IRONIE numéro 65 (Juin 2001)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 65, Juin 2001
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La Haine de la Poésie

« Nous haïssons la vérité ; on nous la cache. Nous voulons être flattés ; on nous flatte. Nous aimons être trompés ; on nous trompe. » (Pascal)

Le Monde du 23 mars 2001 rend compte, sous le titre « La poésie pour fêter le printemps ? », de la troisième édition du « Printemps des poètes » qui se tiendra du 26 mars au 1er avril.

Ceci n'est pas un poisson d'avril.

On y apprend d'abord que « cette grande nébuleuse de manifestations, lancée par Jack Lang en 1999 », connaît un succès croissant.

Puisqu'il s'agit ici, en principe du moins, de poésie, je suppose que les mots, et leur choix, ont leur importance. Or je me souviens que l'adjectif « nébuleux « vient du latin nebula, qui signifie « nuage ». Voilà qui est très poétique, n'est-ce pas ? Mais « nébuleux « sert aussi, dixit Le Robert, a caractériser ce qui manque de clarté, de netteté. Ainsi, comme synonymes, le dictionnaire propose : «  brumeux », « confus », « flou », « fumeux », « imprécis », « incertain », « obscur », « vague ». Et en guise d'exemples : « Idées nébuleuses, projets nébuleux. - Auteur, philosophe nébuleux. »

Ayant à affronter un pareil FATRAS, j'évoquerai en désordre ce que l'on a dit, ce qui est, et ce que veut dire cette distorsion systématique du réel. Je ferais trop d'honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre. Je veux montrer qu'il en est indigne.

« Nous sommes encore en période de croissance et d'adolescence [c'est sans doute la raison du caractère encore « nébuleux », balbutiant et comme bégayant de cette « opération », comme ils disent], explique Emmanuel Hoog, directeur du « Printemps », nous sentons que l'appétit et le désir continuent à se développer. Il y a un vrai goût pour l'écrit et le dialogue. »
Monsieur Hoog-FOG insiste ensuite sur « le caractère protéiforme et surtout décentralisé des manifestations ». « Car, menace-t-il, cela ne touche pas que Paris et quelques grandes villes, mais bien la France entière. »

Bref, vous êtes prévenus, vous n'y couperez pas. Manière, n'en doutons pas, de rendre hommage, en passant, au poète La Fontaine.
Vous ne mourrez peut-être pas tous, mais vous serez tous touchés.

Et en effet, voici que fleurissent un peu partout, le temps d'une semaine, les affiches destinées à nous vendre cette troisième édition du « Printemps des poètes ». Que lit-on ? « Au printemps souviens-toi de la chanson bien douce qui ne pleure que pour te plaire ». Voilà de la jolie poésie, inspirée, paraît-il, de Verlaine. Pourquoi Verlaine ? Parce que c'est le printemps et qu'il est l'auteur de la fameuse Chanson d'automne ? Allez savoir. « Les sanglots longs / Des violons / De l'automne / Blessent mon cœur / D'une langueur monotone. » J'aime bien Verlaine - mais pas tout. Ce Verlaine-là, en tout cas, ne sera jamais qu'une vierge folle. Or, c'est bien connu, une vierge folle, comme tout bon poète de printemps qui se respecte, se méfie de la poésie comme de la peste. Et lui préfère, au fond, la chanson – Douce France, par exemple1. Le poète à plein temps, à ses yeux pleins de larmes, c'est un chercheur de poux, un empêcheur de tourner en époux - l'enfer, quoi !

Parenthèse. Autrefois, il me semble, les poètes saisonniers, ou à éclipse, n'existaient pas. Alors, on était poète jour et nuit, 365 jours sur 365, ou pas du tout. La semaine du poète ne comportait pas de week-end, et son sommeil lui-même participait à son expérience. Mais à quoi bon rappeler tout ça, me direz-vous, les temps ont changé, voilà tout.

Moralité ?... vivement l'été. En attendant, on peut toujours se réciter du Mallarmé. Ceci par exemple : « Salut ô passant qui te fiche / De lire en été les affiches ! « Ou bien regarder intensément ce Violon (1912) de Picasso.

Picasso - Violon (1912)

Pablo Picasso - Violon (automne 1912)

Si cela ne suffisait pas à vous dégager de cette goule, il ne vous resterait plus qu'une seule solution : apprendre par cœur ces deux phrases de Lautréamont, contre-poison à effet anti-sanglots-des-violons garanti : « En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l'humanité pleurarde. Oui : je veux proclamer le beau sur une lyre d'or, défalcation faite des tristesses goitreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. »

J'aime ce « oui « sec et délié, brèche, ouverture, sorte d'étrange clairière ensoleillée plantée au beau milieu de ce songe de chagrin idiot.

