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Heureux
celui qui, ne laissant jamais échapper le moment propice, sait régner sur les plus nobles amours ! |
Avec Vauvenargues 1L'InhabituelLiire aussi Avec Vauvenargues II |
Je me suis réveillé en sursaut, au cœur de la nuit. Ma tête me fait mal, dehors tout est silence. J'ai rêvé : « Elles sont autour de moi. Elles m'entourent, me pressent, voix brutales du ressentiment, rires fous du vice honnête. Je perds pied, je sombre, foule compacte m'enserrant comme un étau de fer et de fureur. Les cris toujours plus forts, cognent à travers mon crâne. Il faut avouer, tu nous dois des comptes, tu ne t'appartiens pas, la liberté n'existe pas. Seule la mort est belle, le sacrifice est notre raison. Je me sens tomber, assaillir, je suis transis d'angoisse. Impuissant, je vais céder, je vais avouer... ».
Je suis resté là, un long moment, assis au bord du lit, fixant le parquet usé. Attentif au silence et au vide, et puis l'énorme fatigue... l'énorme lassitude. Je suis allé dans la salle de bain, j'ai aspergé mon visage d'eau glacée, j'ai tiré les rideaux bleus.
Le jour s'était levé, masse uniforme de gris partout, je percevais au loin le vacarme cotonneux des boulevards. J'ai pris un carnet, j'ai retranscrit au vol le rêve de cette nuit. En l'écrivant je me suis aperçu que le réveil coïncidait avec le moment où j'allais avouer. Je n'ai rien dit, je n'ai pas cédé.
Le rêve est le lieu d'un combat de forces contraires, l'obscurité d'en bas opposée à l'illumination d'en haut, c'est une guerre inconsciente. Une guerre qu'il faut gagner en amenant le sens à la conscience, sous peine de ne jamais voir le jour. Car je sais maintenant que la guerre n'est pas si onéreuse que la servitude.
Je me revois cet hiver remontant la rue Lacroix vers le jardin de Belleville. Je marche seul, respirant par petites bouffées de sensation. Mon pas est souple, je me sens libre. Cœur ouvert, palpitation du ciel, nuages blanc criblant le ciel bleu. L'air est frais et doux, Dieu est pure émotion.
C'est
ça au fond, au tréfonds d'eux-mêmes qui les rend fous.
Pour tous ces dégénérés de la servitude, le désir
de vivre à l'air libre est le crime inadmissible et inassimilable,
ça les rend fous de haine, parce que ça remet radicalement
en cause leur mode de tout calculer. Point fixe, emprisonnement voulu et
rêvé. L'Esprit de Vengeance vient de ceux qui n'ont rien vécu
d'essentiel, ils ont passé leur vie à laisser de côté
l'instant propice, l'énorme jubilation du Temps. Leur passé
est définitivement passé, trou noir, mémoire désertée,
vide existentiel. Immanquablement l'amertume surgit, ils ont tout simplement
raté leur vie. S'ils sentent que vous êtes vous, à l'opposé,
fondé sur ces instants d'éblouissements et que votre mémoire
regorge d'instants magiques, ils chercheront à vous faire payer d'avoir
été et d'exister. C'est facile à vérifier, il
suffit d'appuyer légèrement devant votre interlocuteur sur
l'amour, le plaisir, la beauté. Vous sentez pendant que vous prononcez
ces mots, le raidissement et la jalousie rentrée, de celui qui n'a
rien vécu. Pour tous ces on, ces camés de la doxa, la vie est
réglée. Leur vie est fondée sur un crime, tuer l'inhabituel.
La vengeance est un art de la destruction qui advient fatalement
à votre encontre si vous ne suivez pas le lot commun de la résignation.
L'acharnement jusqu'à l'usure, l'épuisement des forces, le
dégoût de la vie, l'ennui sans bornes. Avoir vécu cet
enfer-là, et avoir toujours et de plus en plus, malgré tout,
une propension au paradis est le signe, avouez-le d'une incorruptibilité
conséquente.
Je suis resté dans la cuisine, elle donne directement
sur les jardins. J'ai préparé un café italien. En regardant
les nuages passer, j'ai pensé à cette proposition insolite
: tout amour qui reconnaît une autre cause que la liberté de
l'âme se change facilement en haine. J'étais là, assis,
accoudé à la petite table en bois, je me souvenais de la rue
de Castiglione.
