Vincenzo Campi, Cuisine, vers 1580, huile sur toile, 145x220 cm, Milan, Pinacoteca di Brera
Il existe un rapport dialogique entre la Cuisine, peinture de Vincenzo Campi, et toute une littérature dont le thème, les sujets et la forme sont en lien avec les préparations culinaires, les ustensiles de cuisine ou les aliments. Outre les fables d’un Straparola, proches des contes populaires et réalistes de tradition orale, l’Italie voit apparaître, au Cinquecento, l’écriture macaronique amalgamant onomatopées, mots imaginaires, latin et dialectes. À cette écriture, qui naît sous la plume d’auteurs essentiellement septentrionaux, s’ajoute une vaste production littéraire ayant trait à la nourriture ainsi que des comédies plurilingues où les langues dialectales, le plus souvent le padouan et le bergamasque, mettent en scène des personnages affamés ou repus.
Parmi les auteurs d’une littérature ayant trait à l’aliment, le poète Teofilo Folengo connu sous le pseudonyme de Merlin Cocaïe1, écrit son Baldus à partir de 1517. L’ultime version du texte, la quatrième rédaction, ne sera publiée qu’en 1552, à titre posthume. Le succès de l’ouvrage fut immense, en Italie tout d’abord, avec Anton Francesco Doni dont la Zucca de 1551 trouve son titre dans un épisode de Baldus, puis dans toute l’Europe, avec en France, François Rabelais qui reprend, dans ses Pantagruel et Gargantua, la trame, certains personnages et la thématique alimentaire de Folengo.
Outre le boire et le manger, centres de gravité du Baldus, l’originalité essentielle de ce texte réside dans son écriture, fondée sur la langue artificielle, inexistante et théoriquement impossible qu’est le latin macaronique. Le latin macaronique de Folengo est une langue nouvelle, originale, construite avec des éléments de provenances diverses, latines mais surtout dialectales. Pour écrire son Baldus, Folengo procède dans deux directions, partant soit du latin, soit du vulgaire, que ce soit du vulgaire littéraire, du vulgaire parlé par les gens cultivés ou du vulgaire dialectal. S’y ajoutent des mots tirés de langues étrangères comme l’allemand, le grec, l’espagnol ou l’albanais et des onomatopées. Comme l’écrit Ugo Enrico Paoli2, « l’art macaronique n’opère pas seulement au niveau du vocable : le pulmentum (le ragoût) ne s’obtient pas seulement par l’assemblage d’une racine et d’un suffixe, mais par l’insertion d’un mot d’origine dialectale dans une tournure recherchée, par l’introduction des modèles les plus divers dans la structure du poème et par la contamination entre elles des différentes structures ».
En ce qui concerne la forme, le texte de Folengo commence par l’invocation aux Muses à l’instar des grands modèles épiques. « Par certains aspects formels, écrit Ugo Enrico Paoli, tels que le vers, le Baldus peut faire penser à Virgile, par les aventures qu’il raconte et par ses personnages il rappelle les poèmes chevaleresques, le genre narratif dominant à l’époque »3. L’histoire se poursuit par les amours de Guy et Baudouine qui conduisent à la naissance du héros Balde (Baldus). Le caractère traditionnel du texte s’estompe lorsqu’au cinquième livre, l’auteur abandonne son héros en prison, et cela, pendant cinq livres, pour suivre les aventures de divers vilains et vagabonds. La plus étonnante de ces historiettes est celle qui raconte comment Jean-Bel (Zambellus) demi-frère de Balde vend, sans le savoir, des excréments pour du miel. Au onzième livre, Balde sort de prison et s’embarque sur les mers à la recherche de Guy, son père. L’aventure se termine après maintes batailles et péripéties lorsque Balde et ses compagnons s’introduisent dans une grosse citrouille, au vingt-cinquième livre.
Mais parcourons l’invocation des Muses située au début de l’épopée. Elles y sont décrites dans un pays fait de substances alimentaires :
[…] Là nous avons passé des Alpes faites de fromage, du tendre, du plus dur et aussi du moyen. Croyez m’en, car j’en jure et je ne saurais dire une seule menterie pour tout ce que la terre recèle de trésors, là on voit dévaler de profonds fleuves de brouet, qui forment un lac de soupe et un océan de ragoûts. Là on voit aller et venir mille radeaux, barques et tartanes maniables faits de pâte à tourte, d’où les Muses lancent lignes et filets maillés de saucisses et de tripes de veau, pêchant gnocchi, beignets et croquettes dorées. […] Là sont des coteaux de beurre tendre et frais, où jusqu’aux nuages fument cent chaudrons pleins de raviolis, macaronis, tagliatelles. Ces nymphes habitent là, sur la cime élevée du mont, et raclent le fromage avec des grattoirs percés. Les unes s’affairent à pétrir des gnocchi tendres qui roulent tous ensemble dans le fromage râpé et, dégringolant du haut en bas de la montagne, deviennent aussi gros que bedaine de tonneau. […] On en voit d’autres, tranchant la pâte, qui remplissent cinquante plats de très larges tagliatelles et de grasses lasagnes. Et d’autres, quand la poêle gargouille sur une flambée trop forte, tirent de côté les tisons et soufflent dedans, car un grand feu de brouet saute hors de la marmite4 .
En ouvrant le récit sur la célébration de la bonne chère, Folengo signale, bien évidemment, son intention burlesque. Comme l’écrit justement Michel Jeanneret, c’est aussi « assigner ainsi à la lecture un horizon d’attente facile à identifier. Nourriture et boisson s’inscrivent dans des registres générique et stylistique traditionnellement vulgaires ; les associer à l’invocation des Muses ou à la topique de l’épopée […] c’est déclasser le haut par le bas et bousculer la hiérarchie des valeurs »5. La métaphore des Muses nourricières est, ici, prise au pied de la lettre et l’inspiration du poète liée directement aux plaisirs du ventre. L’aliment accompagnera chaque personnage et en particulier Balde tout au long du texte. La fonction nutritive de l’aliment y possède un rôle civilisateur qui permettra à Balde de réaliser l’ensemble de ses faits héroïques.
