IRONIE numéro 92 (décembre 2003)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 92, décembre 2003

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 Picasso Politique

(voir aussi Picasso by night, conférence de Philippe Sollers à Beaubourg, dans Ironie n°78)

Picasso (1945) : « Que croyez-vous que soit un artiste ! Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète, ou même, s’il est un boxeur, seulement des muscles ? (...) Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi. »

3 décembre 1912 : protestation contre le cubisme de Jules-Louis Breton à la Chambre des députés. « Il est en effet, messieurs, absolument inadmissibles que nos palais nationaux puissent servir à des manifestations d’un caractère aussi nettement anti-artistique et anti-national. »

2 août 1914, déclaration de la Première Guerre mondiale. Quelques mois plus tard, Picasso déclare à Matisse : « Vous et moi, il y a longtemps que nous sommes dans les tranchées. »

Pierre Daix : « Picasso ne s’est décidé à exposer Les Demoiselles d’Avignon qu’en 1916. C’est alors, on le sait, qu’elles ont reçu de Salmon au Salon d’Antin leur titre actuel, camouflage pour la police du Bordel d’Avignon. Mais en juillet, au moment où s’ouvre cette exposition, la France vit les moments les plus dramatiques de la bataille de Verdun. Des centaines de morts chaque jour ! Les Allemands ont pris le fort de Vaux le 7 juillet. Que Picasso ait choisi dans de telles conditions de sortir de son atelier la toile où il s’en prenait avec le plus de violence à la prétendue civilisation ne peut passer pour une démarche innocente. »

En 1925, au cours d’une rencontre entre artistes, écrivains et savants au Conservatoire de Moscou, Nicolaï Boukharine, théoricien du Parti, déclare : « Il est essentiel pour nous que les cadres de l’intelligentsia aient une formation idéologique stricte. Oui, nous allons manufacturer les intellectuels comme des produits fabriqués à la chaîne dans les usines. »

Breton, Position politique de l’art d’aujourd’hui (1935) : « Nous restons nombreux encore dans le monde à penser que mettre la poésie et l’art au service exclusif d’une idée, par elle-même si enthousiasmante qu’elle puisse être, serait les condamner à bref délai à s’immobiliser, reviendrait à les engager sur une voie de garage. »

Pierre Daix : « Pour Picasso, le problème n’était pas de mettre son art « au service de », mais de vérifier dans quelle mesure son art était capable de faire face à une montée pareilles des forces des ténèbres d’abord en Espagne, mais également en Allemagne nazie. »

Le 19 juillet 1937, l’exposition intitulée « Art dégénéré », organisée par le ministère de la propagande nazi, était inaugurée à Munich. Elle présentait des centaines d’œuvres sorties de tous les musées allemands. Plusieurs Picasso y figuraient, aux côtés, entre autres, de tableaux de Matisse et de Gauguin. La manifestation attira plus d’un million de visiteurs en quelques semaines.

Hitler : « Décrivez la vie telle que la voit l’œil de l’homme normal. »

Sueno y mentira de Franco

Sueno y mentira de Franco

Sueno y mentira de Franco, deux planches gravées à l’aquatinte, janvier 1937.

En janvier 1937, le gouvernement républicain espagnol commanda à Picasso une grande composition en vue de la prochaine Exposition internationale.

Le 28 avril 1937, l’aviation allemande bombarda la ville de Guernica. Le 30 avril, le quotidien Ce Soir, fondé par Aragon, publia les photos de la ville détruite. Dès le lendemain, Picasso réalisait une première série d’études inspirées de l’événement.

Picasso (1937) : « Dans le panneau sur lequel je travaille, que j’intitulerai Guernica, et dans toutes mes œuvres d’art récentes, j’exprime clairement ma haine de la caste militaire qui fait sombrer l’Espagne dans un oc éan de douleur et de mort. »

Staline (1937) : « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie. »

Bientôt installée dans le pavillon espagnol de l’Exposition internationale, Guernica fut considérée par ses commanditaires comme une œuvre « antisociale, ridicule, et tout à fait inadéquat à la saine mentalité du prolétariat ». De sorte qu’il fut question, un temps, de la retirer du pavillon de la République espagnole.