Le soir est tombé, je marche le long des boutiques
de luxe. A mes côtés une jeune femme. Elle est vêtue d'un
manteau bleu sombre, le col à fourrure noir lui donne une élégance
et un charme insolite. Je pense au portrait de « La Princesse
Christine De Danemark » de Holbein. Nous sommes silencieux, je
tiens sa main avec délicatesse et douceur. Parfois nous nous regardons
intensément. Ses yeux bleus sont plus clairs que le bleu du ciel.
Parfois nous échangeons des mots très simples, nous rions aussi.
Nous sommes seuls ensemble, un voile invisible nous sépare du reste
des vivants. Tout est étrangement flottant, léger... nous nous
trouvons d'un coup au centre de la place Vendôme, je pense à
Maldoror, l'ennemi fatal des familles. Mais surtout me reviennent les poésies.
Dans cette situation de rêve, enlacés si proches, nous ne doutons
nullement de l'instant présent. Des certitudes sont touchées.
L'amour existe. Le beau est une évidence éclatante. L'émotion
passant par le cœur transforme les paysages. L'ivresse est la demeure
de l'Etre. Nous restons un long temps ainsi, l'un contre l'autre. Le temps
ne compte plus, aucun calcul, aucun reste négatif. Seule l'ouverture
du cœur... et au-dessus l'immense voûte étoilée,
et autour les salons allumés des hôtels au passé flamboyant.
J'ai ouvert la fenêtre de la cuisine. Je fixe le ciel gris, la lumière est juste au-dessus. J'ai repensé à mon rêve de cette nuit. Je me suis chuchoté à moi-même, la société et la famille, la même chose. Organisation criminelle très organisée. Pratiquement impossible d'y échapper. Leurs armes ? Injecter culpabilité, injecter peur, injecter ignorance. Mon arme ? La lecture intensive.
Je suis assis dans le salon, prés de la baie vitrée ouverte sur le port de l'arsenal. J'ai ouvert un livre, les œuvres complètes de Vauvenargues. Je lis : « On ne peut avoir l'âme grande ou l'esprit un peu pénétrant sans quelques passions pour les lettres. De sorte qu'il ne reste à ceux qui les rejettent que ce qui est indigne d'être vécu. ». Plus j'avance en m'élevant à travers mes lectures, plus je m'aperçois que l'enjeu essentiel est là, dans la capacité à lire vraiment. Les grands textes ont comme projet la grande liberté, ils ouvrent aux possibilités infinies de l'Etre. Les ombres ne lisent pas, ou font semblant. Elles préfèrent le sommeil bien lourd ou l'apparence éphémère. Par dessus tout, elles baignent dans la paresse de la moindre pensée.
Lire, c'est être saisi physiquement, c'est sentir au plus profond de soi l'éclaircie d'un sens tout neuf. Cette éclaircie élève en ouvrant à un autre espace possible de l'Etre. La lecture est une imprégnation de nouvelles pensées qui enveloppent l'existence autrement. Autre façon d'exister en acte. Elle est le seul acte révolutionnaire, le pouvoir établi du spectacle le sait bien, lui qui aura tout fait pour la remplacer par l'image. La lecture entraîne un dégoût pour toute domestication de l'existence. Elle rend sauvagement libre. Peu d'écrivains aujourd'hui savent lire. Savoir lire, c'est se nourrir littéralement du sens en mangeant le corps et l'esprit de la Lettre. C'est rejoindre l'essence même du catholicisme.
Le rite de l'eucharistie. Présence réelle du corps et du sang du Christ à travers le pain et le vin. Croire à cette folie logique, être ouvert de tout son être, afin de recevoir en soi en l'absorbant ce corps et cette parole christique, c'est naître à chaque fois d'une autre parole, d'un autre corps, d'un autre amour. C'est naître en se détachant radicalement de la malédiction qui pèse sur la condition humaine, celle qui est sourde et aveugle à toute lumière venant du Verbe.
