IRONIE numéro 82 (janvier 2003)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 82, janvier 2003
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 Esquisse d'une action restreinte fragmentée dans la langue
(Fiction)

« Où fuir dans la révolte inutile et perverse ? » Mallarmé, L'Azur

   Le corps, comme le langage, est la meilleure et la pire des choses. Volupté de l'amour, et taureau de Phalaris.

   Ce n'est pas le non-savoir qui excède le savoir absolu, mais l'ironie. Le witz-vérité.

   Lacan disait que le signifiant est bête (Séminaire XX). Mais si le signifiant est bête, le witz (le mot d'esprit), lui, pense. Ou plutôt, il s'im-pense, dans la dé-pense de la lettre. Il donne à penser.

   Le witz est un accroc au tissu du savoir. Une flèche qui montre la direction.

   Je ne sais pas si La société du spectacle, "c'est Le Prince de Machiavel, non plus à l'usage d'un seul destinataire, Laurent de Médicis, mais à l'usage de tous les lobbies financiers et médiologiques de la planète" (Christophe Fiat, La ritournelle). Mais en tout cas, voici ce qu'écrit Guy Debord, dans le texte de son film In girum imus nocte et consumimur igni (1977-1978) :

   « Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu'il a formés. Et en effet ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter.
   Comme le mode de production les a durement traités ! De progrès en promotions, ils ont perdu le peu qu'ils avaient, et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d'exploitation du passé ; ils n'en ignorent que la révolte. Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu'ils sont parqués en masse, et à l'étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres ; mal nourris d'une alimentation polluée et sans goût ; mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées ; continuellement et mesquinement surveillés ; entretenus dans l'analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres. Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l'industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles.
   Ils meurent par séries sur les routes, à chaque épidémie de grippe, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d'un décor dont ils essuient les plâtres. Leurs éprouvantes conditions d'existence entraînent leur dégénérescence physique, intellectuelle, mentale. On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n'importe quoi en le leur disant n'importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain.
   Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat aux faits, perte qui leur interdit le moindre dialogue ; séparés par leur incessante concurrence, toujours pressée par le fouet, dans la consommation ostentatoire du néant, et donc séparés par l'envie la moins fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction, ils sont même séparés de leur propres enfants, naguère encore la seule propriété de ceux qui n'ont rien. On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n'écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents, et sourient de leur échec flagrant ; méprisent non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés : ils se rêvent les métis de ces nègres-là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n'échange que des regards de haine ».

   Ce qu'on ne pardonnera pas à Debord, sans doute, c'est d'avoir si bien dit la misère de notre existence.

Le nazisme a récupéré Nietzsche.
Le stalinisme s'est réclamé de Marx.
Le capitalisme récupère Debord.

Un, deux, trois. Le compte est bon. Alors circulez !

Il existe une façon d'attaquer l'absolu par le bas, comme des alpinistes attaquent une montagne par la face Nord.

Le ciel bleu de l'idéal.

Dieu est un lapsus.

L'instant. L'intervalle. Là où vivent les Dieux. Il ne suffit pas de le savoir.

    D., le maître d'armes : "A l'escrime, il faut oublier son corps". C'est vrai. Plus on acquiert une certaine maîtrise de son corps, moins celui-ci nous appartient, moins il s'appartient à lui-même. Il devient l'oubli de son être-propre, dans la légèreté du pas chassé et la précision de la touche portée. Il est l'oubli même, le fleuve du temps arrêté dans le geste, l'instant de l'éclair. L'escrime n'est pas un sport, c'est un art, une technique du corps. Une technique qui tend incessamment vers sa propre disparition, c'est-à-dire qui tend vers le pur instinct. Une danse ou une dialectique, qui transfigure le corps en événement. Le mouvement même de la pensée.

   Descartes a écrit un manuel d'escrime, hélas perdu ! Mais relisons les quatre préceptes de la deuxième partie du Discours de la méthode. Il s'agit aussi d'escrime. Il suffit de savoir lire.

   J'aime aussi l'escrime parce qu'on y porte un masque et qu'on y salue son adversaire. Larvatus prodeo.

   La ruse la plus fine consiste à avancer à visage découvert tout en laissant supposer que l'on s'avance masqué. Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie, etc. Ainsi, on l'emporte tant sur le plan du résultat que sur celui de la vertu (de la virtù). Ruse du virtuoso. Cela à condition bien-sûr d'avancer quand-même de temps en temps masqué.