Dans le journal Iskousstvo, n°7/8, en 1947, on pouvait lire : « Les images de Guernica sont encore plus monstrueuses, plus pathologiques que d’autres compositions de Picasso. Non Picasso ne vise pas, par ses œuvres morbides et répugnantes, à une approche critique des contradictions de la réalité, mais à une apologie esthétique du capitalisme. »

Picasso : « Certains appellent mon œuvre d’un temps, surréaliste. Je ne suis pas un surréaliste. Je n’ai jamais été hors du réel. J’ai toujours été au cœur du réel. Si quelqu’un veut exprimer la guerre, il pourrait se servir d’un arc et d’une flèche, ce serait plus élégant, plus littéraire parce que plus esthétique, mais, quant à moi, si je veux exprimer la guerre, je prends une mitrailleuse ! Le temps est venu, dans cette période de changements et de révolution, de peindre d’une manière révolutionnaire ; on ne peut plus peindre
comme avant. »
Question : « Pourquoi peignez-vous d’une telle manière que votre expression est si difficilement intelligible au public ? »
Picasso : « Je peins ainsi parce que c’est là le résultat de ma pensée. J’ai travaillé pendant des années pour l’obtenir, et si je fais un pas en arrière, ce sera une offense au public, parce que c’est le résultat de mes réflexions. Je ne peux pas me servir d’un procédé ordinaire simplement pour avoir la satisfaction d’être compris. » (Extraits d’un entretien réalisé en 1945.)

Lénine (1920) : « L’art appartient au peuple. Ses racines doivent pénétrer, le plus largement possible, au plus profond du cœur des masses laborieuses. Il doit être compréhensible pour ces masses et être aimé d’elles. »

Pierre Daix : « Détenteur d’un passeport espagnol, Picasso appartenait à un pays neutre, même si chacun, y compris la Gestapo, savait qu’il était un adversaire du régime franquiste. Il put faire renouveler ses papiers de résident en 1942 par l’entremise de l’ex-préfet, André-Louis Dubois. Cela dit, les nazis ne lui pardonnaient pas d’appartenir à ce qu’ils appelaient l’« art dégénéré » et d’avoir peint Guernica. Il lui fut donc interdit d’exposer. Il se trouva en butte à diverses reprises à leurs provocations. »

Un jour, sous l’Occupation, dans l’atelier parisien de Picasso, un officier de la Gestapo pointa du doigt une reproduction de Guernica affichée au mur et demanda au peintre :

– « C’est vous qui avez fait cela ? »
– «  Non c’est vous », répondit Picasso.

Pierre Daix : « Matisse et Picasso se rencontrent à la mi-mai 1940, quand la France est envahie, et Picasso dit à Matisse : « Nos généraux, c’est l’Ecole des beaux-arts. » Tous deux refusent les offres qui leur sont faites d’aller en Amérique. Le 1er septembre, la France vaincue et occupée, Matisse écrit à son fils Pierre à New York : « Si tout le monde avait fait son métier comme Picasso et moi faisons le nôtre, ça ne serait pas arrivé. » »

Pierre Daix : « Au moment de la Libération, Alfred Barr, le directeur du Museum of Modern Art, ayant salué dans le bulletin du musée la participation de Picasso à la Résistance, s’attira cette note de Zervos : « Il est faux que Picasso ait participé à la Résistance. Picasso a simplement gardé sa dignité durant l’Occupation comme des millions de gens du peuple. Mais il n’a jamais été impliqué dans la Résistance. Comprenez que SON ŒUVRE ELLE-MEME EST LA FORME LA PLUS HAUTE DE RESISTANCE. » »

Picasso, après la Libération : « Je n’ai pas peint la guerre, parce que je ne suis pas ce genre de peintres qui va, comme un photographe, à la quête d’un sujet. Mais il n’y a pas de doute que la guerre existe dans les tableaux que j’ai faits alors. Plus tard peut-être, un historien démontrera que ma peinture a changé sous l’influence de la guerre. »

Le Salon d’automne de 1944, dit de la Libération, fut consacré aux œuvres interdites par les nazis comme « dégénérées ». Il présentait notamment une rétrospective du travail de Picasso depuis 1939 (74 peintures et cinq sculptures).

