IRONIE numéro 48 (Décembre 1999)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 48, Décembre 1999

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Supplément du numéro 48,
"GNURP", nouvelle inédite (premier épisode).


SERMON ENCORE

"QUI MULTUM BIBIT, MULTUM DORMIT
QUI MULTUM DORMIT NON PECCAT
ERGO, QUI MULTUM BIBIT NON PECCAT"
Bossuet

 

PENSÉE RELATIVE ET FICTION RADICALE

Les thèses des penseurs d'aujourd'hui tentent de critiquer les excès par un effet relatif de balance qui semble pertinent au premier abord pour les lecteurs sans provoquer une polémique ou de nouvelles propositions. Juste relativiser, remettre à plat les pamphlets des "anciens" et des "modernes", pour bien montrer que l'on détient un esprit critique qui n'est que de la poudre aux yeux. Relativiser, c'est le déni du conflit qui caractérise la pensée actuelle : les réactionnaires d'un côté (les dictionnaires, les académismes, les porteurs des langues mortes qui essaient de les ressusciter dans l'espace pédagogique ...) et les progressistes publicitaires (ordinateurs partout, langage râpé, acceptation des mots urbains ...). Arrêtons de constater, de polémiquer dans le vide de l'édition, de relativiser afin de se poser en juge sage faisant la morale aux dérives flamboyantes des discours primaires. Taper sur le noir et le blanc procure un plaisir intellectuel gris qu'il ne faut pas ménager dans cette affaire.

Créons. Ecrivons de la fiction. Des romans. Là, la pensée se fait sujet, enfin, dans la poèsie radicale et l'apparition d'un style. Le reste n'est que bavardage officiel pour faire tourner la boutique du savoir. Le ressassement relatif et fier a gagné les étagères des bibliothèques universitaires. Le même se répète et s'amasse dans la poussière des placards. La jalousie des professeurs en place n'a jamais cessé d'étouffer les élans frais. Alors, la création de la critique et la pensée fulgurante se risquent désormais au sein du système libre de la fiction. Créons ...

Li. D.

 

PASSION DE LA PENSÉE

"Il ne faut pas penser de mal du paradoxe;
car le paradoxe est la passion de la pensée,
et le penseur sans paradoxe est comme l'amant sans passion :
un médiocre sujet."
Kierkegaard, Les miettes philosophiques

 

PENSE, RIS

"Tu réfléchis, tu médites ? Balançoires. Si tu veux faire rire de toi, écris donc sur ta porte :
"MAISON DU PENSEUR".
Il y a des boucheries, des boulangeries, des charcuteries, des épiceries, des teintureries.
Il n'y a pas de penseries."
Crevel, Etes-vous fous ?

 

VALEURS IMMATÉRIELLES

L'arcane majeur du capitalisme reste le profit ... Cela est rabâché ... Fait avéré par tous les experts en spéculation et les agents de l'anti-libéralisme, qu'ils soient de droite ou de gauche ... Seulement, les uns comme les autres évitent de reconnaître l'esprit subversif du capitalisme qui nous mène droit vers la gratuité ... Plusieurs indices économiques récents nous prouvent l'existence d'une politique du don, larvée et non avouée, au service du marché dont la devise serait : "C'est gratuit, consommez !".

Dans ce concert d'offres aux abords des fêtes, un pan du visage capitaliste, à l'origine caché, sort de l'ombre. En tête de ce phénomène devenu apparent, la publicité tient le haut du pavé. La diffusion de spots pour des produits ou des services gratuits (Yahoo, Lycos ...) qui vivent de la publicité se normalise. Le slogan de Liberty Surf, abonnement gratuit à Internet, se médite à l'aune de la tendance hype du capitalisme : "Etre gratuit ne donne pas de limite".

En effet, la publicité nourrit l'économie parallèle de la non-valeur marchande grâce à ses annonces : journaux gratuits, magasins de libre consommation sans achat (concept nouveau subventionné par des entreprises qui testent, en contrepartie d'un sondage de qualité, quelques produits inédits pour cerner un peu mieux le goût du public ...), Internet gratuit pour s'essayer pendant un mois ... Tester avant d'acheter ... L'hameçon est toujours gratuit.

Dans la guerre commerciale du téléphone portable, l'argument de la gratuité s'est placé au centre des stratégies de vente, essentiellement dans le don du "mobile" et des forfaits alléchants :

Finalement, le produit en soi ne vaut plus rien, son coût réel ne compte pas ... Cette vérité s'expose de façon outrancière.

Entrez dans une boutique de téléphones mobiles ... Pour peu que vous connaissiez les rudiments du langage technique et marchandiez un "chouia", un portable à 490 fr descend d'un coût à 200 fr, et celui à 90 fr, c'est cadeau ... En fait, ils s'en foutent du prix, c'est juste pour faire comme avant. Et pour le travail qui a permis d'élaborer ce produit, c'est pur mépris ... Pourquoi donne-t-on un objet qui a une valeur réelle d'environ 1 500 fr ? C'est le potlach marchand. Le prix du produit est insignifiant (voire disparaît), faussé par sa valeur boursière, immatérielle : chaque nouvel abonné fournit à l'opérateur (ici SFR, Bouygues, ou France Télécom) par le jeu des actions entre 25 000 fr et 30 000 fr. La valeur immatérielle supplante la valeur matérielle qui était liée au travail des hommes. La logique du crédit envahit l'économie. Ainsi, à travers l'emprise des multiples abonnements par mois, au bout d'un an, on a fait plus que rembourser le produit que l'on nous avait donné ... La gratuité, ça se paye !

