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Tychiade : Eh quoi Simon, tous les hommes, libres ou esclaves, n'ont-ils pas appris un art, dont l'exercice les rend utiles à eux-mêmes et à leurs concitoyens ? Toi, à ce qu'il paraît, tu n'exerces aucun métier pour ta propre utilité ou celle des autres.(...) Y a-t-il un art que tu connaisses, par exemple la musique ?
Le Parasite : Non, par Zeus !
Tychiade : C'est donc la médecine ? La géométrie ?
Le Parasite : En aucune façon.
Tychiade : Eh bien, est-ce la rhétorique ? car, pour la philosophie, tu en es aussi loin que la nullité même.
Le Parasite : Encore plus, s'il est possible. Ne crois pas me faire injure en me reprochant une chose que je ne sache pas; je conviens, en effet, que je ne vaux rien, et même moins encore.
Tychiade : A la bonne heure. Mais peut-être n'as-tu appris aucune de ces sciences, à cause du temps qu'elles exigent et de leur difficulté. Tu sais du moins quelqu'un des métiers ordinaires, maçon ou cordonnier ? car ta fortune ne te permet pas de vivre sans exercer une de ces professions.
Le Parasite : C'est vrai, Tychiade; et cependant je ne sais aucun de ces métiers.
Tychiade : Quelle est donc ta profession ? (...)
Le Parasite : C'est l'art du parasite, et j'en suis l'inventeur. (...) Un art est un ensemble de notions positives réalisées par la pratique, dans un but utile à la société; (...) et la première, pour un parasite, est d'éprouver et de discerner qui est le plus en état de le nourrir, celui à la table duquel il peut s'asseoir, sans avoir lieu de s'en repentir un jour. (...) L'art du parasite est d'autant plus important, qu'il connaît et découvre beaucoup mieux que la divination les choses secrètes et cachées. (...) De plus, savoir s'arranger, dans les repas, de manière à s'en aller le plus satisfait, paraître un aimable convive à ceux qui ne possède pas le même talent; crois-tu que cela puisse se faire sans raison et sans sagesse ?
Tychiade : Non, sans doute.
Le Parasite : Et maintenant, la finesse de goût nécessaire pour distinguer les qualités ou les défauts des plats et des mets te semble-t-elle d'un homme sans valeur, après que le divin Platon a dit :
"Si celui qui doit prendre
sa part d'un festin n'est pas versé dans l'art culinaire, il ne pourra
pas bien juger l'apprêt des morceaux ?"
Théétète.
Qu'ainsi l'art du parasite soit un ensemble de notions positives, réalisées par la pratique, c'est ce qu'il t'est facile de comprendre. En effet, dans les autres arts, les notions se conservent des jours, des mois, des années entières, sans avoir besoin d'exercice, et elles ne sont point perdues pour celui qui les possède, tandis que si les notions du parasite ne sont pas mises en pratique chaque jour, c'en est fait non-seulement de l'art, mais de l'artiste lui-même. Quant à l'utilité, n'y aurait-il pas folie à élever un doute ? Pour ma part, je ne vois rien dans la vie qui soit plus utile que de boire et de manger, et il est impossible de vivre sans cela. (...) La profession de parasite est l'art de boire et de manger, de dire ce qu'il faut pour obtenir ces deux avantages; son but est l'agréable.
Tychiade : Admirable ! voilà une excellente définition de ton art, mais prends garde que quelques philosophes ne te cherchent noise à propos du but.
Le Parasite : Il me suffit que ce but soit tout à la fois celui du bonheur et de ma profession. Ce qui le prouve, c'est le témoignage du sage Homère (L'Odyssée, chant IX, v. 5 et suivants) en admiration devant la vie du parasite, qui lui paraît pleine de félicité et la seule digne d'envie.
Il n'est point, à mon
gré, de plus charmant destin,
Que de voir tout un peuple assis en un festin;
Les pains avec les chairs abondent sur la table;
La coupe, à tout moment, puise un vin délectable
Que porte l'échanson et qu'il verse à plein bord.
Ensuite, comme s'il n'avait pas assez témoigné son admiration, il rend sa pensée encore plus claire en disant :
Je ne crois pas qu'au monde il soit rien de plus beau.
Ces vers ne veulent pas dire
autre chose que le bonheur est dans la vie du parasite. (...) Epicure, je le
sais, n'a pas honte de s'approprier ce bonheur, qui est la fin même où
tend le parasite : mais c'est un vol; l'agréable n'a rien de commun avec
Epicure; il est tout au parasite, et je le prouve. L'agréable, selon
moi, consiste à avoir un corps exempt de douleur, l'âme libre de
trouble et d'inquiétude : le parasite jouit de ces deux privilèges,
l'épicurien n'a ni l'un ni l'autre. (...) Cet Epicure, un sage, je le
veux bien, a de quoi manger ou non. S'il n'a rien, il ne peut vivre heureux,
il ne vivra même pas : s'il a de quoi, cela lui vient de lui ou d'un autre.
