Lorsqu’il pensait au mot Jeune, Patrick ne pouvait s’empêcher de le prononcer à haute voix, comme s’il s’agissait d’une notion bien plus fondamentale que tout le reste. Le sésame sitôt éructé, son esprit soudain se mettait à glisser, précipité le long d’un toboggan vertigineux et, toujours, il aboutissait à cette rêverie qui, si souvent, l’avait enivré. Il fermait les yeux et imaginait alors ce qu’aurait pu être sa vie si, à 19 ans, une somme comme celle-ci lui était tombée entre les mains.
Il aurait pu librement s’établir à n’importe quel endroit du monde et, le lendemain, décider de passer quelques jours à l’autre bout du globe, parcourir les grandes capitales européennes ou visiter les contrées les plus reculées de la planète, planter sa tente au milieu des vastes étendues de la Patagonie ou occuper la plus belle suite d’un des innombrables palaces de la Riviera, être tour à tour voyageur sans fortune, jet-setteur sans modération, touriste incognito ou millionnaire de passage.
Ou encore, il aurait pu s’offrir une superbe longère en Normandie, ou une magnifique bastide dans le Lubéron, une villa sur le front de mer, un chalet dans les alpages, puis passer son temps à chiner chez les brocanteurs, acheter tout et rien sans jamais en discuter le prix : meubles marquetés, tapis d’orient, bibelots authentiques, vases antiques, et encore bien d’autres curiosités qui auraient rendu admiratifs et envieux tous ses amis. Tout à coup, il aurait jugé que le salon méritait d’être agrandi, que la piscine gagnerait à être déplacée, ou que le jardin nécessitait d’être arrangé. Il aurait alors convoqué architectes, paysagistes, décorateurs, et autres conseillers avisés, aurait donné ses instructions, puis serait parti s’installer quelques semaines à Portofino pour répondre à une invitation, pendant qu’une armée d’artisans se seraient esbignés à tenir les délais.
Bien sûr, il aurait fréquenté les tables étoilées, les cercles huppés, aurait eu son tailleur personnel et son coiffeur attitré, des entrées privées partout, aurait été invité chaque soir, au point de sans cesse devoir s’excuser, décommander, refuser, expliquer qu’il est attendu ailleurs, que peut-être il passera, il essayera de faire un saut… et ainsi égrener le plus clair de ses nuits de sauterie en anniversaire, alternant galas et banquets mondains, courant d’apéro chic en lunch branché, et de club select en soirée underground…
Et lorsque toutes ces errances nocturnes lui aurait procuré ennui ou fatigue, il aurait pratiqué thalassothérapie et circuits de remise en forme, se serait abandonné à quelque stage bouddhiste, bilan chamaniste, ou initiation de naturopathie, check-up complet, soins du corps, massage détente, puis il aurait été finir de se ressourcer aux thermes, à Bagnères-de-Bigorre ou Luz-Saint-Sauveur, avant de reprendre sa vie dévoyée et rejoindre les chemins de la night.
Il se serait aussi entiché d’une passion dispendieuse, une manie de collectionneur : toiles de maîtres, automobiles de collection, pur-sang, vins fins ou peut-être autre chose. On l’aurait vu cintré d’une veste en tweed, un jour à Londres, l’autre à New York, tantôt chez Christie’s ou à Drouot, reniflant les bonnes affaires, laissant grimper les enchères et, au moment opportun, d’un signe de la main ou d’un hochement de tête, faire l’acquisition d’une pièce unique, d’une œuvre rare.
Mais ce sont sans doute les femmes qui, parmi ses trophées, auraient occupé la meilleure place : des créatures que le vulgum pecus dévore des yeux sur les pages de papier glacé des magazines de mode. Avec sa situation à lui, son rang, son élégance, la conquête du beau sexe aurait été simple comme un clin d’œil : car comment résister à un homme jeune et fortuné, le visage hâlé, qui revient de Rio, déjeune au Ritz et s’apprête à rejoindre Rome ?
Et puis, s’il avait voulu, il aurait pu tout aussi bien n’être plus rien, faire le mendiant, se prendre de passion pour la peinture ou l’écriture, s’enfermer des journées entières dans une chambre de bonne perchée sur les hauteurs de Montmartre, l’âme torturée, le ventre vide, artiste maudit rivé à sa table de travail ou à son chevalet, jetant encre ou huile sur papier ou toile que quelque mécène éclairé, flairant le génie en herbe, lui aurait supplié de vendre au prix qu’il voudrait !
Ou peut-être qu’il se serait inventé des convictions et lancé dans la politique, ou créé une association pour venir en aide à Dieu sait qui. Il aurait pu tout aussi bien monter une entreprise, comme s’il était sans le sou et qu’il fallait tout à coup réussir, s’inventer des défis, tenter de les atteindre, et même s’il n’y arrivait pas, quelle importance ? Ce devait être merveilleux la vie lorsqu’on avait un solide matelas pour amortir n’importe quelle chute, on pouvait bien faire les pires pirouettes, c’était sans le moindre danger !
Le visage de Patrick était inondé d’un gargantuesque sourire, et quelques hoquets d’hilarité lui secouait la panse comme à chaque fois que sa rêverie l’emmenait trop loin. Son regard embué finit par se reposer sur l’encadré qui l’avait embarqué dans sa songerie : « A 19 ans, il empoche la coquette somme de 90 millions d’euros ! » Sa face recouvra soudain les traits d’amertume qui lui composaient sa véritable nature. « Saligaud ! » lâcha-t-il comme si l’heureux gagnant était à deux mètres de lui, « moi ça fait quarante printemps que j’en fais des lotos, et ça me fait un tirage dans le bazar chaque semaine ! »
Patrick referma le journal d’un geste de dégoût et avala une longue gorgée de bière. Non bien sûr, il n’était plus jeune et, si proche de la retraite, sa tirelire était aussi vide que quand il avait commencé. Et encore, c’était compter sans la vertigineuse quantité de dettes qu’il avait accumulée : la seule idée de faire le total lui donnait des haut-le-cœur. Chaque mois la moitié de son chômage partait rembourser les intérêts de ses emprunts. Le reste disparaissait entre le loyer exorbitant de son trou à rats et la pension de sa première femme. C’est à peine s’il lui restait de quoi acheter une boîte de ravioli ou de sardines chaque soir, et un paquet de tabac par semaine. Sa mère lui donnait bien un billet de temps en temps, mais il avait fini par ne plus y aller : c’était devenu complètement insupportable de devoir soutenir le regard méprisant de la femme qui lui avait donné la vie. Sa sœur l’avait également dépanné pas mal de fois, avant que son mari décide de lui interdire de dépenser en ce sens. Alors Patrick s’était rangé à l’idée de faire la queue comme les autres à la soupe populaire et aux Restos du Cœur. Il lui arrivait aussi de faire la fin des marchés, ramassant les fruits écornés et les légumes abîmés, quelquefois il faisait même les poubelles des supermarchés pour y dénicher la viande avariée et les yaourts périmés.
Le pire s’était de penser à l’avenir car Patrick savait que sa pension de retraite serait inférieure aux allocations Assedic qu’il continuait de toucher. Il y avait trop de trous dans sa carrière, trop de petits boulots, pas assez de cotisations, et puis dix ans durant lesquels il n’avait rien voulu versé, estimant qu’en tant que patron il pouvait faire l’économie de payer ses propres charges. Pour ce que sa faillite lui avait rapporté, c’est une dépense qu’il regrettait d’avoir évitée… « Quel con ! » lâcha-t-il parvenu à cet instant de sa réflexion, non sans s’attirer le regard moqueur de quelques lycéens qui devaient sécher les cours de la matinée, et partageaient avec lui la terrasse du Narval.
Ça n’avait pourtant pas si mal marché au début, la société dégageait du bénéfice : ça avait même très bien tourné pendant quatre ans. Du meuble : chez Proximobi, on trouvait du meuble, des tables, des chaises, des étagères, toute sorte de petit mobilier. Seulement l’échoppe était petite et ne permettait pas d’y entreposer beaucoup de matériel, les clients choisissaient souvent sur catalogue, ils devaient parfois attendre plusieurs semaines avant de recevoir leur commande. Alors Patrick avait eu l’idée de s’agrandir, pensant qu’avec une surface d’exposition plus importante, il pourrait attirer davantage de chalands. A peine six mois passés, son chiffre d’affaire avait doublé ! Fort de ce succès, il s’était mis à embaucher : hôtesse d’accueil, vendeurs, livreurs, comptable. La même année, IKEA ouvrait son premier magasin en région parisienne : le concept avait immédiatement séduit… Patrick a combattu pendant presque six ans contre la raréfaction de sa clientèle et la chute incessante de ses ventes, avant de finalement avaler le bouillon. Faillite, divorce, dépression : une année qui, pensait-il alors, serait la pire de sa vie.
C’est l’estomac gavé de Tranxène et la tête rincée au Lexomil que Patrick, près de 18 mois après sa chute, avait retrouvé du travail. Un job de vendeur dans une grande enseigne de la banlieue parisienne où il passait ses journées à vanter la robustesse, l’ingéniosité, le prix et la facilité à monter des meubles vendus en kit… Naturellement, son train de vie s’était considérablement réduit : il avait revendu son automobile et louait un studio étriqué perché au dernier étage d’un immeuble sans ascenseur. Il avait perdu la garde de ses deux enfants mais gagné le versement d’une pension alimentaire qui lui défendait de voir l’avenir autrement que comme une longue suite de fins de mois difficiles.
Patrick avait alors ajouté à son traitement anxiolytique un adjuvent qui très rapidement l’avait précipité vers le fond. L’alcool ne lui avait pas seulement fait perdre son emploi : c’est sa dignité toute entière qu’il avait abandonné en chemin, ne reculant désormais ni devant les bordées d’injures crachées au visage des tenanciers refusant d’allonger son crédit, ni devant le chapelet ridicule de mensonges grossiers qu’il récitait à son bailleur quand celui-ci venait le sommer de régulariser ses arriérés de loyers impayés. Il lui arrivait d’être repoussé d’un bar comme une crotte dans le caniveau, de finir la nuit sur un banc, aviné au point de n’avoir plus la force de regagner son terrier, ou d’être emmené au poste pour tapage ou ivresse sur la voie publique. C’est d’ailleurs en rentrant d’une nuit passée en cellule de dégrisement qu’il découvrit le serrurier en train de changer le canon de sa porte d’entrée, juste après que l’huissier y eut fait tout débarrasser.
Il côtoya le monde des vagabonds et des clochards, se mêla aux sans-logis et aux crève-misère, enchaînant les lieux d’accueil et les coups de pied aux fesses, avant de revenir chez sa mère réclamer pitance et pitié ou chez sa sœur quémander quelques billets en l’absence de son mari. Grâce à leur sollicitude, il avait quand même fini par se remettre en selle, avant de replonger à nouveau, de revenir, de chuter derechef, errant de Charybde en Sylla, implorant sans cesse l’aide de ses proches, n’arrivant jamais à conserver un emploi ou un domicile plus de quelques mois, accumulant les expédients les plus divers et des situations toujours précaires.
Jusqu’au jour où il fit la connaissance d’une jeune droguée en qui il crut voir une planche de salut, la pauvre malheureuse ayant eu pour Patrick le même mirage hallucinatoire. La noyade à deux bouées a ainsi duré plusieurs années, chacun sortant l’autre du purin à tour de rôle, la poubelle remplie de seringues usagées, de mégots et de joints écrasés, de tubes de psychotropes et de bouteilles vides. La belle disparaissait souvent la nuit ou le jour pour aller gagner avec son corps de quoi payer les coûteuses nourritures du ménage, revenant parfois avec des traces de coups, un herpès ou une gonococcie. Patrick et Jessica ont partagé leurs infections génitales, leurs ravageuses addictions, leur mal-être et leur amour jusqu’au soir où elle n’est pas revenue, Patrick apprenant tardivement qu’elle avait succombé à une overdose dans des circonstances qui ne furent jamais établies.
