IRONIE numéro 52 (Avril 2000)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 52, Avril 2000
Numéro "double"...

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LITTÉRACHIURE

"Rien n'est coupé de rien,
et ce que tu ne comprendras pas dans ton corps,
tu ne le comprendras nulle part."

Friedrich Nietzsche

Je me levai de mon strapontin, car la rame était bondée. Le train démarra, à cet instant m'apparut cet éclaircissement : "Il y a toujours un coupable." Me faisant cette réflexion, je lâchai une vesse d'une sournoiserie impeccable. Aussitôt, une fournaise olfactive se répandit autour de moi : au fur et à mesure que le vent infernal infectait le wagon, l'écœurement gagnait les visages qui devenaient rouges, les uns après les autres, comme une pile de dominos. En quelques secondes, le compartiment tout entier n'était plus qu'une étuve intenable. J'observais le visage d'un homme affaissé, mal rasé, et cintré dans un anorak maculé de taches. Petit à petit, des regards torves, puis de plus en plus explicites, le désignèrent. Se sentant observé, sa face, soudain, se congestionna, ce qui eut pour effet de le rendre coupable davantage : il se mit à tousser nerveusement, et devint tout à fait écarlate. Le coupable, c'était lui ! A République, il se précipita pour descendre et, au moment de sortir, un type très grand le coinça : "Dégueulasse ! Tu mériterais d'être corrigé." L'autre se sauva sans demander son reste.

Le métro démarra, j'en profitai pour aller m'asseoir en face d'une mère de famille. Je lui adressai cette irréfutable démonstration : "Aujourd'hui, le plus petit des micro-ordinateurs est doté d'un Mips de puissance : one million instructions per second ! En évaluant à trente secondes le temps nécessaire à un être humain pour multiplier deux entiers, il lui faudrait une année entière pour calculer l'équivalent du nombre de multiplications qu'est capable d'effectuer en une seule seconde, un micro-ordinateur. Une puce électronique va donc trente millions de fois plus vite qu'une cervelle humaine !" Elle me toisa avec condescendance, et descendit à Oberkampf. Une jeune fille vint prendre sa place : elle avait des nattes, les jambes nues, et une jupe très courte. Elle s'était assise sans regarder personne, et avait ouvert un livre de Kierkegaard qu'elle parcourait d'un air victorieux. Je tentai de voir sa culotte en faisant mine d'inspecter mes ongles : rien à faire. A la station suivante, je tombai nez à nez avec une image publicitaire sur laquelle une divine créature vantait les plaisirs de la communication : "Avec mon nouveau forfait, j'appelle quand je veux." Entre ses jambes, un phallus avait été gribouillé au stylo feutre. Le train se remit en marche, et comme la jeune squaw croisait les jambes, je lui adressai cet indispensable préambule : "J'aime le sexe." En un bond, elle fut près de la porte et m'invectiva avec hargne : "Pauvre mec ! Ça se soigne ta maladie !" Elle prit la correspondance pour Créteil.

Juste avant la fermeture des portes, un malabar à l'air patibulaire s'engouffra dans le wagon : "Je m'appelle Paul, j'ai trente-trois ans, j'sors de prison, j'ai trois gosses à nourrir. J'sais qu'vous êtes très sollicités mais si vous m'donnez pas des ronds, ce soir j'les noie tous les trois !" Il marqua une pause, et se mit à vociférer avec véhémence, en serrant les poings : "Ouais ! J'les noie ! J'les noie !" Immédiatement, le wagon fut envahi par un concert de petite monnaie qu'on jetait dans la timbale de Paul. Quand il fut devant moi, je lui fis cet énorme don : "Une puce électronique va trente millions de fois plus vite qu'une cervelle humaine ! Riche d'une telle révélation, vous ne pouvez plus tuer vos enfants...". L'homme me dévisagea sans comprendre le poids du fardeau qu'il devrait désormais porter : "Qu'est-ce tu m'fais là ?" Je lui posai la main sur l'épaule, comme il sied aux hommes qui partagent un grand secret, puis je postai une flatulence affranchie en tarif express : "Ah, ça schlingue ! Ah, t'es ignoble !" Paul recula, et me fixa, défiguré par le dégoût. A La Râpée, il s'échappa. Un vieil asiatique passa près de moi et dit ceci : "1p2+h1kkoq !" En quittant le wagon, il croisa un jeune homme qui s'assit en face de moi.

