IRONIE numéro 103 - Supplément SINAÏ

SINAÏ

Je travaille opiniâtrement, j'entrevois la Terre promise. Serai-je comme le grand chef des Hébreux ou bien pourrais-je y pénétrer. Cézanne, 9 janvier 1903.

Sinaï, jeudi 25 avril 2001... novembre 2004.

Assise sur un gros caillou plat, je regarde les pierres autour de moi.

Une immense palette, explosée en millions de cailloux, toutes les couleurs du monde en morceaux.

Je n'ai qu'à tendre la main. Là, une pierre très noire ; je la prends ; elle est lourde, dense, compacte, mais lisse et douce à toucher, c'est comme si elle avait été polie à la main ; j'hésite presque à dire que c'est une pierre, un caillou. Elle a le volume d'une petite tête d'enfant, légèrement aplatie sur une face, arrondie sur l'autre côté. Les bords de l'arrondi sont taillés en larges facettes. La partie ronde est resserrée à sa base pour devenir une sorte de cylindre, comme un cou, qui s'élargit dans sa partie inférieure, pour faire un socle.

Entre le « cou » et la « tête », il y a un petit triangle, silice ou quartz, brillant et blanc comme du verre, on dirait la mémoire d'une pièce d'assemblage entre les deux volumes.

Certaines pierres s'entrouvrent comme des fruits murs, sous la chaleur du milieu du jour, après le froid de la nuit. Par moment, j'entends dans le silence le petit bruit sec et bref qu'elles font quand elles se brisent. Pas d'autres bruits, il semblerait qu'il n'y ait pas d'insectes, en tout cas je ne les vois pas, et s'il y en a, ils se taisent.

Tout ce que je vois là se trouve dans un périmètre peu étendu ; je m'éloigne à peine de la pierre où je me suis assise en arrivant, et quand je pars, il me semble n'avoir vu que quelques spécimens seulement des trésors qui m'entourent.

Je laisse toutes ces pierres sur place, d'ailleurs, je n'ai pas de sac pour les emporter.

Octobre 2004. LOUVRE.
Rembrandt. Les Pèlerins d'Emmaüs, 68 x 65cm,1648.

 

Poussin - Apollon amoureux de Daphné

Rembrandt - Les Pèlerins d'Emmaüs, 1648 (détail)

La scène est décalée sur le côté gauche ; à droite, la porte est ouverte.

L'arc derrière le Christ est à un centimètre à peine du bord du tableau, comme s'il en soutenait l'horizontale. Il sacralise l'espace, sur un grand fond sombre et vide.

La nappe ne cache pas les pieds de la table, ni les pieds de Jésus, aucune trace visible de la Passion, ni sur les pieds, ni sur les mains.

Les traits du visage sont précis. Comme de la gravure.

Une grande clarté sort de la nappe ; elle éclaire par « en dessous » les visages de Jésus, du serviteur et des deux pèlerins assis et de profil.

Le tableau est petit et sombre ; il donne l'impression qu'il n'y a rien à voir.

Attirée par le blanc de la nappe, je m'arrête pour mieux regarder.

Une seule couleur vive, le rouge des manches du vêtement de l'homme de droite.

Le lieu baigne dans l'obscurité, comme si nous étions témoins d'un rite secret.

Même la porte de droite ouvre sur la nuit.

Des vêtements sont pendus, ou posés par terre.

De la lumière sur tous les visages, plus vive sur toute la personne de Jésus. Elle s'irradie sur le fond du mur derrière sa tête.

Les deux mains du Christ sont confondues avec le pain qu'elles tiennent. Le serviteur apporte un plat pour la suite du repas.

Sur le côté gauche, devant Jésus, un peu à l'écart, un verre vide, retourné sur la nappe, pas de vin, pas de sang. Ce repas n'est qu'un repas, ce n'est pas la Cène.

Dimanche 31 octobre 1999. LOUVRE.
Le Bœuf écorché. Signé et daté : Rembrandt f. 1655. Huile sur bois, 94 x 67 cm.

