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IRONIE numéro 61, Février 2001 |
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L'intérêt
de Beckett pour Dante, pour tout Dante à savoir : le De Vulgari
éloquentia, le Convivio, le De Monarchia, la Vita
nova, les Epistole et, bien évidemment, la Divine Comédie,
n'a plus à être prouvé. Beckett s'était déjà
intéressé à Dante depuis ses études à Dublin,
au Trinity College, où il approfondissait sa passion pour la littérature
française et pour Dante. Connaissant le goût de Beckett pour
le grand écrivain italien, Joyce lui proposa en 1928 d'étudier
l'influence de Dante, de Bruno et de Vico sur Work in Progress. L'essai
de Beckett, «Dante... Bruno. Vico.. et Joyce» paraîtra en
1929.1 Belacqua,
un personnage effacé de l'antépurgatoire est le protagoniste
des premières nouvelles de Beckett : More Pricks than kicks
; il réapparaît de façon plus ou moins manifeste dans
tous les romans.2
Les critiques ont amplement élucidé l'influence de Dante et
surtout de la Divine Comédie dans l'uvre de Beckett. Comme
le souligne D. Haymann, le recours et «l'utilisation systématique
des trois états post-mortels définis par Dante dans la Divine
Comédie»,3
est un des "procédés d'unification" auquel Beckett
a recours dans sa trilogie romanesque constituée de Molloy,
Malone meurt et L'Innommable. Molloy représente,
selon Hayman, l'Enfer. C'est ainsi que, comme les mots inscrits à
la porte de l'enfer : «Lasciate ogni speranza, voi ch'intrate»,4
dans la première page du manuscrit de Molloy figurent les mots
: «En désespoir de cause».
Comme
Dante tout au long des trois Cantiche, Molloy et Moran voyagent, ils
auront eux aussi à traverser leur forêt "infernale".
Si la question du corps de Dante qui se déplace dans le royaume des
ombres soulève un certain nombre d'interrogations, la dimension corporelle
des deux voyageurs est présente aussi dans Molloy et pose problème.
Dans l'étendue du parcours à accomplir, Molloy et Moran sont
avant tout deux corps qui se défont, jusqu'à ne devenir qu'une
voix, à la fin du périple où commence l'écriture.
«Avec du temps, rien qu'avec mes ongles et mes dents, je remonterais
des entrailles de la terre jusqu'à sa croûte (...). Et quand
je n'aurais plus d'ongles, plus de dents, je gratterais le rocher avec mes
os».5 C'est
des bolges dantesques, qui s'enfoncent dans les entrailles de la terre, là
où sont punis les péchés les plus graves, que semble
sortir ce cri de Moran vers la fin de son voyage, il porte en lui la même
vitalité désespérée des derniers cercles de l'Enfer.
Même l'intérêt de Dante pour la signification des nombres
sera repris ici. Beckett l'avait déjà remarqué et, dès
son article sur «Dante... Bruno. Vico.. Joyce», il en avait fait
un point de comparaison entre les deux auteurs. «La mort de Béatrice
inspira rien moins qu'un poème extrêmement complexe ayant affaire
à l'importance dans sa vie du nombre 3. Dante ne cessa d'être
obsédé par ce nombre. Le poème est ainsi divisé
en trois Cantiche, chacun composé de 33 Canti, et écrits
en séries de tercets. Pourquoi, semble dire M. Joyce, y aurait-il quatre
pieds à une table, et quatre à un cheval, et quatre saisons,
et quatre Evangiles, et quatre provinces en Irlande ? Pourquoi douze tables
de la Loi, et douze Apôtres, et douze mois, et douze maréchaux
de Napoléon et douze hommes à Florence du nom d'Ottolenghi ?».6
Et dans Molloy nous aurons l'épisode marquant de la succion
des seize cailloux où, pendant une dizaine de pages,7
Molloy se livre à des calculs sans fin, à des problèmes
arithmétiques insolubles, à des hypothèses aussitôt
abolies, concernant la répartition des seize cailloux dans ses quatre
poches, qui laisseront libre cours, dans l'écriture, à une effervescence
de nombres, aboutissant à la très belle image finale du lancement
de toutes les pierres en l'air et du retour au seul caillou du départ,
qu'il allait d'ailleurs perdre. Evanescence de tous les nombres, après
en avoir épuisé toutes les possibilités mathématiques.