Il fut lourdement atteint par cette disparition. Son état de son santé, sérieusement entamée par une hygiène de vie longtemps négligée, se dégrada rapidement. D’abord il eut une maladie de peau dont son médecin attribua l’origine au stress et à une mauvaise alimentation. Contre cela il s’appliquait quotidiennement une pommade qui calmait les démangeaisons, mais les plaques rouges finissaient par réapparaître au bout de quelques jours. Et puis il y a eu l’infarctus et, peut-être pour la première fois de sa vie, la chance, encore qu’à en juger par la suite de son existence on ne puisse pas dire si Patrick n’aurait pas préféré en finir ce jour-là plutôt que d’être immédiatement pris en charge par un secouriste qui se trouvait là au moment où il fallait. Deux pontages, et un long repos, à la fois convalescence et cure de désintoxication, avant de revoir enfin la lumière du jour.
Cédant aux supplications de sa femme, son beau-frère avait usé de ses relations à la Municipalité pour appuyer la candidature de Patrick à un poste d’éboueur. Ce n’était pas un emploi pour lequel il nourrissait une passion inavouée, mais pouvait-il refuser pareille opportunité ? Ce travail lui avait dès lors permis de retrouver un domicile, certes bien minuscule, et d’être à nouveau parmi les gens qui gagnent leur vie. Il garda cette situation plusieurs années, sans pour autant réussir à boucler les fins de mois, difficulté à laquelle il avait trouvé pour solution de réapprovisionner son compte au moyen d’un crédit revolving dont le montant s’alourdissait régulièrement.
Son existence était redevenue à peu près celle de chacun, sauf concernant un point qui le contrariait particulièrement : Patrick n’avait plus de vie sexuelle. Le plaisir solitaire lui aurait peut-être été suffisant, mais sa propre main n’arrivait pas à obtenir de résultats : son sexe restait désespérément mou. « Le cœur » lui avait répondu son cardiologue, expliquant que son accident vasculaire était responsable de cette situation contre laquelle il ne pouvait guère espérer d’amélioration. Mais Patrick ne pouvait se résoudre à ne plus pouvoir se masturber, et il passait le plus clair de ses soirées à essayer différents procédés pour tenter d’obtenir une érection : films hard, pilules magiques, boissons aphrodisiaques, stimulants divers. Rien. Il s’acharnait sur sa verge, torturant le bout de chair avec une agressivité grandissante, hermétique à l’idée que cette partie de lui ne puisse plus lui obéir, s’acharnant, un soir, jusqu’à boxer violemment le coupable appendice, comme on bat l’échine d’un âne refusant d’avancer, avant de s’effondrer, à bout de force, le pénis ensanglanté et meurtri, lardé d’hématomes et meurtri de noires ecchymoses, définitivement flasque et éteint.
Cette transformation affecta profondément son moral : perdre le sexe, c’était perdre la vie. Patrick se sentait à présent totalement exclu du monde des vivants. Cette séparation eut pour premier effet de le ramener durablement à la boisson. Il ne buvait plus en ivrogne, partageant ses prouesses éthyliques avec le premier compagnon de fortune ou le dernier des assoiffés. Il se remplissait en cachette, chez lui, en silence, attablé dans sa cuisine, les yeux vitreux fixés sur le mur le plus proche, l’air mauvais, jamais plein, toujours chargé, lampant lentement son verre de vin, mélangeant la bile à l’alcool, mêlant souvenirs et rancœur, imbibé des pensées les plus sombres, mûrissant des idées de projets effrayants.
Il faisait la tournée du matin, et lorsqu’en début d’après-midi il revenait chez lui, il prenait une longue douche, car il se sentait sale, ne supportant plus l’odeur des ordures qu’il charriait dès l’aurore, ni celle de son existence moribonde. Puis il passait devant le miroir sans même se jeter un regard, attrapait un flacon et un verre, s’asseyait à la cuisine, nu, la queue entre les jambes, le regard têtu et absent, passant lentement de bourru à bourré, allant ainsi jusqu’au coucher du soleil, moment où il se levait pour atteindre son lit et s’y allonger les bras en croix, n’attendant plus rien que la fin.
Et puis il y a eu la restructuration des services, l’externalisation du sien auprès d’une société privée, l’apparition des objectifs, l’augmentation des cadences de rotation, une fusion avec un très grand groupe spécialisé dans le service aux collectivités, une nouvelle répartition des effectifs, un reclassement, et pour finir : un plan de licenciement économique. Depuis, Patrick touchait ses allocations chômage, et passait chaque mois au Pôle Emploi passer en revue les différentes offres que pouvait lui proposer sa conseillère, autant dire rien…
Combien de fois s’était-il récité sa vie ? Son histoire se terminait toujours avec ce même et amer constat : « raté, j’ai tout raté ! » Il releva la tête et alluma une cigarette comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il revenait de ces longues plongées introspectives. Il s’aperçut qu’une femme était assise à la table voisine de la sienne. Cela contrariait ses projets : il avait une discussion à mener et il entendait bavarder loin de toute oreille indiscrète. Il y avait une douzaine d’autres tables libres, pourquoi cette idiote était-elle venue se coller à lui ? Aussitôt, il se dirigea vers l’idée la plus simple qu’il trouva pour déplacer la gêneuse, abordant l’intruse sans même la saluer, et lui posant une question dont il était à peu près certain de l’efficacité.
– C’est combien ?
La jeune femme dévisagea Patrick d’un air à la fois incrédule et scandalisé, puis elle leva les yeux au ciel tout en haussant les épaules, avant de ramasser prestement son sac à main et de rejoindre la table la plus éloignée de la sienne.
Derrière lui il entendit glousser le groupe d’adolescents. Il lui sembla entendre un « pov’type » et un « gros naze » être prononcés par l’une des lycéennes. Il eut l’idée de se retourner pour l’injurier vertement, mais il préféra traiter cette petite boutonneuse par la plus stricte indifférence. Patrick regarda sa montre. Il lui restait encore quelques minutes avant le rendez-vous. Il tira sur sa cigarette et fit rouler la fumée dans sa bouche avant d’en expulser quelques volutes et d’aspirer le reste. L’idée de tuer lui traversa alors l’esprit.
Ce n’était pas une idée nouvelle, c’était même un sujet dont il avait de nombreuses fois fait longuement le tour. La chose lui était apparue au cours de ces après-midi sans fin qu’il passait à remâcher ses échecs en compagnie d’un flacon d’alcool. L’envie lui était venue comme une curiosité tout d’abord, puis il s’était familiarisé avec l’idée, avant que ça ne devienne une réflexion permanente, et finalement une obsession : tuer ! Patrick avait eu le temps de retourner le terme sous toutes ses coutures.
Même lui qui était le pire paria et le dernier des losers, même lui avait ce pouvoir immense de faire ça, d’ôter la vie, le plus précieux trésor qu’un homme puisse posséder. Il pouvait tuer le premier passant, tout sexe, tout âge, toute situation sociale confondus : « Il n’y a rien de plus simple que de tuer, les gestes qui permettent de le faire sont innombrables et à la portée de chacun. » Pour tuer, il fallait décider de le faire, c’était aussi simple que cela !
Au tout début, ses efforts avaient beaucoup portés sur le choix de l’individu qu’il convenait de supprimer. Et longtemps sa préférence était allé à celles ou ceux que la réussite ou la chance avait amené à caresser des plaisirs que bien d’autres ne goûteraient jamais ou si peu. Il pensait notamment à ces héritiers dont la rente assurait le confort sans que pourtant ils n’aient jamais eu à mériter cette situation par quelque labeur que ce soit. Il pensait aussi à ces femmes, belles par nature, capables de séduire n’importe quel homme grâce aux charmes merveilleux qu’elles devaient au simple fait d’être nées ainsi faites. Puis l’idée que le meurtre devait réparer une injustice, répondre à une vengeance ou servir de revanche, lui était rapidement apparue totalement saugrenue.
Il s’était alors orienté vers des stratagèmes équitables, laissant le hasard décider du choix de la victime. Il avait de la sorte imaginé flâner le long d’un boulevard et que la treizième personne seule qu’il croiserait serait celle que le sort aurait désigné. Ou bien encore, il se serait assis dans une rame de métro et aurait attendu que sur le siège attenant au sien, vienne s’installer quelqu’un dont il faudrait s’occuper. Il avait également pensé poser son doigt sur le premier nom d’une page quelconque du bottin, attendre à une terrasse de café le premier individu qui porterait une cravate, à un distributeur de billet qu’un client fasse un retrait, et encore bien d’autres combinaisons qui auraient garanti à chacun d’avoir sa chance, ou plutôt de ne pas en avoir.
Mais très vite savoir qui devrait mourir devint une préoccupation secondaire. Le point essentiel était de savoir comment mourir ! Et à cette question, Patrick multiplia les réponses, commençant par passer en revue les moyens les plus expéditifs d’occire, puis son imagination dériva vers des solutions astucieuses, et rapidement vers les plus sordides d’entre elles, poussant le raffinement plus loin chaque fois davantage. Il avait ainsi soupesé les avantages et inconvénients de bien des procédés, et établi une classification selon que la méthode était propre ou sale, lente ou rapide, et différents autres critères. Le choix de l’arme aussi devait avoir de l’importance et il explora de la sorte les instruments utiles à ce genre de travail : couteau, revolver, marteau, crochet, corde, flèche, fusil, et bien d’autres encore.
A force d’y réfléchir, son intérêt se porta finalement sur les méthodes qu’il qualifiait de lentes. Il considérait qu’il y avait de la prouesse à maintenir longtemps en vie un individu que l’on menait vers une issue fatale. L’assassin n’était qu’un simple ouvrier du crime, seul le bourreau méritait d’être considéré ! « Mourir sans souffrir, c’est dîner à la hâte, se goinfrer sans rien savourer : c’est en mangeant lentement que le convive sait apprécier le talent du cuisinier… » Patrick se mit alors à étudier avec beaucoup de minutie les mille et une façons de préparer les bon plats. Il se passionna pour la torture comme pour jamais rien d’autre avant, se procurant des ouvrages anciens détaillant les supplices en vigueur à différentes époques, il creusa tout particulièrement l’Inquisition qui apporta d’énormes avancées dans cette discipline, se plongea dans de nombreux rapports d’Amnesty International, dénicha des archives relatant certaines pratiques exercées durant l’Allemagne nazie, mais aussi sous l’ère Pinochet, pendant la guerre d’Algérie, à Cuba, au Vietnam, ici ou ailleurs, car la torture avait ceci de remarquable que quantité de civilisations avaient participé à sa transmission.
L’agonie le fascinait bien plus que la mort. Avec une patience religieuse, Patrick avait appris toutes les manières à peu près possibles de supplicier un individu : le Chevalet, la crémation, le carcan, la trépanation, l’écartèlement, le pal, la Roue, l’enterrement vivant, la dislocation des membres, l’arrachage des chairs avec des pinces rougies, le supplice du tonneau, la lacération, la Vierge de Fer, le Taureau d’airain, la flagellation, la crucifixion, l’énucléation, la strangulation, la pendaison, le rat dans l’anus, la noyade lente, l’asphyxie, la suffocation, l’éviscération, la lapidation, la décapitation, la poire d’angoisse, la gégène, la chaise à pointes, le Cheval, l’écrasement, l’ébouillantage, le supplice de la scie, l’électrocution, les brodequins, le waterboarding, l’empoisonnement, l’amputation, l’ingestion de produits chimiques, la brûlure, l’étirement, la presse, le miel et les insectes, la rôtissoire, et encore bien d’autres fantaisies…
Naturellement, il s’était intéressé à la biographie d’assassins célèbres et de bourreaux fameux, ce qui l’amena à diriger sa réflexion sur les points communs qu’il pouvait se trouver avec eux. Il en trouva grand nombre. Le plus évident d’entre eux était le besoin impérieux de recommencer. « Quand on a goûté au sang, on ne peut plus s’en passer. » Il devinait cet appétit grandir à l’intérieur de lui, une addiction en train de naître et de se développer comme une véritable maladie. Il comprenait qu’il s’agirait d’une faim souveraine, comme celle qui commande aux architectes ou aux compositeurs de se mettre au travail. Pour la première fois de sa vie, Patrick se sentit utile, capable d’accomplir une tâche magnifique, soutenu par une force prodigieuse, investi d’une mission bien supérieure à tous les jobs minables qui avaient précédé ce jour.
