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La
communication par fragments
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L'objet
de ma communication part d'une expérience forte de six ans d'écritures
plurielles. Je commencerai par décrire la spécificité d'Ironie,
sa pratique, pour montrer ensuite comment la version papier implique sans mal,
en douceur, la version web, clone presque parfait de la première. Les
deux stratégies se confondent, se répondent, s'enrichissent mutuellement,
donc participent d'un même élan qu'il convient d'analyser.
Prenons d'abord l'avis d'une lectrice d'Ironie sur Internet
qui a repris certains numéros de la revue pour les inclure sur son site.
Dans un mail adressé à la revue, elle définit ainsi Ironie
: « Ironie est une parution mensuelle. Elle est distribuée
de manière aléatoire, à qui en a entendu parler, a rencontré
des individus qui le lisent ou a découvert son site sur Internet. Précisément,
Ironie est une feuille A4, pliée et envoyée. C'est ainsi que la
diffusion de ce feuillet peut se faire pratiquement sans moyens, facilement
distribuable et de manière anonyme ou presque... S'accumule au fil des
numéros des extraits succincts, très courts, des phrases et des
mots d'auteurs qui ont marqué la littérature et ont apporté
pour la plupart des critiques salées et pointues de notre société.
Ironie peut se lire comme un rappel des uvres à lire absolument;
elle donne le goût des auteurs, donne rapidement leur ton et leur saveur.
A nous de continuer le travail. Ironie, c'est aussi la volonté de présenter
un espace critique en assemblant des morceaux de textes, et en y ajoutant des
textes de leur production, souvent liés à l'actualité sociale.
L'ensemble est, manifestement, une manière de revendiquer une certaine
façon de vivre, de juger et d'apprécier, tout en profitant des
plaisirs que la vie offre et qui sonne comme une insouciance à prendre. »
J'agrémenterai cette présentation d'une citation qui donne une
approche plus philosophique de l'ironie. Elle est tirée du livre d'Henri-Pierre
Jeudy, L'ironie de la communication, paru en 1996 : « Pour
Sören Kierkegaard, l'ironie est d'abord une arme constructive qui permet
d'affirmer toujours une subjectivité sans anéantir la réalité,
elle est une arme de réfutation critique. Le philosophe danois révèle
combien la subjectivité peut alors avoir une visée éthique
: « Qu'est-ce que l'ironie ? Une unité, où une ferveur
éthique qui intériorise infiniment le moi se fond avec un savoir-vivre
qui, en l'extériorisant (dans le commerce avec des hommes), fait à
l'infini abstraction de ce même moi ». Kierkegaard ne considère
donc pas l'ironie comme une distraction à l'égard du monde mais
comme une prise de position qui s'inscrit dans le projet éthique de tout
individu. Elle est un mouvement d'intériorisation qui s'ouvre aussitôt
sur le monde, permettant au moi d'échapper au risque de son propre enfermement.
L'ironie n'est pas pensée comme le dépassement du sujet et de
son rapport au monde, elle vient fonder l'harmonie possible d'une telle relation.
Elle lie le sujet à la communauté », sans pour
autant se plier à une quelconque communauté.
Une stratégie critique et ludique
Le
sous-titre d'Ironie « Interrogation Critique et Ludique »
indique que l'ironie telle que nous la vivons est multiple. D'abord, elle est
interrogation de part son sens grec eironeia2,
critique et ludique en même temps, paradoxale, difficile à cerner,
impossible à définir.
La création d'Ironie était à la
source une tentative de retrouver un esprit aiguisé, un ton libre et
léger sur les événements du monde. Histoire, histoire de
l'art, arts plastiques, philosophie, littérature, musique, sciences sociales,
urbanisme, informatique, nos champs d'investigation étaient ouverts et
la pluridisciplinarité nous a paru de suite évidente et
riche. « Il fallait inventer une nouvelle manière d'écrire
notre histoire contemporaine, trouver un autre ton que celui de la plainte,
faire voir ce qui arrive mais sans être réactif au flux glissant
de l'actualité. Il existe sur ce point un piège, qui guette le
spectateur déçu du devenir du monde, ce piège est celui
de l'indignation. »3.
