Monika Brugger, Emprunt – Portrait de famille.
Empreintes des majeurs, à Hohentengen,
le 25 décembre 2000.
Bagues de bout de doigt, argent, hauteur entre 2,4 cm et 2,7 cm.
Qu’est-ce que c’est ? Ça tient de l’architecture ou du charnel ? Ça se mange ? On dirait que ça coule, comme nappé. Le dessus est onctueux, mais la base grignotée. Dômes bizarres, objets de design, casques futuristes ? Tétons, prépuces ? Ça goutte à l’envers au bout des doigts ce que la langue va lécher ? La coulure est figée en l’air. Une main cadrée sur les dernières phalanges ?
Ce sont des bijoux. Un Emprunt-Portrait de famille de Monika Brugger (1). Des petites pièces creuses en argent qui épousent la dernière phalange du majeur droit des membres de sa famille. Erika, la mère, est entourée de ses quatre enfants.
L’artiste a choisi de traiter un thème familier aux sculpteurs, peintres et photographes, mais peu courant somme toute dans le bijou. Le portrait orne pourtant toutes sortes de bijoux, en vogue depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle et connu sous forme d’intailles et camées dès l’Antiquité. Le portrait de groupe en revanche est moins répandu dans ce domaine jusqu’à nos jours, peut-être à cause de l’espace de représentation réduit.
En créant un portrait de famille de forme inédite en bijou, qui ne tienne pas par exemple de la miniature peinte, comme les médaillons du XVIIIe et XIXe s., l’artiste ouvre le champ du bijou comme du genre qu’elle aborde.
Monika Brugger inscrit son travail dans la tradition du portrait à plusieurs titres. En regroupant une mère et sa progéniture, elle cite un type spécifique de portrait de famille. Ensuite, elle actualise la fonction immémoriale du portrait, évoquée notamment par Alberti, de rendre présents les absents (2). À part son autoportrait, ces petites effigies sont celles d’êtres chers et lointains pour cette Allemande qui vit en France – allusion au genre de l’artiste entouré de ses proches. En outre, cette réunion de famille peut également compter parmi les portraits de deuil puisque cette œuvre a vu le jour à Noël 2000, une dizaine d’années après la mort de Roland, le père. L’absence de l’effigie de celui-ci marque le manque pour ceux qui restent.
L’artiste est aussi l’héritière de l’usage qui fait du portrait le terrain d’expression de la virtuosité des artistes. Non pas dans l’imitation du modèle comme c’est habituellement le cas, mais dans son choix d’une formule originale de portrait qui constitue presque l’antithèse de ce genre tel qu’il a été pensé depuis ses origines -avec de nombreuses exceptions pour la période contemporaine.
En effet, dans cette optique, la finalité du portrait tend à l’adéquation maximale, en termes d’imitation, de l’œuvre produite à son référent. Plus précisément, il s’agit de traduire avant tout la physionomie du visage, en incluant éventuellement le corps ou une partie de celui-ci (3). Ce sont aussi les traits moraux, le caractère, un état d’esprit que le portraitiste tente de rendre dans son œuvre par l’attitude, les mimiques, la mise en scène du modèle, l’action qu’il lui insuffle, le contexte, le fond du tableau sur lequel la figure se détache quand il s’agit d’une peinture.
Or, en réalisant des portraits sans visage, Monika Brugger brouille à première vue l’identité des modèles. Il est impossible de discerner leur sexe ou leur âge. On ne distingue même pas la mère des enfants, ni l’artiste. Pas de visage, donc, pour ces portraits, mais des phalanges de majeurs droits. Cette substitution détourne le repère usuel de la ressemblance dans le portrait vers un référent peu commun qui se dérobe facilement à la reconnaissance et à la lecture des affects.
En outre, le contexte, qui pourrait infléchir ces portraits, n’existe pas en soi. Les cinq pièces sont autonomes ; elles peuvent être placées n’importe où, dans des dispositions variant à l’infini comme ce serait le cas pour des sculptures. Le contexte n’est pas plus fixe lorsque ces œuvres sont portées au bout du doigt de leur modèle ou d’autres personnes à qui elles vont. C’est-à-dire que ce portrait de famille est de l’ordre du possible ; il peut à chaque instant être créé ou dérangé, dissous. Son existence est seulement tributaire de la présence de l’ensemble des pièces qui le forment.