   Deux perles :
   – "Heidegger, quand il commente la tradition philosophique, il est génial. On n'avait pas vu ça depuis Hegel ! Mais quand il prend la pose du philosophe, comme dans Bâtir, habiter, penser, là, il devient bête. C'est con, ce qu'il écrit." Philippe Lacoue-Labarthe, citéphilo, Lille, 9 novembre 2002.
   – "Si les États-Unis envahissaient l'Irak, ce serait un progrès pour l'humanité". Alain Finkielkraut, septembre 2002, un samedi matin à la radio.
   Heureusement que les gardiens de la pensée et de la démocratie sont là ! Que ferions-nous sans ces génies ?

Heidegger est un immense philosophe.

   Le pouvoir ou la liberté, il faut choisir. L'homme au pouvoir n'est pas libre. Un feu intérieur le consume, le rendant aveugle à la réalité du monde. On ne peut contempler sur la surface du miroir glacé de l'écran à la fois son image et celle du monde (seul Dieu le pourrait, s'il existait). Sinon de constater que c'est le monde qui prend feu, qui se consume.

   Tout ce que nous pourrons dire ou écrire, concernant le Biopouvoir planétaire, peut sembler vain. Toute critique ou déconstruction glisse sur lui comme de l'eau sur la surface d'un miroir. En revanche, les sous-ensembles communautaires ou identitaires deviennent et deviendront de plus en plus hyper-réactifs. Seuls les États et les nations sont eux-mêmes à la fois des plateformes du Biopouvoir planétaire, et des communautés fragiles et vieillies.

"Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution.
   Nous massacrerons les révoltes logiques"

Rimbaud, Illuminations, Démocratie.

   Est-ce assez clair ?

   "Un Nombre est un ensemble à deux éléments, une paire ordonnée, composée, dans l'ordre, d'un ordinal et d'une partie de cet ordinal. On notera donc un Nombre : (a, X), où X est une partie de l'ordinal a, ou encore X a". Alain Badiou, Court traité d'ontologie transitoire, l'être du Nombre.

Badiou est à Heidegger ce que Platon est à Parménide. C'est un re-commencement de la pensée qui se joue ici.

Là où le Nombre ne fait plus loi.
Là où le Nombre ne fait plus alliance avec le mal.

"Penser, c'est lancer les dés".

Ironietzsche.

   Parce que nous voulons tous le spectacle, parce que nous voulons tous la fête, le Biopouvoir nous tient déjà tous par le principe de plaisir. Il nous installe dans un désir pur, sans médiation, ou ce qui revient au même, avec de fausses médiations.

   À propos des élections, passées et à venir :
   "Le suicide ou abstention, ne rien faire, pourquoi ? – Unique fois au monde, parce qu'en raison d'un événement toujours que j'expliquerai, il n'est pas de Présent, non – un présent n'existe pas... Faute que se déclare la foule, faute de tout."

Mallarmé, Quant au livre, L'action restreinte.

Mais il semble bien, cher Mallarmé, que la foule aime aussi la servitude.
Alors, où fuir dans la révolte inutile et perverse ? Dans la langue ?

   Roland Barthes : "Mais la langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire".

La langue n'est pas autre chose que la matière elle-même. Elle nous traverse, elle nous travaille. La langue se travaille elle-même à travers nous.

Combattre la langue est ma seule éthique. Ethique du bien-dire.
Un être singulier capable d'actualiser les potentialités du bien-dire, je le nomme : sujet de la langue.

   Le bien-dire ne consiste absolument pas en un ensemble de règles formelles, car celles-ci ne peuvent pas être autre chose, par définition, qu'un formulaire en acte où il n'y aurait plus qu'à remplir les cases vides. Conception vulgaire et policière de la langue. Sociale. Il est donc impossible de fixer un certain nombre de règles opératoires nécessaires à l'enchaînement des propositions. Le bien-dire consiste bien plutôt en potentialités non-advenues, encore soustraites à la langue. C'est le bien-dire lui-même qui fait advenir de telles règles, dans l'après-coup d'une formulation. Il n'est pas régulé. Il régule.

Puisqu'il n'est pas possible de tout dire, autant bien le dire.

Qu'il y ait une limite au dire, cela est la moindre des choses. Le dire lui-même est la limite entre nous et le monde.