Ironie, à mon sens, échappe à ce piège. Il
s'agit plus d'un don que d'une revendication, et pour cela, Internet est un
support adéquat.
Mais il manquait à cette volonté critique et
ludique une stratégie de communication. Nous l'avons trouvée dans
la lecture de la revue Potlach
La pensée du don
Le
premier point que je voudrai développer est la notion de don. Le don
est en effet une arme communicationnelle, et sous-tend la libre circulation
des idées. La tactique d'Ironie s'apparente au tract politique
(sans la teneur militante), au tract publicitaire ou aux spams dans les
boites aux lettres électroniques (sans la visée marchande), aux
virus (sans les conséquences destructrices). Elle est avant tout un don
de la pensée, un désir de rencontre, une impulsion. « Tous
les textes publiés dans Ironie peuvent être reproduits, imités,
ou partiellement cités, sans la moindre indication d'origine. »
D'emblée, avec Internet, la notion de droit d'auteur est remise en question,
voire malmenée. Les auteurs qui participent épisodiquement à
Ironie connaissent la philosophie du don qui nous anime et jouent le
jeu d'une revue en ligne, ouverte à tous. Par cet acte, cette « exubérance
de la vie » disait Georges Bataille, nous nous rapprochons du concept
de Copyleft de Richard Stallman et de tous ceux qui ont milité pour l'Internet
gratuit, les logiciels gratuits, Linux par exemple, les pionniers informaticiens
du net. Seulement Ironie tient à se démarquer des mouvements
politiques de la contre-culture. A la base, nous ne sommes pas un forum électronique.
Nous ne participons pas à ce que Howard Rheingold appelle « Les
communautés virtuelles ». Nous exposons librement nos
idées dans une revue abordant des sujets variés, essayant de poursuivre
la pratique encyclopédique des Lumières. La communauté
n'est pas notre problématique. Si communauté il y a, elle est
diffuse, invisible, insaisissable, pour tout dire éclatée, voire
impossible.
Pourquoi alors utiliser Internet et mettre tous les numéros
en ligne ? Quand on décide de créer une revue, au temps de la
vitesse et de la masse des informations, il faut nécessairement se poser
la question des lecteurs potentiels de ce nouveau support et comment toucher
de nouveaux lecteurs hors du circuit trop restreint des amitiés. Il faut
ouvrir le champ d'application. L'idée de mettre cette revue en ligne
parallèlement à la version papier s'est imposée assez vite.
Tout d'abord, cela a été vécu comme un plus permettant
un rayonnement international, une sorte de test. Le site a été
conçu par un graphiste en harmonie avec la version papier. Les problèmes
soulevés par le webmaster au moment de la création du site sont
toujours d'actualité.
Premièrement Ironie n'est pas un site d'information
alors que la plupart des internautes recherchent des informations concernant
un mot clé ou plusieurs. De part sa pluridisciplinarité et son
goût de l'électisme, ce n'est pas un site spécialisé
dans un domaine précis, ce qui risque de rebuter les internautes. Troisièmement,
Ironie est d'abord conçu pour le papier et utilise essentiellement
le texte. Trop de texte donc, pas assez d'image et aucun effet sonore. Tout
ceci n'est évidemment pas compatible avec un site web alléchant.
Et pourtant, nous avons voulu préserver cette apparente austérité
du format papier, plutôt sa simplicité. Le simple préserve
l'énigme. Nous avons choisi pour finir un hébergeur gratuit
un véritable espace sans contrainte où la publicité était
exclue. Au résultat, d'un coup d'il, nous pouvons cerner la spécificité
d'Ironie. Pour cela, la rapidité du téléchargement
des pages est primordiale. Le site offre trois entrées au choix, Le
numéro du mois, Les archives ironiques et L'inscription.
