824)

Alba Allegra Byron (1817-1822). Décédée à Bagnacavallo. Une dissection constata que son cerveau était démesurément grand. Son corps embaumé a été transporté en Angleterre.

George Gordon Noel Byron (1788-1824). Décédé à Missolonghi. En 1938 son corps a été exhumé. Une urne séparée du cercueil contenait le cœur et le cerveau extraits lors d’une dissection. Les restes étaient parfaitement conservés, exception faite des trous provoqués par l’autopsie. Son pied droit gisait détaché au fond du cercueil. Son sexe était d’une taille extraordinairement anormale.

Percy Bysshe Shelley (1792-1822). Les restes putréfiés de son corps noyé furent dispersés par un feu de bois. Son crâne était d’une taille extraordinairement petite mais fragile et se brisa au toucher. La relique desséchée du cœur a été conservée dans un livre.

The Times, le vendredi 29 Novembre 1822 :

La nouvelle suivante, copiée dans notre journal la semaine dernière, on vient d’apprendre, est l’élucidation d’une mystérieuse histoire concernant un noble exilé, de grande réputation poétique. Le noble Paire a délivré d’Italie, à un certain Bibliopolist à Londres, trois caisses, où étaient préservés le cœur, les intestins, et le corps d’un enfant cher à ce noble Monseigneur avec la requête que les restes fussent emmenés dans l’église de Harrow, et que un monument funèbre en mémoire de l’enfant, avec une adéquate inscription, écrite par Monseigneur, devait être érigée là-bas. L’injonction la plus extraordinaire a été que l’épigraphe hic jacet devait être placée sur le mur devant et juste opposé à un banc habituellement fréquenté par l’épouse du poète. Le fidèle Bibliopolist, attaché à son propre devoir, communiquait ainsi cette histoire à un cher et corpulent ami, un des maîtres de la Harrow School, lequel, envisageant un prudent et bien régulé jugement, a suggéré que le contenu des trois caisses fût réuni dans un unique cercueil et, sans ostentation, enterré dans l’église. Ainsi a été, et Bibliopolist et le Chevalier du Rod étaient les seuls présents à l’enterrement.

1
Plage blanche

Plage blanche ensoleillée
/
Rochers baignés de travers par le soleil
/
Silhouettes autour de petits enfants
/
Vent printanier
/
Présage de douces journées à venir
/
Robes légères de femmes dans l’air
/
Bonnets d’enfants s’envolent

Le poète accompagne la petite fille aux cheveux bouclés vers la mer. Son premier bain, pourtant elle est née à Bath. Il plonge ses pieds dans l’écume. La fait balancer. Rires d’enfant éclatent. Moments de bonheur. Un cocher les attend plus loin. Mais avant de quitter l’île, un obstacle, comme un présage, la mer enragée. Une traversée de sept heures. Les dieux pourraient les engloutir tous dans ce ventre ? Vont-ils leur permettre d’arriver à destination ? La hâte de joindre le continent, l’oubli, l’exil volontaire, les Alpes ont gagné. Enfin, l’Italie. Derrière eux, les demoiselles anglaises, tea and scones, Milton. Devant eux, un autre Paradis à conquérir, Milan avant tout, la Scala, le bon pain. Un prélude. Le poète se baigne de lumière. Il lit Dante, apprend l’italien, respire. La caravane poursuit son chemin vers l’Est. Colli Euganei. Douceur de Vénétie. À l’improviste une ville sur l’eau. Ne pas pouvoir marcher sans avoir les pieds dans la mer, une lumière aveuglante. La ville est ouverte, elle se défend toute seule, imprenable.