Combattre l'ordre de/dans la langue et combattre l'ordre du monde sont une seule et même chose.

   Le dire est la limite-même, comme la surface du miroir entre réel et imaginaire. Le monde lui-même nous est alors refusé par l'organisation spéculaire et spéculative du Biopouvoir planétaire. Le symbolique dont celui-ci se tisse s'appelle lui-même, à visage découvert, "communication". La communication est un mode de langage qui soumet la langue à un certain nombre de règles opératoires ( le plus souvent non-grammaticales ), la vidant ainsi de toutes ses potentialités internes. La communication interdit la passe de tout sujet, barrant l'accès à toute libération de ces potentialités. Elle forclôt tout événement dans la langue, c'est-à-dire dans le monde, c'est-à-dire dans la situation.

   Un sujet peut toujours émerger de façon contingente dans la langue, comme dysfonctionnement du langage de communication. Mais il n'est encore que le déchet de cette chaîne mortifère. Il trahit la tyrannie du système en le dévoilant de façon ek-statique, mais il ne l'enraye pas. Le non-savoir de la communication communique toujours l'extase. Il ne communique pas autre chose que le fait qu'il n'a rien à communiquer, rien que le rien que sa structure recouvre.

   Un événement dans la langue, c'est le moment où le sujet-déchet effectue un retour sur lui-même, ou un pas en arrière, procédant ainsi à la processualisation effective de son peu-d'être. Ce retournement soudain n'est pas formalisable, et relève de l'incalculable. Il est de l'ordre du cogito dans son surgissement, point vide sans qualité, ou du retournement de la tête du prisonnier dans la caverne vers le feu. Il peut en revanche se déployer de façon structurelle et systématique selon un mode opératoire grammatical et syntaxique non pré-défini. Ce déploiement est toujours de l'ordre, sinon de la répétition, du moins du redoublement du premier mouvement de conversion. Dans ce dernier cas, il s'agit alors d'un battement rétroactif entre le point d'émergence du sujet et sa disparition qui permet quelque chose comme la trace rémanente de son avoir-été. Cette trace n'est pas un fantôme mais au contraire la matérialisation même du sujet, son processus d'actualisation. C'est bien plutôt le sujet dans son émergence, point vide du cogito, qui est un fantôme, un lapsus, un symptôme.
    À cela, il faut ajouter que la dissémination virtuelle du sujet se retrouve elle-même diffractée et atomisée dans son actualisation littérale. Witz, mathème (formule littérale) ou poème. Autant de modes différents relevant du même processus de matérialisation.

 Le fabuleux destin de Martin Heidegger

   Vouloir érotiser la pensée de Heidegger relève du tour de force. Le Dasein n'a pas de sexe, l'être non plus, quoiqu'il serait facile de lui attribuer des propriétés féminines. Mais l'être n'a pas de propriétés. Que le désir soit totalement absent de la pensée de Heidegger, c'est le moins que l'on puisse dire (on notera d'ailleurs l'absence de Spinoza dans le dispositif onto-théo-logique de la métaphysique). Peut-être Mme Heidegger a-t-elle joué un rôle dans tout ça (les intuitions de Sollers sont évidemment justes). Mais n'accordons pas trop d'importance à Elfride.
   Disons alors seulement ceci : si le désir est forclos du dispositif historial, il ressurgit dans la technique comme son oubli. Que Heidegger définisse l'essence de la technique comme mise à disposition permanente du fond (Bestand) de l'étant, cela ne touche-t-il pas à l'essence même de la sexualité chez l'être parlant ? Je dis "sexualité", et non "désir". Le désir, à la limite, n'a rien à voir avec la sexualité (messieurs les censeurs, je vous salue !). La sexualité est le mode d'attitude organique d'un être en vue de la reproduction. Elle est, physiquement, permanente chez l'être humain. De nous enorgueillir de ne pas "faire ça " selon les saisons,
comme la noble race canine, par exemple. Le désir, lui, est le furet qui court. Il passe par où il veut. Le plus souvent, il est vrai, dans le sexe. Mais il y achoppe très largement. La tâche que se donne aujourd'hui le Biopouvoir est la réduction du désir à la sexualité, réduction qui vise à éliminer le désir, purement et simplement (cette opération se double de son envers, mais cela est connu, qui est l'objet – marchandise fétichisé, investi d'une aura magique libidinale. Le Biopouvoir ne promeut pas le désir, mais la satisfaction immédiate et impossible d'un besoin dicté par le marché, source illusoire de plaisir). La sexualité, elle, a bien entendu de beaux jours devant elle. Elle est là, disponible en permanence à toutes les manipulations possibles, matière première du Gestell.
   Pour le dire de façon moins légère : l'être humain dispose d'une potentialité sexuelle biogénétique continue. La technique en tant que Gestell (Arraisonnement) est la pro-vocation de cette potentialité en la commettant dans un processus d'exploitation (techno-politique, selon moi). Oubli du désir, le Gestell con-voque l'humain dans la mise en demeure d'une disponibilité permanente de son potentiel sexuel et génétique.