Ainsi, Monika Brugger renouvelle totalement le genre du portrait en proposant un Portrait de famille soumis à des conditions d’existence instables, formé d’effigies non identifiables, et surtout en n’ayant pas recours à l’imitation. Par la technique de l’empreinte dans la cire qu’elle a ensuite coulée en argent, elle recueille directement la trace du réel, le doigt des modèles. L’artiste obtient des portraits qui ne relèvent pas d’un savoir-faire tenant de l’imitation, mais du prélèvement. Elle renverse par conséquent le fondement séculaire du portrait qu’elle fait sortir du champ de la représentation. Il en résulte qu’en un sens ces portraits sont des non-portraits où le geste de l’artiste se fait discret, si bien qu’il a souvent été rejeté hors de la sphère de l’art vers la non-œuvre (4 ).
Pourtant, ce Portrait de famille n’en demeure pas moins portrait (5). Le choix d’employer l’empreinte n’est pas étranger à ce genre qui, dès ses origines, a utilisé des masques mortuaires, moulés sur le visage d’un défunt. Grâce à cette technique, Monika Brugger fait indirectement allusion aux sources du genre qu’elle traite.
L’empreinte lui permet également de créer une forte ressemblance des membres du portrait à leur modèle, une ressemblance quasi exacte – au retournement près du volume de la phalange. Le dehors passe au-dedans. La marque que le doigt a laissée dans la matière, précise et finement ciselée, propose une phalange creuse abritée par un dôme. L’allure extérieure de ce dernier reproduit la phalange, avec l’ongle mais sans « empreinte digitale », amollie et plus floue malgré la dureté du métal (6). La matière s’est parfois figée dans une coulure élancée vers le haut.
Si ces phalanges ébauchées ne se prêtent pas facilement à l’identification de leur modèle, elles n’en détiennent pas moins une marque d’identité très significative. Elles renferment en effet les sillons d’un dessin de la peau unique au sein du patrimoine génétique humain, propre à chaque individu : les empreintes digitales de leur modèle. Bien que ces dernières ne présentent pas aussi ouvertement des traits singuliers portant les traces du temps ou d’une humeur qu’un visage, elles affirment une identité hautement symbolique.
Les empreintes digitales renvoient à une marque d’identité individuelle au sein de notre société. Au même titre que la photographie du visage, cette marque est consignée par la police pour le compte de l’État et des autorités judiciaires. L’appropriation sociale de cette partie du corps ne la rend pas pour autant véritablement publique ; les empreintes digitales restent de l’ordre de l’intime – un intime dévoilé aux autorités, susceptible de trahir ou disculper, qui positionne l’individu face à la loi de son pays et prend de ce fait une connotation morale. Cette partie du corps constitue pourtant une intimité parfois méconnue de soi ou de ses proches, alors qu’elle est aisément accessible au regard, sans impudeur.
C’est cette intimité paradoxale qu’a lovée Monika Brugger au fond de ses portraits. La silhouette de la phalange forme un écrin de l’impression digitale ; elle est dépositaire de l’identité intime, mais aussi du tact de l’individu. De fait, le bout du doigt est l’un des endroits les plus sensibles du corps ; sa fonction tactile est très sollicitée. Ainsi, l’empreinte d’empreintes digitales est un portrait au sens plus traditionnel qu’il n’y paraît d’abord : un portrait physique de la phalange et un portrait moral de la sensibilité du doigt comme de l’être qui l’éprouve.
En effet, les portraits-empreintes de Monika Brugger constituent la trace d’un contact entre la peau du doigt et la cire, d’un contact de la peau du doigt avec la cire, de la cire avec la peau du doigt. Reste d’une brève étreinte dont la sensation est passée… L’empreinte est par conséquent la trace – durable – d’une sensation fugitive. Elle se fait mémoire d’un état par définition intime et personnel, une trace ontologique.