2
Books and horses

Elle veillait sur lui, et il restait couché
Comme un bébé serein sur le sein de sa mère
Comme un saule penché en l’absence de vent,
Apaisé comme l’océan profond qui dort…

Lord Byron, Don Juan, canto II, 148

Depuis les longues journées coulées au bord du lac Léman, trois ans auparavant, ils ne s’étaient pas revus. Shelley attendait ce moment. Il le craignait aussi. Il ne pouvait pas l’égaler, le sentait comme un être supérieur. Ils étaient opposés et complémentaires. Le soir, Shelley aimait être bercé par la lune. Il se couchait tôt pour se lever tôt. Byron se couchait tard, hanté par ses cauchemars, par son œuvre, travaillait la nuit lorsque, épuisé, il cherchait enfin un sommeil réparateur qui n’arrivait jamais. Vaincu par la fatigue, au matin, il se levait tard, à l’heure du repas, prenait sa collation en robe de chambre, caressait et parlait à ses animaux et sortait chevaucher, puis reprenait le travail, sortait le soir, et travaillait encore une fois rentré. Ce fut un amour bref mais fulgurant, à sa façon, entre les deux poètes, une entente cérébrale, exclusive, une amitié comme seul le mariage entre la lune et le soleil peut bénir. Ils passèrent enfin des nuits et journées entières seuls, épuisés, loin des femmes et des enfants, et des soucis aussi. Shelley supporta les rythmes effrénés de Byron, et manquait de s’écrouler la nuit, mais ils se nourrirent l’un de l’autre comme deux amants en fusion. Alors ils partaient au Lido, où Byron gardait ses chevaux, ils chevauchaient le long de la plage, accompagnés par le vent froid et humide de Venise l’hiver, pour rentrer lorsque le soir s’approchait, les joues rouges, heureux comme des enfants.

3
Conversazioni

Elle est belle comme l’aurore – et ardente comme le midi…
Je suis diablement amoureux – mais ils sont partis – partis – pour plusieurs mois – et rien ne me retient sérieusement à la vie – si ce n’est l’espérance

Lord Byron, Lettres

Un étranger a conquis la ville imprenable. De son palais Mocenigo sur le Canal Grande, d’où ses gondoliers s’affolent dans un va-et-vient perpétuel, il s’est fait une réputation d’endiablé comme le personnage qu’il est en train de forger, Don Juan. Un soir pourtant l’inattendu a lieu. Lors d’une réception chez les Benzoni, le poète convoité par toutes les femmes d’Europe succombe aux jeux bruns et à la fraîcheur un peu maladroite – elle répond tout haut dans le silence – d’une jeune femme aux cheveux auburn, tout juste sortie du couvent et donnée en épouse par son père à un homme de quarante ans son aîné. Dans le salon, sous les yeux envieux de la bonne société vénitienne, la conversation débute avec la poésie, elle éprouve des vertiges qu’elle ne connaît pas : cet homme, cet étranger, le plus grand poète vivant, le séducteur qui sillonne les nuits vénitiennes comme Casanova, lui adresse la parole dans sa propre langue. Enfin, elle peut se sentir un être égal face à un homme, et pas à n’importe quel homme, mais Lord Byron, mio Biron. Il est devant elle, grand, droit, il appuie son coude à la cheminée, il l’écoute avec intérêt sans jamais détourner d’elle son regard. Il prend son temps, la séduction semble méditée. Au milieu, un fâcheux dérangement, le vieux comte, attaché à sa jeune épouse comme une bête liée à son trophée. Il la quitte avec un sentiment de mélancolie, distrait. Une violence inattendue : Byron is in love.

4
Cavalier servente

De ce côté des Alpes, même, il est permis
(C’est un très fort péché, Dieu le sait, qu’on tolère)
Qu’une femme possède en somme deux maris.
D’où l’usage est venu ? C’est un profond mystère.
Les « cavaliers servants » sont cependant admis
Et nul ne s’en soucie ou en fait une affaire
Au point qu’on peut parler, dans ce droit coutumier,
Du second mariage infirmant le premier