Serial killer : à 58 ans, Patrick avait enfin trouvé sa voie ! « Il n’est jamais trop tard pour bien faire, » s’était-il dit, convaincu que ce hobby ferait de lui un retraité heureux. L’investissement n’était pas bien coûteux et la matière première gratuite, c’était une passion qui ne le ruinerait pas davantage. Et puis il aimait expérimenter, voir ce qui n’a pas bien fonctionné, améliorer, tenter autre chose, perfectionner, recommencer. Oui, cette activité l’occuperait certainement bien mieux que le jardinage ou la pêche à la ligne. Il s’imaginait prenant le café, la gazette du matin ouverte à la rubrique des faits divers, en train de lire les articles concernant ses actions : « Un cadavre atrocement mutilé repêché dans la Seine. » Ou encore « Suppliciée plus de dix jours avant d’être enterrée vive : le bourreau de l’Oise a encore frappé ! » Après déjeuner, il préparerait ses outils. Puis jusqu’au dîner, il irait bricoler chez son client du moment… D’ailleurs, il pourrait se spécialiser dans les personnes âgées, il y avait pour lui l’avantage d’une clientèle facile, et pour la société l’économie des pensions à verser : n’était-ce pas là une manière évidente de joindre l’utile à l’agréable ?
– C’est moi.
Patrick leva la tête. Un individu qu’il n’avait pas entendu venir était debout en face de lui. Il s’agissait d’un homme de son âge, grand, épais, le cheveu blanc et épars, bouille sanguine, assez mal fagoté.
– Vous ?
– Ben oui, moi : Narval, onze heures, gitanes, Parisien !
Oui, le Parisien et un paquet de gitanes posés sur la table, c’était bien ce qui avait été convenu. Patrick fit un signe de la main pour inviter à s’asseoir la personne à qui il avait fixé rendez-vous. L’autre aussitôt héla le garçon et demanda une pression avant de s’attabler bruyamment.
– C’est toi qui rince, pas vrai ?
Patrick détesta immédiatement l’air crâne et les manières cavalières de l’individu. Et puis il n’aimait pas être tutoyé : s’estimant rabaissé, cela le mettait mal à l’aise. Le garçon apporta la commande et Patrick en profita pour observer les traits marqués de son interlocuteur, ainsi que ses mains qu’il jugea trop brutes pour l’ouvrage délicat qu’elles seraient amenées à exécuter. Il aurait préféré tomber sur un individu qui de premier abord lui eut fait une meilleure impression. Les réponses qu’il ferait à ses questions l’amèneraient peut-être à réviser son jugement.
– Vous travaillez ?
– À nos âges, y’a plus de turbin ! Toi et moi on est de la même classe, pas vrai ? Eh ben la société veut plus de nous : trop vieux ! Sans compter que ces andouilles veulent rallonger l’addition : ceux qui décident ces conneries n’ont jamais poussé une brouette…
– Vous étiez dans le bâtiment ?
– Le bâtiment ? Pourquoi pas éboueur ? Tu me prends pour un autre, mon pote !
Ce mon pote superflu accentua vivement l’opinion négative que Patrick se faisait de l’autre. Il eut un moment envie d’écourter l’entretien, mais la curiosité l’emporta : il décida de poursuivre l’interrogatoire de ce malotru qui tenait pour moins que rien les agents de la propreté.
– Ah bon. Et alors dans quelle branche avez-vous officié ?
– Dans la combine, mon pote ! Tout dans la combine !
– La combine ?
– Oui parce que si j’avais dû attendre après l’ANPE, j’aurais fini à ramasser les poubelles !
Patrick écrasa son mégot nerveusement, non sans en avoir préalablement soutiré une énorme bouffée. L’autre avait déjà fini son demi et était en train de faire signe pour qu’on lui apporte sa petite sœur.
– En somme, vous n’êtes pas du genre qui accepte n’importe quel travail ?
– J’ai mes préférences !
– Je vois. Je ne suis pas sûr que nous puissions faire affaire.
– Ah pourquoi ? Faut voir ! Si ça vaut le coup, j’dis pas…
– Vous comprenez j’ai besoin de vous connaître. Votre parcours professionnel, ce dont vous êtes capable, si vous avez des enfants, une femme…
– Ah non pas une, plusieurs ! J’aime niquer mon pote. Ah ça, quand ma queue est en train de fourrer une bonne paire de fesses, nom de Dieu c’que c’est bon ! C’est bon la baise, hein ?
– Très bien.
– Quand je pine, j’ai les poils qui se dressent sur mon cul !
– Ok.
– Je m’en ferais péter la bite…
– Bon merde à la fin !
– Ben qu’est-ce qui y a ? Faut pas s’énerver. On bavarde, c’est tout…
Ça n’irait pas : « ce type-là n’était pas ce qui conviendrait. » Le garçon remplaça le verre vide par une bière fraîche, ajouta un ticket de caisse sous le cendrier, puis s’éloigna. Patrick s’apprêtait à donner congé, lorsque l’autre reprit la parole.
– Des enfants ? Non j’en n’ai pas. Je vis seul. Comme un con !
Cette confession eut pour effet d’arrêter Patrick. Pour la première fois, il lui trouva quelque chose de sympathique. L’autre avait tourné légèrement la tête, comme pour éviter de poursuivre vers ce sujet. Patrick remarqua une tâche de gras sur sa chemise. Il imagina son comparse en train de manger des sardines à l’huile, un verre de gros rouge posé sur la table, dans une cuisine étriquée comme la sienne. Il se fit la réflexion que s’il était du même genre que lui, il ne pourrait pas faire le job. il poursuivit l’interrogatoire.
– Vous avez des diplômes ?
– Ben non. L’école ça n’allait pas. J’ai quitté vite. Après ça j’ai fait mon service.
– Ah très bien, et au service militaire, vous avez appris à manipuler des armes ?
– Ah ça oui, surtout que j’ai rempilé, j’ai fait l’Algérie mon pote !
– Vous avez fait la guerre d’Algérie ?
– Puisque j’te le dis : troisième corps d’armée, 2e régiment, 27e division, trois années passées à mariner dans le merdier !
– Vous avez tué ?
– Comment ?
– Est-ce que vous avez tué ?
– Ça oui, j’ai tué le temps, parce que c’est long trois ans, sans compter que…
– Je parle de tuer. Est-ce que vous avez tué ?
– Ah ben ça sûrement : quand on tire c’est loin, mais si les balles partent dans la bonne direction, y’a pas de raison…
– Est-ce que vous avez tué un homme, froidement, au corps-à-corps ?
– Ben c’est-à-dire… Froidement, quand on dit froidement…
– Je vois. Vous avez tiré à la mitraillette sur des ombres à cent mètres de distance, sans jamais véritablement voir le visage de l’ennemi, c’est bien ça ?
Déçu, Patrick alluma une cigarette, imaginant sans peine les combines et autres ruses que l’autre planqué avait dû inventer pour faire la guerre sans jamais vraiment la faire. Son interlocuteur se sentit piqué. Il avala la moitié de son verre, tout en comprenant qu’il devait faire sur ce chapitre une réponse beaucoup plus appuyée. Après avoir fait une pause et un rot silencieux, il décida de finir l’autre moitié avant de reprendre ses explications.
– Si j’ai buté un type ? C’est ça que tu veux savoir ? Ça oui j’en buté un ! Ecoute un peu… On avait reçu comme mission d’aller inspecter la casbah, y’avait des terroristes qui s’étaient cachés là. On ratissait les rues une par une, chaque maison, le pétard à la main, le doigt sur la gâchette. On visitait les médinas par groupes de trois… Moi j’étais chargé de surveiller la porte de derrière pendant que les deux autres entraient par devant… C’est à ce moment-là que le mec est sorti, et on s’est retrouvés nez-à-nez comme deux cons, et immédiatement il a fait valser mon flingue et sorti une lame ! J’ai attrapé son poignet et je l’ai collé contre le mur ! On s’est agrippé rudement l’un à l’autre, sa force contre la mienne, sans dire un mot, rien qu’à se repousser l’un l’autre… Seulement moi j’ai réussi à me libérer une paluche et aussitôt j’ai chopé mon opinel ! Et alors là je lui ai servi un de ces coups de machin dans le bordel, j’aime autant te dire que ça y a fait tout drôle ! Le jus lui sortait de la panse comme au cul du fût ! Tu te souviens : « qu’un sang impur abreuve nos sillons » ? Ben c’était comme dans la chanson ! Mais c’est que le salaud lâchait pas le morceau : il me serrait de plus belle… Alors je lui ai replanté l’outil dans la bidoche ! Il s’est mis à gueuler, mais il s’accrochait toujours ce fumier-là… Alors je lui remué le canif dans le boyau et j’y ai ouvert le lard jusqu’en haut ! Il en faisait du cirque à ce moment-là, sûr qu’il était en train de déguster… La tripaille lui sortait du sac et le raisin giclait partout, c’était moche à voir, j’te jure ! Ah puis il a fini par me lâcher, il s’est effondré comme une merde. Mais il était pas crevé, l’animal, il continuait de gémir… J’ai été pour le finir, et puis non : je l’ai laissé comme ça, la boutique en vrac, en train de se vider… Ouais ! Je l’ai laissé…
Patrick n’avait pas perdu une miette du récit. Il dévisageait l’autre, complètement glacé par ce qu’il venait d’entendre. Aucun doute : c’était bien l’homme qu’il cherchait ! D’un geste rapide, l’individu fit comprendre au garçon qu’il reprendrait une chopine. Patrick fit un signe identique. Ils attendirent silencieusement que le serveur apporte les boissons. Sitôt fait, chacun but une longue rasade, Patrick sans faire de bruit, l’autre bruyamment.
– Et… Vous pourriez recommencer ?
– Quoi faire ?
– Tuer !
– Tuer ? Ça oui alors, je pourrais !
– Si c’est bien le cas, nous pourrions sûrement nous entendre.
– Ah oui ? Eh ben tu vois mon pote, c’est facile de se comprendre…
– J’avais simplement besoin de savoir le genre d’homme que vous étiez.
– Mais bien sûr… Dis-moi l’ami ! On bavarde, on bavarde, et le temps passe…
– Vous êtes pressé ?
– Pas plus que ça, seulement maintenant moi aussi j’aimerais comprendre…
– Comprendre ?
Il sortit un Paris boum boum de la poche de sa jaquette et l’ouvrit à la page des petites annonces, pointant du doigt celle qui était entourée au stylo bille : « Petit travail tranquille, forte rémunération. »
– Alors camarade, c’est quoi ton job ?
Patrick s’attendait évidemment à cette question. À ce stade de la discussion, il estimait que le plus gros du trajet était fait et que son client finirait la course lui-même, pourvu qu’il soit guidé dans la bonne direction.
– Eh bien disons que pour le commun des mortels, ce serait certainement un travail assez compliqué… Mais pour vous, ce sera une simple formalité.
– Ah bon. Et alors de quoi qu’il s’agit ?
– Il s’agit du même genre de travail.
– Même genre que quoi ?
– Comme là-bas.
– Là-bas où ?
– Eh bien… A la casbah.
– Retourner à Alger ?
– Non pas du tout.
– J’aime autant ça. Alors quoi ?
– L’opinel.
– L’opinel ? J’en n’ai plus d’opinel…
– Ça peut se trouver.
– Et pour faire quoi ?
– Tuer.