Si cela lui vient d'un autre, il est parasite, et non plus ce qu'il prétend
: si c'est de lui, il ne vi pas heureux.
Tychiade : Et pourquoi pas ?
Le Parasite : Si c'est par lui-même qu'il a de quoi manger, ce genre de vie, Tychiade, entraîne une foule d'embarras. Considères-en le nombre. Ne faut-il pas que celui qui veut vivre agréablement satisfasse tous ses désirs ? Qu'en dis-tu ?
Tychiade : Je le crois.
Le Parasite : Peut-être y parviendra-t-il, s'il possède de grands biens; mais s'il a peu de chose, s'il n'a rien, c'est impossible : il sera un mendiant et non un philosophe, et ne pourra plus arriver à son but; je veux dire à l'agréable. Mais je le suppose riche, en état de dépenser largement pour contenter ses désirs, il ne parviendra pas davantage à son but. Pourquoi cela ? Parce que, de toute nécessité, celui qui dépense son bien est en proie à mille tracasseries. Tantôt, il lui faut batailler avec son cuisinier pour un ragoût mal accommodé, ou, s'il ne bataille pas, il sera forcé de manger un mauvais plat et de se passer de plaisir; tantôt il a maille à partir avec son intendant pour la mauvaise gestion du ménage. (...) Si toutes ces contrariétés arrivent à Epicure, et c'est tout naturel, il ne parviendra jamais à son but. Le parasite n'a pas de cuisinier contre lequel il s'emporte, pas de champs, pas d'intendant, pas d'argenterie dont la perte lui cause un vif chagrin, mais il a tout ce qu'il lui faut pour manger et pour boire, et seul il n'est jamais exposé aux ennuis qui viennent nécessairement assaillir les autres. La profession de parasite est un art, voilà qui est amplement démontré par ces raisons et par les autres : il me reste à faire voir que c'est l'art par excellence (...). L'art du parasite, on le voit bien, est le seul qui puisse s'apprendre sans travail. Qui est-ce qui sort, en effet, d'un repas en pleurant, comme vous voyez chaque jour des élèves sortant de chez leurs maîtres ? Qui est-ce qui, se rendant à un festin, a la figure triste, comme ceux qui vont aux écoles ? En outre, c'est toujours de son plein gré que le parasite va s'asseoir à une table pour y faire preuve de son talent : ceux qui étudient les autres arts les prennent en dégoût au point que certains les abandonnent sans retour. (...) Dans les autres arts, on n'arrive que longtemps après les avoir étudiés à en recueillir le prix :
Le chemin est glissant et pénible
à tenir
(Parodie d'Hésiode, Travaux et Jours, v. 290)
L'art du parasite, seul entre tous, vous procure cette jouissance, dans le temps même de l'apprentissage : le commencement et la perfection s'y donnent la main. Les autres arts ont tous été inventés pour fournir à notre subsistance; celui du parasite la lui assure aussitôt qu'il commence à l'exercer. (...) Allons plus loin, Tychiade : tous les autres arts ont besoin du mien : le mien se passe de tous les autres.
Tychiade : D'accord; mais ceux qui prennent le bien d'autrui ne te semblent-ils pas coupables d'injustice ?
Le Parasite : Certainement.
Tychiade : Et le parasite, qui prend le bien d'autrui, sera-t-il le seul qui n'en soit pas coupable ?
Le Parasite : Je ne sais trop que dire. Cependant l'origine des autres arts est vile et obscure; celle de l'art du parasite est tout à fait glorieuse. L'amitié, dont le nom est si vanté, n'est-ce pas elle, quand on y réfléchit, qui a donné naissance à la profession de parasite ?
Tychiade : Comment cela ?
Le Parasite : Personne, ce me semble, n'invite à dîner un ennemi, un inconnu, ni même un homme avec lequel on n'est pas très lié; il faut être amis depuis quelque temps pour être initiés aux mêmes libations, à la même table, et aux mystères de mon art. J'ai souvent entendu dire : "Comment un tel se prétend-il mon ami ? il n'a jamais bu ni mangé avec nous." Ce qui prouve qu'il faut avoir bu et mangé avec quelqu'un, pour le considérer comme un ami fidèle. (...) Aussi, il est bien juste que les parasites soient les amants de ceux qui les nourrissent. (...)
