IRONIE numéro 79 (Octobre 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 79, Octobre 2002

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Supplément du numéro 79,
Anonymat
, travaux pratiques


 La communication par fragments
(et/ou)
La communauté impossible1

   L'objet de ma communication part d'une expérience forte de six ans d'écritures plurielles. Je commencerai par décrire la spécificité d'Ironie, sa pratique, pour montrer ensuite comment la version papier implique sans mal, en douceur, la version web, clone presque parfait de la première. Les deux stratégies se confondent, se répondent, s'enrichissent mutuellement, donc participent d'un même élan qu'il convient d'analyser.
   Prenons d'abord l'avis d'une lectrice d'Ironie sur Internet qui a repris certains numéros de la revue pour les inclure sur son site. Dans un mail adressé à la revue, elle définit ainsi Ironie : « Ironie est une parution mensuelle. Elle est distribuée de manière aléatoire, à qui en a entendu parler, a rencontré des individus qui le lisent ou a découvert son site sur Internet. Précisément, Ironie est une feuille A4, pliée et envoyée. C'est ainsi que la diffusion de ce feuillet peut se faire pratiquement sans moyens, facilement distribuable et de manière anonyme ou presque... S'accumule au fil des numéros des extraits succincts, très courts, des phrases et des mots d'auteurs qui ont marqué la littérature et ont apporté pour la plupart des critiques salées et pointues de notre société. Ironie peut se lire comme un rappel des œuvres à lire absolument; elle donne le goût des auteurs, donne rapidement leur ton et leur saveur. A nous de continuer le travail. Ironie, c'est aussi la volonté de présenter un espace critique en assemblant des morceaux de textes, et en y ajoutant des textes de leur production, souvent liés à l'actualité sociale. L'ensemble est, manifestement, une manière de revendiquer une certaine façon de vivre, de juger et d'apprécier, tout en profitant des plaisirs que la vie offre et qui sonne comme une insouciance à prendre. » J'agrémenterai cette présentation d'une citation qui donne une approche plus philosophique de l'ironie. Elle est tirée du livre d'Henri-Pierre Jeudy, L'ironie de la communication, paru en 1996 : « Pour Sören Kierkegaard, l'ironie est d'abord une arme constructive qui permet d'affirmer toujours une subjectivité sans anéantir la réalité, elle est une arme de réfutation critique. Le philosophe danois révèle combien la subjectivité peut alors avoir une visée éthique : « Qu'est-ce que l'ironie ? Une unité, où une ferveur éthique qui intériorise infiniment le moi se fond avec un savoir-vivre qui, en l'extériorisant (dans le commerce avec des hommes), fait à l'infini abstraction de ce même moi ». Kierkegaard ne considère donc pas l'ironie comme une distraction à l'égard du monde mais comme une prise de position qui s'inscrit dans le projet éthique de tout individu. Elle est un mouvement d'intériorisation qui s'ouvre aussitôt sur le monde, permettant au moi d'échapper au risque de son propre enfermement. L'ironie n'est pas pensée comme le dépassement du sujet et de son rapport au monde, elle vient fonder l'harmonie possible d'une telle relation. Elle lie le sujet à la communauté », sans pour autant se plier à une quelconque communauté.