L’autre resta figé dans la même posture, l’oreille tendue, tentant de comprendre le mot de la conversation qui avait pu lui échapper. Il refit intérieurement le cheminement des derniers échanges de leur discussion, sans parvenir à identifier le chainon manquant. Il en arriva à une conclusion qui le contraria.
– Dis donc l’artiste, tu serais pas en train d’te payer ma tête ?
– Pardon ?
– Tu veux que je tue ?
– Parfaitement.
Cette affirmation fut ponctuée d’un moment de silence entre les deux hommes. Ils se dévisageaient mutuellement, chacun tentant de percer les motivations de l’autre.
– Dis donc laisse-moi deviner : si c’est pas ta femme c’est son amant que tu veux que je bute, ou vice versa, et peut-être même les deux, hein ? Tant qu’à faire…
– Je n’ai pas de femme.
– Ben ça, ça m’étonne qu’un peu !
– Ecoutez-moi…
– Non j’écoute plus : ta combine elle me plait pas !
– C’est cher payé.
– Ah ça oui : dix ans au trou, c’est cher payé !
– Ça n’arrivera pas.
– Non ça arrivera pas : parce que ton machin j’vais pas le faire !
– Dix mille euros.
Comme il s’était levé, il resta un instant immobile, puis calmement, regagna son siège.
– Tu les as sur toi ?
– Dans ma poche.
– Je veux voir.
Patrick jeta un coup d’œil à l’entour pour vérifier que personne ne regardait dans leur direction. Puis il sortit une enveloppe de la poche intérieure de son blouson. Il en écarta les deux pans pour laisser apparaître une énorme liasse de billets de cinquante. L’autre avança son nez en direction du butin, tandis que Patrick refermait l’enveloppe et la remit à sa place.
– T’es pas fou d’te balader avec autant de pognon !
– Si vous préférez un chèque, c’est possible…
– Non ça ira. J’ai soif.
Patrick se retourna et tapa contre la vitre. Le garçon, qui était derrière le bar, tourna la tête vers la terrasse, et fit un geste de la tête pour indiquer qu’il prenait la commande. Quelques instants plus tard, il apparaissait avec deux pressions sur le plateau. Il échangea les verres vides avec les pleins, glissa le ticket sous le cendrier, et repartit en sifflotant.
– Eh ! T’es au courant que la guerre est finie ?
– Pardon ?
– L’Algérie, c’est terminé ! Quand c’est la kermesse, c’est autorisé, c’est même conseillé, on te file des médailles pour ça ! Mais passé l’armistice on peut plus zigouiller comme ça, hein ! Parce que ça se juge aux assises, mon pote ! Les assises, tu vois ce que c’est ? Douze jurés qui disent coupable, coupable, coupable…
– Je ne vois pas les choses comme ça.
– Ah ben oui… C’est pas toi qui tiendra l’opinel !
– Ce n’est pas une question d’opinel, c’est une question d’opinion.
– Qui ?
– Pardon ?
– Qui tu veux qu’je bute ?
– Vous voulez savoir qui ?
– Qui ?
Patrick alluma une cigarette. Aussitôt, le souvenir du tout début lui revint à l’esprit. Pour se familiariser avec son nouveau hobby, il avait décidé de faire sa première tentative. Comme il était novice, il s’était efforcé de simplifier au maximum le mode opératoire. Il s’était rendu dans un supermarché de la banlieue nord, non sans s’être muni d’un canif bien aiguisé, et s’apprêtait à acheter une babiole quelconque. C’était un lundi, peu avant la fermeture du magasin, et à cette heure d’affluence, il y avait une file d’une dizaine de personnes derrière chaque caisse : il y aurait nécessairement quelqu’un qui attendrait derrière lui et, c’est ce client que Patrick avait décidé de supprimer. A peine s’était-il placé dans une queue que déjà il sentit une présence dans son dos. Il n’osa pas se retourner. Pendant qu’il patientait, il tenta de deviner le sexe de la personne qui venait d’être tirée au sort, espérant être aidé d’un indice tel qu’un éternuement, un raclement de gorge ou l’effluve d’un parfum. Rien. Il fallut attendre d’être rendu à la caisse pour qu’à la lumière des articles déposés sur le tapis roulant, le profil de sa victime commença à se dessiner. Brocolis : une femme. Petits pots courgettes-carottes : mère de famille. Déodorant stick extra large : pas encore divorcée. Côte de Provence super promo : classe moyenne. Paquets de bretzels vendus par 4 : très moyenne…
Et puis les cartes ont commencées à se brouiller : saumon fumé, champagne Piper-Heidsieck, un lot de 8 escalopes, cinq kilos de Bintje, et un paquet de 12 préservatifs pré-lubrifiés avec réservoir. Lorsque le dernier album de Pascal Obispo fit son apparition perché sur une pile de pilchards Star One, Patrick céda à sa curiosité : en se retournant il découvrit un homme de petite taille, engoncé dans un trois pièces décati, le crâne coiffé d’un casque rose fluo relié à un baladeur, marquant le rythme par des ondulations du bassin et des roulements d’épaules. L’autre leva la tête et décocha un regard noir que Patrick interpréta comme un traditionnel « mêle-toi de tes fesses ! » Ce coup d’œil malpoli attisa sa volonté d’ôter la vie à cet être inutile.
Une fois payée, Patrick rejoignit le trottoir d’en face, se délesta de sa babiole dans la première poubelle, et se positionna à une distance raisonnable pour faire le guet. Cinq minutes plus tard, le mélomane sortit à son tour, une kyrielle de pochettes plastiques prêtes à craquer dans chaque main. Aussitôt Patrick se mit à le suivre, profitant de la pénombre pour se rapprocher lentement de l’individu. De temps en temps, il faisait une pause pour dégourdir ses doigts lacérés par les anses puis reprenait les sacs et repartait sans se retourner. Il s’engagea dans une petite rue perpendiculaire et Patrick lui emboîta le pas, quelques mètres derrière lui. C’est alors qu’une poche craqua, les boîtes de pilchards roulant dans le caniveau. L’autre râla à voix haute, puis il posa le reste de son barda et se mit à quatre pattes pour aller récupérer la marchandise sous une voiture. Patrick s’avança rapidement, le canif serré dans la paume, puis regarda de gauche et de droite : personne d’autre qu’eux ! Il leva la main au-dessus du dos courbé de sa victime qui continuait de tâtonner derrière la roue du véhicule, ne se doutant pas que son échine était à la merci d’une lame fine et affutée comme un poinçon.
Le geste était à la portée du premier venu : il n’y avait pas angle plus favorable ni instrument plus adapté à la besogne. Mais rien ! Pas la force, pas la volonté, pas l’impulsion : complètement incapable de frapper mortellement cet homme offert à lui dans une position sans défense. Les gouttes perlaient sur le front de Patrick dont le cœur battait à cent à l’heure ! L’autre continuait à farfouiller lamentablement sans s’apercevoir le moins du monde d’une présence hostile… Blocage total : impossible d’agir, de tuer !
Patrick se débarrassa de son arme en la jetant violemment contre le sol. Puis il recula lentement, terrifié par le carnage ainsi évité. L’autre releva enfin la tête, découvrit la lame par terre, puis une ombre qui s’éloignait de lui : il ôta le casque qui couvrait ses oreilles, sans comprendre à quoi il venait d’échapper.
Le choc fut énorme pour Patrick qui avait depuis tant de temps nourri cet appétit pour un aliment que son corps refusait d’avaler ! Il ne parvenait pas à expliquer son immense désir de tuer et en même temps son impuissance radicale à le faire. Pareil paradoxe le mettait hors de lui. Pourquoi ? « Lorsqu’on a soif, on boit ; lorsqu’on veut tuer, on assassine » : il buvait tout à fait normalement, pourquoi ne parvenait-il pas à tuer de la même façon ?
Bien sûr, il n’en resta pas là. Il fit encore plusieurs essais, variant à la fois le genre de victime et le type de mise à mort, persuadé que son échec était dû à une clientèle qui ne lui convenait pas ou le fait d’une méthode inadaptée. C’est ainsi qu’il tenta de précipiter une octogénaire dans un escalier en marbre, d’étrangler une adolescente dans une cabine d’ascenseur, d’empoisonner un VRP à la table d’un restaurant, d’électrocuter son facteur venu lui apporter un recommandé : rien, à chaque fois il n’arrivait pas à faire le geste ultime ! Il s’était même mis dans l’idée que c’était la vue de sa victime qui l’empêchait de conclure positivement, et il avait réussi à se procurer une arme à feu en vue d’une tentative anonyme.
C’était dans un café du côté de Montreuil où les toilettes donnaient sur une courette à laquelle on pouvait accéder par l’établissement et par l’immeuble d’en face. Patrick était entré par le bâtiment et il était allé attendre sa victime dans un angle mort de la petite cour. Lorsqu’il entendit la porte des toilettes se refermer, il alla se placer en face de la porte en bois, et dirigea son arme à mi-hauteur. Il ne savait pas qui était derrière cette porte, il était seul dans la cour, et sitôt les coups de feu tirés il se serait sauvé par la porte de l’immeuble : c’était sans risque. Il avait le doigt crispé sur la gâchette, le poing serré sur la crosse et le bras tendu à tout rompre, la mâchoire convulsée par la rage ! Il resta figé dans cette posture une longue minute, à entendre le bruit des étrons qui s’écrasent et les soupirs d’apaisement qui s’en suivent, sans parvenir à soulager définitivement l’inconnu. « Tu vas crever dans ta merde qui pue ! » avait-il lâché pour se donner courage. « Qui c’est ? » avait répondu la voix chevrotante d’un homme que l’on surprend à un moment incongru. Patrick avait vociféré plusieurs fois sa sentence, lançant d’énormes coups de pied contre la porte. « Qui c’est ? Qu’est-ce que tu veux ? » répondait l’autre d’un accent portugais plein d’inquiétude, tandis qu’il se reculottait à la hâte. Puis trois coups de feu avaient retenti et, aussitôt, Patrick avait pris la fuite.
La peur. Voilà l’obstacle qu’il n’arrivait pas à surmonter ! Sa main avait tremblé, il avait été lâche, et finalement, il avait tiré en l’air. Patrick découvrait l’impuissance pour la deuxième fois de sa vie. Il ne pouvait pas ! Cette conclusion était terrible à admettre pour cet individu qui considérait le meurtre comme le dernier exploit pouvant encore faire de lui un être humain. Il se sentit soudain dépossédé de tout, et anéanti.
L’élan qui l’avait poussé ayant disparu, Patrick retrouva promptement le chemin des après-midi sans fin, passées à fumer et à boire, face au mur de sa cuisine. Il ne s’alimentait presque plus, et le réveil devenait chaque fois de plus en plus difficile, mélange de tousseries rauques et de douleurs stomacales, le teint gris d’un homme que la santé abandonne peu à peu… Cancer ! Le mot que tout le monde redoute lui avait été dit sans que Patrick ne manifeste la moindre réaction. Au fond, n’était-ce pas pour lui une sorte de délivrance ? Il voulait seulement savoir si il y avait espoir et la réponse négative qui lui avait été faite l’avait profondément soulagé. Il éprouvait de la reconnaissance envers ce gastro-entérologue qui avait été franc avec lui : rien ne l’aurait davantage contrarié qu’une réponse de normand. Sûr de son sort, Patrick se sentait maintenant à nouveau fort.
Un an. C’est ce qui lui avait été dit, non sans qu’il soit précisé que les trois derniers mois se passeraient en milieu hospitalier. C’est cette dernière étape, la phase terminale, que Patrick voulait absolument éviter. Il n’aurait pas pu endurer le regard condescendant de sa mère qui, malgré son arthrose, serait venue lui rendre visite chaque jour, lui reprochant silencieusement d’avoir échoué en toute chose, pas plus qu’il n’aurait supporté la présence de sa sœur dont les pleurs auraient été la seule conversation qu’elle eut pu lui offrir. Il aurait sans doute été affaibli au point de ne même pas pouvoir les congédier et son agonie aurait été un supplice familial qu’il ne se sentait pas la force d’affronter : il avait gâché sa vie, il voulait réussir sa mort.