Immédiatement, je lui exposai mes arguments : "Voyez comme nous sommes, sentir son propre étron n'incommode personne, tandis que renifler celui d'autrui nous est insupportable. Pouvons-nous vivre ensemble ?" L'homme retira ses lunettes et m'étudia avec insistance. Puis il déclama d'un ton assuré : "Vous savez, j'ai lu Saint-Simon ! J'ajoute que Zig et Nib me sont des amis personnels. Sans compter que je déjeune en tête à tête avec Solo une fois par mois ! Du reste, j'entretiens un curieux rapport avec l'excrément. Je devrais plutôt parler de bouillie, car je ne digère pas bien. Je mange normalement, mais je ne fais pas correctement, et même, je me défais tout à fait. Quand je vais à la selle, je vais au supplice, car je ne me soulage jamais sans que des paquets de compote me restent collés au cul, aussi férocement accrochés à mes poils qu'une couche de mazout au plumage d'une mouette. Quelquefois, lorsque je suis triste, je m'enfonce un cochonnet dans le derrière, je m'assois sur le trône, et je défèque. Quelle joie de sentir quelque chose de dur circuler entre ses deux fesses ! Pas de traces, pas d'odeurs, je remonte mon froc sans salir une seule feuille de papier. Je tire la chasse et je regarde tournoyer la petite boule blanche, avant de la voir disparaître définitivement..." Terriblement coupable, pensais-je en pétant discrètement : "Oh ! mon Dieu, quel bouquet ! Je ne me suis pas chié dessus par exemple..." L'ami des Lettres se leva, et passa une main sur son postérieur. N'étant pas sûr de lui, son visage s'empourpra. Il disparut confusément à Austerlitz.

Je voyageai encore durant deux stations. A l'autre bout du wagon, un intellectuel de gauche lisait un journal satirique. Il avait les jambes très largement écartées, ce qui devait avoir pour effet de dissuader quiconque de s'asseoir sur le siège attenant au sien. Il affichait ostensiblement un sourire éclairé témoignant de l'étroite complicité qui le liait à son hebdomadaire : "Pour certains, la lecture n'est qu'un simple faire-valoir spirituel", pensais-je en quittant le wagon. Sitôt à l'air libre, je descendis la rue Duméril, en direction du Muséum. Quelques mètres devant moi, un chien était en train de caguer sur le trottoir. Je m'arrêtai quelques instants pour observer le cabot. Il me scrutait d'un air innocent, pendant qu'il déposait sa bouse. Son forfait accompli, balançant la queue de droite et de gauche, il rejoignit sa maîtresse, une femme âgée. Tandis qu'il dirigeait sa truffe au-dessus de l'œuvre d'un de ses congénères, je formulai cette énorme évidence : "Un jour, les ordinateurs écriront des livres." J'avançai d'un pas décidé et écrasai une première merde, puis une autre, et une autre et encore une autre, et je finis par mettre le pied sur celle avec laquelle Kiki était en train de se shooter : "Kiki ! Viens-là tout de suite..." Kiki et Mémère m'auscultaient tous les deux d'un air ahuri. "Y'a quand même la place, pourquoi vous marchez pas à côté ?" En dépassant Mémère et son petit toutou, je lui répondis ceci : "Il n'y a pas d'avant-merde, pas d'arrière-merde, je suis la merde !" Je traversai le boulevard Saint-Marcel et m'engouffrai dans un café.