René Barotte (7 octobre 1944) : « Picasso est venu quelquefois pendant l’accrochage. Il ne fallait pas lui parler de ses tableaux : il n’avait rien à en dire. Il ne voulait pas non plus qu’on lui demande le moindre détail sur les cinq années durant lesquelles il a répondu aux continuelles menaces allemandes par la création patiente, sûre, calme, des tableaux exposés aujourd’hui. »

L’exposition provoqua de très violentes polémiques et même des menaces d’agression contre les œuvres, nécessitant la mise sur pied d’un service d’ordre composé de jeunes artistes chargés de les protéger. Parmi les lettres d’insultes adressées à Picasso, l’une émanait d’un groupe d’élèves de Science-Po. « Votre infecte peinture donne des haut-le-cœur à tous ceux qui ont conscience de la valeur et de la mission de la peinture. »

Picasso : « On n’en a pas fini avec les nazis. Ils nous ont foutu la vérole. Il y en a beaucoup qui sont atteints, même sans le savoir... »

Dans la Pravda du 11 août 1947, Guerassimov, président de l’Union des peintres soviétiques, écrivait : « L’art soviétique se développe dans la lutte contre l’art formaliste dans la bourgeoisie. L’Ouest empoisonne toujours l’air pur de l’art soviétique (...). Il n’est pas concevable qu’à un niveau identique de développement l’art soviétique puisse sympathiser avec l’art bourgeois décadent représenté par ces professeurs de la pensée formaliste que sont les Français Matisse et Picasso. »

Dans L’Art totalitaire, Igor Golomstock rappelle que « le terme de « réalisme socialiste » apparaît pour la première fois le 25 mai 1932, dans Literatournaia Gazeta : on présenta ses principes comme fondement de l’art soviétique lors d’une réunion secrète entre Staline et les écrivains, tenu dans l’appartement de Gorki le 26 octobre 1932 (...) Staline lui-même ne parlait jamais publiquement d’art ni de culture. Pourtant il est clair qu’il était l’auteur principal du scénario qui allait déclencher la mise en œuvre des principes du réalisme socialiste. Nous savons que, lors d’une de ces réunions à huis clos, Staline prit dix ou quinze fois la défense du terme de « réalisme socialiste ». »

Pierre Daix : « Quand le journal de la CGT, La Vie ouvrière, lui demande en novembre 1949 – c’est-à-dire après le procès Rajk en Hongrie qui marque une reprise « des procès de Moscou » – de participer à l’hommage rendu aux soixante-dix ans de Staline, Picasso dessine une main levant un verre avec l’inscription « Staline à ta santé ». A ce moment-là, il continue de ne voir en Staline que le vainqueur d’Hitler. C’est au fond dans le même esprit de reconnaissance globale qu’il dessina le Portrait de Staline en 1953, même si son inconscient, peut-être inquiété par le procès Slansky en novembre 1952, l’a guidé vers une image de Staline jeune et pas spécialement bienveillant. Le scandale éclata. »

Staline à ta santé

Staline à ta santé, encre de Chine et lavis, novembre 1949.
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Télégramme d’Aragon à Picasso, début mars 1953 : « Nous faisons un numéro des Lettres françaises en hommage à Staline – STOP – Il n’est pas possible que cela se fasse sans toi – STOP – Envoie ce que tu voudras texte ou dessin avant mardi affectueusement Aragon. »

Pierre Daix : « Le portrait arriva de Vallauris au dernier moment, trois heures avant l’impression du journal. Aragon fut à la fois décontenancé et rassuré. Il aurait préféré accompagner le portrait d’une légende plus hagiographique comme « Eternelle jeunesse de Staline », mais, quand on lui fit remarquer que ce serait modifier le geste de Picasso, il renonça. »

Le 18 mars, L’Humanité publiait le communiqué suivant (repris le lendemain dans Les Lettres françaises) : « Le Secrétariat du Parti communiste français désapprouve catégoriquement la publication dans Les Lettres françaises du 12 mars du portrait du grand Staline par le camarade Picasso. Sans mettre en doute les sentiments du grand artiste Picasso dont chacun connaît l’attachement à la classe ouvrière, le Secrétariat du Parti communiste français regrette que le camarade Aragon, membre du Comité central et directeur des Lettres françaises, qui, par ailleurs, lutte courageusement pour le développement de l’art réaliste, ait permis cette publication. Le Secrétariat du Parti communiste français remercie et félicite les nombreux camarades qui ont immédiatement fait connaître au Comité central leur désapprobation. Une copie des lettres reçues sera immédiatement adressée aux camarades Aragon et Picasso. Le Secrétariat du Parti communiste français demande au camarade Aragon d’assurer la publication des passages essentiels de ces lettres qui apporteront une contribution à une critique positive. »