Et le seul moyen de partir en paix, c’était de se suicider ! Il pourrait de la sorte choisir à la fois le moment et la manière, loin du regard désapprobateur de sa mère et des yeux embués de sa sœur. D’ailleurs, son existence ne lui offrant désormais plus aucune joie, il avait convenu d’en finir rapidement, sans attendre les premiers ravages de la maladie. Aussi s’était-il intéressé aux différents moyens de mettre un terme à sa vie. La noyade, pied attaché à un poids, lui était apparue comme la méthode la plus efficace, mais il y avait, entre l’immersion et le réflexe respiratoire, un temps de retenue qui pouvait durer sans doute plus d’une minute : de bien longues secondes que la panique devait disputer à l’angoisse atroce de sentir la fin arriver. Il écarta cette solution, tout comme la pendaison qui présentait le même inconvénient. Il avait également pensé s’ouvrir les veines, allongé dans sa baignoire, se mettre la tête dans le four, gaz allumé, ou avaler une recette médicamenteuse, genre barbiturique. Ces solutions lui paraissaient plus douces, mais en définitive trop lentes : il redoutait de devoir affronter les pensées qui pourraient lui assaillir l’esprit alors que le processus était enclenché. Une réflexion qui l’aurait peut-être amené à pleurer, regretter, ce qui eut été assurément pénible et déplaisant.
Il fallait quelque chose de brutal, et c’est vers les moyens de cette sorte qu’il poursuivit son inventaire, relevant quatre méthodes qui pouvait convenir en ce sens : la défenestration, le coup de feu (canon du revolver enfoncé dans la bouche), l’accident de voiture (platane pied au plancher), et le choc ferroviaire. Mais en y réfléchissant plus avant, il nota que ces procédés n’étaient pas sûrs : certains défenestrés s’en sortent, il arrive que le canon glisse ou que la balle suive une trajectoire heureuse, il y a quantité d’accidentés de la route miraculés et combien qui, passés sous un train, finissent à l’hôpital plutôt qu’à la morgue ! Quand ces tentatives échouent, elles laissent toujours de lourdes séquelles : Patrick souhaitait mourir, et il risquait de se retrouver défiguré, handicapé, mutilé… Il ne pouvait pas courir le risque d’ajouter l’infirmité à sa maladie : c’eut été souffrir doublement et inutilement ! Et puis, même en cas de réussite, le cadavre qu’il laisserait ne lui donnait pas satisfaction : ce devait être épouvantable à voir, le corps d’un homme écrasé par une chute de douze étages, où à qui il manque les trois quarts du visage ; quant au spectacle d’un individu incarcéré dans une voiture pliée en deux, ou broyé par les roues d’une locomotive… Tout ça serait forcément sale, il y aurait des giclées de sang partout et des organes en bouillie jetés ça et là ! Non, Patrick ne voulait pas donner dans ce genre gore-trash : ça n’aurait pas été correct pour sa famille, fut-elle aguerrie de longue date à ses nombreuses extravagances.
Finalement, il trouva dans la tradition nippone une méthode qui lui sembla être tout à la fois propre et efficace. Cependant, il jugea que le classique Seppuku méritait d’être amélioré car la blessure au cœur offrait une mort autrement plus expéditive et bien moins douloureuse que l’entaille au ventre. Patrick possédait un couteau de cuisine parfait pour cet usage, et n’ayant pas d’affaire particulière à régler, il décida du lendemain pour se faire hara-kiri.
Le jour suivant, il passa le plus clair de l’après-midi à s’enivrer et à fumer, retournant longuement la question de la lettre explicative. Après avoir vidé plusieurs litres de vin et déchiré quantité de feuilles dont il n’était pas satisfait, il décida de se rabattre sur une simple épitaphe. Il chercha, jusque tard dans la nuit, la phrase qui pourrait résumer sa vie et les mots qui donneraient un sens à sa disparition, mais il n’arrivait à rien. Les premières lueurs du jour faisaient leur apparition lorsque, totalement saoul et à bout de forces, il griffonna ceci : « A échoué en tout, jusque dans son épitaphe ! » Il but encore un verre et grilla une dernière cigarette. Enfin, il attrapa le couteau dans le tiroir du buffet, lame retournée contre lui, alla s’asseoir dos au mur de la cuisine, et leva l’instrument de boucherie à hauteur du cœur, la pointe à une quinzaine de centimètres de sa poitrine. La deuxième main vint rejoindre la première, de façon à épauler la manœuvre brusque qu’il s’apprêtait à faire.
Mais au lieu de voir couler le sang, ce sont les larmes que Patrick sentit glisser le long de ses joues, car à nouveau, il ne pouvait pas ! Il faisait cette fois tout à fait jour lorsqu’il s’arrêta de sangloter. Incapable de rejoindre son lit, il s’endormit sur sa chaise, le couteau tombé à ses pieds, la table jonchée de bouteilles vides à côté d’un cendrier plein. Lorsqu’il se réveilla, une idée lui traversa immédiatement l’esprit, une idée si simple qu’il s’étonna de l’avoir eue si tard.
Quelques jours plus tard, il rendit visite à sa mère. Celle-ci fut d’abord surprise de le voir et surtout de le voir en si mauvaise santé. Depuis leur précédente entrevue, qui ne datait que de quelques mois, il paraissait avoir vieilli de dix ans. La joue creusée et la couleur blafarde du visage trahissaient une hygiène de vie qui allait en se détériorant. Elle proposa aussitôt de lui préparer un bon repas, et contre toute attente, Patrick accepta. Pendant qu’elle s’affairait, ils discutèrent des sujets habituels : la santé, l’argent, l’avenir. Aux éternelles questions et répétitives recommandations de sa mère, Patrick répondait par un signe de tête indiquant qu’il était d’accord et qu’il allait le faire, laissant celle-ci plus dubitative que jamais. Au moment où elle jeta la viande dans la poêle, il attrapa le journal télé et se dirigea vers le salon, laissant croire qu’il allait lire, en attendant que les steaks soient cuits. Cela lui laissait bien assez de temps pour aller récupérer ce qu’il était venu chercher. Il pénétra dans la chambre de sa mère, déplaça une chaise sans faire de bruit, monta dessus et hissa sa main au-dessus du fronton de l’armoire. Avec un petit tournevis dont il avait pris la précaution de se munir, il souleva une planche qui n’était pas fixée, plongea l’index dans la cavité ainsi mise à jour et tâtonna à peine quelques secondes avant de découvrir le précieux butin. C’est sa sœur qui lui avait révélé l’existence de cette cachette, car entre ses deux enfants, sa mère n’avait confiance qu’en sa fille. Il y avait là un lingot pour chacun d’eux : en s’emparant du sien, Patrick prenait simplement un peu d’avance sur l’héritage. D’ailleurs, quel héritage pouvait-il y avoir pour un homme qui ne voulait plus vivre ?
Il avait eu le temps de tout remettre en place, et d’aller glisser la barre dans sa musette. Lorsque sa mère était entrée dans le salon la poêle à la main, lançant le traditionnel à table en direction de son fils, celui-ci, enfoncé dans un fauteuil confortable, avait simplement relevé le nez, comme quelqu’un absorbé par sa lecture. Après le café, Patrick avait pris congé, non sans être ému au moment d’embrasser celle qui l’avait mis au monde, persuadé qu’il la voyait pour la dernière fois.
Changer l’or contre de l’argent fut aussi facile que passer l’annonce dans le Parisien. Il n’avait pas la force de faire le geste ? Qu’importe : un autre le ferait à sa place. Le lingot lui avait rapporté près de douze mille euros : il en destinait dix milles pour payer celui qui aurait le courage qui lui manquait. Avec le reste il se paya quelques bon repas, et fut surpris de constater qu’il lui restait encore un peu d’appétit.
Les réponses à son offre laconique furent plus nombreuses qu’il ne l’espérait. Convaincu que seul un homme pouvait s’acquitter de la besogne qu’il proposerait, et ayant omis de préciser ce détail dans son annonce, Patrick dut répondre qu’il avait déjà choisi un candidat à toutes les femmes qui le contactèrent. Quant au sexe fort, il opéra un premier tri au son de la voix, ne sélectionnant que les ténors, estimant que le timbre effacé trahissait des êtres faibles qui, comme lui, trembleraient au moment fatidique !
Bien sûr, il n’était pas question de dévoiler son projet par téléphone, et nombreux étaient ceux qui, ne pouvant obtenir d’information lors du premier échange, refusaient un rendez-vous. Ceux-là s’éliminaient d’eux-mêmes et cette sélection naturelle confortait Patrick dans l’idée que l’élu devait être un aventurier à qui l’inconnu ne faisait pas peur, un individu uniquement guidé par l’appât du gain, prêt à s’engager dans n’importe quelle affaire, pourvu qu’elle soit relutive.
Il avait déjà rencontré deux candidats. Le premier avait refusé, et au second, Patrick n’avait pas jugé nécessaire d’expliquer le détail de sa mission, celui-ci étant atteint, de toute évidence et son propre aveu, d’un parkinsonisme avancé, totalement incompatible avec la nature du geste pour lequel il serait rétribué.
– Moi.
L’autre eut un mouvement de recul spontané. Puis il demeura un temps sans réaction, visiblement décontenancé. Il se rapprocha à nouveau de son interlocuteur.
– Toi ?
Patrick leva la tête. Avant de répondre, il voulut avaler une gorgée et constata que les deux chopes étaient vides. Il se retourna et tapa au carreau, comme il l’avait fait un peu plus tôt. Il indiqua le chiffre deux avec ses doigts, et le barman répondit avec le même geste pour confirmer la prise de commande.
– Eh bien oui, moi : moi qui suis en face de vous.
– Résumons nous : TOI, tu veux que MOI, je te tue ! C’est bien ça ?
– C’est tout à fait ça.
– Et pourquoi ?
– Parce que je n’ai pas la force de faire la chose moi-même.
– Oui, ça d’accord, mais pourquoi ?
– Pourquoi quoi ?
– Mais pourquoi tu veux te foutre en l’air, pardi ?
– Ça c’est mon affaire.
– Ah oui ? Seulement maintenant ça devient un peu la mienne…
– Je ne vous demande pas de comprendre, je vous demande de faire.
Le serveur arriva avec la commande, procéda à l’échange des verres, lâcha un « Il fait chaud, hein ? » auquel les deux hommes ne donnèrent pas réponse. Il glissa le ticket sous le cendrier et repartit d’un air goguenard.
– Et faire quoi exactement ?
– Vous êtes dur de la feuille. Je viens de vous expliquer…
– Oui ça j’ai compris, mais comment ? Tu veux que j’te fracasse le crâne, que j’te pousse sous un camion, tu préfères que je t’étrangle : c’est quoi que tu veux au juste ?
– Couteau. Dans le cœur. Dos tourné.
– Rien que ça ! Dos tourné. Pourquoi dos tourné ?
– Je ne veux pas voir.
– Tu veux pas faire, tu veux pas voir… Mais t’as rien dans la culotte mon pote !
– Je vous défends de m’appeler mon pote !
– Ben c’est amical…
– Il n’empêche. Et puis je ne vous permets pas de me juger !
Tous deux contrariés, ils firent mine d’être fâchés comme après une dispute de couple, chacun reprenant position sur son siège et regardant du côté opposé à l’autre. Tandis que Patrick allumait une cigarette, son comparse profita de l’entracte pour passer une jambe de l’autre côté du pied de table, puis, l’entrecuisse ainsi dégagé, il enfonça sa main sous le périnée et se laboura copieusement l’endroit, quelque chose le démangeant visiblement là où il se grattait. Une vague de contentement inonda son visage qui, presque aussitôt, céda la place à une irritation soudaine. L’homme souleva une de ses fesses, ce qui eut pour effet de déplacer son corps légèrement sur le côté. Immédiatement, un certain soulagement recomposa les traits de sa bouille rosie, tandis que son buste revenait à la verticale. Il termina sa pause technique en vidant les deux tiers de son verre, puis son plastron se souleva brièvement sous l’effet de la remontée d’une bulle de houblon.
