IRONIE numéro 30 - Supplément Les Postures Irotiques
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

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Taches d'encreL'HOMME DE CROZE-MARIGNAN

"Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C'est le nec plus ultra de l'intelligence."

Lautréamont, Poésie I
 

La notice ci-dessous, qui provient du Journal de Grasse du 16 août 1888, se trouvait insérée dans la Nouvelle biographie générale qui avait omis le nom de Croze-Magnan.

"Encore un Oublié
Littérateur, peintre et musicien, Simon-Célestin Croze-Magnan naquit à Marseille, le 11 avril 1750.
Il commença ses études au Collège de Belsunce, dirigé par les jésuites, et les acheva dans celui des oratoriens.
Très jeune, il avait le goût pour les choses qui frappent vivement l'esprit, et il s'y appliqua jusqu'à sa mort.
{Destiné au commerce, il séjourna avec son frère Jean-Baptiste à Salonique de 1769 à 1772}.
Dégoûté du commerce, il fit un voyage en Italie (1775); il y étudia les monuments des beaux-arts et sentit se développer ses goûts artistiques. C'est alors qu'il forma le projet d'aller se fixer à Paris où il se rendit en 1776. Admis dans les sociétés lettrées et aimables, il s'y lia avec des artistes célèbres, des hommes remarquables. Ce milieu favorisa ses dons et façonna son goût des choses élevées. Il avait un caractère très franc, avec cela de la douceur, et bien des qualités qui le firent rechercher. (...)
Elève et ami du peintre Pierre-Henri de Valenciennes, il publia, en collaboration avec lui, des "Eléments de perspective pratique, à l'usage des artistes, suivis de réflexions et de conseils à un élève sur la peinture, et particulièrement sur le genre du paysage" (Paris, 1800); ouvrage estimé, devenu classique. Croze-Magnan avait donné le texte explicatif d'un recueil devenu fort rare et intitulé :

"Arétin d'Augustin Carrache, ou recueil de postures érotiques gravées par Coyni
d'après les gravures à l'eau-forte de cet artiste célèbre. A la nouvelle Cythère." (Paris, 1798). (...)

Travailleur infatigable, esprit scrutateur et parfois étincelant, Croze-Magnan jouissait de l'estime des artistes et des littérateurs. Il avait adressé à Berchoux "Le Gastronome de Paris, épître à l'auteur de la Gastronomie" (Paris, 1803).
Ce sujet avait tenté son érudition; suivant la marche d'Athénée, il se livra à des études sérieuses et forma un recueil important de recherches sur toutes les choses que l'homme peut manger ou le "Nouveau banquet des Deipnosophistes du jour" (4 vol. in-4, restés manuscrits). (...)
On le recherchait pour son goût délicat et pour la variété de ses connaissances. Il excellait dans la poésie légère; ses vers faciles et gais avaient charmés les sociétés spirituelles de Paris et de Marseille.
{Souffrant de la pierre, il abandonna Paris en 1809, vendit sa bibliothèque et revint à Marseille où il devint bibliothécaire de la ville. Il mourut en 1818.}
Croze-Magnan a subi la destiné de la plupart des hommes remarquables?: l'oubli a couvert son nom d'un voile épais.

Robert Reboul, Journal de Grasse (16/08/1888)"
 

Taches d'encreVARIATIONS

Un livre anonyme déniché chez un antiquaire : L'Arétin d'Augustin Carrache, recueil de postures érotiques, dont toutes les gravures sauf une (voir le supplément d'Ironie n°28, le satyre saillissant) ont été arrachées de façon sauvage. J'ai enquêté. J'ai vu l'ensemble des gravures à L'Enfer de la Bibliothèque Nationale et fini par trouver l'auteur de ces 20 variations autour de la jouissance, d'une ironie érotique où le texte et les images s'amusent en échos redoublés à multiplier les plaisirs : Simon-Célestin Croze-Magnan. En voici quelques passages où l'inconstance se fait vertu.