Lire vraiment procède de la même folie logique, ce que j'absorbe en lisant, je le deviens. Paroles pleines, c'est-à-dire pourvues d'un sens qui éclaire mon rapport au monde. Paroles qui s'inscrivent, verbe qui se fait chair, faisant advenir un nouvel état d'esprit, un nouveau corps amoureux. Un vrai lecteur est aussi rare qu'un vrai catholique. Ceux qui lisent ou écrivent n'ont qu'un but, la gloire de plaire et de dominer, vanité et orgueil, consolation des faibles. Ceux qui croient, recherchent non pas une vraie naissance, mais une morale qui rassure et condamne. Dans les deux cas, vrais protestants en puissance. La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu ; c'est-à-dire comme une chose qu'ils ne peuvent ni connaître, ni pratiquer, ni aimer.
Je
pense à hier, pendant la messe dominicale. Je suis assis près
du chœur dans le croisillon droit. Derrière moi, la statue de
la Vierge ; à ma droite, l'abside et la croix. Dans le croisillon
opposé, « Le Christ au jardin des oliviers » de Delacroix.
Le prêtre, revêtu d'une chasuble verte par dessus l'aube blanche,
s'avance vers l'autel, présentation des dons. Sur l'autel recouvert
d'un drap blanc, la bible ouverte, l'ostensoir, la coupe et l'odeur d'encens
remplissant le cœur. Consécration du pain et du vin par l'Esprit
Saint.
« La nuit même où il fut livré,
il prit le pain, en te rendant grâce il le bénit, il le rompit
et le donna à ses disciples en disant :
Prenez, et mangez-en tous :
ceci est mon corps livré pour vous. »
Instant
de silence, hostie levée bien haut, pouce et index tenant religieusement
le cercle divin.
« De même, à la fin du repas, il
prit la coupe, en te rendant grâce il la bénit, et la donna
à ses disciples en disant :
Prenez, et buvez-en tous
car ceci est la coupe de mon sang,
le sang de l'Alliance nouvelle et
éternelle, qui sera versé pour vous
et pour la multitude en rémission
des péchés.
Vous ferez cela en mémoire de moi. »
De
nouveau, instant de silence, coupe levée vers le Père.
« Il est grand le mystère de la foi...
".
Les chœurs, l'orgue, musique de Charpentier, « Agnus
Dei » emplissant la nef. L'église devenant un grand navire, porté
par les flots de l'amour infini trinitaire. Je m'avance lentement vers le
prêtre : « Le corps du Christ », « Amen
".
Joie intime, joie réelle, effet physique immédiat.
Passage d'une substance à une autre, égalité entre le
Père et le Fils. La messe touche à sa fin, le prêtre
s'adresse à l'assemblée, exhortation de la voix : « Allez
dans la paix du Christ. ». Et puis de nouveau, les orgues, les
chants, profusion de forces et de légèreté, souffle
divin enveloppant le cœur...
Je traverse l'église par les bas-côtés,
je franchis le portail, je descends les marches, je fixe le ciel bleu, il
vibre autrement. Je me sens en paix.
Je longe la rue de Turenne, je coupe la place des Vosges
par le jardin, odeur des marronniers, le ciel est ennobli par le bleu clair.
Je me récite ces mots : L'amour divin seul octroie les clefs de la
science. Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté. Le
bonheur d'être né chrétien et catholique ne peut être
comparé à aucun autre bien. Phrases scandaleuses et incompréhensibles,
focalisant tous les ressentiments aujourd'hui. Car la race inférieure
a tout couvert, le peuple, comme on dit, la raison, la nation et la science
oh ! la science ! On a tout repris ! Pour le corps et pour l'âme le
viatique. On a le spectacle intégré à la vie. Rien ne
lui échappe, tout existe en fonction de ses images sidérantes
et somnambuliques.
Comme
c'est étrange de prononcer le mot âme, dans un monde ou règne
la misère psychologique rapetissant tout à travers l'obsession
du calcul. Ame qui vient du latin anima, « Souffle », principe
spirituel de l'homme. Spirituel : propre à l'âme, en tant qu'émanation
et reflet d'un principe supérieur divin. Vie spirituelle, exercice
spirituel. Je me dis qu'au fonds, dans ce monde dévasté, on
pourrait chercher très longtemps avant de rencontrer une âme.