– Ecoute l’ami, les combines j’en ai connu de toutes sortes. J’ai passé la frontière suisse avec une valoche dans chaque pogne, j’ai conduit des bagnoles avec du vilain dans le tiroir, j’ai fait le coup de poing à droite à gauche, j’ai trempé dans des histoires d’assurance, j’ai participé à des trucs de kidnapping et de rançons, du car-jacking et j’en passe, tellement j’en ai fait, v’là qu’je sais même plus… Tiens : candaulisme, tu sais-ce que c’est ? Non, tu sais pas ? Moi non plus avant, c’est le gars qui m’a expliqué : un type qui voulait que je baise sa femme ! Et bien payé avec ça, tu te rends compte ? Sûr que j’ai pas laissé un autre le faire à ma place ! Le mari était à côté en train de se palucher pendant que je faisais péter le pot de sa grosse… Ce qu’elle bichait la cochonne ! L’autre aussi d’ailleurs, je l’entendais s’astiquer le tuyau à un mètre de moi, il faisait un de ces raffuts…
– Très bien.
– Et les poils de mon cul dressés comme les blés !
– Ok.
– J’ai vidé mes couilles tellement fort : j’ai bien cru que mon piston partait avec…
– Bon merde à la fin !
– Ben t’emballe pas, on papote, c’est tout…
– C’est pas le sujet.
– Ben non, c’est simplement pour te dire que les coups fourrés et les bricolages bizarres, ça me connait bien. Seulement une combine comme la tienne, c’est bien la première fois…
Il reprit son souffle, et fixa son interlocuteur.
– Et quand est-ce que tu voudrais qu’on fasse ça ?
– Maintenant.
– Quoi, ici ?
– Non pas ici.
– Ah bon, tu m’as fait peur…
– Derrière, il y a une ruelle, un immeuble et un jardinet. Je connais bien l’endroit, il n’y vient jamais personne : c’est tranquille.
– Ben dis donc, mais c’est que t’as pensé à tout !
– Oui.
– Et le schlass ? Hein ? T’y as pensé au schlass ?
– Dans ma poche.
Comme il l’avait fait pour le paiement, Patrick examina l’entour avec précaution, puis il glissa la main dans la poche intérieure de son blouson et en dégagea une serviette roulée qu’il posa sur la table. Délicatement il démaillota le linge jusqu’à l’apparition d’un Haiku dont la lame devait dépasser vingt centimètres. L’autre ausculta l’instrument d’un œil éclairé, puis d’un geste, il ordonna de ramasser ça tout de suite. Patrick roula le couteau dans le torchon et replaça le tout sous son vêtement.
– T’es pas dingue de t’promener avec un machin pareil !
– Ça devrait être suffisant, vous ne croyez pas ?
– Suffisant ? Avec un surin comme ça, je pourrais éventrer un hippopotame !
– Alors ?
– Alors quoi ?
– Notre affaire ?
Il posa les coudes sur la table et croisa les mains, dardant sur Patrick un regard de renard, souterrain et incisif, comme s’il s’apprêtait à lui soulever le pariétal pour aller visiter l’intérieur de son crâne. Puis il fronça les sourcils tout en plissant les yeux, manière de signifier qu’un obstacle demeurait présent.
– Dis donc toi tu t’en fous : tu dégages…
– Et ?
– Et ? Et ? Et si les drôles me coinçaient au tournant ? Avec mes empruntes sur l’outil qu’on repêchera entre tes deux omoplates, hein ? J’aurais l’air malin à leur expliquer que c’est toi qu’a demandé… Tu seras plus là pour confirmer ma déposition, TOI !
– Eh bien c’est-à-dire…
– Eh bien c’est-à-dire que le compte n’y est pas ! Parce que c’est dix ans de ballon que ça pourrait me coûter ta connerie… Alors dix mille balles pour dix ans, c’est pas le bon tarif ! Il m’en faut le double.
– Le double ? Mais je ne les ai pas.
– Cherche un peu…
– JE NE LES AI PAS !
– Cherche encore !
– Bon sang, mais vous ne comprenez rien ! Si je les avais, je vous les donnerais… Puisque je vais crever, qu’est-ce que ça peut bien me foutre ! Je ne les ai pas.
L’argument était correct. Comprenant que les enchères n’iraient pas plus loin, il décida de ne pas poursuivre dans cette direction. Il vida le reste de son verre et rota en sourdine. Après avoir marqué un silence, il posa ses mains sur la table et respira très fortement.
– D’accord.
– Comment ?
– J’en suis.
– Vous voulez dire que…
– Oui c’est ça : je marche dans ta combine. Mais pour cette somme-là, crois-moi que c’est un travail d’ami : c’est comme si j’le faisais pour un copain !
La réaction de Patrick fut un mélange de soulagement et d’appréhension. Il regarda l’autre comme celui qui allait l’aider, mais aussi le tuer. Il se fit la réflexion que d’ici probablement moins d’une heure, il serait mort ! Cette pensée le glaça d’horreur. Ils se fixèrent dans les yeux et furent tous deux surpris de ne plus se reconnaître l’un l’autre. Ce n’était plus deux inconnus qui conversaient en buvant un verre comme tout un chacun aurait pu le faire ; c’était un meurtrier et un cadavre qui se faisaient face. L’assassin voyait sa victime, le suicidé apercevait son bourreau. Patrick héla le garçon pour une nouvelle tournée. Après un silence tenace entre les deux hommes qui ne se quittaient plus du regard, le serveur se présenta : pendant qu’il procédait à l’échange des verres, il renouvela sa plaisanterie du même air désinvolte : « Il fait chaud, hein… »
– Oui il va faire chaud dans ton cul si tu continues d’te foutre de ma fiole !
Stupéfait de ce brusque retour, le garçon resta un instant interdit puis, comme il se sentait pâlir, il fit un volte-face rapide avant de disparaître péteux.
– Sans blague, est-ce que ces jeunes merdeux ne doivent pas un peu de respect à leurs aînés ?
Patrick acquiesça d’un geste de la tête, tout en désapprouvant intérieurement le langage grossier de son acolyte. Celui-ci attrapa sa chope et vint taper dans la sienne en lançant un « santé ! » que Patrick jugea parfaitement incongru. Après l’avoir lampé aux trois quarts, il reposa le verre, corrigea un reflux d’une ondulation du torse, et se rapprocha de son interlocuteur, donnant à leur discussion un caractère intime.
– Dis donc l’ami, maintenant qu’on est d’accord, va falloir cadrer…
– Cadrer ?
– Ben oui les détails ! Tiens, pour commencer, passe-moi le pognon…
– Après.
– Après quoi ?
– Quand le travail sera fait.
– Tu vas me passer l’oseille quand tu seras raide, c’est ça ?
– C’est que…
– Dis donc totor, t’es au courant qu’une fois mort bouger même le petit doigt on y arrive plus ?
– Vous n’aurez qu’à le prendre sur moi…
– C’est ça ! Quand tout le monde sera à sa fenêtre pour savoir quel hurlement de bête les a réveillés, moi j’serais en train d’ausculter tes fouilles coincées derrière tes 80 kilos de barbaques, tout ça pour récupérer un paquet de fafiots rincés à l’hémoglobine… Allez arrête de dire des conneries et file-moi la tirelire ! Tiens tant que t’y es, envoie aussi le bistouri…
Ne trouvant rien de consistant à opposer à cet argumentaire, Patrick s’exécuta, non sans s’être préalablement assuré que personne ne les observait. Son tueur à gages ramassa promptement la serviette dans une poche, puis il s’attarda sur le contenu de l’enveloppe, jaugeant sans les compter le nombre de billets qu’elle pouvait contenir, avant d’en sortir un pris au hasard. Il l’inspecta minutieusement, l’étalant face au soleil, le renifla, puis, visiblement satisfait du résultat de ses vérifications, il le replaça parmi les autres, avant de glisser le paquet dans une autre poche.
– Je croyais que l’argent n’avait pas d’odeur ?
– Y’a que les cons qui croient ça ! Bon quoi d’autre : une bafouille ?
– Pardon ?
– Une lettre, un mot, un message, je sais pas moi… T’as peut-être une chaîne en or, une gourmette ou ta montre que tu voudrais que je remette à quelqu’un : j’peux m’en charger si tu veux, c’est compris dans le service.
– Rien.
– Bon. Comme tu voudras. Alors tu règles l’addition et on y va !
Patrick fut tout à coup effrayé par l’accélération des choses. Il y a encore cinq minutes rien n’était certain. Et à présent, tout était fixé. Dans un quart d’heure, il serait mort ! Il se sentait pris d’une espèce de vertige, les idées tournaient dans sa tête sans qu’il puisse en saisir aucune. Mécaniquement il sortit son porte-monnaie. Comme un automate, il déposa l’argent. L’autre se leva, il l’imita machinalement.
– Allez, j’te suis.
Il se mit à marcher, l’autre à ses côtés. Il avait l’impression d’avancer dans le corridor qui mène à la corrida, transformation taurine inattendue, n’entendant que le bruit de ses propres pas, et aveugle à toute chose. Jamais il n’avait connu pareille sensation, mélange d’étourdissement et de cécité, d’apaisement et d’effroi ! Ils s’engagèrent dans la ruelle fatidique et, subitement, il s’immobilisa comme un équidé qui devine la proximité d’une falaise. Son comparse lui adressa un vif coup d’épaule pour l’inciter à poursuivre son chemin.
– Eh dis donc, on n’a pas que ça à foutre, hein ?
– Oui…
– Plus tôt qu’on aura fini, plus tôt que ça soulagera tout le monde, pas vrai ?
– Vrai…
– Il faut battre le fer tant qu’il est chaud, c’est pas ça qu’on dit ?
– C’est ça…
– Quand c’est l’heure, c’est l’heure : ok ?
– Ok…
Chaque réponse était ponctuée d’une nouvelle bousculade, sous l’effet répété desquelles le bourreau rapprochait chaque fois un peu plus le condamné de son échafaud.
– Tiens vise un peu : ce serait pas celui-là, ton jardinet ?
Patrick reconnut le lieu qu’il avait lui-même choisi. Il acquiesça d’un timide mouvement de la tête, non sans être projeté par une nouvelle poussette. Il longea une grille dans laquelle étaient enchevêtrés toutes sortes d’arbustes, et se glissa par une ouverture que nul n’aurait pu deviner tant elle était envahie par une foisonnante végétation. L’autre lui emboîta le pas, et tous deux se retrouvèrent au milieu d’une élégante courette ombragée, presque entièrement recouverte par les larges tentacules d’un immense tilleul. Elle était flanquée d’un immeuble dont une petite lucarne – probablement celle des toilettes – signalait la hauteur de chaque étage. Patrick glissa un « on y est » à peine audible auquel l’autre fit une réponse tonitruante.
– Drôlement bucolique comme endroit… Et intime avec ça : c’est certainement pas ici qu’on viendra nous déranger !
L’assurance de cette discrétion faillit faire défaillir Patrick. L’idée de soudain tout arrêter lui traversa l’esprit. Mais était-il encore temps ? Son homme de main était payé, l’arme était dans sa poche, ils se trouvaient tous deux à l’endroit du crime : il était trop tard pour reculer !
– Qué tu dis ? Cause plus fort, je t’entends plus ! Pipi ? Tiens ben ça tombe bien moi aussi… On va faire ça à la franchouillarde, hein ? Entre copains ! Allez sort ta bite…
Patrick s’aligna le long du mur, extirpa délicatement le bout de son pénis à l’aide d’une main, l’autre assurant le dégagement vestimentaire, puis, comprimant sa vessie du mieux qu’il pouvait, il arriva à former un maigre filet d’urine en direction du premier rang de briques, tandis que son acolyte, d’un jet puissant et continu, était en train de lessiver le reste de l’ouvrage. Patrick pensa à certains condamnés que l’on fusillait par derrière, sans qu’il puissent voir le peloton les mettre en joue. un frisson lui traversa la colonne vertébrale. A ce moment, l’autre se pencha vers lui, laissant ainsi la pisse couler en direction des chaussures de son voisin.