Watteau - Oui

Jean-Antoine Watteau - Oui


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Trêve de digressions, revenons à nos MOUTONS.

« Le « Printemps des poètes », poursuit Le Monde, sera officiellement lancé vendredi 23 mars à 11 heures, dans la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare, avec de nombreux artistes (Jérôme Savary, Claude Piéplu, Jacques Bonnafé, Angélique Ionatos, etc.) qui liront et chanteront des poèmes sur le voyage. Un recueil Partances, petite anthologie du voyage, édité par le ministère des transports et Aéroports de Paris, sera offert aux participants. »

Vous pensiez les poètes à jamais disparus, définitivement enterrés ? Eh bien, vous vous trompiez. Ils s'étaient tout simplement perdus. Le ministère des métaphores les a retrouvés, les voilà, ils arrivent par convois réguliers, ils sont ressuscités - alléluia ! alléluia ! Acclamez ces drôles de réfugiés à la parole bouchée! Voyez comme ce nettoyage de printemps les a transformés. Admirez comme ils sont sages à présent, respectueux, inoffensifs, et comme ils sont propres sur eux. Vraiment méconnaissables.

« Marchés de poésie, spectacles, concours, jeux littéraires, affiches, expositions, lectures, débats, créations de cafés-poésies, les manifestations se multiplient chaque année. » (Le Monde, toujours)

Cela ne s'invente pas.

Voici que le méchant est en travail,
il enfante le crime, il accouche le mensonge.
Il creuse une fosse profonde,
mais il choit dans le piège qu'il a creusé lui-même.
Sa malice lui retombera sur la tête,
et sa violence éclaboussera son front.

Ainsi soit-il.

Pendant ce temps-là, au Fouquet's :
- Un bouillon de culture, s'il vous plaît, avec une pincée de poésie.
- Bon appétit !

Le Fouquet's, ou comment, désormais, les poètes n'offusquent plus la société.

On connaissait la foire internationale de l'art contemporain, voici les «  marchés de poésie », les « cafés-poésies » et autres attrape-nigauds spectaculaires.

Du mot « foire », le dictionnaire donne plusieurs définitions : « Grand marché public où l'on vend diverses sortes de marchandises et qui a lieu à des dates et en des lieux fixes (généralement en milieu rural). » Le sens figuré est encore plus instructif : « Lieu bruyant où règnent le désordre et la confusion. »
Autrement dit ? Si l'argent c'est sérieux, l'art c'est... foireux ? Telle est l'idée qu'il faudra, en douce mais à tout prix, faire entrer dans les têtes ? Message subliminal d'autant plus puissant qu'il passe inaperçu ? Vous croyez ? Vraiment ?
« Foireux », en tout cas, signifie : « Qui a la foire, la diarrhée ; sali d'excréments ». Mais aussi : « Peureux, lâche ». Et enfin : « Qui risque d'échouer lamentablement ».

La langue est plus pensante que nous ? Elle a sa mémoire propre ? Et celle-ci ne manque jamais de se rappeler au bon souvenir de ceux qui voudraient l'oublier ? Eh oui. C'est comme ça. C'est une loi.

A ceux qu'une « conception » « aussi élargie » de la poésie, aurait tendance à faire « grincer des dents », Emmanuel Hoog rétorque par avance : « C'est un moment de partage, pas un moment de création. On reste dans le partage avec le plus grand nombre. On ne veut pas avoir un rôle de commissaire et de censeur. »

Jadis, si je me souviens bien, la poésie ne s'adressait qu'à un nombre excessivement restreint d'individus – c'est-à-dire chaque fois à un seul. Il semblerait que cette époque soit définitivement révolue.

Probablement parce qu'aujourd'hui, tout le monde peut se targuer d'être poète, ne fût-ce que de façon... épisodique, comme Gérard Martin, conservateur de la bibliothèque municipale de Charleville-Mézières, dont une partie des manuscrits sera bientôt accueillie par le « Centre international de la poésie contemporaine », qui ne craint pas de s'avouer « poète à ses heures ».

Debord : « Arthur Cravan voyait sans doute venir ce monde quand il écrivait dans Maintenant : « Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. » Tel est bien le sens de cette forme rajeunie d'une ancienne boutade des voyous de Paris : « Salut, les artistes ! Tant pis si je me trompe. » »

Dans le même article du Monde, on apprend encore que « des poètes de toutes tendances et écoles participent au « Printemps des poètes » ».