VARIATION I : Julie et un athlète

"Parmi les princesses romaines qui portèrent le nom de Julie, la plus célèbre fut la fille d'Auguste, que cet empereur maria successivement à Marcellus, à Agripa, et à Tibère.
Son père l'aimait éperdument. Elle le méritait par sa beauté, ses grâces, la légèreté et la délicatesse de son esprit; mais aussi libertine que belle, la multitude de ses amans fut innombrable.
Son mari Agripa étant vieux et ne pouvant satisfaire ses désirs, elle s'en dédommageait en se livrant à tous les jeunes gens de Rome. "C'était assez, disait-elle, d'être fidèle à son époux tant qu'elle n'était pas enceinte, et de ne pas lui donner d'enfant étranger." (...)
On ne peut douter que Julie accoutumée au changement dans les objets de son amour, ne cherchât avec eux tous les moyens de varier les plaisirs de la jouissance. C'était vraisemblablement l'opinion de Carrache, qui l'a représentée dans cette attitude lubrique.
L'amant avec lequel elle s'escrime est supposé un athlète vigoureux, bien capable de répondre aux provocations de l'héroïne (...)
Si nos ingénieux libertins, transmettent par la presse ou par le burin toutes les attitudes que la volupté, le raffinement et la débauche inventent et mettent chaque jour en usage, la postérité ne peut gagner aux connaissances érotiques que nous lui préparons. Dans le vrai, nous sommes forcés de convenir que si le changement de mets excite l'appétit, la variété des jouissances en augmente la volupté, et notre bon La Fontaine avait raison de dire :

Même beauté tant soit exquise,
Rassasie et saoule à la fin;
Il me faut d'un et d'autre pain;
Diversité, c'est ma devise."


VARIATION II : Antoine et Cléopâtre

"Nos amans éprouvèrent cette vérité. Antoine, qui s'était livré avec trop d'ardeur à la fougue de ses passions, s'aperçut de la baisse de ses facultés; et pour relever sa faiblesse, il eut recours aux aphrodisiaques connus de son temps, tels que les artichaux, les huîtres, les asperges, les testicules de bélier, les polypes, etc.
Il alla même jusqu'à coucher sur des éponges pour ranimer ses forces épuisées dans les combats amoureux. Mais ces ressources n'étaient que momentanées, et ne faisaient qu'augmenter ses regrets.
Cléopâtre au contraire dans l'âge où le tempérament s'attise par l'exercice, sentait plus que jamais les besoins de son cœur, et ne trouvant pas dans son amant tout ce qu'il fallait pour les satisfaire, ne manquait pas de prendre ailleurs son supplément. La chose lui était facile, puisque tous les amis et les courtisans d'Antoine étaient si éperdument amoureux de ses charmes, qu'il y en eut plusieurs qui choisirent de coucher une nuit avec elle, à condition de perdre la vie le lendemain.
Antoine s'aperçut des infidélités de Cléopâtre. Il lui en fit des reproches. Elle lui avoua ingénument qu'elle était emportée par une ardeur immodérée, que ne pouvant résister au désir qui la pressait, elle s'était déguisée pendant la nuit, pour aller dans un lieu public, où elle avait connu cent six hommes; et que malgré tant d'assauts, elle en était sortie sans être rassasiée. Ce qu'il attribuait à une maladie de cœur plutôt qu'à une débauche d'esprit."


VARIATION III : Le satyre et sa femme

"Un illustre philosophe de nos jours a dit fort judicieusement :

"on ne connaît si l'on aime véritablement une femme, qu'au moment qui suit la jouissance."

Il paraît qu'il a fondé son opinion sur cet ancien adage : omne animal post coïtum triste.
En ne considérant l'amour que du côté physique, il est certain que le besoin une fois satisfait, les moyens qui ont servi à le soulager deviennent indifférens, quelquefois même désagréables.
Mais pour peu que le cœur influe sur une liaison et que le sentiment inspire le désir, ce n'est plus une tristesse qu'on éprouve à la suite de la jouissance, c'est une douce fatigue, et cette fatigue est encore un plaisir.
Un long calme succède au tumulte des sens
Le feu qui nous brûloit par degrés s'évapore;
La volupté survit aux pénibles élans;
L'âme sur son bonheur se repose en silence,
Et la réflexion fixant la jouissance,
S'amuse à lui prêter un charme plus flatteur. (Parny)"