Le calcul est ici en pure perte, le nombre n'a plus de valeur symbolique,
la reprise dantesque se fait à contre-sens, dans la parodie qui met
en scène un acte obsessionnel, compulsif, des opérations mentales
à vide, qui se dissipent dans l'image libératoire finale : «Et
la solution à laquelle je finis par me rallier, ce fut de foutre toutes
mes pierres en l'air, sauf une, que je gardais tantôt dans une poche,
tantôt dans une autre, et que naturellement je ne tardais pas à
perdre, ou à jeter, ou à donner, ou à avaler».8
Mais
au-delà de la présence globale, structurelle ou de détail
de Dante dans l'uvre de Beckett, notre lecture s'est arrêtée
à un curieux passage de la première partie de Molloy,
où se lit de manière frappante, la référence au
chant III de L'Enfer. Passage entièrement construit selon le
modèle narratif et autour des figures clefs de ce chant fondamental
car il inaugure l'entrée de Dante dans la cité dolente, et il
peint les premières et les plus insistantes impressions de L'Enfer.
Nous verrons ainsi à l'uvre, et de très près, le
passage de ce texte dans Molloy, sa transposition, les déplacements
inévitables que l'écriture opère autour d'un axe dominant,
celui qui consiste à reprendre littéralement un mot ou une figure
et à lui faire suivre aussitôt une contre-figure, image
et contre-image se chevauchant dans ce passage où se lit, en
positif et en négatif, la présence du texte dantesque.
Dans
ce chant, Dante et Virgile traversent la porte de la cité dolente,
rencontrent la première troupe des damnés, esprits lâches
qui peuplent l'antéenfer,9
l'Achéron et son passeur : le nocher Charon, et se clôt par un
tremblement de terre et par l'évanouissement du voyageur. L'attention
de Dante tout au long de ce chant se concentre toujours sur : «l'horizon
nouveau qui se déploie devant lui, ou plutôt sur cette atmosphère
sans horizon, sombre et chargée des plaintes des damnés».10
De ce chant capital de L'Enfer, c'est toute la deuxième partie
qui transparaît, condensée en deux pages de Molloy, où
le protagoniste aussi, après avoir franchi, mais en sens contraire
à celui de Dante, une porte, celle du commissariat dont il sort pour
se retrouver libre, se verra au bord du canal qui caractérise sa «cité
dolente» (la ville maternelle qu'il cherche), et assistera à
une scène qui attirera toute son attention : celle d'un bateau qui
traverse le canal, venant vers lui et avec, au centre, l'étrange figure
d'un «nocher». C'est donc le moment du passage de l'Acheron, qui
constitue le tableau dominant du troisième chant et qui s'étend
du vers 70 au vers 136, exactement sur la moitié du chant, qui sera
repris de façon saisissante dans Molloy. La totalité
du passage dantesque se concentre autour de la figure du nocher infernal,
avec une telle force, qu'il en fait un des plus puissants tableaux de la première
Cantica, Beckett en fait de même avec son passeur, qu'il appelle
d'ailleurs, reprenant littéralement le lexique infernal : «nocher».
Je
partis. J'avais oublié où j'allais. Je m'arrêtai
pour y réfléchir. Il est difficile de réfléchir
en roulant, pour moi. Quand je veux réfléchir en roulant, je
perds l'équilibre et je tombe. Je parle au présent, il est si
facile de parler au présent, quand il s'agit du passé. C'est
le présent mythologique, n'y faites pas attention. Je me tassais
déjà dans ma stase de chiffon quand je me rappelai que ce n'était
pas une chose à faire. Je repris mon chemin (...) Me voilà,
sans me rappeler être sorti de la ville, sur les bords du canal.
Le canal traverse la ville, je le sais, je le sais, il y en a même
deux. Mais ces haies alors, ces champs ? Ne te tourmente pas, Molloy. Soudain
je vois, c'était ma jambe droite la raide, à cette époque.
Peinant le long du chemin de halage, je vis venir vers moi un attelage
de petits ânes gris, sur l'autre rive, et j'entendis des cris de
colère et des coups sourds. Je mis pied à terre pour
mieux voir le chaland qui s'approchait, si doucement que l'eau n'en fut
pas ridée. C'était une cargaison de bois et de clous à
destination de quelque charpentier sans doute. Mon regard accrocha le
regard d'un âne, je baissai les yeux vers ses petits pas délicats
et braves. Le nocher appuyait le coude sur le genou, la tête
sur la main. Toutes les trois ou quatre bouffées, sans ôter la
pipe de sa bouche, il crachait dans l'eau. Le soleil mettait à l'horizon
ses couleurs de soufre et de phosphore, c'est vers elles que j'allais.
Finalement je descendis de selle, gagnai en sautillant le fossé et
m'y couchai, à côté de ma bicyclette. Je m'y couchai de
tout mon long, les bras en croix. La blanche aubépine se penchait vers
moi, malheureusement je n'aime pas l'odeur de l'aubépine. Dans le fossé
l'herbe était épaisse et haute, j'enlevai mon chapeau et ramenai
les longues tiges feuillues tout autour de mon visage. Alors je sentais la
terre, l'odeur de la terre était dans l'herbe, que mes mains
tressaient sur mon visage, de sorte que j'en fus aveuglé.11
Ce
passage se situe lui aussi au début du roman, dont il en ouvre l'accès,
par une autre porte.