Lord Byron, Beppo, XXXVI, p. 29

Elle doit repartir en villégiature dix jours après avec son mari. Ils ne peuvent pas attendre et, grâce à la fidèle confidente Fanny, des rendez-vous s’entament. Elle est enceinte de trois mois de son mari, mais après qu’ils se quittent elle avorte. Elle passe ses journées au lit, les lettres via Fanny sont nombreuses, il attend qu’elle lui fasse signe de le joindre à Ravenne. La fin d’une saison, aussi. Le poète a quitté Venise. Encore une fois pèlerin en chemin. Triste. Il pleure, il passe de l’espoir à la résignation, du doute aux certitudes. Teresa a posé ses conditions, elle le veut en Italie, près de chez elle, en Romagne. Quitté Venise, une brève pause à Bologne avant de la joindre. Il écrit, la ville lui apparaît mélancolique et un peu endormie comme son état d’âme, en ce début d’été. L’air est déjà étouffant, le ciel voilé, la chaleur des plaines n’est pas un bon présage. Il s’ennuie, il fait un tour au cimetière, le gardien lui montre le crâne d’un moine et les cheveux blonds d’une belle princesse décédée deux cent ans auparavant. Il observe les collines qui entourent la ville. Dans un rare moment d’attachement, il pense à sa fille aussi, qui lui ressemble de plus en plus. Il arrive à Ravenne dans sa voiture, grande assez pour contenir son lit, sa librairie, ses porcelaines. Encore une ville somnolente se dit-il, la noblesse est paresseuse et provinciale, lui, le seul étranger à y séjourner. Son paysage intérieur est son seul intérêt, le pèlerinage sur la tombe de Dante et les mosaïques peuvent attendre. Promesses de marécages, bois et promenades en calèche ou seul à cheval. Les hivers seront brumeux et pluvieux mais il aura toujours ses livres et la mer est proche, oui, dans la forêt de pins il se laissera caresser par le vent et par ses pensées. Au Palais Guiccioli, il est hébergé dans un des appartements du comte, ils entament une étrange relation faite de courtoisies entre gentilshommes – le romagnol a-t-il implicitement accepté sa position de sigisbée ? Entretemps, malgré les recommandations de Fanny, Teresa, de son appartement au premier étage, épaulée par son valet, lui envoie des messages, ils se rencontrent furtifs quand le vieux est parti ou se repose, l’après-midi. Une autre saison commence, celle des rencontres clandestines – mais pas trop – dans la gueule du loup. La passion est à son sommet, inévitable, aux yeux de tous. Un après-midi, la chaleur à l’extérieur est insupportable, les moustiques sont aux aguets, mais dans le palais, les anciens murs épais protègent les habitants de la forteresse du comte. Dans le silence le diable apparaît. Personne l’entend, ils sont peut-être tous endormis. Sans hésiter, il ouvre la porte du salon de l’appartement du poète, il les voit, lui debout, les bras appuyés à la table, la robe de chambre ouverte, le pantalon baissé. Teresa, les cheveux ébouriffés, penché sur son sexe. Après, dans le vide du palais endormi, que des cris et des sanglots de femme. Du silence encore, des jours et des mois interminables où elle reste au lit, injoignable. Lui, confiné dans son appartement et interdit. Il reprend ses livres, il reprend Don Juan, il est dévoré à nouveau par ses démons, le poète amoureux-malheureux resurgit de sa torpeur.

5
Byron’s Zoo VS. Ghigi’s despair

Je suis le gardien des animaux indiscrets et insolents,
Qui m’ont offert comme cadeau / La morsure de leurs dents.
La mère m’a blessé au genou devenu noir
Et tel un fauve m’a mordu et assailli / Par surprise