   Ce que Heidegger appelle Gestell, je l'appelle Biopouvoir, en un sens différent mais non étranger à Foucault. Le Biopouvoir, c'est le Gestell en tant que fait de la technique non-autonome, la mise à disposition d'un pouvoir concentré dans l'économie, le politique et la représentation.

   Le désir n'est pas le seul oubli de la pensée de Heidegger. L'action y manque également. On sait pourquoi (outre que le désir est le moteur de l'action. Aristote). Le Dasein comme résolution en marche n'a pas marché du tout, sauf à se prendre les pieds dans le tapis du rectorat.

   Heidegger n'admet pas non plus que l'on puisse donner une consistance à notre être, puisque l'être lui-même n'est rien. Mais il n'y a pas une pure co-appartenance de notre Dasein à l'être. Si le Dasein ne coïncide jamais avec lui-même, pourquoi coïnciderait-il d'une façon quelconque avec l'être ? Du battement ek-statique de notre être, il faut faire le pari que nous pouvons en processualiser et actualiser le multiple pur. Raison pour laquelle nous jetons maintenant les dés en affirmant avec force : "il y a du sujet !".

Pour agir dans la langue, il faut lui donner un corps. Il faut donner un corps à la matière elle-même. Mais pour cela, il faut faire une croix sur l'origine.

Biopouvoir = Gestell+capital.

Vous reprendrez bien un morceau de terrorisme d'État américain ? Un dernier, pour la route.

   Si la technique est l'envoi historial, le destin même de l'humanité, le Biopouvoir, lui, n'a rien d'une fatalité. Il compte-pour-un les termes de la situation, les fiche sur ordinateur, et les assigne à leur place, quand ils sont comptés et représentés. Il tient pour acquis son installation.

Il faut me lire comme un romancier. Je raconte une histoire. La fable du monde.

Aux taux fixes : Ion.

   Certes, tout n'est pas blanc et noir. Mais on peut jouer dialectiquement entre le blanc et le noir, comme sur les cases d'un échiquier. Sinon, c'est du gris sur gris.

Le code-barre : tatouage de la marchandise, marque de l'esclave.

   La comédie est française et italienne. La tragédie est grecque, allemande et espagnole. Ce qu'il faut penser, c'est comment l'opposition romantisme/classicisme recoupe l'opposition comédie/tragédie. Car la comédie n'est pas nécessairement classique, ni la tragédie romantique.

Ni tragédie, ni comédie.

N'importe quel stratège sait que selon les époques, les alliances se renversent. Aujourd'hui, c'est Schlegel avec Hegel.

   Il n'est pas exclu que le Biopouvoir impose un jour une mise à disposition biogénétique des corps par un contrôle étatique. Le code-barre trouvera alors une extension universelle. Et la frontière entre la mort et le vivant reculera un peu plus, afin que la mort puisse vivre.

   "Le feu jaillit en joyeuses figures du berceau sombre où il dormait, sa flamme s'élève et retombe, se divise et se recompose jusqu'à ce que sa flamme soit consumée ; alors elle fume, combat, s'éteint :
    il n'en reste plus que cendres.
   Ainsi en va-t-il de nous. Telle est la quintessence de tous les effrayants et fascinants mystères que les sages nous ont transmis.
   Et toi ? Pourquoi t'interroger ?
"

Hölderlin, Hyperion.