Si les produits sont gratuits, le travail l'est donc aussi. Les logiciels "libres" (free software) sont les marques d'une économie capitaliste qui n'aura plus besoin d'argent.

Il faut lire les réflexions d'André Gorz (1) qui montre que les trois quarts du bénéfice des grandes entreprises aujourd'hui sont le résultat des spéculations boursières du Groupe. La vente des produits rapporte peu ... Ce qui compte avant tout, c'est renouveler sa gamme tous les six mois pour signifier que l'on reste productif et que l'on sait jongler avec le progrès. Même si les ventes ne suivent pas, le cours de l'action monte ... Ensuite, on brade le matériel hors circuit ... Les vieux ordinateurs qui marchent encore n'ont plus de prix; ils meurent démodés.

Tous ces exemples révèlent que le paroxysme du capitalisme, la ligne asymptotique du néo-libéralisme tendent vers la gratuité vantée par tant d'utopistes ... Mais qui paye, en fin de compte ? Les fluctuations virtuelles des consommateurs...

L'entreprise s'est métamorphosée en Janus sournois par l'implantation du double langage, la diversité de sa politique commerciale. Face gratuite, pile payante sont les deux versants d'une même monnaie. L'entreprise aura une activité tournée vers la gratuité renchérie par une cavalcade de publicités, et une autre axée vers la vente classique des produits ... Dans la balance, l'entreprise sera toujours gagnante. La concurrence dans l'absolu pousse à la non-valeur des choses, mais cette gratuité a un prix : la victoire financière de l'immatériel sur le matériel, du virtuel sur le réel. Donner, c'est gagner !

Lionel Dax

 

NARCICIRQUE

On ne parle plus que de ça. Le phénomène de mode prend le pas sur le concept avant même qu'on ait pu y réfléchir. Assailli du terme assaisonné à toutes les sauces, on en perd le sens et la saveur. De psychanalyse en littérature, chacun y va de sa griffe, de son application : Société narcissique, sexualité narcissique, beauté narcissique . Tous croient s'y retrouver. La belle affaire ! Retour au mythe originel.

Le narcissisme primaire comme investissement de l'individu par lui-même est une condition nécessaire à toute possibilité de vie. En ce sens, c'est une force incontournable qui nous sauve, à laquelle nous nous abreuvons chaque jour.

Ce narcissisme positif souvent éludé ne nous parvient que lorsqu'il est trop sollicité, et il semble alors nous renvoyer l'image bringuebalante d'un moi en péril qui défend ses remparts, qu'ils soient individuels ou collectifs.

Nous assistons passifs au développement de notre société qui installe en son centre la réussite de l'Individu, abstraction faite de ses attaches, des liens qui l'inscrivent dans un avant et un après, dans une temporalité psychique. Ce qui compte, c'est l'instant - et il faut le réussir. Au mieux, l'homme devient un demi-dieu numérique dont la richesse et le pouvoir sont sans limites. Au pire, il se verra balayé par un patron cynique remerciant la loyauté ringarde d'un quinquagénaire trop fidèle. L'un ou l'autre, pile tu gagnes, face tu perds. Réussir, c'est être productif, bien se vendre, en somme, être un produit de consommation.

La machine en marche s'auto alimente. Sa monstruosité ne permet pas qu'elle change de direction facilement. Ne s'est-elle pas emballée ? Ne peut-on voir quelle folle discordance l'amène à se nourrir de ces mêmes individus qu'elle prétend servir ?

Paradoxe collectif d'une société qui impose une norme dans laquelle plus personne ne se retrouve individuellement, sauf à foncer tête baissée, sans penser, dans l'ambition d'une survie bestiale : être plus fort que l'autre. L'écart béant s'élargit entre le besoin de réassurance et les contraintes que l'on préfère s'imposer plutôt que de les subir, dans l'espoir que ce soit moins traumatique : culte du corps, rentabilité, maîtrise des connaissances, souci d'indépendance.

Paradoxe individuel aussi dans la descente en enfer d'un narcissisme qui se veut défensif mais qui s'avère destructeur. Se protéger de l'autre de crainte d'être " bouffé ", ne lui accorder qu'une place bien délimitée, et sous emprise. Le lien se fragilise, le " manque " ne fait que s'accroître et les conduites dites narcissiques sont une tentative vaine de colmater l'hémorragie .

Paradoxe transgénérationnel peut-être, que l'on retrouve dans l'image de l'enfant-roi, incarnation moderne d'un phallus narcissique enfin possédé. Sa toute puissance ne serait alors que le reflet inversé d'un sentiment d'incomplétude douloureusement ressenti, auto entretenu et finalement dénié.

 
Aurélie Cujade

 


"Pénétration, don voluptueux de blesser !"
Colette, Le pur et l'impur (1932)

 

ANECDOTES

Entendu dans un café (18/11/1999) :
"Plus ils sont heureux, plus ça me dégoûte".

Aperçu de la rue (18/11/1999) :
Un clochard se branle dans le sas d'une billetterie.

 

 

(1) André Gorz, "Misères du présent - Richesse du possible", Editions Galilée.


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