Pellegrino Ghigi, poème manuscrit, sans titre

Moi, Pellegrino Ghigi, je ne voulais pas de cette responsabilité. Je suis banquier à Ravenne, j’ai fondé ma propre banque et j’en suis très fier, je tiens la comptabilité de plusieurs seigneurs de haut rang dont le plus Illustre, Lord Biron, ne correspond avec moi (hélas), qu’à travers son secrétaire particulier, un certain Lega-Zambelli, qui, par malchance, est un prêtre qui s’est lassé – figurez-vous – de l’habit ecclésiastique et voilà que je suis devenu nounou, coursier, superviseur d’un ménage à trois (inter nos, selon ses détracteurs le comte est aussi l’assassin présumé de ses précédentes femmes/maîtresses/servantes et le poète quant à lui est un sodomite/incestueux et, ça va sans dire, la contessina est au milieu de cette affaire), espion involontaire entouré de dix-huit espions (au service des trois protagonistes du ménage), témoins de faits divers dit-on subversifs dont je préfère évidemment me taire faute d’être renfermé dans les geôles pontificales pour crimes politiques pour le reste de mes jours, correspondant avec les plus agaçantes nonnes de couvent – de véritables cerbères – et, pire, maintenant que Milord est parti, surveillant d’un zoo d’animaux de toutes les races et espèces… Deux singes, un renard, un corbeau domestique (qui boite), un faucon, un ibis, des chiens (dont un mastiff d’âge avancé, pauvre bête, à son temps le chouchou de Milord mais à présent tombé en disgrâce), des gros chats (très, très gras), un paon (déplumé), une corneille sans bec, un blaireau, un épervier… Cet hiver l’humidité romagnole me force même à réanimer les singes avec du vin, à les couvrir avec des couettes, à garder à vue la chèvre dans un panier en sachant qu’elle va mourir…

À Milord mes devoirs
Mes respects et plus encore.
Mais ses petits animaux
Me rendent fou.

Cette femelle horrible
Qui s’est arrachée le collier,
Reste toujours dans un coin,
A grincer les dents jusqu’au sang.

Je me rappelle de ses dents,
Je me souviens de sa fureur
Et maintenant je pense que
Je ne peux plus la faire sortir.

Pellegrino Ghigi, poème manuscrit, sans titre

6
Chemins de brume

Songé à un plan d’éducation pour ma fille Allegra qui devrait commencer bientôt ses études (Lord Byron, Lettres, 19 Janvier 1821)

Inventaire des objets appartenant à Mademoiselle Byron toujours existants, rédigé par Pellegrino Ghigi:
9 Draps/ 2 Couvertures blanches/ 1 Couverture en coton/ Et Une en laine
6 Serviettes / 11 Serviettes de table/ 5 Chemises de jour/ 4 de nuit
2 Jupes d’hiver/ 12 paires de chaussettes/ 1 Robe/ 1 Similaire blanche
3 En couleur/ 1 De voile/ 1 De saphir/ 3 Châles / 2 Gants de poil/ 1 En coton
2 Culottes/ 3 Bonnets de nuit/ 6 Mouchoirs blancs/ 3 Tabliers/ 4 Corsets de nuit
2 en maille/ 1 en maille de laine/ 1 Sac/ 1 Toile nouvelle en chiffon
1 Couvert d’argent/ 1 Canapé/ 1 Buffet/ 1 Petite table/ 1 Porte bassine / 1 Miroir/ Trois Chaises

Nous quittons de très bonne heure le palais, la mère supérieure nous attend avant la messe de huit heures. Marianna, la femme du charpentier, est avec nous, elle s’est occupée des affaires d’Allegrina, qui est assise à côté de moi, bouche bée, est-ce qu’elle comprend ce qui lui arrive ? Elle serre son poing contre ma main. Je sens ses petits doigts écartés, la palme de sa main d’enfant. Elle transpire un peu. C’est une sueur froide, comme l’humidité qui pénètre de l’extérieur. J’observe une de ses grandes poupées. Un nœud serre ma gorge. De notre voiture je fais confiance, en ce glacial mois de Janvier 1821, au cocher qui connaît bien ces routes secondaires. Un mur de brume nous entoure. Tout est blanc, comme dans un rêve on avance dans la forêt invisible au milieu des nuages. Je me laisse aller au rythme de la voiture, je ferme les yeux, quarante lieues nous séparent de Bagnacavallo. Je revois Allegra au palais courir après les bêtes, embrasser les chats, sortir avec la contessina en calèche ou lors du carnaval, malade au lit avec son père à côté en train d’écrire, à la campagne pour se remettre de la fièvre. Mais Monseigneur en a décidé autrement. Contre toute règle qui convient à son rang de Pair, il veut éduquer sa poupée en bonne catholique, dans un couvent, loin de sa mère. Elle sera la plus petite des pensionnaires.