Les lecteurs du web papillonnent, furètent. Nous allons voir que malgré
tout, l'écriture par fragments qu'est celle d'Ironie, est au plus
proche de ce qu'attendent les internautes d'une écriture en ligne. Ils
peuvent saisir à la volée un fragment puis repartir aussitôt
du site. Ils préfèrent l'adage de l'art bref : « Il
vaut mieux un petit sonnet bien fait qu'un long poème ennuyeux »
ou plus exactement « Simple is Beautiful ». Il faut toucher
juste et vite. C'est, je crois, la volonté d'Ironie, véritable
champ d'expérimentation de l'écriture et de la pensée qui
a fait du fragment son identité.
La politique du fragment
Ironie
a beaucoup d'affinités avec les différentes formes courtes présentes
dans la littérature et la philosophie, proche de l'aphorisme, de la pensée
en éclair, de Nietzsche, de Walter Benjamin, de l'Athenaum, de
Lichtenberg, des moralistes du XVIIème (La Bruyère,
Pascal, Saint-Evremond, La Rochefoucault...) et du XVIIIème
siècles (Chamfort, Vauvenargues, Voltaire...). Ironie c'est également
la saillie, le trait d'esprit (Witz en allemand, wit en anglais) comme forme
de critique radicale contre tout dogmatisme et systématisme. C'est le
combat que se livrent F. Hegel et F. Schlegel au début du XIXème
siècle : Construire un système philosophique ou laisser la pensée
à l'état de fragment détaché de toute théorie.
Cette dernière idée défendue par les auteurs de l'Athenaum
me semble correspondre à la philosophie d'Internet. « Fabrication
de fragments mutilés et preuve que le fond de toutes les opinions et
de toutes les pensées efficaces du monde ordinaire sont des fragments. »
(Novalis, 1798)
Dans Les leçons américaines (1985), Italo
Calvino dessine les contours de l'écriture du XXIème
siècle qu'il voit légère, rapide, exacte,
visible et multiple. Ironie, contemporaine d'Internet,
s'inscrit dans ce dispositif. Du format papier au format électronique,
elle ouvre un lieu à toutes les formes d'écriture, une réunion
de Works in Progress. Voyons la définition du mot fragment : « morceau
d'une chose qui a été brisée en éclats. Fragment
d'un vase », Fragment d'Internet, fragment du web... Au sens
figuré, le fragment a trois sens que la revue continue d'exploiter, « Ce
qui est resté d'un livre, d'un poème perdu », fragments
d'Héraclite, d'Empédocle... ; « Morceau d'un livre,
d'un ouvrage qui n'est point encore terminer ou qui n'a pu l'être » ;
et « Morceau extrait d'un ouvrage ». Ce dernier
sens renvoie aux citations qui parsèment les numéros d'Ironie.
Les fragments, les textes volent en éclats... Ne subsistent que des morceaux
épars, à agencer d'une certaine façon. Désir de
créer un sens nouveau par la confrontation de différents fragments...
La citation devient alors un langage neuf qui offre des correspondances inédites
et ouvre l'appétit des lecteurs. Ironie devient une incitation
à penser, à lire, à prendre son temps, une mise en bouche.
Communication en éclats... Arche de Noé des ouvrages à
sauver du déluge, une entreprise de compilation proche des encyclopédistes
du XVIIIème siècle.
La politique du fragment, des textes courts, permet d'être
lu rapidement. C'est cette rapidité aussi qui a fait le succès
d'Ironie, sa diffusion par courrier et sur le web. Face à la pléthore
des productions écrites, le nombre grandissant des revues, les milliers
de pages imprimées chaque mois et visibles sur Internet, la volonté
première d'Ironie était d'être lu en entier, diffusée
le plus simplement du monde, le plus rapidement possible. Pour cela il fallait
remettre en question le principe classique de l'objet-revue : Le livre, objet
trop lourd, trop cher, les contenus, articles trop longs, trop rigoureux. La
place du sérieux était déjà bien ancrée dans
les librairies. Ironie tente d'offrir une autre vision plus libre, plus
ludique de la pensée, une communication fragmentée ouverte aux
lecteurs dont le site web serait la mémoire, un lieu d'archives vivantes.
La communauté invisible
Pour finir, je
voudrai interroger la communauté invisible des lecteurs de la revue.