Au comptoir, un homme bedonnant, qui se faisait étrangler par sa cravate, me tenait compagnie : "Pourquoi la nouez-vous si fort ?" L'individu avala une gorgée et me répondit sans tourner la tête : "C'est pas moi qui serre, c'est la vie qui veut ça..." Sa cravate ressemblait à une œuvre de Klein. Elle était bleue, épouvantablement bleue. Je me lançai : "La merde est la mesure de toute chose. Sans cette odeur de pourri, nous n'aurions qu'une vague idée de la mort. J'ai lu un livre, et j'ai le sentiment qu'il n'a pas été écrit par un homme. Les mots imprimés sur les pages, avaient été jetés là, de façon froide et mécanique. Je me suis même demandé, s'il n'avait pas été rédigé par un assemblage de diodes et de transistors. Sans le faire exprès, j'ai taché ce livre. Et en observant les deux ou trois gouttes de café au milieu de toutes ces phrases immaculées, j'ai brusquement compris que cet ouvrage était hygiénique. Je n'aime pas ces écrivains qui écrivent propre. Je les emmerde." Bibendum lampa le reste de son verre et héla le taulier : "Jacques ! Viens donc désaltérer ton pote, bon sang..." Le patron se présenta avec une bouteille de blanc à la main. Pendant qu'il arrosait, mon acolyte fixait d'un œil incrédule mes chaussures pleines de fiente. Il releva la tête et m'examina quelques instants : "Quand j'enlève ma cravate, le soir, j'ai l'impression d'être un pendu à qui l'on vient de faire une fleur. Je suis comme un évadé qui sera repris dès l'aube. Sans une corde autour du cou, je crois que je ne serais plus capable de distinguer le jour de la nuit. Ceux qui ne voient ni le lever du jour, ni le coucher du soleil, laissent couler l'eau entre leurs doigts." Je me retournai et observai les passants qui descendaient la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, en direction de la station de métro. A travers la vitre qui nous séparait, je pensai qu'il ne faisait bon être, ni tout à fait d'un côté, ni complètement de l'autre.

Il m'arrivait souvent de m'asseoir à la table d'un bistrot et, pour chaque piéton que je pouvais voir, je tentais d'en deviner le trait principal. J'essayais, en un adjectif, avec un mot ou une phrase, de résumer la singularité de chaque âme qui arpentait le trottoir. Pour certains c'était immédiat, pour d'autres c'était impossible. N'y avait-il pas de l'observation longue et minutieuse des êtres et des choses dans le métier d'écrivain ? Ne fallait-il pas patauger au milieu de cette boue tiède et enivrante, pour y découvrir les essences improbables, les parfums charnels, les odeurs persistantes ? Comment diable pouvaient-ils donc occuper leurs journées ces écrivains stériles dont les pages, tellement vides, ressemblaient à un camembert pasteurisé : ni matière grasse ni microbes, ni joie ni déception, l'abstraction idéale, le néant comme un trou du cul. Ils devaient passer un tiers de leur temps à digérer des œuvres majeures, l'autre tiers à rédiger des œuvres mineures, et le dernier à fréquenter les personnes influentes. Voyez-les ces gribouilleurs proprets, pleins de culture et de littérature, inhibés par les maîtres dont il se réclament, repus d'aliments dont il n'apprécient même plus la saveur ! Quand ils chient, qu'éclaboussent-ils, sinon leurs propres fesses. Petits fions aux poils imbibés d'Eau de Cologne, allez pondre vos chiures au Pays des culs sans trou ! Impossible d'approcher le sens autrement que par les sens : "La littérature est corps avant d'être esprit." J'aperçus, sur le carrelage du troquet, les traces de caca de chien que j'avais laissées derrière moi. Mon voisin, l'œil tendu en direction des cheminées de la Salpêtrière, guettait avec fébrilité les dernières lueurs du soleil. Du soleil, il y en avait encore assez pour illuminer nos deux silhouettes inégales, nos visages attentifs et nos pensées légères.

Hervé Rouxel

 

JUSTIFICATIONS POUR QUELQUES IMBÉCILES
QUI SE DISENT "RÉVOLUTIONNAIRES"

"les philosophes-colporteurs qui construisent
une philosophie non pas à partir de leur vie,
mais à partir de collections d'arguments
à l'appui de certaines thèses
Ne jamais vouloir voir, afin de voir !
En tant que psychologue,
il faut vivre et attendre
- jusqu'à ce que le résultat tamisé
de plusieurs expériences vécues
ait de soi-même tiré sa conclusion."

Friedrich Nietzsche

Il faut parfois se justifier : position fébrile de prime abord qui expose en fait une force. Quand la bêtise prend du poids, il est quelquefois nécessaire de tremper sa plume dans le vinaigre. Ironie est la proie d'attaques répétées qu'il faut parer d'un bon coup. Trop vite jugée superficielle - personne ne remarque sa profondeur derrière ses masques rieurs -, elle danse avec le temps...

Nous sommes des trafiquants. Nous ne détenons aucune de ces vérités proférées par la bonne conscience "révolutionnaire" de ces "génies". Notre terrain de jeu est le réel de l'instant, l'infini de la matière, de l'expérience émue. Nous écrivons là...