– Oh ce que ça fait du bien ! Tiens regarde donc ça ! Pas besoin de mesurer : c’est du XL mon pote ! Et encore, je suis pas au garde-à-vous… Quand une gonzesse prend ça dans ses fesses, j’aime autant te dire que ça lui laisse des souvenirs : tout le monde peut pas se vanter d’en avoir autant dans le slip ! PAS VRAI ?
Patrick se reboutonna sans relever l’allusion de son voisin. Celui-ci arqua les jambes tout en reculant son postérieur pour ranger plus facilement sa verge, puis il remonta sa fermeture éclair d’un geste vif.
– Allez pépère, assez plaisanté, on a un truc à finir…
– Ecoutez ! J’ai réfléchi et…
– C’est ça… Tiens t’auras qu’à te foutre ici, ce sera parfait. C’est du cuir ton machin ? Allez enlève le, ça va nous gêner…
– Je préfère le garder.
– Ça va riper, je vais être obligé de m’y reprendre à trois fois : enlève ton blouson !
Très lentement, il exécuta l’ordre qui lui avait été donné. Une sensation de froid lui enveloppa le corps comme un linceul et il se mit à trembler. Pendant ce temps, l’autre avait déballé le couteau : il jeta le torchon comme on se débarrasse rapidement d’un emballage superflu et inspecta le Haiku en connaisseur. Avec son pouce, il appuya sur la pointe, puis il laissa glisser son index le long de la lame, confirmant d’un hochement de tête la qualité de l’outil. Brusquement frappé par une idée, il interrogea Patrick.
– Tu y crois à ces conneries ?
– Pardon ?
– Dieu : tu y crois ?
– Dieu ? J’ai été baptisé, j’ai même fait ma première communion…
– Oh là, oh là ! J’te demande pas l’heure ! J’te demande si tu y crois…
– A vrai dire, non…
– Donc la messe est dite ! Tiens, t’en veux une dernière ? Tu peux, ça fait partie du service, tu sais…
Patrick fixa l’inscription sur le paquet de cigarettes que l’autre lui tendait : « Fumer tue. » D’un signe de tête, il refusa.
– Bien, bien… Ben alors écoute, je crois qu’on s’est tout dit : y’a pu ka !
– Le cœur…
– Quoi ?
– Le cœur : vous savez de quel côté il est ?
– Dis donc, tu me prends pour une couille ?
– C’était simplement pour être sûr que…
L’autre s’approcha et plaça le bout de son index au milieu du sein gauche de Patrick. Au contact du doigt contre sa chemise, celui-ci eut un mouvement de recul.
– C’est là qu’il est pépère, ton cœur… Et quand tu seras retourné, il s’trouvera pile poil de l’autre côté. Hein ? C’est pas comme ça qu’elle est l’anatomie ?
– Si si, c’est bien ça…
– Tu me fais confiance, pas vrai ? Tiens viens ici, je vais te montrer !
L’attrapant par le bras, il guida Patrick près du mur, puis l’invita à se mettre de côté. Il se plaça à environ deux mètres face au pignon, et, comme pour un plongeon, serra les jambes, tête haute, bras le long du corps. De la main droite, il tenait le couteau fermement. Après être resté quelques secondes immobile de cette façon, paupières baissées, le visage calme d’un moine en méditation, tout à coup, dans un geste d’une brutalité sidérante, genou gauche plié en avant, bras tendu, l’œil précis d’un aigle, tel un escrimeur, il foudroya une cible invisible avec l’assurance d’un équilibriste.
– TCHAC ! ! !
L’autre ne put retenir un bref cri de terreur ainsi qu’un sursaut d’épouvante.
– Alors ? Tu vois, t’es pas tombé sur un amateur, y’a pas d’inquiétude à avoir : avec moi tu feras le voyage sans même t’en apercevoir.
– Ecoutez…
– Ah non, j’écoute plus ! On est en train de se mettre en retard et ça c’est pas du boulot… Allez hop : en piste !
D’un coup de soulier monumental, il arracha un morceau de pelouse et désigna de l’index l’endroit qu’il venait de saccager.
– Là ! Tu te mets là, moi j’vais me foutre derrière.
– Ecoutez… J’ai une requête !
– Tu crois pas en Dieu !
– J’ai pas dit une prière, je parle d’une requête !
– Et ça fait quelle différence ?
– Je veux que vous comptiez !
– Compter ?
– Jusqu’à dix…
– Qu’est-ce que c’est que ces salades ?
– C’est ma dernière volonté !
– Arrête ces conneries : on n’est pas là pour jouer à cache-cache !
– Il ne s’agit pas de cache-cache, je ne bougerai pas. C’est un compte à rebours, vous comprenez ?
– Tu me prends pour un cul ? Evidemment je comprends… Je comprends que t’as les pétoches, t’es en train de remplir ton froc ! Tu gagnes du temps ! C’est pas comme ça qu’il est le boulot : il faut s’y mettre tout de suite !
– Non !
Les deux hommes se regardèrent d’un air maussade, comme deux chiens prêts à se disputer un os. Il y avait dans l’attitude de Patrick la détermination butée de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Comprenant cela, l’autre baissa la tête, estimant qu’il perdrait davantage de temps à lui enlever ce caprice plutôt qu’à y céder.
– Ok. Ça fait partie du service… Ecoute, je te propose un truc : on compte chacun notre tour, moi qui commence, et après c’est toi… Et quand ce sera dix : tchac ! Ça va comme ça ?
L’idée que l’autre ne lui donnerait pas l’estocade sitôt le dos tourné était un élément de sérénité indispensable. Patrick se décrispa et fit un signe de tête affirmatif. Il alla se positionner à l’endroit indiqué. Avant de se retourner vers le mur, il fixa son meurtrier droit dans les yeux.
– Je crois qu’on ne se reverra plus, n’est-ce pas ?
– Eh dis donc : pas de conneries du genre un et demi ou neuf trois quarts, hein ? On compte comme des hommes, c’est bien compris ?
– Alors je vous dis… Je vous dis adieu, n’est-ce pas ?
– Ravi de t’avoir connu : adios amigo !
Patrick se retourna. Aussitôt, l’autre entama le décompte d’une voix de stentor.
– UN !
Immédiatement, il sentit son corps réagir, refusant catégoriquement ce qui était en train de se passer. Une boule lui arriva dans la gorge et des larmes lui montèrent aux yeux. Son estomac se noua et ses jambes se mirent à danser. Son cœur s’affolait de plus en plus fort, signalant l’imminence d’un danger, tandis que le long de ses joues coulait le liquide lacrymal. Patrick maudissait cette attitude lamentable, il aurait voulu rendre l’âme crânement, sans pleurer, sans trembler : mais peut-on mourir le front haut après pareille vie de bas étages ? Pourquoi serait-il soudain digne et fort aujourd’hui, sans jamais l’avoir été avant ? Il n’y avait pas de réponses favorables à ce questionnement ultime, et cette certitude le rendait encore plus triste et donc plus pitoyable encore. C’est entre deux sanglots qu’il annonça son chiffre, d’une voix qui marquait nettement l’état de décomposition intérieure dans lequel il était en train de se perdre.
– Deux…
– TROIS !
L’autre envoya sa réplique, mordant copieusement sur celle de son partenaire. Patrick se fit la remarque que, dans ces conditions, compter jusqu’à dix équivalait à compter jusqu’à cinq ! Ce constat eut pour effet de lui emballer le cœur vers un rythme qu’il ne lui avait jamais connu. Une bouffée de chaleur le traversa verticalement, précipitant son corps vers une espèce de malaise proche d’un sauna prolongé, avec la sensation anxiogène de ne plus trouver suffisamment d’oxygène ! Il se mit à respirer comme on étouffe, après un effort intense ou une longue apnée. L’idée du décompte lui apparut comme une stupidité, assimilant ce processus à celui de la noyade : macabre contre-la-montre avant l’étouffement inéluctable… Il regrettait amèrement la confrontation avec le sablier. Toutes les choses et gestes de sa vie qu’il regrettait amèrement lui remontèrent alors à la mémoire, telle une déferlante qui se brise contre une digue. Se sentant subitement submergé de chagrin, il balbutia le chiffre suivant afin d’écourter un face à face pénible.
– Quatre…
– CINQ !
Rien à faire, il fallait en découdre : car l’intrus était bel et bien là : sa vie ! Bobine en mauvais état projetant des images presque oubliées : il se voyait tour à tour chérubin dans les bras protecteurs de sa mère, gamin jouant avec sa sœur à attraper des papillons, adolescent fumant ses premières cigarettes autour du baby-foot et de ses camarades de classe, jeune homme posant pour la première fois ses lèvres sur celles d’une femme, homme mûr enfin, les mains sur le ventre de son épouse enceinte, puis il se remémora la devanture cobalt de son magasin de meubles à l’époque où les clients affluaient, la salle des pas perdus au tribunal où fut jugé son divorce, le visage de ses deux fils qu’il n’avait pas revus depuis des années, les seins extraordinairement beaux de Jessica dont le creux des bras étaient par ailleurs jonchés de traces de piqûres, le parc arboré de la clinique dans laquelle il avait été placé après son infarctus, la vision de son sexe amorphe, le camion poubelle derrière lequel il charriait chaque matin les restes de la veille, le mur de sa cuisine dont il connaissait les moindres irrégularités, le cabinet de son gastro-entérologue lorsqu’il lui avait communiqué le funeste diagnostic… Dans son esprit torturé, visages, objets et lieux finirent pas se mêler et se mélanger : le lingot, le tribunal, les meubles, la clinique de Beauval, les seringues usagées de Jessica, le portrait de ses enfants, les poubelles pleines ou vides, l’air contrarié de sa mère, les verres de vin, les parties de baby-foot, sa sœur, la maison familiale, et puis la tombe de son père sur laquelle, bien des années après, il était allé déposer une orthose de mauvaise facture… Il se rappelait de cette journée triste d’hiver où, seul dans ce petit cimetière de campagne, il s’était mis à sangloter comme à cet instant, face à la dépouille d’un homme qu’il aurait voulu connaître… Derrière lui, un raclement de gorge appuyé le ramena au présent.
– Six…
– SEPT !
Effondré intérieurement, incapable du moindre mouvement, Patrick sentait que déjà la vie lui échappait. Il se souvint avoir entendu un spécialiste dire de la mort qu’il ne s’agissait pas d’un état mais d’un processus. Il comprenait maintenant clairement ce qu’avait voulu expliquer le scientifique. C’était une transformation tout à fait comparable à celle de l’eau qui passe d’un état liquide à solide ou inversement, et il y a un moment, pensait Patrick, où l’eau sans être encore glace n’est déjà plus liquide : peut-être était-ce cela que l’on appelait les limbes ? En tous les cas, c’est à ce mi-chemin, sur le pont qui joint les deux rives que Patrick s’imaginait être à ce moment précis lorsque, curieusement, sa réflexion fut interrompue par un flash visuel extrêmement fort : il s’agissait de Jessica ! Elle était nue, allongée sur le lit, une jambe repliée sur l’autre, un bras accoudé, la joue appuyée contre sa dextre, le visage oblique : de ses yeux, de sa bouche, elle l’invitait à venir la rejoindre… Patrick se tenait au milieu du gué, et les traits vaporeux de la défunte se faisaient de plus en plus nets à chaque pas qu’il faisait en direction de sa bien aimée… Bientôt, elle serait à lui et pour toujours : il prononça le chiffre suivant comme les amants se disent oui lorsqu’à l’église ils se jurent fidélité éternelle.
– Huit…
– NEUF !