Mais continuons la lecture de l’ouvrage de Merlin Cocaïe. Après l’invocation aux Muses, l’histoire commence véritablement, avec les hauts faits du valeureux Guy, premier héros du royaume de France. Un banquet est offert en son honneur à l’occasion du tournoi qu’il vient de remporter :
On prépare aussitôt le royal banquet, et là où retentissent mille tâches cuisinières, dans les murs graisseux s’ouvre une porte enfumée au seuil sans cesse dégouttant d’une bouillie malpropre. De l’intérieur, montent au nez des odeurs de rôtis et bouillis, dont l’envie n’aiguise pas qu’un peu l’appétit. Là sont plus de cent marmitons sous les ordres des cuisiniers : les uns apportent le bois, d’autres le coupent, d’autres le disposent sous les chaudrons, marmites et poêlons mis à chauffer. Qui égorge le porc, qui tord le cou aux poulets, qui leur arrache les tripes de la panse, tandis qu’un autre les dépouille, qui plume les chapons morts avec de l’eau bouillante ; qui cuisine dans leur peau des têtes de veau, qui embroche des porcelets sortis à peine du ventre de la truie, le nez de l’un fiché au cul de l’autre, et aussi les garnit au moyen d’une lardoire à pointe [...]. Cinq meules à broyer dans le creux des moulins ne cessent de rouler en mille tours rapides : il en coule de la sauce aux amandes et de la poivrade. Celui-ci retire du four un gras ragoût de viande, le poudre de cinname pilé en sachets de Venise. Un autre tire du chaudron des chapons bouillis, les dépose au fond d’un grand bassin ventru, les asperge de gouttes d’eau de rose et de sucre broyé, et pose par-dessus un pot rempli de braise. Mais que vous ennuyé-je de si longues sornettes ? On prépare un festin à réveiller les morts et leur faire quitter leur trou, la bière au cul6.
Si l’abondance règne dans ce passage, c’est grâce aux cuisiniers qui transforment les substances brutes en plats préparés. Les mets préférés sont aussi les plus apprêtés : canetons dans leur brouet jaune sur lequel sont étalées des lasagnes, ragoûts de viande poudrés de cannelle pilée ou rôtis de chapons mijotés avec eau de rose et sucre broyé. C’est autour des fourneaux que les cuisiniers transforment la nature en culture. « […] les mets intéressent moins comme produits finis que saisis dans leur processus de fabrication. Autant de consommation, il s’agit, dans le Baldus, de cuisine » écrit Jeanneret7. Précédant la scène du banquet, l’ingestion et la dégustation alimentaire qui l’accompagnent, c’est la création culinaire qui importe ici. Au-delà, dans cette scène de cuisine, de la préparation culinaire et des mélanges alimentaires, jaillissent les alchimies verbales constituant les ingrédients qui nourrissent l’idiome spécial de l’Italien. S’apparentant au mélange culinaire, l’écriture de Folengo se transforme, s’amalgame et constitue un mélange linguistique ; le latin macaronique est aussi appelé « latin de cuisine ».
Ainsi « à partir de bases morphologiques, syntaxiques et lexicales latines, il opère une série de contaminations par d’autres prélèvements dans d’autres systèmes linguistiques : toutes les licences du latin vulgaire, bien sûr, mais aussi, empruntés à l’usage contemporain, des tournures italiennes, des expressions dialectales, des maniérismes professionnels, des locutions populaires […]. Sur des schèmes et des morphèmes familiers, librement adaptés et combinés, il crée une série inépuisable de néologismes et de barbarismes » écrit Jeanneret8. Ce mélange engendre des formes linguistiques qui ne sont pas moins voluptueuses et enthousiasmantes que la confection d’une sauce. L’écriture de Folengo s’invente peu à peu, avance sans jamais s’immobiliser en un système fixe, le phrasé n’est jamais le même comme une sauce à laquelle l’ajout d’un nouvel ingrédient modifie sensiblement l’aspect et le goût. Les ressources de la création lexicale, de la fantaisie grammaticale et le renouvellement des dosages syntaxiques rappellent des moments de la préparation culinaire. Avant Teofilo Folengo, le plus grand poète macaronique, Tifi Odasi donnait la définition étymologique de sa poésie en proposant rien de moins qu’une recette pour la confection des macaronis : « Cet art poétique est appelé art macaronique, terme venant des macaronis, lesquels macaronis sont un certain plat de farine, fromage et beurre mélangés, épais, grossier et rustique »9. Folengo s’inscrit bien sûr dans la tradition de l’écriture macaronique mais s’en détache par l’importance qu’il donne au latin. Les formes latines offrent des structures morphologiques, syntaxiques et surtout métriques que l’auteur exploite.
Mais revenons au cours de l’histoire car, si au niveau de l’écriture, le texte de Folengo peut être assimilé à une préparation culinaire en cours d’élaboration, au niveau du récit, la nourriture gouverne les héros et circonscrit les épisodes. Tombé sous le charme de Baudouine, la fille du roi, Guy l’enlève pour fuir en Italie. Après une longue errance, les deux fugitifs s’arrêtent à Cispade, un faubourg de Mantoue, où un vilain, Bertin, les accueille. C’est l’occasion pour Merlin Cocaïe de décrire la préparation d’un souper chez l’hôte. Baudouine aide Bertin à la besogne, rejointe par Guy :
Elle dégante ses mains de neige, et découvre ses bras blancs et faits au tour, prend le couteau, écaille ces poissons, jette les déchets ; puis elle arrache la peau aux grenouilles, comme si elle arrachait des braies. Guy ne put se retenir de rire aux éclats, de voir avec quelle ardeur une femme si illustre s’empresse ainsi de faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Guy s’y met aussi :
Il ramasse d’abord quelques brins de paille, répandus çà et là par terre dedans et dehors, il ratisse quelques brindilles sous le cul noir de la marmite, et fait bouillonner la grasse bouillie de mil ; afin toutefois qu’un si grand feu ne flambe pas en vain d’un coup, il met sur la flamme, avec assez peu d’adresse, une poêle, et fait bouillir de l’huile pour frire le poisson. […] Il se protège de la main tantôt le front, tantôt les jambes, tantôt les yeux : il essuie son front qui ruisselle à cause du feu ardent ; il cache ses jambes, que trop de chaleur cuit ; il frotte ses yeux noyés de larmes par trop de fumée ; il mouche aussi dans un mouchoir son nez qui coule fréquemment, et se voit obligé de maudire le bois vert. Elle, riant davantage, s’en amuse grandement10.