7
Shelley

Je donne et lègue à Allegra Biron, enfant d’environ vingt mois, élevé par moi-même, et à présent résidente à Venise, la somme de cinq mille livres, que les exécuteurs lui payerons dès qu’elle aura atteint l’âge de vingt et un an, ou le jour de son mariage, à condition qu’elle n’épouse pas un natif de Grande Bretagne…

Testament de Lord Byron, 17 Nov. 1818

Dès son arrivée au couvent, elle ne reverra jamais plus son père. Aidée par les nonnes, elle lui écrira des brèves lettres d’enfant. Le mois d’août, Shelley, chez son père à Ravenne, lui rend visite. Elle est pâle, contemplative, disciplinée, elle récite les prières. Le reconnaît-t-elle, depuis ce long voyage qu’ils entreprirent ensemble trois ans auparavant ? Après quelques hésitations, elle semble se réanimer. Elle lui montre sa chambre, son petit lit. Interrogée, elle voudrait voir son père avec sa maman, mais laquelle ? se demande le poète… Sa vraie maman l’a quitté à Venise, elle ne la connaît plus. Peut-être elle pense à la comtesse. Ils quittent sa chambre, elle court partout, les nonnes la laissent faire, elle sonne leur cloche, elle se jette sur la pelouse, elle rit, joue à cache-cache, pour un instant le poète se croit encore là-bas, sur l’île, la plage blanche au printemps, en train de la faire balancer dans l’écume. Mais ce bonheur ne dure qu’un rien, et la douleur devient à nouveau insupportable. Comme dans une longue danse macabre défilant devant lui, resurgissent les noms de ceux qui furent et ne sont plus…

Une fille de Mary et Percy B. Shelley, de prénom inconnu, décédée trois heures après la naissance (22 Février 1814).

Clara Shelley (1817- 1818) fille de Mary et Percy B. Shelley, décédée à Venise.

William Shelley dit Willmouse (1816-1819), fils de Mary et Percy B. Shelley, décédé à Rome.

Elena Adelaide Shelley (1818-1820), fille naturelle de Percy B. Shelley. Née à Naples. Lieu de sépulture inconnu.

Harriet Shelley, née Westbrook (1794 ?-1816), première épouse de Percy B. Shelley. Retrouvée morte, suicidée à Chelsea, où elle logeait sous une fausse identité, en état avancé de grossesse. Mère de ses deux premiers enfants, Charles et Eliza Ianthe, dont Shelley perdit la garde et qu’il ne revit plus après son départ pour l’Italie.

8
Journal de Ravenne

Je vous assure, Monseigneur, que la mémoire de cet enfant qui incarnait des rares qualités de cœur et d’esprit vivra pour l’éternité dans cette maison. Moi-même, je suis inconsolable…

Lettre de Marianna Fabbri, mère supérieure du couvent de San Giovanni, adressée à Lord Byron le 30 avril 1822