1. «Dante... Bruno. Vico.. Joyce» paraîtra à la fois dans l'ouvrage collectif, Our Exagmination round his factification for incamination of Work in Progress, Paris, Shakespeare and Company et dans la revue Transition, n° 16-17, Juin 1929. Nous faisons référence à sa reprise dans la revue Documents sur, n° 4-5, op.cit.
2. Cf. l'article de Walter A. Strauss, «Dante's Belacqua and Beckett's Tramps», in Comparative Literature, XI (Summer 1959), pp. 250-261.
3. D. Hayman, «Molloy à la recherche de l'absurde», in Configuration critique, 8, op.cit., p.132.
4. «Vous qui entrez, laissez toute espérance». Dante Alighieri, L'Enfer, op.cit. ,chant III, v. 9.
5. S. Beckett, Molloy, op.cit., pp. 260-261.
6. «Dante... Bruno. Vico.. Joyce», art. cit., p. 24.
9. Beckett a toujours eu une prédilection particulière pour ces zones intermédiaires qui sont l'antépurgatoire, où il trouve Belacqua, ici l'antéenfer où sont punis les gens qui n'ont pas pu prendre, par lâcheté, une décision. Et c'est le Purgatoire, qui se situe entre l'Enfer et le Paradis, qui lui semble convenir le plus à exprimer la condition humaine sur terre. Cf. «Dante... Bruno. Vico.. Joyce», art. cit., p. 25.
10. Nous faisons référence au commentaire d'A. Momigliano, Inferno, Florence, Sansoni, 1979, p. 20. Contrairement à d'autres commentateurs qui insistent plus sur la dimension éthique, politique, historique, de la Comédie, Momigliano souligne sa dimension poétique.
L'ombre et le royaume des ombres
Au
premier chant de L'Enfer, Dante rencontre une première ombre,
celle de son guide Virgile. Au grand poète de Mantoue, qui jouissait
au Moyen-Age d'une très grande renommée, Dante adresse un cri
de détresse qui invoque le secours : «Miserere di me, gridai
a lui / qual che tu sii, od ombra od omo certo !»12
Questionnement qui ouvre sur la dimension spectrale de L'Enfer, motif
récurrent dans le royaume des ombres. Or, l'épisode en question
de Molloy est lui aussi précédé de quelques lignes où,
à la sortie du commissariat où il avait été interpellé,
Molloy contemple et joue avec «l'ombre complexe» qu'avec son vélo
il dessine sur la façade du poste. Il en conclut, en remettant curieusement
en jeu les deux signifiants porteurs chez Dante, que : «L'ombre
à la fin ce n'est guère plus amusant que le
corps».13
Si le corps «certain» («omo certo» signifie
un homme en chair et en os, un corps) de Dante sera accompagné, pour
les deux tiers de son voyage, de l'ombre de Virgile qui redouble, en même
temps qu'il en est le guide, la figure du poète florentin, Molloy aussi,
se dédoublera en un Molloy qui vit et un autre qui écrit. D'un
côté le corps, de l'autre la voix et, à l'intérieur
du monologue, comme dans le passage en question, c'est sa conscience qui se
dédoublera, Molloy parlant à Molloy comme s'il était
un autre et le rassurant : «Ne te tourmente pas Molloy», à
l'image de Virgile pour Dante.