Il va sans dire qu'on brûle de connaître ces « poètes » à tendance écolière. En leur compagnie, on est certain, au moins, de ne pas entendre de déclaration du genre : « Si je n'étais pas poète je serais bandit ou voleur. »

« Il y aura, par exemple, se réjouit Le Monde, des affichages et des animations dans les transports en commun, les musées ou les grands monuments. Radio France et France Télévision diffuseront des poèmes chantés ; sur TF1, ce seront des modules avec des textes de chanson dits par Claudia Cardinale, Juliette Greco, André Dussolier, Marie Trintignant, etc. ; les fleuristes parisiens offriront un recueil ; la SNCF imprimera un poème de Queneau sur les pochettes de billets. Un concours de poésie est même organisé pour les fonctionnaires du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie. »

Etc, etc, etc...

Sic, sic, sic...

Tics, tics, et tics.

- C'est effrayant ! C'est monstrueux !
- Ah bon, tu trouves ? !

« Pour la triste ville où je suis,
C'est le séjour de l'ignorance,
De la pesanteur, des ennuis,
De la stupide INDIFFERENCE,
Un vieux pays d'obédience,
Privé d'esprit, rempli de foi. » (Voltaire)

Et pourtant, parallèlement et au même moment, et à chaque instant, le paradis est où je suis. Ici, tout proche, à portée de la main, ne demandant qu'à être vu, éprouvé, respiré, habité, vécu, écouté, senti. Mais si !... la sol fa mi ré do !

« Les faux peintres ne voient pas cet arbre, votre visage, ce chien, mais l'arbre, le visage, le chien. Ils ne voient rien. Rien n'est jamais le même. Eux, une espèce de type fixe, embrumé, qu'ils se passent les uns aux autres, flotte toujours entre leurs yeux – ont-ils des yeux ? – et leur modèle. » (Cézanne)

Le hasard faisant bien les choses, la même semaine, dans les salles obscures, on pouvait découvrir le nouveau film d'Hervé le Roux, « On appelle ça... le printemps ».
On appelle ça... la poésie.

Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.

Sur le site Internet, par exemple : PRINTEMPSDESPOETES.COM

Je constate, avec amertume, qu'il ne reste plus que quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques poétiques.

Il y a des gens qui comprennent, et d'autres qui ne comprennent pas, que lorsqu'on offre aux Français, selon une très vieille recette du pouvoir, une fête de la poésie, c'est tout simplement, comme disait Machiavel, « afin qu'ils conservassent au moins le nom de ce qu'ils avaient perdu ».

Qu'est-ce que la poésie ? Quelle question saugrenue ! Comme si tout le monde ne savait pas de quoi il retourne.
« C'est poétiquement que l'homme habite sur cette terre », a dit quelqu'un.
Qu'est-ce que ça veut dire ? Rien probablement. Pure élucubration. Le même énergumène n'a-t-il pas affirmé, ailleurs : « Ce que tu cherches, cela est proche et vient déjà à ta rencontre » ? Et aussi, dans une lettre cette fois (citée par cet autre fou, Heidegger, dans son commentaire de Andenken, publié en 1943) : « Nous n'apprenons rien avec plus de difficulté que le libre usage de ce qui est national. Et, je crois, c'est précisément la clarté de l'exposition qui nous est naturelle, aussi naturelle qu'aux Grecs le feu du ciel. Mais ce qui nous est propre demande à être appris aussi bien que ce qui nous est étranger. C'est pour cela que les Grecs nous sont indispensables. Il reste que précisément dans ce que nous avons de propre, de national, nous ne les rejoindrons pas, car, comme j'ai dit, le libre usage de ce qu'on a en propre est la chose la plus difficile. »

Qu'est-ce que je vous disais : vraiment n'importe quoi !

Poésie ? Du grec poiêsis, dérivé de poien : faire, créer, produire en parlant de l'homme – tirer en avant, faire naître, semer une pensée dans l'âme. Poiein : exécuter, confectionner, bâtir. Bâtir une demeure pour chacun des dieux.