Je pense à x, y ou s et bien d'autres, ont-ils une âme ? J'en
doute fortement. Ils peuvent s'intéresser apparemment à l'art,
à la littérature, à la musique, mais s'intéresser
à leur âme ? Il sert peu d'avoir de l'esprit lorsque l'on n'a
point d'âme. C'est l'âme qui forme l'esprit et qui lui donne
l'essor. Si les romans, l'art et les vies sont si misérablement plats,
n'est-ce pas parce que l'âme, c'est-à-dire la dimension spirituelle
qui élève tout à la dimension du divin, fait défaut
? L'âme émane de Dieu, et pour tous, Dieu est mort, c'est une
erreur fatale. Les pseudo-créateurs sont devenus aujourd'hui les marchands
du culte de la culture animée, c'est-à-dire des marchands de
mort. Heidegger, devant le constat de la dévastation générale,
écrit que seul un Dieu peut nous sauver. Peut-être faut-il simplement,
retrouver le chemin du Dieu unique, celui dont la Parole donne la vie.
J'ai refermé derrière moi la petite porte
en fer du jardin. J'ai pensé calmement, l'amour divin est la clef.
Je suis debout devant la baie vitrée, je fixe les bateaux amarrés en attente d'un nouveau départ. Ceux que j'aime sont sortis, je pense à certains moments heureux.
Nous nous étions rencontrés à la Comédie-Française, la chance c'est le hasard. Echange de regards légèrement appuyés, conversation. Tout s'est décidé lorsqu'elle a prononcé avec gourmandise le mot « Dieu », mystère, questionnement. Nous nous sommes donnés rendez-vous le lendemain dans les jardins du château de Versailles. Les allées sont désertes, il fait froid, le soleil en fin de matinée est bien haut à la verticale. Près du Grand Trianon des comédiens italiens passent, mimant plusieurs scènes à jouer plus tard. Nous sommes à l'écart. Un baiser, tous les baisers dans ce baiser-là. On n'a jamais embrassé aussi bien, baisers profonds et doux, savoureusement lents. Les bras le long du corps, mains, doigts, occupés à cueillir les sensations divines. Puis serrés l'un contre l'autre, souffle infiniment précieux. Nous sommes dans l'opulence des sensations pures. Quelques flocons blancs dans le ciel bleu... passion, ivresse, toutes les ivresses dans ce rayon de soleil qui vient réchauffer sa joue. Mains chaudes, joues froides, passage des substances contraires qui s'accordent. Délicate harmonie du toucher, des regards, des arrêts, des silences... sensations vraies qui échappent à toutes les pesanteurs du monde. Plus rien n'existe, uniquement ce détachement vertical à deux. Nous marchons, nous rions, nous restons longtemps silencieux, on s'embrasse beaucoup... Désir, excitation, bonté, douceur, le mal n'existe pas, nous parions pour le don infini du bien. On se retrouve dans le pavillon des amours... Revivre cette scène me remplit l'esprit d'une clarté singulière. L'esprit est lumière, connaître et choisir ce qu'il y a de meilleur. Nous devons aux grandes passions les plus grands avantages de l'esprit.
Je
suis sorti de chez moi, comme chaque jour en début d'après-midi.
Le matin lecture, j'ai bien travaillé, pensées concentrées,
éclaircies vibrantes. Le vrai travail est un bien, fait à soi,
unique. Il guérit de tout, et surtout de l'ennui accablant des humains.
L'humain ? Misère et bassesse, point de richesses essentielles. Les
esprits sensibles sont nulle part, la bêtise cruelle partout. La vérité
crue est que la plupart des humains dans leur supérieure ignorance,
n'ont strictement aucun intérêt. Mécanique bourrée
de sottise et de vice. Le sot est comme le peuple qui se croît riche
de peu. Le peuple, la marque de fabrique de l'époque. Politique, tu
es peuple ; banquier tu es peuple ; professeur tu es peuple ; entrepreneur,
écrivain, artiste, ouvrier, médecin, employé, tu es
peuple. Ton langage est réduit à l'automatisme mental, la ritournelle
publicitaire. Tu es ombre, fantôme pressé par l'action marchande.
Tu es larve absorbante dans ton engourdissement insupportable. Que de fois
au travail, dans un bar ou ailleurs, captant les discours, j'ai senti soudain
s'abattre le couvercle irrépressible de l'ennui. Sensation étrange
d'une matérialisation devant soi, du non sens absolu, comme si la
mort vivait.