En transformant Baudouine en cuisinière écaillant du poisson et Guy en cuisinier transpirant et se mouchant auprès du feu qu’il vient d’allumer, l’auteur accentue le caractère burlesque de son texte. La hiérarchie des valeurs est bousculée lorsque les deux nobles héros endossent les rôles de cuisinière et cuisinier. Sans renier le registre bas ni atténuer la puissance du plaisir des sens, Folengo fait évoluer ses héros dans un monde peu hiérarchisé où le matériel ne s’oppose pas au spirituel, le vulgaire n’est pas contraire au sublime, le bas se mêle au haut tandis que comique et sérieux se convertissent l’un en l’autre.
Guy confie Baudouine à Bertin, chez qui elle donnera naissance à Balde. L’enfant grandit dans la chaumière du vilain en croyant en être le fils. À l’âge adulte, Balde trouve son antagoniste en la personne du tyran de Mantoue, Grandmaraud qui, après l’avoir enfermé en prison, sera tué par notre héros. Après nombre de batailles et de rencontres, l’histoire s’achève par l’aventure souterraine de Balde et de ses compagnons au royaume des sorcières. Le petit groupe d’aventuriers se retrouve, à la fin du récit, dans une grande citrouille peuplée de damnés :
Une citrouille légère, vide à l’intérieur et semblable à un grelot, dans laquelle les graines sèches tintent de-ci de-là, avec raison des astrologues, des chanteurs et des poètes, est la demeure ; car, comme la pierre jetée en l’air revient vers la bas et comme le feu tend par lui-même vers le ciel empyrée de même ce qui est léger se mêle aux choses légères et les choses vaines aux vanités11.
Du début, avec l’invocation aux Muses cuisinières, à la scène finale, qui se déroule dans un légume, l’alimentation est l’élément central du texte de Merlin Cocaïe. L’écriture ainsi que la narration mélange tous les registres avec, pour la première, l’utilisation du latin et du dialecte, et pour la seconde, l’usage du mode bas et comique pour conter des exploits héroïques.
Ce n’est que quelques décennies après la parution de l’ultime version du Baldus que Vincenzo Campi réalise sa Cuisine. Il peint sa composition au contenu alimentaire dans une optique proche, selon nous, de celle de l’auteur mantouan. Nous l’avons vu, l’ustensile de cuisine dans l’œuvre de Campi possède un contenu sexuel et comique. L’aliment y possède les mêmes dimensions ; or, limité à ces deux fonctions, l’aliment ne serait qu’un simple repoussoir, subordonné à un dessein parodique. Comme dans l’œuvre littéraire, il a un pouvoir de séduction qui réside sur son ambivalence. Le ventre reste trivial mais si le thème alimentaire perturbe le système générique, c’est qu’il échappe au dualisme figé et antinomique du matériel contre le spirituel, du vulgaire contre le sublime, du bas contre le haut, du comique contre le sérieux. À l’instar de Folengo, Campi a choisi le thème de la préparation culinaire pour l’aptitude que possède l’aliment à absorber les oppositions, à convertir les antagonismes traditionnels en accords qui trouvent leurs bases dans le plaisir des sens.
C’est par le biais de l’aliment que Folengo narre des épisodes burlesques, grossiers et scatologiques. Cet emploi répond à l’échelle des valeurs traditionnelles où le bas est le domaine de la nourriture et de son ingestion, du ventre et de la digestion, de l’évacuation et de l’excrément. Dans cette logique hiérarchique, l’auteur associe les thèmes grossiers à des dialogues rustiques prononcés par des vilains ou des rustres. Le lexique le plus typiquement rustique qui apparaisse dans Baldus est celui utilisé dans les cinq livres durant lesquels Balde est en prison. Une des aventures les plus caricaturales est celle, au septième livre, du fils de Bertin, Jean-Bel qui, sans le savoir, vend des excréments pour du miel. Les dialogues de cette histoire ne sont que quiproquos incessants entre les mots merde et miel. Le bergamasque est convié, ici, pour les dialogues à la fois dans l’utilisation de certains mots précis et à la fois dans la construction de ce dialecte septentrional.
Dans l’image peinte, Campi associe le contenu sexuel et comique de l’aliment à une domesticité féminine évoluant au sein d’une cuisine qui n’est pas celle d’une demeure aristocratique, ni celle d’ailleurs d’une masure de paysan. Avec sa Cuisine, l’artiste semble dépeindre un monde proche de celui créé par Folengo. Un monde empreint de matérialité et régi par les plaisirs de la bouche où évoluent Guy, Baudoine, et Balde. En revanche, avec son tableau les Mangeurs de ricotta, Campi remet à l’honneur la hiérarchie traditionnelle qui associe le bas, le vulgaire et le grotesque à la nourriture ingérée, digérée et évacuée. Dans son texte, Folengo utilise cette logique hiérarchique lorsqu’il abandonne Balde en prison et narre les aventures grossières et scatologiques de rustres durant cinq livres.
Dans son texte, Folengo unit les mots d’origine latine et ceux d’origine dialectale à l’image d’une société italienne où « les mots du cabinet de travail se mêlaient à ceux de la place, des éléments de l’imaginaire populaire entraient dans les poèmes qui divertissaient la cour, et des motifs de la rue étaient utilisés dans les compositions de musiciens de la grande salle ducale. Cette intercommunication, Folengo l’exaspère au moment même où elle disparaît » écrit avec justesse Ugo Enrico Paoli12. Dans Baldus, l’auteur unit ce qui est en train de se séparer et de s’opposer peu à peu dans la littérature, les arts et la société italienne. Vincenzo Campi appartient à cette génération d’artistes et d’écrivains qui, au tournant des années 1580, continue à mélanger les modes artistiques, pour les premiers, les styles littéraires, pour les seconds, et prône l’hétérogénéité dans l’invention.