Signe des Tristes
Ils ne distinguent que les citations comme les connards qui s'alimentent à la TV. Ils ne voient pas la voie que nous prenons. Excusons-les. L'envoûtement persiste chez ceux qui citent la Bible, le Talmud, la Cabale. C'est bon signe. Les morveux bavent devant la Bibliothèque. Ils ruminent des mots, sots à force d'érudition calquée. Moi, c'est l'être qui me parle. L'expérience est le lieu du jeu, de tout renversement... C'est le feu, la faille, le trésor enfoui... Il faut le vivre pour y croire ! Rien n'est à reprendre, petits commissaires repriseurs... Vivre est là... devant vous... Seulement vous préférez vous réchauffer de mots plutôt que de vous brûler d'actes... Il manque la vie vive à tous ces squelettes coloriés, avariés par tant de livres qu'ils n'ont pas vécu...

Schlegel (le déshérité, le mal aimé, le futile, le fragmenté, le persistant en fait) sera toujours foutu à la porte par ces puritains théoriques avec l'oncle Hegel à leur tête.

Depuis quatre ans, Ironie fait circuler de la fausse monnaie théorique, avant tout pour rire des tronches sévères de ceux qui se disent seuls contre tout ! Rien n'est plus ridicule que cette affirmation.

Leurs œuvres sont des provocations sans brûlure, des produits de subsitution, de synthèse. "Ils sont l'écriture" qu'ils disent. Bon, soit, bien sûr ... Ils se nourrissent de livres anciens comme moi et mes amis (c'est pour cela que je les aime bien); néanmoins, ils oublient de vivre ailleurs que dans l'étuve de l'étude. Ils sont le semblant, l'image de la littérature. Ils vivent dans l'image, voilà tout...

Ironie dissimule quand ils simulent... Elle voile de grandes amitiés, une générosité des moments vécus, des amours fortes... C'est un bateau ivre que les citations des grands livres font tanguer vers...

Votre haine de la citation prise au vol est symptomatique. Vous voyez cela comme un hommage aux morts, une putréfaction de la pensée... Vous êtes dans l'erreur et elle est malheureusement trop humaine... C'est juste un jeu léger et subjectif dont vous n'avez pas saisi l'essence... m'a-t-on compris ? Momus en face de la Bibliothèque...

La citation n'est pas a fortiori une admiration sans borne mais une borne de l'esprit.

Le problème de l'interrogation reste entier... Tous ces "performateurs radicaux", dont nous sommes apparemment, voudraient connaître leur avenir... Ils appellent de leurs vœux "subversifs" (ce mot fait pitié aujourd'hui) une voyante... ou un beau miroir tronqué...

Scission, reprendre, néant : laissons cela aux endimanchés du verbe...

Qu'est-ce qu'Ironie en fin de compte ? Un paravent derrière lequel on trouve des êtres conscients de l'écoulement du temps qui puisent leurs énergies dans ces trois verbes : Jouer - Rire - Jouir / Entre amis - Avec l'art - En amour... Salut

 

"- Bonjour ma cousine
- Bonjour mon cousin germain...
On m'a dit que vous m'aimiez...
Est-ce bien la vérité ?
- Je m'en soucie guère, je m'en soucie guère,
Passez par ici et moi par là
Aurevoir ma cousine et puis voilà"

Tendanz
Il existe une fâcheuse manie prescrite par la plupart des "performateurs radicaux" : taper sur les autres "performateurs radicaux" pour faire mousser leurs propres pseudo-théories ressucées et déjà lues ailleurs, chez ceux mêmes qu'ils fustigent. Dans leurs textes, l'on retrouve pêle-mêle les mots mal digérés des penseurs radicaux sous forme d'imprécations sérieuses et vaseuses. Cette stratégie de petits bras sent le ranci; et la médiocrité d'une telle performance ne remet rien en question hormis leur impuissance à contrer la société informationnelle... J'ai le malheur d'y voir là une insuffisance tactique et idiote de la part de ceux qui s'auto-proclament penseurs du nouveau monde...

Les guerres civiles théoriques conviennent admirablement au marché. Les rictus amers et les fusées mouillées n'impressionnent que ceux qui en usent, laissant le champ ouvert à la plate bêtise qui continue à polluer les succursales des librairies.