Le présent mythologique
Ce passage commence par un passé simple qui constitue à lui seul toute une phrase : «Je partis». Phrase minimale, entièrement centrée autour du sujet et de son action : partir. Partir, comme aussi s'arrêter, sont des verbes très forts dans Molloy, ainsi il n'a pas de suite et la phrase s'arrête là. L'analogie avec les arrêts et les départs de Dante, ses stations (terme cher à Beckett et qui reviendra souvent dans Molloy) devant les damnés et toutes les autres âmes qu'il rencontrera dans l'au-delà est évidente. Dans le troisième chant de L'Enfer, nous aurons d'ailleurs, la célèbre réponse de Virgile à Dante qui s'attarde devant la foule des esprits neutres et lâches, l'exhortant, pour une fois, à passer, sans s'arrêter : «Non ragioniam di loro ma guarda e passa».14 Au passé simple «partis», répond aussitôt son corrélat : «je m'arrêtai», suivi d'un passage brusque au présent : «Il est difficile de réfléchir en roulant, pour moi». Une autre voix se lèvera donc, tout au début de ce passage, une voix qui écrit et analyse son écriture, une voix qui tient les fils de l'ensemble et qui pointe le passage abrupt au présent : «Je parle au présent (...) C'est le présent mythologique, n'y faites pas attention», une voix qui en même temps donne une clef d'entrée dans le texte, en pointant ce «présent mythologique». Elle est suivie de la dénégation, classique, dans les intrusions d'auteur : «n'y faites pas attention». Dénégation qui souligne, au contraire, ce qu'il faut retenir. Au niveau de la narration, s'ajoute ici celui de l'écriture, une écriture qui se connaît, se retourne sur elle-même, procédé si typique chez Beckett. Par la dénégation, le mot «mythologique» se trouve comme propulsé en avant, extrait de la trame narrative, et habilement mis en valeur. C'est un présent, qui n'a pas valeur de présent car il s'agit d'un présent atemporel, il désigne une constante. Présent éthique, appelé ici «mythologique». Nous verrons comment ce mot sera surdéterminé dans le passage en question où se détache la figure, on ne peut plus mythologique, du «nocher», rappelant, dans l'ensemble du contexte : Charon, le nocher infernal. Dante le transpose, de la mythologie classique15 à son Enfer, comme Cerbère, Minos, Plutus, le Minotaure, les Centaures, les Géants, pour en faire une figure hautement plastique qui traduit, tels les mots gravés à la porte de la cité dolente, l'atmosphère de violence monumentale, dans les attitudes et les mouvements, qui caractérise L'Enfer.
Images et contre-images dantesques, le processus de transposition
La
référence évidente au texte de Dante se fait ici par
un procédé d'écriture qui reprend au troisième
chant ses points forts : figures, éléments topographiques, objets
symboliques, atmosphère générale, heure où l'action
se passe, et qui y ajoute d'autres images, apparemment contrastantes, qui
brouillent la référence directe, mais jamais assez pour que
l'ancien texte ne soit pas perceptible. On a donc un texte qui s'écrit
en même temps, comme et à l'envers de l'autre,
mais qui garde dans ses lignes de force, le caractère dominant du chant.
L'image du dédoublement-redoublement, que nous avons vue
être à l'uvre au sujet de l'ombre, revient avec l'exclamation
de Molloy au bord du fleuve : «Me voilà, sans me rappeler être
sorti de la ville, sur le bord du canal». Phrase d'une très grande
force visuelle, où le protagoniste est et se voit être
sur la rive du canal. Plan large, donc, sur Molloy et sur le décor
où il évolue, «filmé» par Molloy lui-même.
La ville, cité infernale, est là aussi, elle est nommée
; sa présence se devine, dans un arrière plan lointain que Molloy
n'arrive pas à voir. Le canal est à peine une variation sur
le motif du fleuve qui parcourt la ville damnée. Avec ce : «Me
voilà (...) sur le bord du canal», qui arrête la
narration, introduisant la dimension spatiale, nous touchons à un des
procédés auquel recourt l'écriture pour souligner les
moments forts du passage : des arrêts obligés devant telle
ou telle phrase qui évoque le texte de Dante. Nous pouvons ainsi dégager
une constante, consistant à pointer les mots essentiels du texte, qui
commence par la dénégation sur le «présent mythologique»,
rencontre Molloy sur la rive du canal, introduit un «doute» sur
le contenu fortement symbolique du «chaland», s'arrête longuement
sur la figure du «nocher», fait miroiter pendant un long moment,
l'incandescence d'un coucher de soleil, et s'achève sur la dernière
image d'un «corps-à-terre», par laquelle se clôt
ce passage, encore une fois, selon le modèle dantesque.
"Je vis venir vers moi" - "Ed ecco verso noi venir (...)"16
L'ouverture de ce récit qui commence par «Je vis», aussitôt suivi de l'autre verbe : «j'entendis» autour duquel se concentre l'attention de Molloy, rappelle de manière frappante le commencement du récit dantesque. Là aussi l'espace s'ouvre, par le regard de Dante qui se porte ailleurs :
Et
comme je regardais au delà
je vis des gens sur le bord d'un grand fleuve ;
alors je dis : «Maître, permets-moi à présent
de savoir qui ils sont, et quelle étrange loi
les fait sembler si pressés de passer,
comme on discerne à ce peu de clarté.»
Et lui à moi : «Ces choses te seront claires
quand nous arrêterons nos pas
à la triste rivière d'Achéron.»
Alors les yeux baissés, honteux,
craignant que mes paroles ne lui pèsent,
je m'abstins de parler jusqu'au fleuve.