Par sa nouveauté et son originalité, le Baldus de Merlin Cocaïe sera important pour des artistes comme Vincenzo Campi et des auteurs comme le Florentin Doni. Les membres de l’Accademia della Valle di Blenio, dirigée pour un temps par Giovan Paolo Lomazzo, revendiqueront, nous le verrons, l’ascendance de Folengo.
Les peintures de Campi, Passerotti et Carracci sont à rapprocher de toute cette littérature extravagante et grotesque ayant trait à la cuisine ou à l’aliment. En ce qui concerne l’essayiste et poète italien, Anton Francesco Doni, la lignée avec Teofilo Folengo est directe puisqu’un de ses textes, daté de 1551, s’intitule : La Zucca - La Citrouille. Ce titre trouve son point de départ chez l’auteur mantouan puisque l’action du dernier livre du Baldus se situe justement dans une citrouille géante. Le thème alimentaire et son traitement burlesque abordés dans La Zucca se retrouvent dans I Marmi - les Marbres, un autre ouvrage d’Anton Francesco Doni. Paru en 1553, I Marmi est un recueil de nouvelles plus ou moins longues s’apparentant parfois à des facéties, des bons mots ou des dictons populaires. Quotidienneté et domesticité résument la vie de la population florentine. La nourriture entretient la vie mais creuse aussi les inégalités entre les personnes. Dans les Marbres, le thème alimentaire anime la nouvelle racontant l’histoire d’un jeune homme qui feint d’être malade et fait passer sa tante pour folle afin de s’emparer de son bien. Dès le début du texte, l’auteur utilise un lexique culinaire :
Pour moi qui suis épais comme l’eau des macaronis, je vous en raconterai une, en grosse " nouille " que je suis. Je n’ai pas emprunté ce mauvais tour à l’" Histoire macaronique ", mais je l’ai joué moi-même à une tante qui m’est vaguement cousine, nièce d’un de mes gendres et fille d’un frère de mon beau-frère13.
L’histoire est basée sur la préparation d’une quantité extravagante de gnocchis par la tante à la demande du neveu pour accélérer, selon lui, sa guérison :
" Je voudrais des gnocchis, ma tante. " Elle courut aussitôt, et en un clin d’œil m’en fit une petite assiette. [...] je me mis à la supplier " Ma chère tante, ma bonne tante, de grâce, faites-m’en un plein boisseau. Pauvre de moi, je suis guéri si vous me faites un boisseau de gnocchis. " […] Ma pauvre tante ! Pensez qu’elle en remplit des assiettes, des écuelles, des cuvettes, des marmites : tout ma chambre était pleine de gnocchis14.
L’histoire s’accélère lorsque le neveu demande à sa tante de lui hurler dessus et de le menacer pour qu’il mange :
" Voilà qui me ramène à la vie ! Oh, ma chère tante, soyez bénie ! Mais je n’en mangerai plus si vous ne me grondez pas et ne me dites pas des injures. " Elle se mit alors à me crier " Gredin, fainéant, crapule, grand couillon, fils de vache, mange ces gnocchis, sinon je t’assomme ! "15
À ces menaces, le jeune homme appelle au secours et pleurniche devant témoins :
" Oh, pauvre de moi, je vais mourir et ma tante est devenue folle et elle a fait tous ces gnocchis, et puis elle s’est armée comme vous le voyez, et si je ne les mange pas, elle veut me tuer : hélas, pauvre de moi, hélas ! " Aussitôt, la foule se saisit d’elle, car dans sa colère ma tante faisait tant de folies et disait tant de grossièretés à moi et à tout le monde que vous en seriez restés abasourdis. […] on la ligota bel et bien. […] Je la fis passer pour folle. Je m’emparai de son bien. Je me mis à faire ripaille : je partis à l’armée, et je fis et je dis, et je dis et je fis absolument tout ce que je voulus16.
Bien qu’il n’ait écrit qu’une seule comédie, Lo Stufaiolo17, Anton Francesco Doni révèle dans La Zucca et I Marmi son intérêt profond pour le théâtre. Le dialogue est, de fait, l’expression qui convient le mieux à sa pensée ouverte, spontanée et polémique. Sa prose, avec ses locutions, ses proverbes, ses diatribes semble être une prose parlée, faite pour être lue à haute voix ou déclamée sur les planches d’un théâtre. Dans I Marmi, Doni illustre tous types d’hommes dans leur grandeur et petitesse, leur vertu et vice, haut et bas, ordre et chaos comme l’incarnent les comédiens du théâtre.
Teofilo Folengo eut une forte importance pour les auteurs des générations suivantes ; le Tourangeau François Rabelais et le Florentin Anton Francesco Doni en sont de dignes successeurs. Nous allons découvrir que les membres de l’Accademia della Valle di Blenio, créée à Milan en 1560, revendiquent cette ascendance.
En Italie, la présence et le rôle des confréries littéraires ou artistiques sont essentiels. Durant la seconde moitié du Cinquecento, une multitude d’académies regroupent soit uniquement des artistes, soit des individus de divers horizons. Depuis les années 1530, ces sociétés italiennes connaissent des transformations dans leur structure et leurs caractères. Alors que ces transformations se mettent en place dans des académies « sérieuses » comme l’Accademia degli Umidi à Florence ou l’Accademia della Virtù à Rome, dédiées à la philosophie, à la littérature ou aux problèmes scientifiques, elles suscitent la création d’« anti-académies » engagées dans des programmes burlesques et régies par des statuts souvent loufoques. C’est le cas de l’Accademia dei Ortolani à Plaisance, de l’Accademia dei Vignaiuoli à Rome et de l’Accademia della Valle di Blenio à Milan.