Ils me font penser (riez de leurs crispations conceptuelles, des pièges qu'ils se tendent entre eux, tous lovés dans un langage exprès abscons, manièré de néant) aux Tutsis et aux Hutus, aux gangs drogués dans les ghettos américains. De la même veine archaïque (chaque revue de ces "performateurs radicaux" hurle à une nouvelle vague de théories dont ils seraient les instigateurs), leur entreprise de repriser les termes troués et ouverts (heureusement pour eux) des grands penseurs contemporains me paraît vaine et sans conséquence, si ce n'est une politique de publication (ils ont bien raison)...

Arrêtons de jouer aux soldats de plomb entre nous; passons à la vitesse supérieure ... Les aigreurs et la susceptibilité ne sont pas dignes de vous, futurs théoriciens du néant... Cela contribue à prouver votre faiblesse à construire des liens. Nous savons bien, depuis longtemps, que l'attitude paranoïaque et narcissique de la scission est devenue la règle... Jouons les amis... C'est un jeu... Vos sourires gênés de maigres docteurs en rien me navre... Il est grand temps de s'amuser, de repenser les stratégies minables qui achèvent ceux qui ont à peu près les mêmes références (donc les mêmes armes à la base), les mêmes desseins de fiction... Ne nous trompons pas d'ennemis... L'instant est là, jouons-le... et rions un bon coup
de toutes ces inepties pseudo-révolutionnaires qui brassent souvent des idées avec lesquelles nous sommes tous en gros d'accord parce que rabâchées par nos aînés.

Tous ces chercheurs en révolution me font bien rire au fond... L'échec des situationnistes, c'est d'avoir cru à une communauté. Debord a joué là-dessus; alors qu'en fait il se servait lui-même dans ce vivier de révoltés de la société.

Il fallait une armée. Il en a trouvé une. Bien sûr, il n'a pas pris les armes. Il a bien fait. La masse s'en charge. Mai 1968 est un échec sur ce point. Personne n'a pris les armes, alors que tout le monde savait plus ou moins que les révolutions dans l'histoire se font avec le sang. 68 c'est avant tout de la poésie dans les rues avec des pavés pour fleurs afin de perturber la retraite du Vieux.

Ironie n'a jamais voulu imbriquer à sa joie de vivre une théorie révolutionnaire. A lire les suiveurs de Debord, avec lesquels nous avons été injustement et trop souvent assimilés, je trouve cela terriblement ennuyeux... Quelques pages de Panégyrique ou de la Véritable scission les écrasent. Ils le savent, s'ils savent se lire !

Ils veulent se démarquer des sources comme l'a fait Debord vis-à-vis de Bataille ... Ils critiquent Debord en le citant à tout bout de champ, et en disant à ceux qui le citent qu'ils sont de piètres copieurs; ça sent la basse cour de re-création ! Nous citons en conséquence les phrases qui donnent à penser. Nous ne suivons personne, ni ne copions les œuvres. Nous extrayons la côte d'un livre pour créer une béance, une ouverture du sens...

Ironie lance un jeu d'interrogations, ouvert à tous... A nous de jouer... avec nos restrictions emphatiques. Il n'y a de révolution que dans le langage. J'ai l'impression que vos théories sont des justifications de vos fictions... Une bonne fiction est une bonne théorie. On nous dit que l'essence précède l'existence ou lui succède pour lui donner de la valeur ajoutée. Pour moi, l'existence est l'essence, point d'avant ni d'arrière. L'œuvre est là et elle pense...

Lionel Dax

 