Télémaque monta sur la nef, précédé d'Athéné, qui alla s'asseoir à la poupe ; Télémaque prit place auprès d'elle. Les compagnons dénouèrent les amarres, puis, étant montés à bord, s'assirent sur les bancs. Athéné aux yeux brillants leur envoyait un vent favorable, un vif Zéphir, qui chantait sur la mer vineuse. Télémaque, encourageant ses compagnons, leur ordonna de mettre la main aux agrès et ils obéirent à son ordre. Ils dressèrent le mât de sapin et l'encochèrent dans la coursive ; puis ils le lièrent solidement par l'étai d'avant et hissèrent la voilure blanche avec la drisse en cuir tordu. Le vent gonfla la voile en son milieu, et le flot, bouillonnant autour de l'étrave, bruissait fort sous l'élan du vaisseau. Celui-ci courait sur les vagues en suivant sa route. Quand ils eurent lié les agrès sur le vaisseau noir, ils disposèrent des cratères couronnés de vin et versèrent des libations aux dieux immortels, qui existent de toute éternité ; et, plus qu'à tous les autres, à la fille de Zeus, la vierge aux yeux brillants. Toute la nuit et l'Aurore déjà parue, le vaisseau poursuivit sa route.

Manet - En bateau

Edouard Manet - En bateau


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Le 25 mars, le supplément « Argent » du Monde informe ses lecteurs de la vente prochaine de plusieurs manuscrits d'écrivains. A cette occasion, Eric Tariant, l'auteur de l'article, rappelle que le manuscrit autographe de la lettre dite « du voyant » de Rimbaud a atteint, en 1998, le « prix vertigineux » de trois millions de francs. « Vie courte, sulfureuse et période de création très réduite expliquent en partie sa cote exceptionnelle. » En partie seulement, l'autre raison tenant vraisemblablement au contenu de ladite lettre. C'est en tout cas ce que suggère Eric Tariant, puisqu'il a choisi d'en citer un extrait : « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et déraisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. »

Quand Eric Tariant écrit « vertigineux », ce n'est pas une image, c'est à prendre à la lettre. La tête lui tourne tellement qu'il finit par la perdre. Rimbaud, en effet, n'a jamais écrit « déraisonné dérèglement de tous les sens », mais bien « raisonné dérèglement de tous les sens ».

CE LAPSUS DIT TOUT, N'EST-CE PAS.

Dans un article intitulé « A la recherche d'Arthur Rimbaud », Le Journal du Dimanche du 25 mars rend compte des manifestations organisées à Charleville-Mézières à l'occasion du « Printemps des poètes » – qu'à l'avenir, par commodité, et sauf exception, nous désignerons à l'aide de ses initiales « P.P » (pépé). Sur la place Ducale, le « P.P » « a commencé dès lundi dernier – une semaine avant le reste de la France – mais il est bien discret. Un « totem boîte à poèmes », étrange hybride de la boîte à lettre et de la poubelle de recyclage, trône au milieu de la place. Le quidam peut y glisser un poème qui sera, peut-être, lu, voire élu par quelque obscur préposé à la mairie. Sous les arcades – non loin d'une boucherie qui vend des pâtés Rimbaud, une terrine de cochonnaille ! – la vitrine du conseil général propose une piteuse exposition estampillée « Printemps des poètes » (...). Le seul point fort de la manifestation, ce sont les « brigades » et « parades » poétiques, emmenées par des comédiens chargés d'apostropher en vers les passants du weed-end. De l'animation sympa, pas chère. »

Tout va désormais très vite. Et les dictionnaires ne sont vraiment plus à la page. Une toilette de printemps s'impose d'urgence. Définir la poésie comme une demeure pour les dieux relève de la préhistoire. L'ère nouvelle, quant à elle, préfère de beaucoup envisager la poésie sous la forme d'un totem-mi-boîte-à-lettre-mi-poubelle-de-recyclage. A bon entendeur, salut.

Tragi-comédie ? Tourbillon d'hilarité et d'horreur ? Manège et manigances ? Divertissement supérieurement idiot ? Bouffonnerie ? Nec plus ultra du ridicule ? Comble du grotesque, ce carnaval de Rio-sur-Mézières ?

Ce n'est pas l'avis d'André Velter, « poète, enfant du pays et directeur de la collection Poésie chez Gallimard ». Autant de qualités qui l'incitent à n'avoir pas froid aux yeux (c'est son côté « voyant »). Ecoutez plutôt : « C'est une chance de resocialisation pour la poésie en France, pays qui a longtemps souffert du rapport intimiste à la poésie alors que les Belges, les Portugais ou les Sud-Américains ont toujours été très efficaces pour populariser la poésie et la porter à l'oral. »

O Poésie ! ô Belgique ! ô rio de La Plata ! A nous le Montévidéen ! Baudelaire revient ! « Au critique chagrin, à l'observateur importun, la Belgique, somnolente et abrutie, répondrait volontiers : « Je suis heureuse ; ne me réveillez pas ! » »

Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil.

– Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage...

Servitude volontaire, dites-vous ? Allons donc !

« Il s'en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s'apprivoisent jamais à la sujétion et qui, comme Ulysse cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison, n'ont garde d'oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier, et s'empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là, ayant l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants, de voir ce qui est à leurs pieds sans regarder ni derrière ni devant. Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir l'avenir. Ce sont eux qui, ayant d'eux-mêmes la tête bien faite, l'ont encore affinée par l'étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent. Et la servitude les dégoûte, pour si bien qu'on l'accoutre. »

« Resocialiser » la poésie, et les poètes par la même occasion, tel est donc le fin mot du programme.

Dans cette perspective, « Rennes a construit des « refuges de poètes » sur ses places de centre-ville, Le Havre lance un concours de poèmes en braille, Niort invente « une banque de poésie » où l'on peut troquer ses poèmes... » (Le Journal du Dimanche)
N'est-ce pas merveilleux ? Qui aurait la mauvaise grâce de vitupérer ? l'audace d'éclater de rire ? qui songerait à faire le rabat-joie ? à bouder ces délicates inventions, ces si délicieuses intentions ?

Personne ?

Pas le poète de printemps, en tout cas, qui, comme on voit, n'est pas très exigeant. On peut même dire qu'il se montre particulièrement conciliant. Docile ? domestique ? à tout asservi ? Toujours votre goût malade de l'exagération ! Mais non. La situation a changé. Les énervements du passé n'ont plus lieu d'être. A présent, les poètes ne sont plus bannis, internés dans des asiles, on leur pardonne leurs frasques de jeunesse, leurs mauvaises fréquentations, de retour au bercail, on recueille généreusement leurs piètres petites plaquettes. Voyez s'ils sont à plaindre nos poètes prodigues : on leur construit des camps de rassemblement sur nos places publiques, on leur aménage des REFUGES en carton mâché, on leur réserve tout spécialement de gentilles petites niches dans nos maisons d'éditions - en province de préférence. Mieux : nous allons même jusqu'à consacrer à leurs exercices dérisoires une semaine entière de notre emploi du temps.

« ... tout artiste qui échappe à l'échafaud (ou au poteau, si vous voulez) peut être, la quarantaine passée, considéré comme un farceur... Puisqu'il s'est détaché de la foule, qu'il s'est fait remarquer, il est normal et naturel qu'il soit puni exemplairement... toutes les fenêtres sont louées, déjà, et à prix fort, pour assister à son supplice, le voir enfin grimacer, sincèrement ! Place de la Concorde, par exemple... la foule arrache déjà les arbres, en fait qu'un espace vide immense des Tuileries ! pour mieux lui regarder sa binette, quand on lui coupera le cou doucement, tout doucement, avec un tout petit canif... la fin du clown, celle qu'on attend, c'est pas tellement qu'il soit cocu, mièvre réjouissance ! c'est qu'on le ligote sur le chevalet ! ou sur la roue ! et qu'on le fasse là hurler quatre... cinq heures... c'est ce qui se prépare pour l'écrivain ! clown aussi !... pardi !... il n'arrive à échapper à ce qu'on lui mijote que par roublardise, larbinage, tartuffiages, ou par l'une des Académies... la grosse ou la petite, ou une Sacristie... ou Parti... autant de refuges bien précaires !... et ces « engagements »... hélas ! hélas !... même pour ceux qu'ont trois ou quatre « cartes » !... autant de pactes avec le Malin !... »

Ah ! c'était le bon temps. Désormais, le poète se tient spontanément à carreau. Il n'a rien à redouter, puisqu'on n'a plus rien à craindre de lui. Il a renoncé à tout, tout perdu, tout abandonné. Fantôme dérisoire, ombre de lui-même, écume vite épongée, furtif pollen de printemps. Quand il veut s'exprimer, il n'oublie jamais de demander la permission. « Est-ce que j'peux placer un mot ? » est en passe de sous-titrer chacun de ses livres. Les quelques rares réfractaires ? Les irréductibles qui n'acceptent pas de jouer ce jeu moisi ? C'est simple, on ouvre la trappe, on gomme leurs noms des dictionnaires et des anthologies, ou bien on noie ces poisons en les accouplant avec des bassets, des lévriers, des fouines et autres girafes, on fait disparaître leur photographie, on travaille à leur oubli, on leur retire leur carte d'adhérent, on les exclue du parc des poètes du printemps, on les décrète, par exemple, «  écrivains-théoriciens », et puis plus rien, plus un mot, tchao ! Efficacité assurée, puisque, comme on sait, dans la sphère d'imposture, n'existe que ce qui apparaît.