Anton Francesco Doni faisait partie, en 1543, de l’Accademia dei Ortolani – Académie des Jardiniers – dont chaque membre possède un surnom emprunté aux fruits et aux plantes potagères ; Doni y était surnommé Seme - Semence. Dissoute à Plaisance en 1545, la confrérie semble renaître à Rome sous le nom de l’Accademia dei Vignaiuoli18 – Académie des Vignerons – où les membres conservèrent leurs surnoms de fruits et de légumes : Agresto, Fungo, Carota et Cardo – Agreste, Champignon, Carotte et Carde. Au début du texte I Mondi de Doni, il est question d’une académie : celle précisément des Vignaiuoli de Rome. Outre le texte de Doni, d’autres sources écrites témoignent de l’existence de ces « anti-académies ». C’est le cas des Vite de Giorgio Vasari. Dans la seconde édition de ses biographies, l’auteur décrit l’organisation d’une d’entre elles : la Compagnia del Paiuolo – Confrérie du Chaudron. Les banquets organisés régulièrement par ces sociétés d’artistes en sont un des fondements :
Dans ses appartements à la Sapienza se réunissait un groupe de gentilshommes appelé la Confrérie du Chaudron ; leur nombre était limité à douze. […] Chacun des douze pouvait amener jusqu’à quatre compagnons à certains de leurs dîners et divertissements. […] Un soir où Giovanfrancesco recevait la Confrérie du Chaudron, il dressa le festin dans une immense cuve transformée en chaudron, et les invités paraissaient être plongés dans l’eau ; au centre il y avait la ronde des plats, et l’anse du chaudron montait jusqu’au plafond, jetant au milieu une belle lumière permettant aux convives de se voir […]. À ce banquet, Rustici offrit un pâté en forme de chaudron dans lequel Ulysse plongeait son père pour lui rendre sa jeunesse ; les deux personnages étaient réalisés avec deux chapons bouillis que l’on avait accommodés en leur donnant une forme humaine à l’aide d’accessoires tous comestibles. […] Spillo présenta pour son dîner un serrurier réalisé dans une grosse oie ou volaille de ce genre, avec tous les outils nécessaires pour réparer le chaudron si besoin était. Domenico Puligo, d’un cochon de lait, fit une servante avec sa quenouille gardant une couvée de poussins, supposée être utile pour faire la vaisselle du chaudron. Robetta métamorphosa une tête de veau parée de graisse en enclume destinée à l’entretien du chaudron, plat d’une succulente beauté aussi réussi que tous les autres que l’on ne peut énumérer. Des dîners semblables, ils en firent beaucoup19.
Vasari poursuit en présentant la Compagnia della Cazzuola – Confrérie de la Truelle, fondée sur le modèle de la Confrérie du Chaudron, et qui organise, elle aussi, de nombreux repas, comme celui simulant la construction d’un édifice avec :
[...] des lasagnes et du fromage blanc sucré pour la chaux, du fromage épicé et poivré pour le sable, des dragées et quartiers de pâtes feuilletées pour le gravier. Briques, carreaux et tuiles, portés dans des paniers et sur des civières, étaient faits de pain et de galettes […]. Ensuite les manœuvres présentèrent une grande colonne enveloppée de tripes de génisse cuites : ils la défirent et distribuèrent le bouilli de génisse, les chapons et autres ingrédients qui la composaient, gardant pour eux la base en parmesan et le merveilleux chapiteau fait de morceaux de chapons rôtis et de tranches de génisse, avec une cimaise de langues20.
Le biographe finit, enfin, en décrivant un dernier repas, le banquet infernal organisé par Matteo da Panzano regroupant des mets ayant :
[...] l’apparence de bêtes horribles et répugnantes, mais l’intérieur, sous une affreuse enveloppe de pâté, contenait des mets variés d’une extrême délicatesse. La croûte, dis-je, donnait l’illusion de serpents, couleuvres, gros et petits lézards, tarentes, crapauds, grenouilles, scorpions, chauve-souris et autres bêtes semblables, mais l’intérieur recelait une chair succulente. […] En guise de fruits et de desserts, on sema des ossements de morts pour toute la table ; le tout était en sucre21.
Chacun des banquets décrits sont de véritables mises en scène où les mets nouent l’intrigue et la vaisselle en est le décor. Dans tous les cas, les registres se brouillent : les animaux les plus répugnants deviennent des mets délicats, des saynètes sont jouées par des cochons de lait ou des volailles rôties et les mangeurs prennent la place des aliments dans un grand chaudron.
L’Accademia della Valle di Blenio, appelée aussi Accademia de Vall de Bregn, possède sensiblement les mêmes procédures que l’Académie des Vignerons pour ses hommages rendus à Bacchus22 et organise régulièrement des banquets23 à l’instar de la Confrérie du Chaudron. Son activité consiste en une production littéraire et artistique particulière se réclamant, tout à la fois, d’une tradition littéraire dans la lignée des écrits de Folengo, d’une tradition folklorique par un intérêt certain pour les dialectes nord italiens et d’une autre picturale en lien avec les créations grotesques de Léonard de Vinci. La nourriture est un des thèmes chers aux membres de l’académie.
Fondée à Milan en 1560, cette académie tire son nom d’une vallée pittoresque de la haute Lombardie, le Val di Bregno ou la Vallée de Blenio24. Ce site est préféré aux autres vallées pour son dialecte : une langue bergamasque particulièrement rustique25 à la base de la langue officielle de l’académie. Tandis que les membres peuvent écrire en italien, tous doivent être en mesure de parler en bergamasque mais un bergamasque réélaboré et stylisé dans une langue plus raffinée que le dialecte rocailleux d’origine. Les écrits des membres de l’académie sont, eux aussi, ostensiblement dialectaux, populaires, transgressifs, regroupant souvent plusieurs langues.
Les membres de l’académie sont artistes, écrivains, physiciens, astrologues, courtisans, personnalités plus ou moins respectables. Chacun a un surnom et possède une place précise dans une pointilleuse hiérarchie. Par certains aspects, la langue parlée par les membres de l’Accademia della Valle di Blenio devait s’apparenter à celle que Folengo attribue à Jean-Bel, dans son Baldus. D’ailleurs, les membres de l’académie revendiquent dans Rabisch, un recueil de poèmes qu’ils ont écrit ensemble, l’ascendance du texte de Merlin Cocaïe. Certains spécialistes26 ont noté que Folengo est évoqué dès le début du recueil, par une citation dans le poème Origen e fondament dra Vall de Bregn où est honoré un certain Smerlign Cocalia, nom dérivé en langue de l’académie, du nom Merlin Cocaïe. De même, plus loin dans le recueil, un texte est signé par un certain Barba Tognazzo, nom emprunté à Barba Tognazzus qui, dans Baldus, est la figure possédant la plus grande autorité civique et morale de Cipada. Outre le nom de certains compères, la langue de l’académie proche du latin macaronique et la revendication de l’ascendance de Merlin Cocaïe dès le début du Rabisch, des thèmes sont communs au Baldus, aux poésies du Rabisch et aux œuvres graphiques et picturales de certains membre de l’académie milanaise.