Et voici s'avancer vers nous dans un bateau
un vieillard blanc d'antique poil
criant : «Malheur à vous âmes méchantes,
n'espérez pas voir un jour le ciel :
je viens pour vous mener à l'autre rive
dans les ténèbres éternelles, en chaud et
gel.
Et toi qui es ici, âme vivante
va-t'en loin de ceux-ci, qui sont tous morts.»
Mais comme il vit que je ne partais pas,
il dit : «Par d'autres voies, par d'autres ports
il faudra que te porte un bateau plus léger.»
Mon guide alors lui dit : «Charon, ne te démène
pas :
on veut ainsi là où on peut
ce que l'on veut, et ne demande pas davantage.»
Je vis alors s'apaiser les joues laineuses
du nocher du marais infernal
qui avait autour des yeux des roues de flamme.17
L'inquiétude
et la curiosité de Dante sur l'identité de ces gens le pressent
à poser une question impatiente à son maître, qui le reprend
doucement, lui disant d'attendre qu'il ait mis les pieds sur la rive de l'Achéron,
pour le savoir. La honte du protagoniste, comme avant son attention, se dit
par son regard, le célèbre regard baissé de Dante : «Alors
les yeux baissés, honteux, craignant que mes paroles ne lui pèsent,
je m'abstins de parler jusqu'au fleuve». Le récit reprend encore
une fois à l'enseigne de la vue, par la levée du regard que
supposent ces vers : «Et voici s'avancer vers nous (...)», qui
deviendra dans Molloy : «Je vis venir vers moi». Il se construit
dans les deux cas, selon les alternances du regard et s'écrit autour
du verbe «voir». Le mouvement est le même : «s'avancer
vers». L'objet de la vue s'avance vers le sujet du regard. Au «nous»
de Dante impliquant les deux poètes, répond un «moi»,
mais un moi double, un moi qu'on a déjà vu se scinder en deux
: un Molloy qui vit, se questionne, se «tourmente», et un autre
Molloy qui le pacifie. «Je vis», ouvre chez Beckett le récit
à contenu mythologique. Il est précédé par : «soudain
je vois», qui amènera une autre vision, ou plutôt une révélation
: «C'était ma jambe droite la raide à l'époque».
Les mêmes verbes, les mêmes temps du récit de Dante sont
repris, mais leur ordre est inversé.
Que
voit Dante et que voit Molloy ? Dante voit d'abord des gens sur le bord d'un
grand fleuve qui attendent de passer «la triste rivière d'Achéron».
Ces gens crient, blasphèment Dieu, leurs parents et l'espèce
humaine. Ensuite il voit venir vers eux le bateau du nocher infernal. Molloy
aussi se trouve sur l'une des deux rives d'un canal, son regard se dirige
vers l'autre rive et il voit venir vers lui, quelque chose de curieux : «un
attelage de petits ânes gris», mais il entend lui aussi des «cris
de colère et des coups sourds», qui rappellent l'atmosphère
infernale : les cris de Charon, et les coups de rame qu'il donne aux damnés
(v. 111). Dans un télescopage des deux images qui confère au
texte un caractère magique, l'«attelage» cède la
place au «chaland», et Molloy voit aussitôt un chaland qui
s'approche avec son «nocher». Le terme est éminemment poétique
et choquerait dans le contexte évoqué par Beckett, si l'on faisait
abstraction de la référence au texte de Dante. Le «nocher»
est la clef de voûte du terme «mythologique», au nom duquel
s'écrivent ces pages. Aux âmes des pêcheurs que Charon
fait passer d'une rive à l'autre de l'Achéron, Beckett oppose
la contre-image d'«un attelage de petits ânes gris». A la
présence sinistre des ombres infernales maudissant l'espèce
humaine, répond l'attelage des paisibles et "innocents" animaux.
La phrase elle-même, toute en douceur : «peinant le long du chemin
de halage, je vis venir vers moi un attelage», cède au plaisir
de la rime et rend la grâce de ces animaux, pour lesquels le texte emploie
obstinément l'affectueux diminutif, «petits» : «petits
ânes gris», «petits pas délicats et braves»,
passage où transparaît une tendresse, rare, chez Beckett. L'âne
incarne dans le registre animal, la bêtise, l'innocence, antithèse
de l'intelligence humaine appliquée au service du mal, qui est punie
en enfer. L'épithète «brave», est aussi chargée
de sens, elle fait allusion au travail patient, à l'animal sans orgueil,
qui ne se rebelle pas, elle évoque par contraste, les figures des diables
révoltés par orgueil contre Dieu, et qui ont été
précipités en enfer. Ainsi, au sein de la même phrase,
la référence dantesque se lit directement : «je vis venir
vers moi», à contre-sens : «un attelage de petits ânes
gris», et continue à se lire littéralement à la
fin de la phrase : «sur l'autre rive, et j'entendis des cris de colère
et des coups sourds». Mots qui font émerger dans le texte, les
cris de Charon et l'inoubliable vers, qu'une certaine critique dantesque18
a considéré comme le plus apte à définir Charon
: «batte col remo qualunque s'adagia».19
Ce vers a un ton sec, cruel, qui rappelle ces coups «sourds».