VARIATION IV : Ovide et Corinne

"Doué d'une imagination brillante, plus libertin que sensible, admis à la cour d'Auguste, lié avec tous les beaux esprits de son temps, connu de tout Rome par ses ouvrages galans, on ne doit pas être surpris que ce poête ait mis ses leçons en pratique, et joint souvent l'exemple au précepte.
Il entra fort jeune dans la carrière amoureuse, et il n'avait qu'environ vingt ans, lorsqu'il chanta ses amours pour Corinne.
Malgré les petites querelles, les jalousies, les brouilleries, les vivacités un peu brutales qu'il se permettait de tems en tems envers elle, il paraît que cette femme charmante fut toujours sa maîtresse chérie.
Il est vrai que Corinne ne craignit pas de lui faire quelques infidélités. Elles étaient bien pardonnables, puisque cette belle ne pouvait ignorer celles d'Ovide, qui les publiait dans ses poësies et qui lui donnait ses propres esclaves pour rivales.
S'il faut en croire notre poête, il devait être un vaillant champion dans les combats de Vénus; car il se vante d'avoir jadis donné neuf preuves consécutives d'amour dans une nuit passée avec Corinne, et de s'être encore montré depuis peu passablement énergique."


VARIATION V : Le satyre saillissant

"L'homme favorisé par la perfection de ses organes, peut à son gré prolonger ses jouissances, et goûter par ses facultés intellectuelles, des sensations que ses forces physiques lui refusent quelquefois, quand il ne sait pas modérer ses désirs.
Il est celui de tous les êtres à qui la réussite de la génération exige le plus de rapports dans l'accouplement; et soit qu'il se livre trop souvent, ou avec trop d'ardeur aux charmes de la jouissance, soit que sa passion ne soit pas également et au même point partagée, le couple humain est fréquemment sans progéniture.
Les anatomistes et les médecins ont cherché à deviner les causes de cette stérilité et les moyens de la prévenir ou de la corriger; mais ils n'ont donné la plupart, que des conseils vagues qui ne peuvent s'appliquer à tous les individus, puisque tous les individus varient dans leur complexion et leur tempérament. (...)
Il faut avouer que cette posture est susceptible de quelque inconvénient qui répugne aux âmes timorées; mais on peut lever leurs scrupules, en leur citant l'autorité du R.P. Sanchez, théologien, et casuiste très-versé dans cette matière. Il nous assure qui est permis d'en user en tout bien et tout honneur.

Licet ludere inter clunes dum modo fiat ejaculatio in vas naturale
Il est permis de s'amuser entre les fesses pourvu que l'on éjacule dans les vases naturels.

Après une telle décision, on peut agir en toute sûreté de conscience.
A l'égard des gens instruits et qui ont adopté la maxime antique :

Toute femme est femme partout,

ils conviendront avec nous, que la bienfaisante nature nous ayant donné les moyens de varier, multiplier et graduer nos jouissances, c'est lui faire affront que de ne pas les employer tous, quand ils sont en notre pouvoir. L'homme sensible et raisonnable doit d'ailleurs penser qu'il est de son devoir de procurer à la digne compagne de son existence, autant de plaisirs que la volupté lui en suggère. Ces moyens seront autant de nœuds pour se l'attacher avec plus de force et d'agrémens.
Nous sommes persuadés que les femmes amoureuses nous sauront gré de la leçon que nous faisons aux hommes; mais aussi les engageons-nous à se prêter aux petites fantaisies de leurs amans, et même de leurs maris. Elles tourneront certainement à leur profit.
Nous savons qu'il est des femmes revêches, bégueules ou mal avisées, qui se refusent à toute complaisance, et ne veulent jamais sortir de leur routine monotone et fastidieuse. Ces prudes matrones sont les jansénistes de l'amour; ce serait perdre le temps que de chercher à les convertir. Nous les plaignons de leur apathie, et les abandonnons à leur malheureux sort; elles ne méritent pas de connaître les délices d'une volupté variée; mais elles doivent s'attendre à être tôt ou tard délaissées, et à recevoir le juste reproche que Martial adressait à sa femme :

Toi, tu te plais dans l'obscurité : moi, j'aime à m'amuser avec la lampe pour témoin, et à épuiser ma vigueur à la clarté de la lumière. Une camisole, des tuniques, des manteaux sombres cachent ton corps : à mon goût, jamais jeune femme n'est assez nue sur le lit. J'adore les baisers qui imitent ceux des colombes caressantes : toi, tu m'embrasses comme tu as l'habitude, le matin, d'embrasser ta grand-mère.
(Livre XI, Epigramme CIV)
 


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