Le 10 Avril je commence une longue correspondance avec les nonnes     Allegra est malade     elle a des fièvres elle se remet     on lui fait des saignées     la mère supérieure m’écrit tous les jours     il me faut des instructions plus détaillées sur comment payer les médecins il faut signer des lettres de change     je me rends moi-même au couvent pour vérifier les conditions de santé de l’enfant     on dirait maintenant qu’elle est hors de danger     le docteur Rasi reste à côté d’elle… Jeudi je suis encore à son chevet     elle a envie de causer elle me demande du fromage mou     on est tous autour de son lit moi les docteurs et Marmani le chirurgien     c’est une belle chambre les nonnes se pressent autour d’elle sans arrêt     Je ne manque pas de zèle ni d’attentions     puis     encore une inflammation     elle est assaillie par les oxyures     elle est faible dans mon affliction je lui dis que j’écris à son papa         En vain     peu après dix heures dans le silence             elle s’éteint : affection catarrhale     Je chancelle             Ce chagrin est insupportable     Je suis confus comment je vais me contenir ?     Les nonnes demandent déjà des dispositions pour le cadavre s’il faut l’embaumer         Je pense que oui     le temps que j’écrive à Milord...     J’ai déjà commandé un coffre de plomb et un autre pour l’intérieur en bois de chêne     attendant toujours les ordres de Monseigneur pour l’enterrement…         Je suis confus     je ne sais plus ce que j’écris                     De Pise Lega-Zambelli me fait part que Milord est affligé et inconsolable         Le cadavre     je remarque que Lega-Zambelli corrige ensuite avec le corps qui doit être transporté d’abord à Livourne chez M. Dunn qui s’occupera de le garder soigneusement dans une morgue ou dans son magasin et de l’expédier en Angleterre quand une embarcation sera disponible     Il me demande si je peux moi-même l’accompagner à destination             M. Dunn nous informe qu’un brigantin anglais devrait partir de Livourne le trente courant             le prix du transport d’un adulte (mort) est de cinquante guinées, d’un enfant la moitié…     Le corps est prêt déjà embaumé dans le cercueil     et j’ai oublié de dire aussi que j’ai commandé une urne séparée pour les régions et une autre encore pour le cœur…     Combien d’embarras     de pensées         de difficultés je surmonte au quotidien         sans aucun conseil ? Quelqu'un suggère que pour le dernier voyage du corps         je m’adresse au cardinal-légat et que je devrais informer chaque paroisse de frontière sur notre passage afin que les prêtres nous accompagnent… Au moins j’ai eu la permission de l’évêque de Faenza d’enlever le cadavre de Bagnacavallo     ils étaient tous là pour sceller le coffre le Gouverneur le Gonfalonier l’Archiprêtre     avec le procès-verbal en triple copie     Quant à l’acheminement de la caisse à Pise il y aura un religieux - mon beau-frère - pour l’accompagner     en attendant les instructions de Milord… J’attends aussi de Lega-Zambelli instructions sur les retards de payement de l’embaumeur Marmani et sur les difficultés que le convoi peut rencontrer en terre toscane             Le 29 avril 1822 : il est 22 heures     j’écris de l’auberge sur la route en attente du convoi qui partira demain matin mon beau-frère le prêtre est arrivé     j’ai le sentiment d’avoir accompli mon devoir, et même plus     maintenant il faut régler toutes les factures les nonnes les médecins le chirurgien le transport     il faudra aussi laisser des objets au couvent en guise de compensation     Je commence à respirer         j’aurai voulu accompagner le convoi mais d’autres ennuis me retiennent ici         dix jours sont passés du départ du convoi     enfin     on est le 11 Mai ils sont rentrés     fatigués     mortifiés de ne pas avoir été reçus par Monseigneur     et moi aussi je suis vexé faut-il le cacher ?     Je sollicite encore Lega-Zambelli pour les factures     le temps presse surtout maintenant que les voyageurs sont rentrés de la mission...     J’avais raison et je ne m’en réjouis pas encore les factures impayées…     Marmani a porté plainte parce que Milord n’a pas réglé l’embaument de Mademoiselle Allegrina il demande pour son travail cent louis et cent cinquante écus                 rancunier     il écrit que sa technique rend ses momies éternelles     et maudit l’ingratitude de Milord qui ne lui reconnait même pas les heures passées à côtés de l’enfant pendant sa maladie     J’ai honte pour Monseigneur     je presse poliment Lega-Zambelli de régler les factures en particulier celles des médecins     qui attendent depuis trois mois… je crains pour moi aussi … que Marmani puisse me poursuive faute de régler les comptes     je suis assiégé par les créanciers moi aussi je dois être remboursé des dépenses         on murmure que Milord et tout son clan sont déjà en voyage     vers la Suisse ou l’Amérique ou Gênes… toutes les promesses de remboursement de Milord qui m’avait confié ce corps     encore de son vivant… je commence aussi à douter de Lega-Zambelli     qu’est-ce qu’il relate à Milord ? Fatigué     je rédige les listes des frais que j’ai avancés à la pharmacie pour l’embaument d’Allegrina (vinaigre myrrhe aloès, clous de girofle noix de muscade cannelle alun soufre sel poudres de radis herbes fleurs huile de rose) et l’impôt payée pour le procès-verbal de l’enlèvement du cadavre de Mademoiselle     et enfin les factures avancées pour les dépenses au couvent avant son décès…