Comme Dante qui, devant l'insolite nouveauté de ce qu'il
voit et entend, est tout à ses yeux et à ses oreilles, Molloy
aussi, d'habitude indolent, absent, est ici curieusement concentré
sur ce qui se passe : «Je mis pied à terre pour mieux voir le
chaland qui s'approchait, si doucement que l'eau n'en fut pas ridée.»
Comme Dante aussi, condamné par sa curiosité à baisser
les yeux en signe de honte, moment aussi intense que celui où il regarde,
le regard de Molloy en accrochera un autre qui lui fera baisser les yeux,
le regard étrange, et peut-être insoutenable, d'un âne.20
«Mon regard accrocha le regard d'un âne, je baissai les yeux vers
ses petits pas délicats et braves».
Toutes les vicissitudes du regard dantesque sont donc ici reprises.
Se dégageant au-delà du fleuve, le regard ouvre des grands espaces,
se fixe sur la figure du nocher, se baisse enfin. Il redeviendra maître
devant le lumineux coucher de soleil qui suivra.
D'«un attelage» au «chaland»
L'objet
qui tellement attire le désir de voir chez Molloy, comme chez Dante,
est le même : le bateau de Charon, qui deviendra le «chaland»
avec son «nocher». «Je mis pied à terre pour mieux
voir le chaland qui s'approchait, si doucement que l'eau n'en fut pas ridée».
La fin de la phrase, avec sa métaphore sur l'eau qui ne se ride pas,
est à consonance dantesque. Elle en reprend le style dans cette personnification
des éléments naturels. L'eau se ride ici, comme la terre sera
«en larmes», à la fin du chant.
Mais le «chaland», semble sortir de rien dans le texte
qui en impose la présence, comme si le lecteur l'avait déjà
rencontré, par l'article défini : «le». Dans la
représentation littéraire de tout nouvel élément,
narratif ou descriptif, il est d'usage de passer du plus indéterminé
au plus précis, la succession des articles : indéfini (un) et
défini (le), traduisant cette progression. Or, inopinément,
nous glissons ici, de la vue d'«un attelage» à celle du
«chaland». Moment de fluctuation où l'on passe du un
au le, d'un attelage au chaland, comme s'il s'agissait de la même
chose. Syncope narrative qui rend l'instant où le chaland apparaît,
comme magique. Car le chaland émerge avec une naturelle évidence
dans la page, comme s'il ne pouvait qu'être là, comme s'il était
là depuis toujours, présence mythologique qui n'a pas
à être préalablement introduite.
Les bois et les clous
Le texte nous invite à nous arrêter sur le contenu de la cargaison. «C'était une cargaison de bois et de clous, à destination de quelque charpentier, sans doute». Etrange cargaison, le narrateur le sait et il a besoin de donner des précisions qui ne sont pas des certitudes, d'où l'expression : «sans doute», qui suscite au contraire le questionnement, autour de l'énigmatique marchandise chargée sur le bateau. Comment ne pas voir dans ce contexte, l'allusion aux instruments mêmes de la passion du Christ : le bois de la croix, les clous de la crucifixion, symboles du péché des hommes qui est puni en enfer ? C'est contre les péchés des hommes, dont la mise à mort du Christ est l'emblème, que se dresse la cité dolente, cité sans espoir. C'est donc tout l'Enfer de Dante, sa raison d'être qui s'inscrit dans cette phrase. Le nom du Christ ne sera d'ailleurs jamais prononcé dans la première Cantica, sa figure, évoquée par des périphrases, entourée comme d'un nuage qui l'éloigne des mortels, ne reviendra que trois fois.21 En effet, l'Enfer, qui dans la cosmographie dantesque est formé par la chute de Lucifer dans les entrailles de la terre, est un précipice immense, qui part juste au-dessous du point où fut crucifié le Christ.