Ces effigies sont peut-être en même temps témoins du tact de l’artiste dont la délicatesse est d’emprunter ces empreintes, comme le titre de l’œuvre l’indique, et non de s’en emparer. La technique employée par Monika Brugger a recours seulement temporairement à ses modèles qu’elle laisse intacts. L’emprunt et le contact, passagers par définition, ont en commun de se servir d’un objet dont ils se séparent après usage : le doigt du modèle.
Autre preuve du tact de Monika Brugger : sa pudeur de montrer une zone sensible du corps pour évoquer la vie psychique et sensitive, sans dévoiler ce qui est ressenti ; mais aussi la dissimulation des empreintes de sensibilité à l’intérieur d’une silhouette de phalange (7).
À ce propos, l’artiste a donné un nom significatif à ce type de portraits dont elle a réalisé, au-delà de ce Portrait de famille, une série rassemblée dans le présent ouvrage : les Fingerhüte. Ce terme allemand, qui signifie mot à mot chapeaux de doigts, désigne des dés à coudre. Or le Fingerhut tel que l’artiste le définit fait précisément référence au dé à coudre : qu’il s’agisse des bagues qui imitent l’aspect d’un dé percé ou des parures qui coiffent la dernière phalange du doigt. Mais pas n’importe lequel : le plus long, celui du milieu de la main : le majeur. De la main droite car notre société a tendance à mettre en avant ce côté. Monika Brugger insiste elle-même sur ces caractéristiques pour expliquer son choix systématique du majeur pour ses empreintes. Ce choix du doigt et de l’empreinte favorise le passage entre l’intime et le social comme le portrait peut le faire, participant souvent de ces deux aspects (8).
Les Fingerhüte fabriqués à partir d’empreintes qui se portent sur la dernière phalange ouvrent la réflexion sur la fonction des bijoux à travers les différentes façons dont ils parent le doigt ou en parlent (9). À mi-chemin entre la bague et le dé à coudre, ces objets hybrides, pénétrables mais non enfilables, demeurent difficiles à classer. Au bout du doigt, ils doivent être portés par une main relevée ou le majeur plié esquissant peu de mouvements. Ils tiennent plus facilement posés sur un support, d’autant qu’ils possèdent une réelle autonomie en-dehors du corps. De ce point de vue, ils sont plus proches de la sculpture que du bijou.
Leur auteur donne d’ailleurs une définition du bijou en général susceptible d’éclairer sa conception du Fingerhut. C’est avant tout « un objet pour le corps ». Ce « pour » le corps est assez clair : il invite à penser le bijou pas nécessairement sur le corps. Monika Brugger tient à ce statut « d’entre-deux » de ses œuvres. Elle imagine aussi le bijou comme quelque chose de fragile, ou « un petit caillou qu’on met dans sa poche pour se réconforter ».
Ce geste de collecte, auquel fait écho la technique de l’empreinte, met en évidence la notion essentielle de réconfort dans Emprunt-Portrait de famille. D’une part, on peut supposer que ce portrait de deuil a sans doute un effet cathartique sur sa créatrice. Mais surtout, le Fingerhut, casquant le doigt, agit comme protection. Revêtir son portrait comme un masque ou une prothèse permettrait de mettre à l’abri une partie très sensible du corps (et par métonymie, l’ensemble du corps (10)), la parer.
Tout le sens de la parure est peut-être là. L’artiste renoue ainsi avec l’origine du bijou, chargé d’une intention autre qu’une recherche esthétique. En parant les cinq membres (11) restant de la famille Brugger directement sur leur corps ou à distance, ces Fingerhüte fonctionnent comme des amulettes. Unis comme les doigts de la main, ils brandissent le majeur dressé en un geste de défi, un « vilain geste » ancestral démultiplié qui fait de Emprunt-Portrait de famille un portrait apotropaïque !
Delphine Lesbros
1. Monika Brugger, Emprunt-Portrait de famille, 2000, argent, entre 2,5 et 3 cm de haut, Collection de l’artiste.
2. Leon Battista Alberti, De la peinture, préface, traduction et notes de J. L. Schefer, Paris, Macula - Dédale, 1993 (1435), § 25, p. 130-131. La fonction commémorative se retrouve aussi dans un type spécifique de bijou.