Depuis l’année de sa fondation, l’Accademia della Valle di Blenio, regroupe des artistes : citons, Aurelio Luini sous le nom de compà Lovign, ou le sculpteur Annibale Fontana dénommé compà Ribeved. Le peintre et graveur Giovanni Ambrogio Brambilla occupe, dès 1560, la charge de Gran Canceliere – Grand Chancelier – sous le nom de compà Borgnin. C’est cet artiste qui nous intéresse car, si dans Rabisch, Brambilla se présente comme un habile auteur de compositions littéraires, il continue son activité artistique à Milan jusqu’en 1579, année de son départ pour Rome. Une des œuvres gravées de Giovanni Ambrogio Brambilla est particulièrement intéressante pour notre propos, surtout dans un rapprochement avec la Cuisine de Vincenzo Campi.
Giovanni Ambrogio Brambilla, Cuisine du repas de noce de « Jean Tripe », 1583, cuivre, 171x277 mm
Rome, Biblioteca e Raccolta Teatrale de Burcado
En 1583, la Cucina per il pasto de Zan Trippu quando prese moglie – Cuisine du repas de noces de Jean Tripe (fig. 18) est éditée avec son pendant Il bellissimo ballo di Zan Trippu fatto nelle sue nozze quando prese p. moglie M.a fràceschina essendosi pantalone di bisogniossi có la sua venturina – Le très beau bal de Jean Tripe fait pour ses noces alors que l’artiste est à Rome. Franco Paliaga27 lie l’inspiration de ces deux gravures avec la vision de quelques spectacles de compagnies théâtrales de passage à Rome, mais nous supposons plutôt que l’intérêt de Brambilla pour l’illustration de thèmes alimentaires et de personnages de la commedia dell’arte remonte aux années de sa fréquentation de l’Accademia della Valle di Blenio. Située dans ce contexte milanais, la Cuisine du repas de noces de Jean Tripe est à mettre en lien avec la Cuisine de Campi. Elle nous permettra d’éclairer la lecture de l’œuvre peinte, à partir d’un autre angle, celui de l’imaginaire de la commedia dell’arte.
Les gravures de Brambilla semblent faire la synthèse des poésies burlesques qu’écrit l’artiste dans Radisch et son intérêt pour les personnages et thèmes de la commedia dell’arte. Elles regroupent des caractères du théâtre comique qui, dans la première, préparent en cuisine le repas pour les noces de Zan Trippu et dans la seconde, dansent pour célébrer le mariage en question. Dans chacune des œuvres gravées, les caractères sont nommés. Au sein du lieu de la cuisine, la qualité de chacun des personnages se manifeste par les vêtements, les gestes et les traits du visage, autant de signes extérieurs. Burati, assis au sol, agite un pilon dans le mortier qu’il tient entre ses jambes. Ses vêtements et son visage – qui semble masqué – sont les mêmes que ceux de Zan Zaccagni, qui caresse la jeune Ma. balzarina. Cette dernière, vêtue d’une robe élégante et très largement décolletée, regarde d’un air complice son partenaire. Agenouillée devant la cheminée, elle manie une écumoire et une casserole. La seconde femme s’activant dans la cuisine se dénomme Ma. nespola. Habillée de façon modeste, elle prépare une tourte : sa main droite malaxe de la pâte comme Zan Zaccagni tâte le sein de Ma. balzarina. Enfin, M. Gratian râpe consciencieusement du parmesan tout en regardant sa voisine. Son visage, proche du masque lui aussi, est en partie caché par un large chapeau, signe avec ses autres vêtements, d’une appartenance sociale supérieure à celle de Burati et Zan Zaccagni.
Ces derniers font partie de la famille des Zanni28, personnages récurrents de la commedia dell’arte caractérisés par leur avarice, leur appétit démesuré (en vérité plus tourné vers les plaisirs de la table que ceux du lit), leur insolence, leur grossièreté et, en même temps, leur ruse. Pendant féminin des Zanni, la Zagna possède un rôle important au sein de la commedia dell’arte. À la fois hôtesse, femme de Zan et servante, elle possède divers aspects physiques et vestimentaires puisqu’elle peut être, comme c’est le cas dans la gravure, soit la servante, un peu rustre vêtue comme une paysanne et préparant le repas, soit la prostituée, plus élégante mais aux attraits vulgairement affichés.
À y regarder de plus près, tous les gestes culinaires illustrés dans la gravure sont ceux que nous avons déjà trouvés dans la Cuisine de Campi. Dès lors, l’œuvre peinte acquiert une dimension supplémentaire si elle est rapprochée de l’image graphique d’une représentation théâtrale. Si les trois pôles de la représentation théâtrale sont l’acteur, le spectateur, l’auteur, dans l’œuvre peinte, Campi introduit, à la manière de Bambrilla, un quatrième protagoniste : lui-même, en tant qu’artiste représentant la mise en scène que nécessite la préparation d’un repas.