Portrait de Staline

Portrait de Staline, fusain, 8 mars 1953.
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Pierre Daix : « Aragon s’exécuta, laissant toutefois à la direction du Parti le soin de choisir et de mettre en pages lettres ainsi téléguidées. »

Le 19 mars, Picasso recevait une lettre tapée à la machine signée « Aragon » (mais il s’agirait en fait, d’après le catalogue de l’exposition Les archives de Picasso (2003), d’un canular conçu par un « camarade ») : « Pablo, je me vois forcé de t’écrire derechef. Tu nous as foutus dans de beaux draps. Et pourtant Dieu sait à quel point Elsa et moi t’avions dans la peau. Entre nous, nul n’ignore que tu dessines comme un cochon, mais véritablement, nous avoir servi ce croquis de Staline passe la mesure. L’ambassadeur m’a, ce matin, fait savoir que Malenkov était furieux. Il y a de quoi ! Je crois qu’il vaudrait mieux que tu démissionnasses, après y être allé de ton autocritique. La main sur le cœur, ton dessin est terrible pour la propagande. Que tu gagnes ta vie dans les pots, d’accord, mais que tu les viennes casser sur la tête du parti, cela nous baille d’inquiétude. Attention Pablo, je ne t’en dis pas plus long. Aragon. »

Le même jour, Picasso recevait cette lettre tapée à la machine apparemment d’Aragon : « Cher, cher Pablo (...) Et voilà que tu aurais fait remonter, d’un seul coup, le tirage des Lettres françaises ! Sacré Pablo, va ! Pour ce qui est de l’objet du litige, il me semble que j’ai compris ce que tu as voulu faire. Seulement, tu comprends Pablo, on peut inventer des fleurs, des chèvres, des taureaux, et même des hommes, des femmes - mais notre Staline, on ne peut pas l’inventer. Parce que, pour Staline, l’invention – même si Picasso est l’inventeur – est forcément inférieure à la réalité. Incomplète et par conséquent infidèle. Et alors ceux qui l’aiment le plus, les ouvriers, ne le retrouvent pas. Et ce n’est pas juste, ni pour Staline, ni pour les ouvriers... Tu ne sais pas ce qui serait bien, ce qui serait une éclatante réponse à la fois au Parti et à nos ennemis, ce serait que tu fasses maintenant un Staline, un vrai ! (...) »

Staline, maître en faux : « Peignez vrai. »

Aragon (1917) : « Le beau n’est pas plus le faux qu’il n’est le vrai : le beau, c’est l’inattendu. »

Aragon, le 2 avril 1953 : « Tous les créateurs, peintres y compris doivent se placer résolument sur les positions de la classe ouvrière s’ils veulent partager complètement son grand combat à la tête du peuple français. »

Enfin, cette lettre manuscrite d’Elsa Triolet, mars 1953 : « Cher Picasso, c’est si clair que vous l’avez fait du fond du cœur ; Louis n’y a vu que votre sentiment - d’autres pourtant, UNE FOULE, se plaint : « C’est mal à vous de nous faire si mal ! » Cela n’a été ni votre intention, ni celle de Louis, mais c’est une sorte de vérité, inextricable. Homicide par imprudence. Pas drôle ces derniers jours, malgré la gentillesse des camarades. Je vous embrasse tous les deux Elsa T. »

En 1952, lors du 19ème congrès du Parti, Malenkov, devenu idéologue en chef après la mort de Jdanov, disait : « Dans l’art réaliste socialiste, l’idéologie communiste progressiste est indissolublement liée à la fidélité de la représentation. »

La même année, Breton, dans le cadre d’une analyse critique du réalisme socialiste, rappelait : « Le 24 mai 1949, Zamouchekine, directeur de la galerie Tretiakov de Moscou – le Jeu de Paume russe – proclamait que « Cézanne est à condamner, Matisse ne sait pas dessiner, Picasso est putréfiant ; tout artiste qui ne suit pas l’exemple de l’art soviétique est un ennemi du socialisme ». »

En 1958, on pouvait lire aussi dans des brochures de propagande de nouvelles attaques contre « les canons formalistes issus de Cézanne et Picasso », avec cette conclusion : « Les fondements du réalisme socialiste sont la conviction socialiste de l’artiste et la description fidèle et réaliste de la réalité. »