Une stratégie critique et ludique

   Le sous-titre d'Ironie « Interrogation Critique et Ludique » indique que l'ironie telle que nous la vivons est multiple. D'abord, elle est interrogation de part son sens grec eironeia2, critique et ludique en même temps, paradoxale, difficile à cerner, impossible à définir.
   La création d'Ironie était à la source une tentative de retrouver un esprit aiguisé, un ton libre et léger sur les événements du monde. Histoire, histoire de l'art, arts plastiques, philosophie, littérature, musique, sciences sociales, urbanisme, informatique, nos champs d'investigation étaient ouverts et la pluridisciplinarité nous a paru de suite évidente et
riche. « Il fallait inventer une nouvelle manière d'écrire notre histoire contemporaine, trouver un autre ton que celui de la plainte, faire voir ce qui arrive mais sans être réactif au flux glissant de l'actualité. Il existe sur ce point un piège, qui guette le spectateur déçu du devenir du monde, ce piège est celui de l'indignation. »3. Ironie, à mon sens, échappe à ce piège. Il s'agit plus d'un don que d'une revendication, et pour cela, Internet est un support adéquat.
   Mais il manquait à cette volonté critique et ludique une stratégie de communication. Nous l'avons trouvée dans la lecture de la revue Potlach (1954-1957), rééditée en 1996. Cette revue pré-situationniste, impulsée par Guy Debord, fut le véritable catalyseur d'Ironie. Sans moyen financier, la stratégie de Potlach nous est apparue plus que pertinente : mélanger des fragments, des textes courts, des citations, des faits divers, pour interroger le monde événementiel, mettre en valeur une information moins lisse, refuser le journalisme, sortir du flux des marchandises en prônant une gratuité pensée comme une notion de dépense. Ironie dans son premier numéro détourne l'objectif de Potlach qui était essentiellement engagé et collectif. Nous avons remplacé le mot engagé par libre et le mot collectif par singulier.

La pensée du don

   Le premier point que je voudrai développer est la notion de don. Le don est en effet une arme communicationnelle, et sous-tend la libre circulation des idées. La tactique d'Ironie s'apparente au tract politique (sans la teneur militante), au tract publicitaire ou aux spams dans les boites aux lettres électroniques (sans la visée marchande), aux virus (sans les conséquences destructrices). Elle est avant tout un don de la pensée, un désir de rencontre, une impulsion. « Tous les textes publiés dans Ironie peuvent être reproduits, imités, ou partiellement cités, sans la moindre indication d'origine. » D'emblée, avec Internet, la notion de droit d'auteur est remise en question, voire malmenée. Les auteurs qui participent épisodiquement à Ironie connaissent la philosophie du don qui nous anime et jouent le jeu d'une revue en ligne, ouverte à tous. Par cet acte, cette « exubérance de la vie » disait Georges Bataille, nous nous rapprochons du concept de Copyleft de Richard Stallman et de tous ceux qui ont milité pour l'Internet gratuit, les logiciels gratuits, Linux par exemple, les pionniers informaticiens du net. Seulement Ironie tient à se démarquer des mouvements politiques de la contre-culture. A la base, nous ne sommes pas un forum électronique. Nous ne participons pas à ce que Howard Rheingold appelle « Les communautés virtuelles ». Nous exposons librement nos idées dans une revue abordant des sujets variés, essayant de poursuivre la pratique encyclopédique des Lumières. La communauté n'est pas notre problématique. Si communauté il y a, elle est diffuse, invisible, insaisissable, pour tout dire éclatée, voire impossible.
   Pourquoi alors utiliser Internet et mettre tous les numéros en ligne ? Quand on décide de créer une revue, au temps de la vitesse et de la masse des informations, il faut nécessairement se poser la question des lecteurs potentiels de ce nouveau support et comment toucher de nouveaux lecteurs hors du circuit trop restreint des amitiés. Il faut ouvrir le champ d'application. L'idée de mettre cette revue en ligne parallèlement à la version papier s'est imposée assez vite. Tout d'abord, cela a été vécu comme un plus permettant un rayonnement international, une sorte de test. Le site a été conçu par un graphiste en harmonie avec la version papier. Les problèmes soulevés par le webmaster au moment de la création du site sont toujours d'actualité.
   Premièrement Ironie n'est pas un site d'information alors que la plupart des internautes recherchent des informations concernant un mot clé ou plusieurs. De part sa pluridisciplinarité et son goût de l'électisme, ce n'est pas un site spécialisé dans un domaine précis, ce qui risque de rebuter les internautes. Troisièmement, Ironie est d'abord conçu pour le papier et utilise essentiellement le texte. Trop de texte donc, pas assez d'image et aucun effet sonore. Tout ceci n'est évidemment pas compatible avec un site web alléchant. Et pourtant, nous avons voulu préserver cette apparente austérité du format papier, plutôt sa simplicité. Le simple préserve l'énigme. Nous avons choisi pour finir un hébergeur gratuit un véritable espace sans contrainte où la publicité était exclue. Au résultat, d'un coup d'œil, nous pouvons cerner la spécificité d'Ironie. Pour cela, la rapidité du téléchargement des pages est primordiale. Le site offre trois entrées au choix, Le numéro du mois, Les archives ironiques et L'inscription. Les lecteurs du web papillonnent, furètent. Nous allons voir que malgré tout, l'écriture par fragments qu'est celle d'Ironie, est au plus proche de ce qu'attendent les internautes d'une écriture en ligne. Ils peuvent saisir à la volée un fragment puis repartir aussitôt du site. Ils préfèrent l'adage de l'art bref : « Il vaut mieux un petit sonnet bien fait qu'un long poème ennuyeux » ou plus exactement « Simple is Beautiful ». Il faut toucher juste et vite. C'est, je crois, la volonté d'Ironie, véritable champ d'expérimentation de l'écriture et de la pensée qui a fait du fragment son identité.