Si le Crémonais ne figure pas de personnages masqués s’activant dans une cuisine, l’ambiance profane, populaire et comique qui ressort du tableau est proche de celle rendue par Bambrilla. Le peintre possède les mêmes représentations culturelles et régionales que celles du cercle milanais de Bambrilla qui s’explique, peut-être, par sa présence documentée à Milan entre 1586 et 158929. Campi semble y avoir connu Giovan Paolo Lomazzo ainsi que l’Accademia della Valle di Blenio, sans en avoir été membre. Peut-être connaissait-il aussi les représentations culturelles et régionales d’un Giulio Cesare Croce, poète bolonais et auteur de textes proches de ceux déclamés par les comédiens de la commedia dell’arte. Ses textes mettent en scène les migrants partant des vallées les plus pauvres des Alpes pour les villes les plus importantes : Bologne, Gênes, Milan, Venise. Des personnages issus de cette immigration se retrouvent dans les textes des macaroniques, les nouvelles de Doni ou les poésies du Rabisch mais aussi dans les comédies d’Angelo Beolco dit Ruzzante – mettant en scène des Padouans – ou dans l’irruption, sur les planches de la comédie improvisée, de la bruyante famille des Zanni, personnages toujours rustres et bergamasques. Alors que Ruzzante joue le paysan padouan, ce sont des Vénitiens et des Bolonais qui se glissent dans la peau des Bergamasques qui, sans avoir jamais vu Bergame et ses vallées, en moquent le langage sur la base de ce qu’ils ont entendu de la bouche des manœuvres bergamasques.
À la même époque, le goût des langages et de leur parodie accompagne celui des divers types physiques des nations et des régions d’Italie. Il transparaît dans les textes d’un Folengo, puis plus tard d’un Croce et contient, en fin de compte, une des caractéristiques des personnages de la commedia dell’arte. Chaque masque tire de sa région d’origine, des caractéristiques physiques et morales bien spécifiques, une manière de parler ou un dialecte propre. Bien qu’il leur arrivât de jouer des pièces apprises par cœur, la technique la plus employée des acteurs de la commedia dell’arte est l’impromptu. Le point de départ est constitué par un scénario et des passages pouvant être placés dans n’importe quelle pièce et que l’acteur apprenait par cœur, comme les monologues des amoureux, les tirades du docteur bavard ou les lazzi30 des Zanni. Les scènes où l’action progresse, les dialogues entre les masques et le jeu des comédiens étaient, quant à eux, improvisés. Pour cette commedia composée sur scène, les comédiens sont aussi auteurs, les textes manuscrits sont rares et la publication, dans ce domaine, est un fait exceptionnel.
Dans le cas de la scène représentée par Giovanni Ambrogio Brambilla, la Cucina per il pasto de Zan Trippa quando prese moglie, si aucun texte ne s’y rapporte précisément, en revanche, il nous a été possible de retrouver un texte écrit par Giulio Cesare Croce dans un bergamasque assez fidèle et ayant pour titre Il Sontuoso pasto fatto dal Zanni31. Ce texte est théâtral sans l’être véritablement car, si aucune division en actes et en scènes n’est décelable, les dialogues sont cadencés et se succèdent avec rapidité au moyen des rappels et des cris des convives. Dans le texte de Croce, chaque commensal vient assister au banquet de noces de Zane, depuis toutes les régions d’Italie et certains pays étrangers : la France, l’Espagne, l’Allemagne.
Le somptueux repas fait par Zanni
Il ne fut pas si superbe le banquet
Qu’à Marc Antoine prépara sa maîtresse
Qu’elle lui donna à manger une perle précieuse,
Que tout le monde encore le garde en mémoire. […]
À la fin du repas on commença à parler
Dans quelle ville on mange le mieux,
Le Napolitain dit,
"Les brocoli de Naples, Seigneur
Sont choses dignes d’un empereur,
Essaye cette saveur,
Elle te fait presque devenir fou,
Jusqu’à en pleurer",
Le Romain dit "il me semble que
Les struffoli32 de Rome, et les gimblettes
Les pizzas fraîches sont des mets divins,
On a des chevreaux.
Les gardons frais et le bon mouton
Fromages de vache et vins, chacun sait comment ils sont.
À Milan ce qu’il y a de bon,
Les choux avec les cervelas à moelle
Le bon fromage et le bon mascarpone.
Nous allons tous les matins,
Tremper le bout du pain dans le jus du rôti
Et nous jouons les gros billets au bordel,
Pour ne pas avoir l’air d’un oiseau." […]
Pétrone est irrité,
Dit, "Bologne qu’en faite-vous ?
Oh seigneur pourquoi vous ne parlez pas,
Des culatelli33 délicats,
Et de ces bons saucissons bolonais
Dis-le, toi, Alphonse, qui est de Ferrare.
Fais que ça soit évident."
"De ce que nous avons aussi à Fratta
Pour six bolognins34, une oie, elle est bien chère,
Et d’avares il n’y en a pas." […]
Répond l’homme de Romagne,
"Ce que nous, qui faisons du bordel, avons de bon
Sont le melon, les oignons et le fromage de brebis."
Répond l’homme de Plaisance,
"Ne doit partir de Plaisance,
Celui qui veut excellemment manger du fromage.
Tu sais par expérience,
Qu’on parle partout de nos fromages
Et on s’arrache nos gnocchi à l’ail,
Vous ne pourrez pas raconter,
La bonté de nos calt pour Plaisance,
Avec le raisin violet qui a goût de vin,
Par ses voyages et ses contacts, Campi est très au fait de la culture figurative milanaise dont les principaux représentants sont Lomazzo et Brambilla. L’originalité de ces deux artistes trouve toute son ampleur avec d’un côté, une culture qui développe, à la fois, le genre des grotesques, des thèmes rustiques et populaires, et de l’autre côté, une référence pure à Léonard de Vinci. Les têtes grotesques du peintre toscan sont très appréciées dans toute l’Italie et alimentèrent, à Milan, une riche production dont les portraits d’Arcimboldo sont l’écho. Mais pour comprendre l’esprit de cette production artistique septentrionale, il faut avoir en tête le répertoire de la littérature « irrégulière » liée aux modèles toscans de Doni et aux textes macaroniques de Folengo, les thèmes du Lombard Straparola, et naturellement la commedia dell’arte. Les académies si présentes à Milan, Florence et Rome participent de cette ambiance profane. Lomazzo et ses compagnons font étalage de leur savoir rimer, à la fois, dans la langue officielle de l’Accademia della Valle di Blenio, mais aussi en toutes sortes de dialectes : bergamasque, padouan, vénitien, bolonais et d’autres encore. Des acteurs professionnels du théâtre de l’improvisation, comme Simone da Bologna, membre de l’Accademia della Valle di Blenio, sous le nom de compà Svanign et certainement le plus fameux des Zanni, imposent un registre et un répertoire typiquement septentrionaux. Cette rencontre des deux traditions, littéraire et picturale, toutes deux connotées d’un haut taux de bizarreries humorales et d’inventions artificielles, de réalisme et de jeu, met en avant l’idée de l’art comme création.