Pierre Daix : « Picasso n’a jamais manifesté aucun regret d’avoir réalisé ce portrait. « J’ai apporté des fleurs à l’enterrement. Mon bouquet n’a pas plu. C’est toujours comme ça avec les familles. » Il savait qu’un jour, son portrait serait reproduit dans les dictionnaires. Quand il apprit le discours de Khrouchtchev sur les crimes de Staline, il jugea non sans satisfaction qu’il n’y avait rien à changer à son portrait. »

En 1951, Antoni Tàpies rencontre pour la première fois Picasso : « Je courus rendre visite à Picasso dans son vieil atelier de la rue des Grands-Augustins, quand je sus qu’il passait quelques jours à Paris. C’était un jour de ce glacial hiver 1951, et tout le monde était en train de le féliciter de son prix de la Paix. (...) Quand il sut que j’étais peintre, il me demanda quel âge j’avais. « Vingt-sept ans ? Moi, j’avais dix-huit ans quand je suis venu à Paris. Et quel sorte de peinture faites-vous ? Evidemment, ajouta-t-il tout de suite, aujourd’hui ce n’est pas commode d’expliquer comment on peint. Autrefois, on disait : je suis portraitiste, je fais des tableaux historiques, mais maintenant... Ce monsieur est Zervos (il me présenta), il est en train de publier le catalogue de tout ce que j’ai fait au cours de ma vie. Regardez, il a trouvé une photo de moi en boxeur... » C’est à peine si j’entendais ce qu’il me disait, tant j’étais étourdi. « Vous aimeriez jeter un coup d’œil à mon atelier ? » Ce me parut être un honneur dont je n’étais pas digne, mais Picasso m’avait déjà pris par le bras et, ouvrant une porte, il me fit entrer dans une espèce d’immense grenier avec plusieurs compartiments, plein de toiles, de chevalets, de caisses, de piles de papier et de toutes sortes d’ustensiles. Il ferma la porte et nous restâmes seuls, Sabartés, lui et moi. Comme si de rien n’était, il sortit une toile d’une pile de tableaux appuyée contre un mur. C’était un paysage de Cézanne. « Comment le trouvez-vous ? " Je trouvai le tableau très bon, mais ma réponse dut lui paraître peu enthousiaste, car il dit en s’adressant à Sabartés : « C’est drôle, nous à son âge, nous tombions à la renverse devant Cézanne. Maintenant, ça intéresse moins les jeunes. » Des toiles de Matisse, de Braque, et d’autres, défilèrent sans que j’aie presque le temps de les voir. (...) A un moment donné, la conversation roula sur l’exposition, très discuté, du peintre communiste X, qui avait eu lieu peu de temps auparavant à la galerie Bernheim Jeune. Je me souviens que Picasso me demanda si je connaissais les œuvres antérieures de ce peintre, avant qu’il se mette à suivre les instructions des dirigeants de son parti. « Je dis cela parce que vous vous rendriez compte que les programmes et les consignes ne peuvent rien en faveur de la qualité d’un peintre. X était mauvais, et il le sera sans doute toujours. » Je lui demandais s’il comptait se rendre en Espagne. « On me le demande par toutes sortes de voies, officielles ou privées, mais ma réponse est que pour l’instant, mientras dure Franco... je n’irai pas. » »

Picasso (1944) : « Je n’ai jamais considéré la peinture comme un art de simple agrément, de distraction ; j’ai voulu, par le dessin et par la couleur, puisque c’étaient là mes armes, pénétrer toujours plus avant dans la connaissance du monde et des hommes, afin que cette connaissance nous libère tous chaque jour davantage ; j’ai essayé de dire, à ma façon, ce que je considérais comme le plus vrai, le plus juste, le meilleur, et c’était naturellement toujours le plus beau, les plus grands artistes le savent bien. Oui, j’ai conscience d’avoir toujours lutté par ma peinture, en véritable révolutionnaire. »

Post-scriptum :
Guy Debord, lettre adressée à Picasso (196 ?) : « Nous respectons en vous un des plus grands créateurs dans la peinture. »

Bibliographie :
Picasso, Propos sur l’art, Paris, 1998.
Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, Paris, 1995.
Igor Golomstock, L’art totalitaire, Paris, 1991.


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