Le bœuf, la viande et les os du bœuf.

L'intérieur, vue de l'intérieur, cru et nu. La carcasse attachée par les pattes arrières, comme la peinture fraîche sur le chevalet. Les mêmes rouges, ocres, jaunes, blancs que sur la palette de l'Autoportrait de 1660. Mais encore plus, des rouges brique, rose, vermillon, pourpre, illuminent la cave de la boucherie où le bœuf est exposé. Plus de tête ni de sabots. Un bâton planté dans la chair, aux quatre coins du corps écartelé. Dans le fond à droite, entre deux poutres, une servante, elle sort à peine sa tête de l'ombre, on ne voit que son visage. Elle regarde vers le peintre, vers nous aussi.

A quelques mètres de là, le drap blanc de Bethsabée, et son vêtement d'or derrière elle.

La même année, ou presque, une salle plus loin, la palette de Vermeer, sous le même ciel et dans la même lumière, bleus, verts, jaunes, orangés rouges, mauves, sortent en fils emmêlés du coussin de la dentellière.

Mai 2004. Milan. BRERA.
Paul Véronèse. Le Repas dans la maison de Simon. Huile sur toile, 275 x 710 cm, vers 1570.

A Venise, au seizième siècle, quand Véronèse habille Marie de Magdala pour sa rencontre avec Jésus, chez Simon, il choisit un satin cramoisi, rouge de garance foncé, et il ajoute des touches de carmin d'alizarine dans les zones d'ombre des plis.

Pour Jésus, Véronèse a fait « simple ». Sa tunique est taillée dans le même tissu, dirait-on, aussi riche et précieux que celui de la robe de Marie, en tout cas sorti du même coin de la palette, travaillé avec les mêmes pinceaux, et comme sorti d'un seul grand geste du bras et de la main, du haut de la tunique jusqu'au bas de la robe, le même flot soyeux sous le passage du pinceau sur la toile...

Le manteau, bleu indigo, apporte la troisième couleur du prisme primaire, réunissant en lui, dans le chatoiement des drapés, les deux amants de l'Evangile.

Vendredi 19 novembre 2004.

Le modèle est pour moi un tremplin - c'est une porte que je dois enfoncer pour accéder au jardin dans lequel je suis seul et si bien. Matisse.

Henri Matisse. La Conversation. 1909-1912, huile sur toile, 177 x 217 cm. Musée de l'Ermitage. Saint-Pétersbourg.

 

Matisse - La conversation, 1909-1912 (cliquez pour agrandir)

Carte postale, sur mon bureau.

Je n'avais jamais vraiment prêté attention aux détails de la fenêtre. Mais est-ce bien une fenêtre ? C'est plutôt une ouverture dans le tableau, dont le haut disparaît dans le bord supérieur avec lequel il se confond.

C'est la balustrade qui nous fait nommer ainsi ce rectangle, tableau dans le tableau (procédé habituel chez Matisse), qu'il place souvent dans un cadre de fenêtre, mais ici cette fenêtre n'a pas de cadre.

Une balustrade noire, avec trois motifs en X, organisés en symétrie. Cette barrière symbolique, dissuade de passer de l'autre côté, sinon de regarder.

Cette ouverture dans le mur bleu donne sur un jardin. Un jardin secret ?

Ce serait un jardin qui ressemblerait à un jardin d'Annonciation, de ceux qu'on devine en partie de l'autre côté d'une porte entrouverte, ou dans le cadre d'une fenêtre.

Dans ce jardin, il y a un arbre au feuillage arrondi, au dessus de deux branches maîtresses. C'est un arbre en été et en maturité.

Il y a trois massifs de fleurs roses sur un fond bleu, des touches de pinceau posées sur du blanc, le blanc est laissé volontairement apparent autour du rose. Aucun de ces massifs n'est représenté entièrement, ils ouvrent l'espace de la pelouse, sur un hors champ. Ce sont trois formes en courbes, incomplètes, cassées par des verticales, tronc de l'arbre, bord de la fenêtre, bleu cobalt, comme le bleu du mur.