Lorsque Vincenzo Campi représente un intérieur de cuisine avec un personnel s’activant autour d’objets et d’ustensiles culinaires, c’est le faire alimentaire qu’il dépeint. Dans sa Cuisine, l’historia en tant que récit de l’action se décompose en divers petits récits engendrés par l’utilisation et la mise en action de chaque instrument. Par cette mise en scène, l’artiste représente le faire culinaire et semble, par là même, vouloir se référer à son propre faire pictural. Un faire pictural obtenu par l’utilisation du pinceau, instrument essentiel et tout puissant pour le peintre. Comme l’écriture macaronique s’apparentant au mélange culinaire, la peinture de l’artiste crémonais s’amalgame, prend forme et se fige lors de son élaboration technique.
De la même manière que l’ajout d’un ingrédient modifie sensiblement l’aspect et le goût d’une sauce, Campi met en place un travail d’improvisation et d’invention par l’ajout de détails ou d’écarts au sein de chacune des versions de sa série de Fruitière. L’artiste met en œuvre un travail d’approfondissement à partir d’un thème dont il décline les possibilités plastiques comme le faisait Folengo inventant un mélange linguistique en constante évolution à partir du latin ou comme le font les Zanni improvisant sans cesse à partir d’un scénario de départ. La Cuisine de Campi est constituée de motifs étonnement proches de ceux présents dans la gravure de Brambilla regroupant des caractères de la commedia dell’arte qui cuisine pour les noces de Jean Tripe. Par ce rapprochement, l’œuvre peinte acquiert une autre dimension où personnages et actions sont proches de ceux du répertoire théâtral du Cinquecento. Campi peint des cuisinières et des cuisiniers dont les homologues évoluent, à la même époque, en chair et en os, sur les planches de la commedia dell’arte.
Valérie Boudier
Extrait de « La cuisine du peintre », Éditions Pur, 2010
Notes de lecture
1 Folengo signe ses textes de Merlin Cocaïe, nom évoquant le vin puisque cocai était le nom donné à la bonde.
2 Dans un essai republié avec la nouvelle traduction française des Livres I à V du Baldus, introduction et notes de Chiesa M., traduction de Genot G. & Larivaille P., Paris, 2004, p. LVII.
3 Paoli U. E., Baldus de Folengo… op. cit., p. 20.
4 Folengo T., Baldus…, op. cit., p. 2.
5 Jeanneret M., Des mets…, op. cit., p. 209.
6 Folengo T., Baldus…, op. cit., p. 12-14.
7 Jeanneret M., Des mets…, op. cit., p. 116.
8 Jeanneret M., Des mets…, op. cit., p. 118.
9 Odasi T., Macharonea (vers 1488) cité par Chiesa M., Baldus de Folengo…, op. cit., p. LIV.
10 Folengo T., Baldus…, op. cit., p. 25-26.
11 Folengo T., Baldus…, op. cit., p. 877.
12 Paoli U.E., Baldus de Folengo…, op. cit., p. LVII.
13 Doni A. F., I Marmi, traduction Arnaud M. in Conteurs italiens de la Renaissance, (1553) 1976, Paris, p. 820.
14 Doni A. F., Ibid., p. 820.
15 Doni A. F., Ibid., p. 820.
16 Doni A. F., Ibid., p. 822.
17 Une comédie écrite en 1559.
18 Des joutes basées sur la lecture de poèmes burlesques improvisés y étaient organisées. Ces rencontres littéraires, durant lesquelles le vin coulait à flot, étaient la spécialité de cette Académie.
19 Vasari G., Vite… op. cit., p. 481-482.
20 Vasari G., Vite…, op. cit., p. 484.
21 Vasari G., Vite…, op. cit., p. 485.
22 L’académie est sous le protection de Bacchus comme en témoigne son emblème représentant le dieu sur un chariot tiré par des tigres et surmontant l’inscription : Bacco inspiratori.
23 Il nous manque des informations sur le siège central où les membres tiennent leurs assemblées. Cependant ces derniers se nomment gnieregad c’est-à-dire convives. Il semble donc que l’académie se réunissait dans des auberges milanaises.
24 Aujourd’hui située dans le canton du Tessin, dans le sud de la Suisse.
25 Le dialecte bergamasque est parlé par la colonie d’immigrants venus de la haute Lombardie. La pauvreté poussa une large partie de cette population à s’installer en masse à Milan durant tout le Cinquecento.
26 Isella D., introduction et notes du Rabisch, Turin, (s.d) 1993, p. XII et Bernardi Perini G., « Macaronico e latino nei Rabisch », Scritti Folenghiani, n°11, Padoue, 2000, p. 234-247.
27 Paliaga F., Giovanni Ambrogio…, op. cit., p. 219-254.
28 Zan, Zani, Zuan, Zuane, Zuani ou Zanni n’est pas seulement la transformation dialectale, dans l’Italie septentrionale, de Giovanni, Joanne ou Gianni car Zoannin est utilisé pour désigner le servo. Alors que le personnage du Zane est quasi toujours bergamasque, s’impose peu à peu dans le langage commun le Zane servitor bergamasco.
29 Campi réalise plusieurs séjours à Milan dans les années 1570.
30 Les Lazzi sont des jeux corporels ou verbaux, toujours comiques. Ils caractérisent le jeu improvisé des personnages masqués.
31 Ce texte fut publié à Bologne par Cochi en 1631, avec une attribution à Giulio Cesare Croce. Il est intitulé « Le nozze del Zane in lingua bergamasca », publié par Pandolfi V., in La Commedia dell’arte, vol. I, IV, Florence 1988, p. 192-195.
32 Constitué de billes de farine et d’œuf, frites et tenues ensemble avec du miel, ce dessert est une spécialité de l’Italie méridionale.
33 Constituée des parties maigres des cuisses du porc, désossées et liées, cette charcuterie est une spécialité bolonaise.
34 Monnaie de Bologne.