Le fonctionnement d'Ironie est aléatoire, réactions en
chaîne, bouche à oreille. Il est le produit fortuit de rencontres,
de lectures, un échange entre les lecteurs qui envoient souvent des courriers,
des critiques, des textes ou des citations et le rédacteur qui fait le
lien. La plupart des auteurs d'Ironie ne se connaissent pas. Ils forment
pour tout dire une communauté impossible. Les lecteurs d'Ironie
sur Internet sont insaisissables, situés dans le monde entier, presque
anonymes, cachés souvent derrière des pseudonymes électroniques.
Communauté éclatée, sans nom, sans trace, incontrôlable.
Il nous arrive par curiosité d'analyser les tendances
de ces visites et d'élaborer par jeu un portrait robot du lecteur d'Ironie.
Aujourd'hui, il y a plus de lecteurs électroniques (environ 200 inscrits)
que de lecteurs recevant la version papier (environ 100 lecteurs). D'après
les statistiques qui comptabilisent les visiteurs et les comportements, on aperçoit
un pic de connexion après la mise en ligne du numéro de chaque
mois. Mais en général, les internautes ne restent pas des heures
sur ce site ; ils zappent très vite. Ils restent en moyenne entre 30
secondes et 5 minutes. Rien ne nous permet de savoir s'ils impriment les pages.
Le nombres de visiteurs sur le site Ironie a fait un bond considérable.
En novembre 1998, le nombre de visiteurs était de 59, et pendant le mois
de septembre 2002, c'est-à-dire 4 ans après, le nombre de visiteurs
est passé à 1407 dans le mois. Et cela va croissant. Ces statistiques
sont à prendre à la légère, surtout lorsqu'on a
accès aux mots clés qui ont permis à certains internautes
d'entrer en connexion avec Ironie. Voici la liste exhaustive des mots
clés du 23 et 24 septembre 2002 :
Ironie
bite coule visage femme nue allongée picasso
peinture mythologique jeunes+mères+1897+peinture
diner de putes courtisan castiglione les vanités en peinture
comparaison manet monet islam amour courtois britney à
nu
masturbe inceste cuisses écartées
avaler foutre cheval auteur ironie
je me caresse tous les jours paris+les plus longues rues
kierkegaard photo sicile charon mythologie représentation.
Ceci
pourrait faire l'objet d'une réflexion sur les comportements des internautes
et sur la part conséquente consacrée au sexe froid, au porno sur
Internet. Variations sur les mots clés...
En conclusion, une offrande, une citation de Pascal Quignard
qui peut être lue comme un exergue de nos travaux : « Comment
remonter à cran le ressort de trois ou quatre contre l'empire de tous
? Ces trois ou quatre, ils se cachent ; ils fondent des sociétés
secrètes fragiles ; ils sont contraints de feindre d'épouser les
murs joviales et les gestes agressifs des barbares ; ils s'exhibent
dans leurs cités, leurs temples, leurs amphithéâtres. Mais
dans le coin, c'est-à-dire in angulo, c'est-à-dire dans l'abri
de l'ombre, dans le secret, ils se repassent, à l'égal de photos
pornographiques, plutôt que des tracts sectaires, ou publicitaires, ou
nationaux (c'est-à-dire plutôt que des billets de banque), des
uvres publiées à neuf exemplaires, ou des souvenirs de livres,
ou des reprographies des livres anciens eux-mêmes qui, parmi toutes les
marchandises, ne marchandent rien du tout. Ces pages photocopiées et
grises, images sans images, trouent le temps. » (Le Dernier
royaume I, Les Ombres errantes, 2002)
Lionel Dax
NOTES
1 Communication qui a eu lieu le 26 septembre 2002 à l'université de Rennes 2 dans le cadre d'un colloque sur Les écritures en lignes : pratiques et communautés, organisé par le Cercor.2 « L'interrogation est la piété de la pensée » Heidegger, 1953
3 Mathias Gérard et Dork Zabunyan, « La Conscience exténuée », mai/juin 2002, compte-rendu du livre de Bernard Stiegler, La technique et le temps : 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être. (2001)