Il ne se passe rien, rien n'arrive, rien ne parle, rien
n'est senti, rien n'a de sens, tout n'est que vide. Et pourtant ils continuent
à appeler ces phénomènes la vie. La vie des pauvres
crânes décervelés, abrutis d'images en boucle, reproduisant
à l'identique la misère et la laideur, l'absurdité et
la folie. Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer...
le plus malin est de quitter ce continent où la folie rôde.
Et pourtant que de richesse à saisir, que de plaisir
à cueillir, là, tout proche. Je suis à la terrasse du
café Muscade dans les jardins du Palais Royal, écrin précieux
bordé d'arcades et de passages secrets. La journée est douce,
je viens de déjeuner. Tout est feutré, seul le piaillement
discret des moineaux vient ricocher l'écho du silence. C'est le printemps,
les feuilles des tilleuls sont d'un vert très frais, le parterre des
roses et des pensées m'apparaît dans toutes ses nuances subtiles.
Le ciel est dégagé. Plus loin, au centre du jardin, les jets
d'eau de la fontaine sont traversés d'un arc en ciel. Je pense à
Diderot habitué du café Le Grand Vefour juste à ma gauche.
Je prend un livre, je lis : « « Change nos lots, crible
les fléaux, à commencer par le temps. » te chantent
ces enfants ». J'ai la sensation nette, en lisant ces lignes,
du beau Temps vertical. J'ai toute ma raison, la vérité m'apparaît
d'une simplicité d'enfant.
Je me souviens l'enfance, les journées durant en toute liberté libre, l'été. Le cœur, l'émotion, le long du chemin, bordé par la grève et les champs de blé, quand sonnait midi. Le son magique des cloches, de clocher à clocher, d'un village à l'autre. Lilia qui signifie les lys, petit bourg perdu à la pointe de l'Europe, entre les abers et l'océan magnifique. Les après-midi, souvent seul, contact voluptueux des pieds nus sur la grève... Traversée des cours d'eaux marins... Odeur forte du varech... Coquillages amassés comme des trésors, noir, blanc, rouge, bleu, vert... Les îles gagnées à pied à marée basse, étendue jaune et verte couverte de genêts et de bruyères... Les chevaux attelés, conduit par ces femmes habillées de tissu noir épais, attendant dans l'eau montante le retour des embarcations débordantes d'algues marines... Le soleil caressant le vaste horizon... L'immensité de la grève... La mer retirée au loin, petite ligne bleue... Les cris et le vol des goélands, musiciens des espaces... Les courses folles sur le sable... La nature ressentie dans toute l'étendue de sa présence. L'ennui nulle part, la curiosité partout.
Je suis resté à la terrasse, l'après-midi s'allongeait pendant que la lumière faiblissait. Peu à peu les tables se sont vidées, je suis resté attentif. Je repense à Venise ce printemps, le dernier jour dans ce restaurant via Garibaldi. Dans l'arrière salle, près des cuisines, odeur de fritures, va-et-vient des camerieri. Tout proche, une famille vénitienne assemblée pour fêter un anniversaire. Chansons d'amours en dialecte vénitien dédiées à la sérénissime, le patron qui se joint aux musiciens. Mais surtout cette femme d'un autre âge, vêtue élégamment d'une robe de velours rouge. Je la regarde, je suis sous le charme. Son écoute attentive, surgit de la mémoire du cœur. Son visage rayonne de bonté, intelligence douce du regard, noblesse du sourire, incroyable jeunesse intérieure qui transfigure tout son être. Je reste là, longtemps..., je me dis cette femme a dû follement aimer.
En haut du campanile de l'église San Giorgio Maggiore. Vue magique de Venise, le jardin du cloître en bas, le ciel bleu en haut, les bateaux sur le canal de la Giudecca en plein soleil de midi, un ange passe.
Le soir, sortant d'un restaurant le long du rio della Misericordia, la surprise. La brume enveloppant les ponts, les ruelles, les canaux. Le silence épais partout, les voix lointaines étouffées par la nuit. Pleine et douce sensation de l'existence.