   Plus le sujet prendra une consistance, plus il actualisera les potentialités de son désir, et plus il offusquera le Biopouvoir. A mesure que le sujet enserre le vide de l'être dans un tissu de propriétés logiques comme conséquences d'un événement, le réseau structurel du Biopouvoir se voit menacé.
   La seule parade que puisse proposer le Biopouvoir à ce processus est l'offre marchande de propriétés matérielles et factices, ainsi que de simulacres d'événements. A ce jeu, il est toujours gagnant. La prise de fer dialectique devient donc de plus en plus subtile, surtout quand le nombre fait loi pour tendre vers la totalité. Les exceptions seront de plus en plus remarquables, les singularités de plus en plus agissantes.

The subject says : « I see first lots of things which dance... Then everything becomes gradually connected. ».

   Ce monde d'images n'est pas autre chose que la matérialisation du virtuel, dans un flux de flashs ininterrompu. Envers du réel de l'inconscient. Ce flux virtuel ne va nulle part. Il se répète, martèle sa publicité et son auto-promotion, et tourne en rond dans la nuit. La matérialisation même d'un étrange monde intelligible. Triomphe de l'image. Eternel retour technique et biopolitique. Le programme du renversement du platonisme s'est achevé d'une manière que Nietzsche n'avait pas prévue.

   Donner un corps à la langue. C'est le sujet qui est le support du corps de la langue, qui donne consistance à la virtualité langagière. S'originant d'un symptôme ou d'un événement, il se donne à lui-même sa propre consistance en se retournant sur soi. Si ce retour sur soi n'est autre que le retournement de la tête du prisonnier dans la caverne platonicienne, ce retour reste encore ponctuel et non-actuel. On reste dans la langue et sous son emprise. C'est seulement en effectuant un deuxième retour sur soi (une répétition de l'effet-d'un lui-même pour s'acheminer vers le deux) que l'on peut plier la langue et la travailler comme un matériau. Ce deuxième retour sur soi est alors comparable au travail du démiurge de Platon sur les noms (Cratyle). Cette violence apparente infligée à la langue n'est pas l'effet d'un arbitraire, d'une subjectivité volontaire et consciente de soi (à ce compte, la langue est toujours plus forte que la subjectivité de volonté et la traverse de part en part), mais d'une capacité active du sujet, capacité à actualiser les potentialités de la langue.
   À mesure que la langue se déconstruit, le sujet s'actualise. Mais la langue ne se déconstruit jamais vraiment. Elle prend corps, trouve une découpe au sein de l'informe matériau chaotique originel, pour retourner aussitôt dans l'obscur. À l'inverse, plus le sujet se matérialise, plus il se découvre paradoxalement multiple et éclaté. C'est alors le trajet, ou processus, de son actualisation/matérialisation qui lui constitue une unité, le rassemblement de son multiple effet-d'être. Que ce trajet se situe sur le plan sensible et mondain de l'étant ou bien sur le plan intelligible et virtuel de l'être et de la langue, je laisserai cela au suspend de l'indiscernable et de l'indécidable, s'il est vrai que sensible et intelligible se parcourent sur une seule surface de ruban de Mœbius. Le sujet ici n'a pas à trancher le núud de la question (il est un anti-Alexandre), puisqu'il est le résultat symbolique et réel de son parcours d'actualisation, et non le décideur imaginaire d'une quelconque volonté militante. Il n'est pas d'un côté ou de l'autre de la différence ontologique. Il est la différence même, actualisée et matérialisée par son trajet.

   "Avec des mots jaillis comme des fleurs". Pour arriver à la simplicité de cette idée de Hölderlin (Le pain et le vin), il est nécessaire de parcourir tout un chemin, tout un trajet dialectique. Il n'y a pas de sujet sans cela. Mais il faut aussi parfois couper court. Le witz est un raccourci quand le chemin est trop long. Plaisanterie, ruse et vengeance.