Le nocher
«Le nocher appuyait le coude sur le genou, la tête sur la main». Le nocher, enfin, figure éminemment poétique, revient ici, singulièrement. Tel «le chaland», il s'impose d'emblée par l'article défini. Il n'a pas besoin d'être présenté car il s'agit du nocher par excellence, celui qui traverse les temps et les textes et qui se retrouve toujours le même, dans un présent éternel. La première phrase nous donne sa posture qui rappelle, par les différentes parties du corps évoquées : bras, genoux, tête, celle de Belacqua au chant IV du Purgatoire :
Et
l'un d'entre eux, qui semblait las,
était assis, embrassant ses genoux,
et tenant entre eux son visage baissé.22
Mais
tandis que Belacqua se replie sur lui-même, le nocher s'installe dans
un équilibre sculptural, la tête et le coude se dressant sur
le socle de la main et des genoux. Si le regard de Belacqua est dirigé
vers le bas, celui du nocher se place droit devant lui. La première
phrase relève de la construction d'une statuaire, elle vise la puissance
plastique dans la posture du personnage. Posture mythique au premier abord,
plus contemplative qu'active, elle s'oppose à l'attitude du nocher
dantesque et rappelle le célèbre Penseur de Rodin. La
figure de ce passeur-penseur resterait à jamais obscure, si
la phrase suivante, n'en explicitait pas, en partie, le mystère. Le
nocher fume, c'est dans ce moment d'inactivité que le surprend le regard
de Molloy. «Toutes les trois ou quatre bouffées, sans ôter
la pipe de sa bouche, il crachait dans l'eau». La vulgarité du
geste, rejoint encore une fois Charon qui crie, se démène, bat
avec sa rame.
L'évocation des grandes masses figurales, qui composent
le chant III de l'Enfer, est faite, l'épisode va vers sa fin,
d'où ce dernier retour au regard de Molloy qui se déploie pour
embrasser l'horizon lui-même, où le soleil décline. Le
mouvement dramatique, reprend encore une fois le modèle dantesque :
retour à la nature, lumière vermeille, tremblement de terre
et évanouissement de Dante.
La
terre en larmes donna un vent
d'où surgit une lumière vermeille
laquelle vainquit tous mes esprits ;
et je tombai comme celui qui succombe au sommeil.23
Chez Beckett, nous aurons : un coucher de soleil avec sa lumière jaune et vermeille, l'évocation de la terre et, un extraordinaire passage qui relate le corps-à-corps avec la terre auquel Molloy se laisse aller avant son «aveuglement»/«évanouissement».
«Le soleil mettait à l'horizon ses couleurs de soufre et de phosphore (...)»
Le
caractère hautement poétique de cette phrase évoque le
souvenir non seulement de Dante, mais d'Homère lui-même. Beckett
jette ici sur la nature, le regard neuf du premier des poètes. C'est
la position du soleil dans le ciel qui détermine chez Homère,
mais aussi chez Dante, l'heure où l'épisode épique se
passe. La nature intacte se prêtait, alors, aux très belles métaphores
qui lui conféraient un visage humain. «L'aurore aux doigts de
rose», «L'aurore abandonnait sa couche et le beau Tithon pour
ramener la lumière aux mortels», telles sont les phrases d'Homère
où transparaît l'ébriété de créer
le monde, de faire le monde : poïein, par le langage. «La
terre en larmes donna un vent / d'où surgit une lumière vermeille».
Dante, aux derniers vers du chant va dans ce sens, et Beckett aussi : «Le
soleil mettait à l'horizon ses couleurs de soufre et de phosphore,
c'est vers elles que j'allais». Le soleil devient une force mythologique,
il s'anime et «met à l'horizon ses couleurs». Les couleurs
elles-mêmes ne sont plus des abstractions correspondant à des
noms : rouge ou jaune, car l'écrivain retourne, comme le poète
antique, aux éléments naturels porteurs de ces couleurs : le
soufre (jaune) et le phosphore (rouge), et fait vibrer ainsi, avec plus d'efficacité,
l'incandescence de ce coucher de soleil.
Moment de transport lyrique, qui caractérise chez Beckett
son rapport à la nature qui, seule, donne lieu à ces instants
de grâce retrouvée. Véritable irruption de la beauté
dans ce texte, mais qui contrairement à d'autres passages, s'écrit
ici, dans une langue antique, une langue qui sonne étrange et qui,
comme «le nocher», se relie à ce «présent
mythologique», sur lequel l'auteur nous avait mis en garde, tout au
début du passage.
L'imparfait, qui rompt avec les moments plus dramatiques, au passé
simple, invite le lecteur à s'arrêter sur le «chaland»,
sur la figure du «nocher», sur le moment où le soleil se
couche à l'horizon. Moment de ravissement pour Molloy, qui se prolonge
car, après le point ferme, le texte reprend par l'adverbe : «Finalement».
Comme Dante à la fin du chant, Molloy aussi pourra rejoindre la terre.
Dante tombe évanoui, Molloy se couche et sent l'odeur de la terre dans
l'herbe, jusqu'à l'aveuglement.