La politique du fragment

   Ironie a beaucoup d'affinités avec les différentes formes courtes présentes dans la littérature et la philosophie, proche de l'aphorisme, de la pensée en éclair, de Nietzsche, de Walter Benjamin, de l'Athenaum, de Lichtenberg, des moralistes du XVIIème (La Bruyère, Pascal, Saint-Evremond, La Rochefoucault...) et du XVIIIème siècles (Chamfort, Vauvenargues, Voltaire...). Ironie c'est également la saillie, le trait d'esprit (Witz en allemand, wit en anglais) comme forme de critique radicale contre tout dogmatisme et systématisme. C'est le combat que se livrent F. Hegel et F. Schlegel au début du XIXème siècle : Construire un système philosophique ou laisser la pensée à l'état de fragment détaché de toute théorie. Cette dernière idée défendue par les auteurs de l'Athenaum me semble correspondre à la philosophie d'Internet. « Fabrication de fragments mutilés et preuve que le fond de toutes les opinions et de toutes les pensées efficaces du monde ordinaire sont des fragments. » (Novalis, 1798)
   Dans Les leçons américaines (1985), Italo Calvino dessine les contours de l'écriture du XXIème siècle qu'il voit légère, rapide, exacte, visible et multiple. Ironie, contemporaine d'Internet, s'inscrit dans ce dispositif. Du format papier au format électronique, elle ouvre un lieu à toutes les formes d'écriture, une réunion de Works in Progress. Voyons la définition du mot fragment : « morceau d'une chose qui a été brisée en éclats. Fragment d'un vase », Fragment d'Internet, fragment du web... Au sens figuré, le fragment a trois sens que la revue continue d'exploiter, « Ce qui est resté d'un livre, d'un poème perdu », fragments d'Héraclite, d'Empédocle... ; « Morceau d'un livre, d'un ouvrage qui n'est point encore terminer ou qui n'a pu l'être » ; et « Morceau extrait d'un ouvrage ». Ce dernier sens renvoie aux citations qui parsèment les numéros d'Ironie. Les fragments, les textes volent en éclats... Ne subsistent que des morceaux épars, à agencer d'une certaine façon. Désir de créer un sens nouveau par la confrontation de différents fragments... La citation devient alors un langage neuf qui offre des correspondances inédites et ouvre l'appétit des lecteurs. Ironie devient une incitation à penser, à lire, à prendre son temps, une mise en bouche. Communication en éclats... Arche de Noé des ouvrages à sauver du déluge, une entreprise de compilation proche des encyclopédistes du XVIIIème siècle.
   La politique du fragment, des textes courts, permet d'être lu rapidement. C'est cette rapidité aussi qui a fait le succès d'Ironie, sa diffusion par courrier et sur le web. Face à la pléthore des productions écrites, le nombre grandissant des revues, les milliers de pages imprimées chaque mois et visibles sur Internet, la volonté première d'Ironie était d'être lu en entier, diffusée le plus simplement du monde, le plus rapidement possible. Pour cela il fallait remettre en question le principe classique de l'objet-revue : Le livre, objet trop lourd, trop cher, les contenus, articles trop longs, trop rigoureux. La place du sérieux était déjà bien ancrée dans les librairies. Ironie tente d'offrir une autre vision plus libre, plus ludique de la pensée, une communication fragmentée ouverte aux lecteurs dont le site web serait la mémoire, un lieu d'archives vivantes.