Tychiade : En voilà assez. Comment me prouveras-tu maintenant que ton art est, en mille occurrences, préférable à la rhétorique et à la philosophie ?
Le Parasite : Il y a, mon cher, deux circonstances bien distinctes dans la vie humaine, la paix, n'est-ce pas ? et la guerre. L'une et l'autre obligent les talents à se produire et forcent chacun à montrer ce qu'il vaut. Examinons d'abord l'état de guerre (...) Le général ordonne à tous ceux qui sont en âge de porter les armes de venir s'enrôler. Ils accourent, et, parmi eux, je vois des philosophes, des rhéteurs et des parasites. Commençons par les mettre à nu, car il faut absolument se déshabiller pour endosser une armure. Vois-moi tous ces homme, mon cher, les uns après les autres, et inspecte leur corps. Les uns, exténués par le besoin, sont pâles, maigres; ils donnent le frisson. On les prendrait pour des blessés abandonnés sur le champ de bataille. (...) Passe maintenant du côté du parasite : regarde-moi cette prestance ! Ce corps n'est-il pas bien en chair, et d'un teint réjouissant ? (...) Vois ensuite cet air martial, cet il terrible, comme le mien, ce regard farouche et sanguinaire : il ferait beau voir de porter à la guerre un il timide et efféminé. (...) Et maintenant quelle est l'attitude du parasite à la guerre ? (...) Le temps que les autres soldats, saisis de crainte, passent à bien ajuster leur casque, à endosser leur cuirasse, ou à trembler d'avance à l'idée des mauvaises chances de la guerre, le parasite l'emploie à faire un bon repas, la figure épanouie, et, quand on se met en marche, il combat au premier rang. (...) En temps de paix, l'art du parasite diffère autant de la philosophie que la paix elle-même de la guerre. (...) Le parasite ne se rencontre jamais sur l'agora ni aux tribunaux; tous ces endroits-là, j'imagine, conviennent plutôt aux sycophantes : la sagesse et la modération y sont inconnues. Quant aux palestres, aux gymnases et aux festins, il les fréquente et en fait l'ornement. Or, voyez dans une palestre un philosophe ou un orateur dépouillé de ses vêtements; mérite-t-il d'être comparé à un parasite pour la beauté du corps ? Est-il l'un d'eux qui, paraissant dans un gymnase, ne soit pas la honte du lieu ? (...) Enfin, dans un banquet, qui peut disputer au parasite la palme pour le badinage ou pour l'appétit ? Qui sait le mieux égayer les convives ? Est-ce l'homme qui chante et sème les traits d'esprit, ou bien cet autre qui ne rit jamais, et qui, enveloppé dans son manteau, les yeux à terre, semble plutôt assister à un enterrement qu'à un repas ? Un philosophe dans un banquet me fait l'effet d'un chien dans un bain. (...) D'abord on voit qu'en toute occasion le parasite se rit de l'opinion et se soucie fort peu de ce que pensent les hommes. Les orateurs, au contraire, et les philosophes, sont, je ne dis pas quelques uns, mais tous, dévorés d'orgueil et de vanité, et non pas seulement de vanité, mais, ce qui est encore pis, de la soif de l'argent. Le parasite témoigne pour l'argent autant d'indifférence qu'on en a pour les cailloux du rivage, et il ne veut pas que l'or soit préférable au feu. (...) Cette passion n'est pas la seule que tu trouveras en eux : ils en ont bien d'autres; tristesses, colères, jalousies, désirs de toute espèce. Le parasite est exempt de tous ces maux. Jamais il ne se fâche; sa patience lui fait tout endurer; il n'a personne contre qui il puisse se mettre en colère. Si quelquefois il s'emporte, son courroux ne l'entraîne à rien de terrible ni de farouche, il ne produit que le rire et la gaieté des convives. De tous les hommes, c'est celui qui a le moins de chagrin; son art lui procure l'agrément et l'avantage de n'avoir jamais aucun sujet de tristesse. Il ne désire ni gloire, ni richesses, ni mignons.
Tychiade : Mais Simon, il est vraisemblable que le manque de nourriture doit lui causer de la peine.
Le Parasite : Tu oublies, Tychiade, que celui-là cesse d'être parasite, qui manque de nourriture. Sans le courage, il n'y a pas d'homme courageux, ni d'homme prudent sans la prudence; sans le manger il n'y a plus de parasite.
Tychiade : Je suis forcé d'en convenir. Aussi dorénavant, je veux, comme les écoliers, t'aller voir le matin et l'après-dînée, afin d'apprendre ton art. Il est juste que tu ne te fasses pas scrupule de me l'enseigner, à moi, ton premier élève. On dit que les mères ont un faible pour leurs premiers enfants.