Isola di S. Pietro. L'après-midi à l'intérieur de l'église S. Pietro di Castello. Ivresse de la communion, prière là, dans cette petite chapelle à l'écart des regards. En sortant de l'église l'ivresse, toujours. Assis sur ce banc, cœur déployé touchant les canaux du ciel.
L'après-midi
finissait, je me suis levé, j'ai longé le jardin par les arcades
en direction de la Comédie Française. En débouchant
sur la rue de Rivoli, j'ai eu comme un choc. Klaxon, démarrage intempestif,
bousculade, énervement, agressivité vengeresse contre tout
et surtout contre le Temps lui-même. J'avais l'impression d'un coup,
d'assister à une énorme farce, une folie sans nom. Les humains
hors d'eux, courant dans tous les sens après le temps. Etre à
l'heure était devenu l'obsession générale. Et pourtant
il se trouvait que jamais l'humain n'avait été si éloigné
de la dimension de l'instant. J'ai traversé la place du Châtelet,
puis je suis passé au studio rue St Antoine. Je me suis allongé
sur le lit, j'ai mis les cantates n°5 et n°6 de J.S. Bach...
Je viens de me réveiller, j'ai rêvé,
je note rapidement sur un carnet : « Je suis dans une ville entourée
par la mer, d'innombrables canaux et une infinité d'églises.
Le soir est tombé, je me suis perdu à travers les ruelles.
Mais c'est vrai je ne suis pas seul, une jeune femme m'accompagne. Sur le
côté de la place vide nous nous embrassons, volupté de
sa bouche, c'est le beau temps de la passion. ».
« Je suis sur une île, je sens la mer
très proche, une légère brise vient caresser nos visages.
Je détourne la tête, je retourne la tête, m'apparaît
alors le très léger mouvement de bas en haut, des feuilles
d'un peuplier tremble, rendu d'or par le pinceau de lumière. Je la
regarde, je l'embrasse, son souffle délicat passe directement par
ma gorge. Je sens ses dents, sa langue, ses lèvres, son corps exquis.
La chance est une ivresse qui vient s'accorder avec une autre ivresse. ».
Mon
studio donne directement sur la magnifique église St Paul-St Louis.
Sa construction date du début du XVIIIème siècle,
elle fut achevée en 1641. La première messe fut célébrée
par Richelieu le 9 mai 1641. L'intérieur, la nef, le plan sont directement
inspirés de l'église du Gesù à Rome. Bossuet
(1627-1704) fut l'un des grands prédicateurs. Au pupitre de Maître
de chapelle se succédèrent Marc-Antoine Charpentier (1643-1704)
et Jean-Philippe Rameau (1683-1764). En 1792 l'église fut dépouillée
de ses œuvres d'art et le culte de la Raison y fut célébré
dès 1793.
J'ai mis un disque de Marc-Antoine Charpentier, « Canticum
ad Beatam Virginem Mariam », direction Jordi Savall. J'ai rangé
un peu le studio, j'aime l'ordre, je suis un maniaque du rangement, je déteste
la confusion en tout. Je suis à mon bureau, j'ai pris un cahier, j'écris
: Rares sont ceux qui ont touché l'essentiel. Si on a la chance une
fois au moins de toucher l'essence de ce qui nous ouvre à l'Etre,
on découvre avec émerveillement à quel point l'Etre
est d'une simplicité inouïe. Je me suis rapproché de la
fenêtre, la nuit était tombée, j'ai fixé le dôme
éclairé par la lune. J'ai levé la tête, j'ai fixé
le ciel vertigineux, et là, dans l'instant j'ai senti en moi la présence
invisible du cœur merveilleux. Dehors le trafic continuait, je percevais
clairement pourquoi le monde s'était égaré. Un chemin
avait été pris, la pente s'accentuait chaque jour, presque
personne ne prenait le temps de comprendre la cause de cette destruction
programmée. J'ai pris une douche, j'ai téléphoné
pour prévenir que je rentrerais tard, j'avais décidé
de dîner dehors. Je me suis assis sur le canapé bleu profond,
j'ai écouté avec émotion le concerto grosso op3 n°2
en si bémol majeur, largo de Haendel par Gardiner. En écoutant,
,j'ai senti de nouveau la remontée des souvenirs.