« Le spectacle est une misère, bien plus qu'une conspiration. »

MISERE DE LA POESIE - POESIE DE LA MISERE.

« Je t'aime, Seigneur, ma force,
Seigneur, mon roc, ma citadelle, mon libérateur.
Mon Dieu, tu es le roc où je trouve mon refuge,
mon bouclier, mon sauveur tout-puissant, ma forteresse.
A peine ai-je invoqué le Seigneur de toute louange,
Que je suis délivré de mes ennemis.
Les eaux de la mort m'avaient environné,
les torrents dévastateurs avaient fondu sur moi ;
les chaînes du séjour des morts m'avaient enserré,
la mort elle-même m'avait déjà pris dans ses filets.
Dans ma détresse alors, j'ai invoqué le Seigneur,
j'ai crié vers mon Dieu ;
et de sa demeure il a perçu ma voix,
mon appel a frappé ses oreilles. » (Psaumes)

Il est temps de parer cette parade sauvage et de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.

Au diable ! les accroupissements, les mièvreries, les grues frileuses, les affaissements, les tremblements douloureux du crapaud, les sirops sentimentaux, du vent ! les supercheries, les duperies, les têtes crétinisantes, les chiens crevés, les vieilles ventouses, les mélancolies, les préciosités, les fruits secs, les bâtons merdeux, de l'air ! les cerveaux tarés, les jongleries d'amuseurs publics, les rébus et les contorsions, les larves absorbantes, les beautés d'hôpital, les poètes des chloroses, passez grotesque muscade ! fabricateurs à la douzaine, troupeau gazouillant, crapuleries, bassesses, plomb dans l'aile, hors de ma vue ! fossoyeurs à gueule de bois, déraillement d'omnibus, chloroforme, choléra, accouplements longs, chastes et hideux, adieu ! canifs en plastique, corps de pendu, vade retro ! tambours percés, bals manqués, arnaques, bulles et savonnettes, bonjour chez vous ! filaments tentaculiformes, eau de rose, caramels mous, grenouilles somnifères, détalez ! branches pourries, palmipèdes, guirlandes de collégiens, cactus éventés, poules mouillées homologuées, cuisses aux Camélias, raseurs et vous autres professeurs de quatrième, salut ! grisaille, plâtre, brume, brouillards et nénuphars, à moi ! le glaive, les jeux, la musique et les mathématiques !

J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.

Mettez une plume d'oie dans la main d'un moraliste qui soit écrivain de premier ordre. Il sera supérieur aux poètes.

Cette fois encore, Isidore Ducasse comte de Lautréamont avait raison.
Un exemple ? Debord :

« Un trait de caractère m'a, je crois, profondément distingué de presque tous mes contemporains, je ne l'aurai pas dissimulé : je n'ai jamais cru que rien dans le monde avait été fait dans l'intention de me faire plaisir. »

« J'ai donc eu les plaisirs de l'exil, comme d'autres ont les peines de la soumission. »

Et ceci, de circonstance :
« Les semaines passaient insensiblement. L'air du matin, un jour, annonçait l'automne. Une autre fois, par un goût de grande douceur de l'air, qui est sensible dans la bouche, se déclarait, comme une rapide promesse toujours tenue, « le souffle du printemps ». »

Croquis de Renoir

Croquis dessiné par Renoir
à la fin d'une lettre (1901)

Augustin de Butler


1 Choses lues : dans le cadre du « Printemps des poètes », la RATP a décidé de rafraîchir sa campagne d'affichage de « poèmes ». A l'honneur ? Les chansonniers Serge Gainsbourg (1928-1991) et Charles Trénet (1913-2001). Du premier on a pu ainsi découvrir ou redécouvrir : « Je veux pas qu'on m'aime / mais je veux quand même « ; et du second, cet extrait de L'âme des poètes : « Longtemps, longtemps, longtemps / Après que les poètes ont disparu / Leurs chansons courent encore dans les rues / La foule les chante un peu distraite / En ignorant le nom de l'auteur / Sans savoir pour qui battait leur cœur / Parfois on change un mot, une phrase / Et quand on est à court d'idées / On fait la la la la la la / La la la la la la (...) ».


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