Le parterre de droite, en bas derrière la balustrade, se confond avec le bleu derrière la femme, comme s'il voulait entrer dans l'espace où a lieu l'entretien.

Au fond, derrière l'arbre, au bout de la pelouse, une sorte de mur ou d'espace sans herbe, barre horizontale de deux tons orangés, ferme le champ du premier plan du paysage, il sert de support à un deuxième plan, murs ou maisons, de chaque côté d'une ouverture rectangulaire, ouvrant sur un autre espace bleu lui aussi, mais séparé en deux parties par un axe blanc, comme la verticale du cadre d'une fenêtre. Cette ouverture disparaît dans le bord supérieur du tableau et au delà. Il y aurait donc trois espaces rectangulaires en abîme : celui du lieu de la conversation, celui du jardin, et celui de l'autre côté du mur du jardin. Le bleu se retrouve dans les trois plans : bleu l'espace où se parlent les personnages au premier plan, bleu les massifs de fleurs du jardin au deuxième plan, bleu l'ouverture sur le troisième plan, et au delà ; c'est le bleu qui unifie l'ensemble.

Au premier plan derrière la balustrade, un triangle orangé : partant de la main de la femme, il s'ouvre du côté de l'homme debout à gauche.

Quel est le sujet de la conversation entre cet homme et cette femme ?

Quelle est la raison de cet entretien ? – ce qui se tient entre eux – dans l'espace qu'ils créent, dans leur immobile face à face.

Face à face inégal, décalé.

La femme, assise, fait bloc avec le plan de l'ouverture sur le jardin. Son bras droit est « mal traité », comme mal peint. On a un doute : est-il posé sur le bord de la fenêtre, ou sur la barre de la balustrade, peut-être même passé entre les barreaux pour mieux rattacher la femme au paysage de l'autre côté ? Le col vert de sa robe, vert comme la pelouse, la relie aussi au jardin par la couleur. Elle ferait alors corps avec le tableau dans le tableau et serait aussi son support. Noir, ses cheveux, son œil, sa robe. Elle est toute obscurité, sauf les parties visibles de son corps (le visage, le cou et les mains). Elle n'est pas la propriétaire du jardin, mais elle est celle qui en contrôle tout au moins l'accès, sinon le regard.

La femme se tient bien droite dans son fauteuil, le « tableau du jardin » est au dessus de ses genoux, elle le retient avec son bras droit. Elle se présente ainsi, dans cette peinture, à l'homme qui se tient devant elle, et à nous qui la regardons.

Face à l'ensemble « femme et tableau », attentif, à distance, l'homme se tient droit, debout, de profil, colonne dorique dans son pyjama rayé, tenant la peinture par sa tête, qui entre dans le bord supérieur du tableau (le bois du châssis, du cadre), et par ses pieds qui disparaissent dans le bord inférieur. Sa main est à demi cachée dans la poche de sa veste. Sa barbe accentue la verticalité de sa posture.

Le peintre a dessiné avec précision la courbe du pavillon des oreilles des deux personnages : on ne sait pas s'ils se parlent, mais ils s'écoutent.

Paris, mardi 19 octobre 2004.

Le cordonnier, mon cordonnier, s'appelle Estimable, Félicien Estimable. Devinez la couleur de son visage.

« Passage clouté » : le magasin de matériel pour artistes se réorganise.

Retour de Liquitex. Un bon choix de papiers. Les armées de pinceaux en escadrons de plus en plus serrés.

Hier, au Louvre.

Louvre triste et gris.

Foules de Japonais, serrés comme s'ils n'avaient pas bougé du siège de leurs autocars.

Les salles, malgré eux, semblaient vides.

Les tableaux attendaient d'être regardés, vainement pour la plupart.

Je suis passée aussi vite qu'eux, égarée, fatiguée, cherchant le chemin de la sortie après m'être perdue dans le " couloir des poules ", pour les portaits de Quentin de Latour.