Requiescat in pace

Alba Allegra Byron, dite Allegra ou Allegrina (12 janvier 1817 – 19 Avril 1722), fille naturelle de Lord G. Byron et Claire Clarmont, demi-sœur de Mary, épouse de Percy B. Shelley. Née à Bath et décédée dans le couvent de San Giovanni à Bagnacavallo près de Ravenne, d’une fièvre typhoïdique. La dépouille, rapatriée en Angleterre, devait être enterrée dans l’église de Harrow comme son père souhaitait mais le vicaire lui refusa l’enterrement dans l’église en tant qu’enfant naturel et elle repose depuis sous un arbre non identifié dans le jardin adjacent.

George Gordon Noel Byron (Lord), (22 Janvier 1788 - 19 Avril 1824), poète. Né à Londres, décédé à Missolonghi (Grèce). Le retour de son corps en Angleterre suscita une grande émotion populaire, cependant la sépulture digne des grands poètes à Westminster Abbey lui a été refusée. Un long cortège funèbre accompagna son cercueil jusqu’à la crypte de famille dans l’église de Hacknall Torkard dans le Nottinghamshire, lieu où il a été enterré contre sa volonté. Le 15 juin 1938 le corps de Lord Byron a été exhumé. L’inspection dans le caveau localisa une urne séparée du cercueil contenant le cœur et le cerveau du poète extraits lors de la dissection effectuée en Grèce juste après son décès. Après une longue journée de travail rendue difficile par les conditions insalubres du caveau, à minuit, à la lumière des torches, les inspecteurs réussirent à ouvrir le cercueil du poète, qui parut vandalisé. Les observateurs se réjouirent de retrouver les restes du poète parfaitement conservés, sans signes de décomposition. Seules remarques, les trous provoqués par les extractions de certains organes lors de l’autopsie effectuée en Grèce, ainsi que son pied droit, qui gisait mystérieusement détaché au fond du cercueil. Son sexe, remarquaient avec stupeur les présents, était d’une taille extraordinairement anormale.

Percy B. Shelley (4 Août 1792 - 7 Juillet 1822), poète. Shelley emmena Allegra à Venise chez son père et lui rendit visite dans le couvent de Bagnacavallo. Noyé en Italie lors d’une tempête sur son bateau Don Juan dans le Golfe de la Spezia, son corps fut rendu par la mer sur une plage dix jours après sa disparition. Comme surpris par la tempête en train de lire, un recueil de poèmes de John Keats retrouvé ouvert dans sa poche permit de reconnaître les restes du cadavre. Un feu de bois sur la plage dispersa à toujours ses restes putréfiés. Une controverse se déclencha sur qui devait garder son cœur. Finalement Byron se résolut que c’était Mary, son épouse qui le garda dans une copie de l’Adonis jusqu’à sa mort en 1851. Les cendres de Shelley reposent dans le cimetière protestant de Rome.

Jane Godwin (1799-1879) demi-sœur de Mary Shelley et mère d’Allegra Byron, sa fille unique, qu’elle quitta pour toujours à Venise en 1818 à la fin du voyage entrepris avec Mary et Percy Shelley. Des sources estiment que de la longue et ambiguë relation qu’elle eut avec Shelley, naquit une fille, Elena Adelaïde, décédée en 1820. Connue comme Clare ou Claire Clairmont, après avoir vécu en Italie et à l’étranger comme gouvernante, elle a été enterrée après sa conversion au catholicisme dans le cimetière de Bagno a Ripoli près de Florence. D’après l’inscription funèbre sur sa tombe : «Elle a passé sa vie dans la souffrance, et expia non pas seulement ses fautes, mais aussi ses vertus ».

Elena Taddia – Eté 2010

Alba Allegra Byron Tombe d'Alba Allegra Byron

Bibliographie sélective

Manuscrits :

British Library, Zambelli Papers, Add. 46.873-83-85-89-91-92-93-95-97-98-99-100-102-103-106-109-111-113-140-141-143-147-148-153-156-158-159-160-161-176-177.

Sources imprimées :

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