Cimetière du Père Lachaise, fin d'après-midi
d'automne. Je suis proche du crématorium, le temps est grisâtre,
les arbres sont décharnés, il pleut par intermittence. Une
femme égarée me demande son chemin :« Vous êtes
d'ici ? ». Je ris de bon cœur. « Oui ma tombe
est là-bas prés de celle de Proust. J'ai de la chance, je m'accorde
une petite sortie parmi les morts vivants ». Je vois distinctement
devant moi un ange accoudé sur le mur de marbre. Sa tête est
légèrement penchée, son sourire me touche.
Quai de L'horloge, la nuit. Je veille, je suis le passant à
l'allure étrange, décidément hors de ce monde. J'enlace
un rêve, c'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée.
L'aimée. La Seine en contrebas, charriant l'eau boueuse vers le vieil
océan. Je salue en pensée sensible sa course folle.
Tard dans la soirée, cet hiver. Je reviens d'une réunion
sans intérêt. Je suis au volant de ma vieille voiture, elle
file vite le long du fleuve, comme filent vite les nuages blancs du ciel.
Les quais sont déserts, j'écoute la merveilleuse sonate A.D
959 Andantino de F. Schubert. Au passage du pont Alexandre III et de l'esplanade
des Invalides, l'espace s'élargit d'un coup, à l'infini. Je
ressens à quel point l'espace est ouvert, libre, gratuit, qu'il s'agit,
et tout le secret est là, de coïncider corps et âme avec
cet appel du néant. Je me sens dans la bonté et la joie. La
nuit, la ville, la sonate belle et mélancolique, le cœur ouvert
au nouvel amour, comme jamais.
J'ai éteint ma mini-chaîne, j'ai ouvert la
fenêtre, j'ai respiré par grandes bouffées libres l'air
frais du soir. Les marchands de la rue avaient tiré leur grille, le
trafic se faisait moins intense. J'ai fermé la porte du studio, tout
était calme, tout était à sa place, je me sentais bien.
Le caractère de la vraie hauteur est d'être toujours à
sa place, et si on est à sa place, on est heureux. La mienne, consistait
à poursuivre clandestinement le chemin qui avait fini par se dégager
au fur et à mesure des révélations, des impasses, des
enfers. Il s'agissait au fond, pensais-je, de tirer profit de toutes les
situations. L'enfer avait été vécu, la traversée
avait été douloureuse et usante, mais mon désir de lumière,
par dessus tout, avait gagné. Certaines expériences ainsi que
certaines lectures avaient été déterminantes. Je tenais
le pas.
Je
suis dehors à présent, je marche dans la nuit, le long des
boulevards. Que de fois cette ville si belle m'est apparue étrangère,
insolite, folle. Je suis rentré dans un restaurant, j'ai commandé.
Etre seul et en éprouver du plaisir est le fondement de toute vraie
liberté. Je me souviens de ce type rencontré il y a quelques
années, imbibé de fausse modestie, mais au fond conduit par
la vanité et l'orgueil. Surestime de soi, mésestime de ceux
qui le dépassaient, courant aujourd'hui. Il rêvait d'être
écrivain, il avait fondé une revue. Ses premières paroles
avaient été : « J'ai toujours besoin d'être
avec quelqu'un, je ne supporte pas la solitude. ». Ce qu'il y
a de pire, j'avais tout de suite senti le Tartuffe. Sans intérêt.
C'est fou comme les humains ne savent pas se taire. Le bavardage aux tables
voisines, toujours les mêmes sujets de conversation. Le dernier drame,
la dernière tragédie, le dernier conflit ou la bourse, le chômage,
l'inflation, la déflation, les droits de l'homme, ou le dernier film,
le dernier livre débile primé, ou la famille... ça cause
toujours pour rien. Et le silence ?
J'ai demandé l'addition, j'ai payé, j'ai
traversé le boulevard Sébastopol, direction du Duc des Lombards.
Je suis bien placé, j'entends et je vois impeccablement tous les musiciens.
Au piano Mal Waldron, l'art de prolonger les notes jusqu'au point de faire
sentir les silences. Je suis resté là, concentré et
favorisé. Les vrais musiciens sont impressionnants, capacité
immédiate de passer d'un espace à l'autre. Ils sont au bar,
ils sont avec tout le monde et puis d'un coup, basculement. Ils jouent, ils
ne sont plus là, ils sont ailleurs, dans l'espace divin de la mélodie.