3. Dès son origine mythique contée par Pline l’Ancien, le portrait aurait été celui d’un visage, de profil, dont l’ombre aurait été tracée par la fille du potier Butadès ; celui-ci l’aurait ensuite modelé en relief (Histoire naturelle XXXV, La peinture, trad. J.-M. Croisille, Paris, Belles Lettres, 1997, § XLIII, p. 132-133).
4. Sur ce geste, voir le passionnant catalogue d’exposition L’Empreinte, Georges Didi-Huberman éd., Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1997, et les pages 20-21 en particulier.
5. Donc une œuvre en tant qu’image de son référent. Sur les nuances entre imitation et ressemblance où l’image du modèle tient un rôle capital, voir Quatremère de Quincy, Essai sur la nature, le but et les moyens de l’imitation dans les beaux-arts, Bruxelles, 1980 (1823). Je remercie Arnaud Maillet d’avoir attiré mon attention sur ce texte.
6. Avec l’ongle, la silhouette de la phalange peut évoquer l’esquisse d’une tête cagoulée ou casquée.
7. Le tact du
portraitiste est une qualité que revendique le célèbre photographe Nadar dans
le procès qui l’oppose à son frère en 1856. La nature de ce tact diffère
de celui de M. Brugger, mais il vise également la « ressemblance intime » car
Nadar affirme : « Ce qui s’apprend encore beaucoup moins, c’est l’intelligence
morale du sujet ; c’est le tact rapide, qui vous met en communion avec le modèle,
vous le fait juger et diriger vers ses habitudes, dans ses idées, selon son caractère,
et vous permet de donner, non pas banalement et au hasard, une indifférente reproduction plastique à la
portée du dernier savant de laboratoire, mais la ressemblance la plus familière et la
plus favorable, la ressemblance intime. » (Exposé des motifs pour la revendication
de la propriété exclusive du pseudonyme Nadar, M. F. Tournachon-Nadar contre MM.
A. Tournachon Jeune et compagnie. Mémoire adressé à MM. Les membres du tribunal
de commerce de la Seine, siégeant le 23 avril 1856 (1857)).
Je remercie Magali Le Mens de m’avoir fait découvrir ce texte qu’elle a cité dans
un article inédit concernant les photographies d’un cas d’hermaphrodisme par Nadar,
article émané de son intervention du 29 novembre 2002 : « Usage de la
photographie, lisibilité de l’art au XIXe siècle », dans le cadre du
séminaire Signe, déchiffrement, interprétation, organisé à l’École
Normale Supérieure.
8. Sur cette tension et notamment l’usage public ou privé du portrait, voir Diane Bodart, Pouvoirs du portrait sous l’Empire des Habsbourg d’Espagne, 1500-1700, Paris, Thèse de doctorat soutenue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales sous la direction de D. Arasse, 2003, p. 23-32.
9. Ce type de Fingerhüte est ici Emprunt-Portrait de famille, De doigt à doigt ou Emprunt d’empreintes par exemples. La réflexion sur le rapport du bijou au corps est une préoccupation très vivace chez les créateurs dès les années 1960. En ce qui concerne la bague et les ornements de doigts ou de main, deux tendances se retrouvent : celle de « l’entre-deux doigts » (chez Henri Gargat, Pierre Degen, Ruudt Peters, Florence Lehmann, Christophe Burger, Astrid Meyer, Angela Hübel, Maud Rottier,…) et le double anneau pour deux doigts mitoyens (H. Gargat et Herman Hermsen entre autres). Voir Sylvie Lambert, La bague, Parcours historique et symbolique, Paris, Éditions du Collectionneur, 2000 (1998), p. 161 et suiv.
10. Notons que le portrait en soi est déjà une métonymie.
11. Le jeu de mots sur le sens de membre, désignant aussi bien la partie du corps que la personne d’un groupe, est valable en français comme en allemand avec le terme Glied.