CACHE CASH

Vincent est inquiet. Les marchés sont énervés, il est pâle... "J'ai peur d'un clash"... Il parle d'un accident boursier imminent... une révélation serait en phase de dérégler l'ensemble du système. Je lui dis : "Tu te fais du mouron pour rien"... Il tire la laisse de l'anxiété qui pisse partout; il veut la dresser, il n'y arrive pas. Emballée la dérangée, elle bave, elle mord; elle aboie dans les têtes ... Elle cultive son agressivité, toujours en garde, maintient l'être en pression...
- Il y a eu une flambée ces derniers temps... En six mois, j'ai gagné 2 milliards sur mes investissements... La conjoncture est radieuse...
- Qu'est-ce que tu redoutes ?
- C'est pas normal, une telle envolée qui persiste; il faut retirer ses billes, tout doucement, ne pas faire de vagues... sans brusquer, en chuchotant son retrait...
- Tu gagnes des milliards, comme ça, et ta grimace sent la faillite.
- Les Purs n'ont plus le contrôle de la machine... Ils font comme si tout fonctionnait, c'est le leurre d'aujourd'hui...
- Qu'est-ce qui se passe ? Un président pédophile, un spéculateur débile; on a déjà vu ça !
- Avant les Purs tenaient plus ou moins les manettes; l'économie était rentable tout de suite. L'argent en bourse était le reflet de celui que tu avais en poche... Maintenant, il s'est affranchi du réel... Les milliards qui fleurissent sur les écrans ne t'appartiennent plus; ils alimentent la machine. Si tu veux tes bénéfices, tu amputes la machine... Il y a un silence là-dessus. Ces 2 milliards sont un mirage, une image à peine palpable... Si j'exige cette somme pour moi, je scie une des branches du marché; l'arbre perd de sa vigueur, tu comprends ?
- Alors, à quoi ça sert de jouer ?
- On ne joue plus... C'est devenu trop sérieux, trop tendu... Tu as entendu parler de tous ces suicides en Asie lorsque les valeurs ont dégringolé ... L'économie mute, mon frère... Avant, on avait une entreprise qui produisait et faisait des profits immédiats sur la vente de ses produits ... Ses bénéfices grimpaient en parallèle avec le cours de ses actions; c'était logique. Les Purs connaissaient la manip : babord, tribord... Ils appréciaient la navigation des entreprises dans l'océan international des flux financiers. Ils enregistraient les dates de départ et d'arrivée, les avaries : le réel
avait une incidence directe sur le virtuel... Maintenant, c'est fini... Monsieur Desportes, patron de Macrohard, l'a éprouvé... Il a beau gagner du fric, être le premier, la bourse ne lui fait plus de cadeaux. Bien sûr, ses produits étaient truffés de bug, une machine à virus... Personne pour le contrer dans son domaine à part peut-être Minux et la horde californienne de Monsieur Lemétier. Mais ce dernier ne faisait plus le poids avec son Mec... Les fenêtres de Desportes s'ouvraient partout dans le monde et dévoilaient le même paysage : des montagnes d'icônes, des fleuves de fichiers, des caractères en fleurs, des prairies ludiques... Et pourtant, son staff a échoué devant la concurrence, la déferlante gratuite des réseaux...
- Où veux-tu en venir ? Je ne te suis plus ? Tu parlais de tes milliards ...
- Justement ! La nouvelle économie a brisé les tables de la Loi, détruit le temple du marché... Les entreprises électroniques ont basé leurs forces sur le gratuit et non sur le profit, un pari sans bénéfice, une gratuité séduisante, alléchante, en pure perte, qu'ensuite elles faisaient payer une fois lancées sur les rails de la mode... Seulement les consommateurs ont commencé à prendre goût à cette gratuité apparente et se sont éloignés petit à petit des marécages payants de la vieille économie. Les brebis ont compris, tu vois... Netslave, Miaou et Waou, Atropos, Moonsky, LOA (Life Of America) ont surfé là-dessus : un fric monstre à la clé. De 10 $ au début, l'action passait en six mois à 300 $... Puis après c'était fini... Il fallait saisir le rythme, sur le qui-vive, choisir un autre bon cheval pour six mois... Silicone.com, le dernier en date... La nouvelle start-up supplante les autres d'un coup de balai, dans le ballet sans fin des chaises musicales... L'une entre en bourse, l'autre en sort, la queue basse, délaissée, la courbe a plongé vers le néant... Alors, voilà, j'ai peur de ce roulement sur le vide de la gratuité, une espèce de vertige... L'argent frais disparaît et il faut le sauver très vite sans être taxé de tire-aux-flux !
- Que vas-tu faire ?
- Il ne reste plus que la Suisse, le matelas mité de l'Europe. Mais là aussi, les banques sont sur la sellette... Il faut vérifier ses dollars ... D'où viennent-ils ? Des Juifs exterminés, des pots-de-vin surdimensionnés ? Personne ne le sait finalement... Le saumon fiscal a beau remonter le courant du fric, il ne trouvera que des intermédiaires ... La source, l'origine, ne se montre jamais... D'où la croyance, d'où le dogme, d'où le sacrifice au feu du fric... La Suisse, voilà la solution, la gardienne du sommeil de l'argent; le laisser dormir, qu'il se nourrisse de nos rêves...

Vincent est essouflé ... Je le sens fatigué...

Lionel Dax


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