La communauté invisible

Pour finir, je voudrai interroger la communauté invisible des lecteurs de la revue. Le fonctionnement d'Ironie est aléatoire, réactions en chaîne, bouche à oreille. Il est le produit fortuit de rencontres, de lectures, un échange entre les lecteurs qui envoient souvent des courriers, des critiques, des textes ou des citations et le rédacteur qui fait le lien. La plupart des auteurs d'Ironie ne se connaissent pas. Ils forment pour tout dire une communauté impossible. Les lecteurs d'Ironie sur Internet sont insaisissables, situés dans le monde entier, presque anonymes, cachés souvent derrière des pseudonymes électroniques. Communauté éclatée, sans nom, sans trace, incontrôlable.
   Il nous arrive par curiosité d'analyser les tendances de ces visites et d'élaborer par jeu un portrait robot du lecteur d'Ironie. Aujourd'hui, il y a plus de lecteurs électroniques (environ 200 inscrits) que de lecteurs recevant la version papier (environ 100 lecteurs). D'après les statistiques qui comptabilisent les visiteurs et les comportements, on aperçoit un pic de connexion après la mise en ligne du numéro de chaque mois. Mais en général, les internautes ne restent pas des heures sur ce site ; ils zappent très vite. Ils restent en moyenne entre 30 secondes et 5 minutes. Rien ne nous permet de savoir s'ils impriment les pages. Le nombres de visiteurs sur le site Ironie a fait un bond considérable. En novembre 1998, le nombre de visiteurs était de 59, et pendant le mois de septembre 2002, c'est-à-dire 4 ans après, le nombre de visiteurs est passé à 1407 dans le mois. Et cela va croissant. Ces statistiques sont à prendre à la légère, surtout lorsqu'on a accès aux mots clés qui ont permis à certains internautes d'entrer en connexion avec Ironie. Voici la liste exhaustive des mots clés du 23 et 24 septembre 2002 :

Ironie – bite coule visage – femme nue allongée picasso –
peinture mythologique – jeunes+mères+1897+peinture –
diner de putes – courtisan castiglione – les vanités en peinture –
comparaison manet monet – islam amour courtois – britney à nu –
masturbe inceste – cuisses écartées –
avaler foutre cheval – auteur ironie –
je me caresse tous les jours – paris+les plus longues rues –
kierkegaard – photo sicile – charon mythologie représentation.

   Ceci pourrait faire l'objet d'une réflexion sur les comportements des internautes et sur la part conséquente consacrée au sexe froid, au porno sur Internet. Variations sur les mots clés...
   En conclusion, une offrande, une citation de Pascal Quignard qui peut être lue comme un exergue de nos travaux : « Comment remonter à cran le ressort de trois ou quatre contre l'empire de tous ? Ces trois ou quatre, ils se cachent ; ils fondent des sociétés secrètes fragiles ; ils sont contraints de feindre d'épouser les mœurs joviales et les gestes agressifs des barbares ; ils s'exhibent dans leurs cités, leurs temples, leurs amphithéâtres. Mais dans le coin, c'est-à-dire in angulo, c'est-à-dire dans l'abri de l'ombre, dans le secret, ils se repassent, à l'égal de photos pornographiques, plutôt que des tracts sectaires, ou publicitaires, ou nationaux (c'est-à-dire plutôt que des billets de banque), des œuvres publiées à neuf exemplaires, ou des souvenirs de livres, ou des reprographies des livres anciens eux-mêmes qui, parmi toutes les marchandises, ne marchandent rien du tout. Ces pages photocopiées et grises, images sans images, trouent le temps. » (Le Dernier royaume I, Les Ombres errantes, 2002)

Lionel Dax

NOTES
1 Communication qui a eu lieu le 26 septembre 2002 à l'université de Rennes 2 dans le cadre d'un colloque sur Les écritures en lignes : pratiques et communautés, organisé par le Cercor.

2 « L'interrogation est la piété de la pensée » Heidegger, 1953

3 Mathias Gérard et Dork Zabunyan, « La Conscience exténuée », mai/juin 2002, compte-rendu du livre de Bernard Stiegler, La technique et le temps : 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être. (2001)


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