Tout de go, il eut l’impression d’être sonné par un gong, réveillé brutalement, extirpé d’un cauchemar ou d’un rêve. Dix : le prochain nombre était dix ! Dans sa tête, des milliers de carillons sonnaient soudain à tout rompre, son cœur toquait de tous côtés comme un oiseau tentant de s’échapper d’une cage, il sentait un déluge parcourir ses veines et se répandre partout dans son corps bouillonnant… Jamais il n’avait été aussi près du précipice et il suffisait maintenant d’un mot, un seul, pour basculer dans un puits sans fond ! Il se tordait pour contenir les larmes et les tremblements qui l’assaillaient avec force. Il ne put résister longtemps, et un sanglot lui inonda le visage tel une canalisation qui éclate, imprimant sur celui-ci une expression de terreur sans limite, son squelette tout entier se mit alors à trembler, comme secoué par une main invisible, et c’est dans cet état de pitié qu’il éructa, bouche levée vers le ciel, le sésame qui devait lui ôter le souffle de vie.
– DIX ! ! ! ! ! !
Il hurlait tel un loup enragé, les mains collées contre le mur, suppliant que le coup de grâce lui soit rendu au plus vite lorsque, soudainement, il sentit sa poitrine déchirée par une morsure métallique et longitudinale qui le projeta contre le béton sous la férule d’une douleur infernale, lui arrachant un cri rauque venant du plus profond de ses entrailles. Il s’arc-bouta et tomba sur les genoux, bras croisés contre le torse, yeux exorbités, tandis qu’un liquide chaud s’échappait abondamment de son sein. Les forces l’abandonnait, la vie était en train de le quitter, ce n’était plus maintenant qu’une question de secondes ! Il eut envie de crier quelque chose, n’importe quoi et, ne sachant que dire, il fondit sur le plus court qui pouvait lui traverser l’esprit, quelque chose qui, peut-être, à cet ultime instant, pouvait encore lui être utile. Rassemblant toute la rage qu’il avait dans les tripes, il beugla comme s’adressant à un sourd, dardant les yeux vers les cieux.
– Seigneur ! Je crois en toi ! ! !
Etonné de trouver encore de la hargne en lui, il se remit à vociférer sa profession de foi comme le dernier des possédés, la répétant telle une rengaine, convaincu que la mort le faucherait ainsi en repenti et non comme un infidèle…
– Eh oh ! C’est une propriété privée ici, alors ton catéchisme, tu vas aller le réciter dans ton cul ! C’est pigé ?
Stupéfait, il écarquilla les yeux vers l’individu qui, deux étages au dessus de lui, avait sorti la tête par la fenêtre de ses toilettes, pour lui adresser cet indélicat pneu. Incapable d’appréhender la situation, il resta ainsi figé dans la position d’une statue, avant de découvrir qu’il n’avait de douleur nulle part. Sans comprendre ce qui lui arrivait, il posa la main contre son cœur et le sentit battre tout à fait normalement. Il inspecta sa main sur laquelle il ne détecta aucune trace d’hémoglobine. D’un bond il se releva et fit une rapide inspection de son corps, sans constater la moindre trace d’égratignure. D’une volte-face exécutée en un éclair, il se retrouva dos au mur et, d’une double rotation à 180 degrés de la tête, procéda à une exploration approfondie de chaque recoin du jardin : seul !
– Ben ?
Il avança rapidement vers le tilleul et fit plusieurs fois le tour du tronc, cherchant sans trouver. Puis il recula et, brusquement se mit à faire un tour sur lui-même, tentant par cette manœuvre de s’assurer que personne n’était caché derrière lui. Il tourna encore, mais plus lentement, scrutant chaque ombre alentour, avant de s’immobiliser, bras ballants, dans une posture perplexe, le visage inexpressif, raidi dans un masque d’incompréhension.
Dans le cortex de Patrick, à petit rythme, les quelques neurones nécessaires à conclure sur ce qui venait de se passer se mirent à osciller sous l’effet d’une neurochimie dilettante, puis, de synapse en dendrite, l’influx nerveux se propagea avec davantage d’insistance, jusqu’à ce que subitement, émetteurs et transmetteurs s’agitent avec frénésie pour former dans son encéphale surchauffé, une autoroute vers le dénouement de sa réflexion… Lorsque le dernier neurone réceptionna le lot d’électrons lancés à toute vitesse, Patrick ressentit comme un électrochoc, une châtaigne sous l’effet de laquelle il écarquilla les yeux et ouvrit la bouche comme un merlu.
– Merde ! Oh merde ! Merde, c’est pas vrai…
Il écarta les bras et avança d’une façon mécanique, puis fit le chemin inverse, sous la proie d’une agitation de plus en plus vive. Dans son cerveau, les tilts s’entrechoquaient sans discontinuer, tandis qu’une espèce de clarté commençait à apparaître.
– Le fumier… Mon fric, mon blouson, mon schlass… Il m’a tout pris !
La clarté devint de plus en plus homogène, alors que les tilts s’atténuaient. Au bout de quelques secondes, l’esprit de Patrick était redevenu tout-à-fait calme comme une grande étendue d’eau. Il leva les poings et hurla yeux fermés et gorge hors de la bouche.
– ENFANT DE PUTE ! ! !
– Oh ! Je t’ai dit de foutre le camp !
– FUMIER ! ! !
– Bouge pas ! J’descends te défoncer la tête…
Patrick se précipita vers la sortie. Une fois sur la chaussée, il étudia rapidement chacune des deux directions puis, en ayant choisi une, il se mit à courir ventre à terre. Arrivé à la première intersection, il s’arrêta, souffla, inspecta les rues alentour, et se remit à cavaler vers un autre carrefour. Il procéda de la sorte pendant une bonne demi-heure, sillonnant plusieurs pâtés de maison, et ponctuant chacune de ses pauses par la même antienne.
– J’te retrouverai salaud !
Hors d’haleine, le ventre traversé d’un douloureux point de côté, il se décida à abandonner la partie. Il s’aperçut presqu’aussitôt qu’une terrible pépie lui taraudait le gosier. Appuyé contre le flanc d’une voiture stationnée, il passa en revue les différentes sortes d’échoppes qu’il pouvait distinguer, sans en reconnaître aucune de la catégorie qu’il cherchait. Cependant, l’endroit lui semblait familier, et il se mit en marche en direction du boulevard qui était tout près et où il espérait trouver une brasserie. Parvenu à l’angle de celui-ci, il pressa le pas en direction de la devanture rouge et or du Narval qui était à quelques mètres.
La place qu’il occupait tout à l’heure n’était plus libre et il alla s’installer à l’autre bout de la terrasse. Ayant reconnu son voisin, la femme assise à la table contiguë se leva immédiatement, paya son addition et se hâta de quitter l’endroit. Une nuée de rires juvéniles accompagna son départ, assortis d’un « il est revenu », suivi d’un « regardez comme il est rouge » prononcés suffisamment haut pour que Patrick les entende. Celui-ci renifla tout ce qu’il put trouver dans son appendice nasal, prêt à se retourner et cracher au visage de ces jeunes cons qui ne respectent rien, mais il se sentit le souffle court et, craignant de ne pas pouvoir projeter son glaviot jusqu’à la cible, il renonça à cette démarche. Le serveur face à lui, plateau dans une main et serviette sur l’avant-bras, l’interrogeait d’un sourire narquois.
– Un demi ?
Patrick acquiesça d’un signe de tête. Le garçon s’éloigna et, arrivé à hauteur des lycéens, il leur adressa un clin d’œil accompagné d’un « il faut chaud, hein ? » qui eut pour effet de provoquer une nouvelle détonation joyeuse. L’œil vitreux et le regard sombre, Patrick, constata silencieusement les choses : « Ils sont en train de se foutre de moi… » Les lycéens, le serveur, l’autre, tous les autres ! Ils se moquaient de lui, et ne s’en cachaient nullement, car qu’y avait-il à craindre d’une loque comme lui ? Il était donc devenu ça : un type dont on pouvait se payer la tête sans la moindre gène… Lui qui avait eut femme et enfants, et avait dirigé un grand magasin de meubles et plusieurs employés !
– Et voilà pour Monsieur…
Il avait dit monsieur en prononçant mÔsieur, comme s’il s’était adressé au Baron de la Crotte ou au Marquis de Mes Fesses, du ton sardonique et suffisant que les petits utilisent pour railler plus petits qu’eux. Puis il se dirigea vers la crémaillère et activa la manivelle de l’auvent pour donner un peu de soleil à la terrasse. Patrick porta le verre à sa bouche et aussitôt, il entendit toutes sortes de gouailleries fuser derrière son dos : prosit, irmat, santé, tchin ! Il eut envie de fumer une cigarette mais il s’aperçut que son paquet était resté dans son blouson. D’ailleurs, son porte-monnaie aussi : comment allait-il payer son verre ?
Patrick se sentit alors au bout du rouleau, seul contre tous, perdu comme un enfant : l’idée de pouvoir se mettre à chialer ne le consolait même pas. Une tristesse lourde et tenace le maintenait immobile sur sa chaise, observant les passants sans les regarder, le visage penché et les paupières à demi-closes, indifférent à tout et surtout à lui-même.
Il resta de la sorte une durée qu’il n’aurait pas su estimer. Lorsqu’il releva la tête, il eut le sentiment que quelque chose avait changé sans qu’il puisse s’expliquer quoi. Le groupe d’étudiants avait été remplacé par un quatuor d’hommes costumés et cravatés. A l’autre extrémité, deux hommes seuls ainsi qu’un jeune couple. Ce n’était pas ça. Attiré par le vrombissement d’un bolide, il tourna la tête et aperçut, une centaine de mètres plus loin, un superbe coupé-sport rouge vif avec à son bord un play-boy accompagné d’une créature de rêve. Le chauffeur surveillait le feu tricolore en faisant mugir le moteur, tandis que sa passagère vérifiait la tenue de son eye-liner dans le rétroviseur. Le feu sitôt passé au vert, la Maserati s’élança dans un grondement assourdissant et, à peine quelques secondes plus tard, décéléra dans un vacarme tout aussi spectaculaire à l’approche du feu suivant, laissant dans son sillage deux trottoirs de badauds ébahis ou terrifiés par pareil déluge.
– Sacré crâneur ! Si j’avais ton âge et autant de pognon…
Aussitôt dit, aussitôt fait : Patrick s’imagina au volant d’un dragon crachant du feu, faisant crisser les pneus le long des corniches de la Riviera, deux ou trois playmates gloussant d’insouciance sur la banquette arrière, et se partageant le goulot d’un magnum de Moët et Chandon… Les voilà arrivant à vive allure dans l’allée goudronnée de la villa perchée sur les hauteurs de Ramatuelle : freinage brusque, tout le monde descend ! Tout le monde à poil ! Hop dans la piscine… Quelle rigolade !
Un sourire démesuré éclaboussait la bouille hilare de Patrick dont la panse ondulait sous l’effet des hoquets de sa soudaine bonne humeur. Du carrefour où avait jailli l’italienne l’instant d’avant, un trente-trois tonnes se mit en branle à son tour, peinant à démarrer tout d’abord, puis avançant d’une allure poussive, avant de prendre un certain élan.
Sans se précipiter, Patrick se leva et rejoignit le bord du trottoir. Lorsque le bahut fut à moins d’une dizaine de mètres de sa hauteur, il avança sur la chaussée et se plaça face à lui. Le chauffeur eut à peine le temps de réagir et c’est à une allure tout juste ralentie par un coup de frein brutal que le poids lourd percuta le piéton qui fut projeté, comme une balle frappé par une raquette, loin devant la proue verticale du monstre.
Emporté par le tonnage de son chargement, le semi-remorque ne s’immobilisa qu’à quelques centimètres du corps inanimé. Le visage de Patrick, baignant dans une abondante mare de sang, avait conservé l’empreinte joviale et le sourire béat de sa dernière rêverie. Un attroupement s’était formé autour de son cadavre.
Hervé Rouxel