   Si le trajet du sujet est processus de matérialisation, il est apparu dans l'histoire de la pensée que certaines virtualités ponctuelles se sont actualisées de façon immédiate, sans redoubler l'effet-d'un. Un tel rapport à la langue relève ni plus ni moins que du sacrifice, puisqu'il revient à se laisser traverser de part en part par la langue pour s'en faire l'oracle. Il s'ouvre de façon directe et immédiate à l'informe du matériau, sans se donner aucun outil ni aucune distance pour introduire une symbolisation redoublée du réel. Il ignore le trajet, et s'expose ainsi au chaos et à l'éclatement de son être, jamais rassemblé. Ainsi, Antonin Artaud a pu restituer quelque chose de la langue dans sa vérité brute et immédiate (glossolalies, etc.). Mais un tel affrontement direct, c'est s'exposer à la langue dans ce qu'elle peut avoir de tyrannique, en tant qu'elle oblige à dire. C'est aussi la marque d'un refus à donner un corps à la matière, une découpe au matériau de la langue. Artaud voulait un corps sans organes, c'est-à-dire un corps sans entrée ni sortie, alors que la langue le traversait de partout. Même Hölderlin ne s'est jamais exposé à une telle proximité de la langue, à une telle approche de l"'antique désordre originel". Il ne se voulait que le médiateur entre l'affect et les dieux. Le poète sent à la place des dieux. Il est leur corps sensible.
   Le corps d'Artaud, lui, s'est disloqué de se débarrasser définitivement de toutes médiations. Le corps n'est plus médiateur pour ne pas avoir à effectuer un trajet dans sa temporalité et pour toucher l'absolu ne serait-ce que de façon fugitive. C'est la matérialisation du sujet que refuse Artaud, en demandant un corps sans organes. Il se fixe sur la clarté trop vive du battement syncopé de l'Ouvert-matériau, en restant accroché au pas en arrière, au premier retour sur soi :

   "L'émotion qu'entraîne l'éclosion d'une forme, l'adaptation de mes humeurs à la virtualité d'un discours sans durée m'est un état autrement précieux que l'assouvissement de mon activité.
   C'est la pierre de touche de certains mensonges spirituels.
   Cette sorte de pas en arrière que fait l'esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l'émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l'esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d'une fraîcheur coulée, cette émotion qui rend à l'esprit le son bouleversant de la matière, toute l'âme s'y coule et passe dans son feu ardent. Mais plus que le feu, ce qui ravit l'âme c'est la limpidité, la facilité, le naturel et la glaciale candeur de cette matière trop fraîche et qui souffle le chaud et le froid.
   Celui-là sait ce que l'apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix. Cette matière est l'étalon d'un néant qui s'ignore
".

Artaud, Fragments d'un Journal d'Enfer.

   Artaud tente bien ici de fixer de façon immédiate ce qui ne peut pas l'être. Heidegger, lui, savait que l'on peut croiser le regard de l'Ouvert, le temps d'un éclair, mais certainement pas le fixer. A l'opposé, le classicisme de la pensée préfère parcourir patiemment et savamment les chicanes d'une dialectique, afin d'une part de se déterminer selon un processus d'actualisation et d'autre part de restituer l'objet chu de l'Ouvert-matériau dans une temporalité construite et matérialisée du Nom. C'est ainsi que j'interprète la formule de Lacan dans son séminaire du 16 mars 1955 : "le nom est le temps de l'objet". L'objet, c'est le résidu du réel qui reste de la fermeture du matériau en son battement. Que le sujet puisse accéder à quelque chose du matériau par l'objet, c'est-à-dire à la langue par les mots, cela n'est jamais donné, mais arraché au virtuel, non de façon directe et auto-sacrificiel, mais dans l'après coup de la formulation, dans l'après coup du bien-dire. Et c'est seulement dans cet après coup qu'il se révèle être véritablement sujet, et non simple symptôme de la langue, ni captation fixe de l'Ouvert maintenu de force.

   La matérialisation du sujet n'est rien de matériel. Pas plus que l'Ouvert-matériau n'est matériel. L'Ouvert-matériau est le vide, le rien.

   Le witz immédiatise la pensée pour ne jamais la fixer mais en lancer le sens tous azimuts. Il fait flèche de tout bois.

   Si le sujet s'actualise et se donne un corps dans la langue, les repères socio-étatiques auxquels le Biopouvoir voudrait l'assigner peuvent rester inconsistants. C'est ainsi que le sujet peut rester libre. Il le peut d'autant plus que le Biopouvoir lui-même veut l'inconsistance du sujet. Pour le Biopouvoir, le sujet n'est rien ; il n'y a pas de sujet.
   Il peut être fort utile de ne pas le détromper.

   Pour cela, on peut par exemple ne pas faire savoir dans ce que l'on fait savoir.

   ¡ Esgrima y corrida, baile de la muerte bajo la luz de la tarde !

   La carte de l'empire austro-hongrois se redessine chaque jour. La bataille fait rage. Et les dés sont lancés.

Diego Rodriguez Montoya


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