Dans ce passage riche en relations intertextuelles, l'allusion
finale à la blanche aubépine, fleur devenue canonique après
Proust,24 ne
peut passer inaperçue. Mais si le narrateur de la Recherche
poursuit, dans le souvenir, l'odeur de la fleur familière qui peuplait
le côté de Méséglise, Molloy la subit. Il ne la
cherche pas, elle s'impose importune, se penchant vers lui qui n'aime pas
son odeur. Molloy se livrera à un autre rituel, car il ne recherche
pas les sensations visuelles et olfactives distinctes, mais la sensation globale
d'être au creux de la terre, entre terre et herbe, dans une sorte de
toucher diffus. De cette herbe épaisse, redondante et haute, il entoure
son visage. L'imparfait reviendra, pour mieux goûter, en lui donnant
une durée illimitée, ce moment. «Alors je sentais la terre,
l'odeur de la terre était dans l'herbe, que mes mains tressaient sur
mon visage, de sorte que j'en fus aveuglé». La phrase s'écrit
autour de l'image enveloppante, comme une douce couverture qu'il «tresse»
avec ses mains, de l'herbe sur lui. Manteau qui se tisse dans le texte aussi,
par les conjonctions : «dans», «que», qui relient
inextricablement un élément à l'autre de la phrase et
établissent des relations syntaxiques très denses. Terre et
herbe se nouent pour faire autour de Molloy un tapis de sensations archaïques
où tout se confond, jusqu'à la perte des sens.
Margherita Leoni
12. «Miserere de moi, je lui criai / qui que tu sois, ombre ou homme certain». L'Enfer, chant I, v. 65-66.
13. Molloy, p. 40. C'est nous qui soulignons.
14. «Ne parlons pas d'eux, mais regarde et passe». L'Enfer, chant III, v. 51.
15. Charon, le gardien de l'Enfer était ignoré d'Homère et d'Hésiode. Il apparaît au VIe siècle dans le poème de la Minyade attribué à Prodicus de Phocée. C'est un vieillard aux cheveux blancs, d'aspect révoltant, avec une énorme bouche ; il guide à travers le Stix une barque, où prennent place ceux qui lui ont payé le passage. La barque est devenue le symbole de Charon. Chez Virgile, il figure au chant VI de l'Enéide qui narre la descente d'Enée aux Enfers. «Un nocher terrible garde ces eaux et ce fleuve (l'Achéron) ; il est d'une épouvantable saleté ; c'est Charon : une abondante barbe blanche, mal soignée, lui tombe du menton ; ses yeux pleins de flammes sont fixes ; un sordide manteau est lié à ses épaules. Il pousse lui-même son radeau avec la gaffe, le gouverne avec les voiles, et passe les corps dans la barque couleur de fer». L'Enéide, trad., chronologie, introduction et notes par M. Rat, Flammarion, 1965, p. 137. Dante s'inspire du chant VI de l'Enéide, mais son Charon a une autre force dramatique, il apostrophe les âmes et Dante lui-même, faisant trembler la scène de l'antéenfer.
16. «Et voici s'avancer vers nous ..» L'Enfer, chant III, v. 82.
17. L'Enfer, chant III, v. 70-99. Nous donnons directement la traduction de J. Risset. C'est nous qui soulignons.
18. Cf. le commentaire d'A. Momighiano à L'Enfer, op. cit., p. 27.
19. «Battant avec sa rame celles (les âmes) qui s'attardent», v. 111.
20. Image frappante et trop rare pour que sa singularité n'en appelle pas une autre qui appartient à la peinture : le célèbre et énigmatique tableau de Watteau : Gilles (Louvre). Derrière la masse blanche du Pierrot qui occupe toute la partie centrale du tableau, plane, le regard insondable d'un âne.
21. L'Enfer, ch. IV, v. 53, ch. XII, v. 38-39, ch. XXXIV, v. 115.
22. Le Purgatoire, traduction de J. Risset, Flammarion, 1988, ch. IV, v. 106-108.
23. L'Enfer, chant III, v. 133-136.
24. La référence à Proust se fait, comme pour certains des passages de Dante, que nous venons d'analyser, à contre-sens. Le narrateur de la Recherche, aime les aubépines non seulement pour leur parfum, mais surtout car elles éveillent en lui , le souvenir du mois de mai, le mois de Marie, et de l'église dont elles remplissaient l'autel «inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part». M.Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, Gallimard, 1954, p. 112 . Le «je n'aime pas l'odeur de l'aubépine» de Molloy, s'entoure d'un sens qui dépasse le domaine de la sensation, et déborde sur la sphère religieuse , plus particulièrement, catholique, qui est au cur de l'écriture dantesque, et dont Beckett semble remettre en jeu la non plus évidente évidence, mais qui, par la négation même, reprenant la formule proustienne pour la nier, est centrale dans son écriture aussi.