Consolation. Surprenant, le grand Gilles de Watteau, flaque de lumière blanche.

Les peupliers qui écoutent, comme une paire d'oreilles, les trois rubans roses, celui de l'âne et ceux des chaussures, l'homme en rouge qui rit, il touche le bas du pantalon, trop court, trop large.

Le chapeau comme une auréole, et ce regard, qui donne à voir derrière le ciel, le plus haut possible dans le tableau.

Les pieds en appui sur la terre, y trouver la force, pour devenir lumière, soleil.

LOUVRE.
Dimanche 31 octobre 1999, 10 heures-11 heures 30... samedi 23 octobre 2004.
Nicolas Poussin. Apollon amoureux de Daphné, huile sur toile, 1665.

 

Poussin - Apollon amoureux de Daphné

Poussin - Apollon amoureux de Daphné, 1665

Berné par Mercure, volé par Mercure, déçu par Daphné, malheureux, blessé par Hyacinte son ami, assassin de Hyacinte ; Apollon est serein au milieu du Royaume qu'il a créé.

Rouges : la robe, les boeufs, les visages.

Bleus : les robes, les montagnes, le ciel.

Verts : les arbres, le paysage.

La terre : ocre, gris vert, et vert de gris, gris clair, violet.

Blancs : une vache, un voile, un drap, les nuages, la lumière, le ciel, et au-delà de l'horizon, une lumière plus blanche que le soleil.

Rouge orangé : le contour d'un pied, les joues, les lèvres, les mains, les visages des nymphes, des déesses, des femmes.

Oranges, l'intérieur des plis d'une robe jaune soufre  ; jaune de Naples, sur les plis d'une robe bleue ; orangé, les petites ailes sur le casque bleu outremer de Mercure, dans un grand manteau jaune.

Verts, ocres roses, la tunique de Zeus. Blanc éclatant, le drap qui enveloppe une femme.

Du rouge vermillon, des aplats brun, ocre rouge, comme la terre de Grèce, pour la robe des boeufs du cheptel d'Apollon.

Les lointains presque transparents, avec deux cobalts, un ocre jaune, un ocre rose, deux verts... Cézanne est déjà là.

Août 1994. MONTAGNE SAINTE VICTOIRE.

Aller jusqu'au pied de la montagne, l'approcher par le sentier qui conduit au pied de la falaise, jusqu'à toucher le rocher.

Du Tholonet à Saint Antonin, la route tourne, tourne, étroite, des arbres de chaque côté, quelques maison, des plantations, des haies, d'autres arbres dans des jardins par-dessus des murs, et après un dernier tournant, la montagne est là.

Chaque fois, c'est la surprise. J'oublie toujours que la roche est rose dans le soubassement, qu'il y a un grand plan incliné à gauche, et la courbe d'un éperon rocheux à droite. Elle est là, blanche, grise, bleue, dans la lumière de 13 heures. C'est l'été.

Après les incendies de 1993, des plantations de reboisement dans des tubes en plastique rose ; les romarins, et les chênes verts reprennent leur terrain.

Août 1997. MONTAGNE SAINTE VICTOIRE.

Sur la route du Tholonet. Le moteur silencieux, la voiture en très petite vitesse, prête à stationner sur l'accotement, pour ne pas manquer, dans le dernier virage, la présence soudaine de la montagne. Quand elle est là, après le quatrième, cinquième virage, je ne me souviens jamais, c'est toujours pour la première fois.

La montagne, les courbes de sa face sud, face au soleil, c'est presque midi.

La pierre brûle et tremble dans la chaleur. Le rocher gris, presque blanc, bleuté, rose dans les zones basses. Le terrain fait des vagues, comme s'il avait fondu, maintenant figé, pétrifié.

J'ai dormi à Puyloubier. Le matin au réveil, devant la fenêtre, derrière les platanes de la petite place, au dessus d'un toit, le flanc sud-est, si proche que je ne vois presque pas le ciel.

Paris, le 13 décembre 2004.
Anne-Marie Milliot W.

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