Lire, écrire, faire l'amour, prier vraiment, procèdent du même
basculement. L'art de disparaître, l'art de s'ouvrir de l'intérieur
et de se donner totalement à l'être-là de l'existence.
Je suis resté jusqu'au dernier set, mes morceaux préférés
: « Contemplation » et « To the golden lady
in her graham cracker window ». J'ai bu un dernier verre au bar
puis je suis sorti. En sortant, je me suis souvenu de ce morceau écouté
par une soirée inhabituelle, lors d'un voyage, trois ans déjà.
Après dîner, j'avais décidé de sortir. Je suis monté dans ma vieille alfa bleue, j'ai tourné délicatement la clef du contact, j'ai démarré en douceur. En sortant de l'impasse j'ai aperçu dans le rétroviseur la flèche éclairée de l'église de Locmaria, index tendu vers le ciel. J'ai pris la départementale 25, celle qui traverse en son centre l'île dans sa longitude. Je filais vite sur la lisse et droite voie, le ciel était bleu noir. Aucune lumière à l'horizon, rien, ni personne, seul, là-haut, la lune légèrement voilé par ce nuage égaré. J'ai baissé les vitres, j'ai senti s'engouffrer dans l'habitacle l'énergie souveraine de l'alizé. Au carrefour du Palais j'ai tourné à gauche vers la plage de Donnant. J'écoutais cette mélodie, « Contemplation », elle déroulait ses notes en volutes dans la nuit. Tout se déliait, s'amplifiait, s'ouvrait : la nuit, le ciel, l'océan, ma vie là maintenant, tout était pénétré d'une douceur mystérieuse et profonde. J'ai garé la voiture sur les hauteurs de la baie. En bas à pic, les déferlantes blanches s'écrasaient comme un métronome sur les récifs. Je suis sorti de l'alfa, le croissant de lune avait retrouvé l'éclat de sa tendresse. J'étais là, debout, fixant l'océan, je sentais se lever l'irrépressible appel du large. Je comprenais distinctement la clarté de la voie qui m'avait amené jusqu'ici.
Il
est trois heures du matin, je me dis que la vie n'a aucun sens, et pourtant
quelle richesse à portée de soi. Le sens qu'on lui prête
en général est faux. Il s'agit d'autre chose qui est caché
et voilé. Ce qui est caché et voilé se dévoile
dans l'instant, dans un autre rapport au Temps. L'Amour est la clef.
Les rues du Marais sont désertes, je longe la rue
des Francs-Bourgeois, je passe devant les Archives Nationales, puis je débouche
sur la place des Vosges. Je ne me lasse pas de cette place. Les quatre fontaines
sont éclairées d'un vert transparent, les hôtels sont
éteints, personne alentour, je peux goûter à loisir la
noble perspective. Je repense à ce moment à l'abbaye de Royaumont
ce printemps. La grande salle du réfectoire est vide, seul un organiste
répète pour le concert du soir, chant et musique sacrés.
Je suis soudain plongé dans l'inhabituel, ma vie s'envole et flotte.
Je reste là, sans bouger plusieurs minutes, l'ivresse éclaire
tout. En sortant du cloître j'ai la vision du visage de Sainte Anne,
le tableau de Leonardo da Vinci au Louvre.
J'ai continué à marcher, je ressentais une légère
fatigue appesantir mes pas. Arrivé devant le hall de l'immeuble, j'ai
fait le code BWV5, j'ai pris l'ascenseur jusqu'au 4ème, j'ai ouvert
discrètement la porte de l'appartement. Bien évidemment , à
cette heure de la nuit tous dormaient. J'ai bu un grand verre d'eau fraîche,
puis j'ai ouvert le canapé lit du salon. A quatre heures du matin,
tout est calme, il ne règne que le silence ample de la nuit. Je me
suis allongé. J'ai pensé à tout à l'heure quand
je me lèverais, un nouveau jour tout neuf. Mais c'est vrai, je n'ai
pas besoin de m'occuper de ce que je ferais plus tard. Je devais faire ce
que je fais. Je n'ai pas besoin de découvrir quelles choses je découvrirai
plus tard. Dans la nouvelle science chaque chose vient à son tour,
telle est son excellence.
Daniel Figini