IRONIE numéro 33 - Supplément Spéculations
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

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Tache d'encre

"L'amour est à réinventer, on le sait.
Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée.
La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté :
il ne reste que froid dédain, l'aliment du mariage, aujourd'hui."

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer

 


1

Mercredi. Un après-midi de soleil moucheté de coussins blanc cassé s'ouvrait à la marche pensive d'un homme seul, mal rasé. Il se regardait dans la glace furtive d'une devanture de café refait, soupesant ses quarante cinq ans, à la recherche d'un baiser quotidien non conventionnel. Stéphane Gréban flânait. Miné de merdes canines, chaque bout du trottoir l'invitait, à l'instar d'un tapis rouge se déroulant devant les pieds nickels d'un président enrobé de pouvoirs. C'était agréable, rare, après un long déjeuner, avant que la lumière ne déclinât, d'entrer dans un square à fleurs courtes et touffues, respirer l'oxygène invisible des arbres pollués, puis se choisir un bon banc solitaire, à l'écart de l'aire de jeu où commençait à s'agglutiner, comme les mouettes affolées d'extase lorsqu'elles se ruent sur un morceau de pain mouillé par le ressac, la marmaille du quartier.

Le cul sur les lattes froides du banc vert, Stéphane pensait aux enfants qu'il aurait pu avoir. Il écoutait les petits cris, brefs accentués vifs, mêlés aux gazouillements plaintifs des oiseaux gelés, ferma le sas de ses yeux, pour rêver ... Ces sons rieurs alors que sa vie lui semblait de plus en pire terne. Il ne se souvenait pas d'avoir eu une femme qui l'aima, qu'il aima. Quarante cinq ans, né en quarante cinq : milieu du siècle, de sa vie. Il était passé de l'autre côté du miroir de la jeunesse, dans un avenir plus flou où l'incident pouvait advenir à chaque instant, comme une surprise du temps.

 


2

Contrairement aux apparences, Stéphane n'était pas un fonctionnaire. Après une formation de gestion à l'université, il occupait depuis vingt ans (l'usure) un poste de comptable dans une petite entreprise privée à rentabilité limitée avec un patron sympathique et bon. Un salaire correct, il vivait bien. Il louait un deux pièces depuis quatre ans dans un quartier qui favorisait encore les rencontres insolites : le dix-huitième arrondissement.

Le soir, en rentrant, il ne pouvait détourner son regard envieux, de plus en plus paranoïaque (valse des serrures), des vitrines scandaleuses exposant, en cuir et latex, des bites énormes pour les vagins les plus fous et autres ustensiles en fer. Il tenait à son quartier pour la chaleur de son électricité démentielle, voyante et lécheuse, le côté caché inhérent à toute démonstration grandiloquente. Quatorze juillet du sexe toute la nuit : le faste, la prise du sexe, de la Bastille-ceinture de chasteté, slip dissimulant les chambres sales, les rues sombres, sortes de vulves enfouies derrière les lumières du vice.

Une fois, il tenta de passer outre le rideau rose, hop ! Il put enfin voir de plus près les outils à fantasmes qui provoquaient son sourire; jusqu'ici, il n'avait jamais ri de la sexualité des autres. Il se positionna devant un peep-show, introduisit sa pièce, la grosse, mais sortit frustré de la fente, préférant de loin les grandes dames. Peut-être n'avait-il pas pu finir ce qu'il avait commencé seul dans sa cabine, ou, la vision d'une femme coupée de sa tête, de la parole, les seins sourires uniformisés ne suffisaient plus. Il voulait en voir plus, avide. Et Stéphane détestait payer, avare. Ce n'était qu'un consommateur forcé. Ce paradoxe le poussait sur la voie de la gratuité utopiste, entre autre celle des sentiments, du sexe pour être plus précis. Et ce qu'il supportait mal, c'était que, de temps à autre, il devait payer pour jouir.

A ses dix-huit ans, son père l'emmena lors d'une de ses virées extra-conjugales "aux putes" ! Cadeau d'anniversaire afin d'accomplir sa majorité, son rôle d'homme dans la société. Il se souvenait du geste qu'avait eu son père dans la voiture, après avoir longé quatre ou cinq fois les bordures du bois où des filles montraient leurs jambes. Il avait pris de son porte-feuille deux billets de cent francs, énergiquement, comme un ordre à l'adresse d'une femme à demi-dévêtue qui ressemblait à sa maman. "Tiens, c'est mon fils, apprends lui tout". Stéphane fuyait ce dépucelage payant, la genèse de sa vie d'homme qui le dégoûtait. Il rêvait souvent qu'une femme nue entrée dans son appartement bourré de cartons, le voyant agité, noyé dans son sommeil de célibataire, s'amuserait avec son phallus, puis le mettrait au secret dans son ventre : ça, c'était gratuit. Cependant, chaque soir, son avarice ne l'empêchait pas de passer près de Pigalle où il picorait les peep-show de différents magasins avant de se mitonner son dîner.

 


3

C'était mercredi, avec une grève des transports en commun : baroud d'honneur des syndicats face à l'envahisseur capitaliste, Mickey, héros d'EuroDisney, heureux héraut. Du coup, il ne voulait pas se rendre au siège de l'entreprise. De plus, il était fatigué de sa vie au cours rapide et souhaitait faire le point. Enfin, il prenait le temps de se regarder.

Son enfance (dans la classe moyenne), son adolescence entre une mère secrétaire et un père employé de bureau furent d'une banalité navrante. En cela, il correspondait à la majorité des enfants. L'originalité de son existence résidait dans son toujours-célibat suspect. Etait-il impuissant ? Catholique fervent ? ou les deux à la fois ? Onaniste ? Homosexuel ? Stérile ? Laid ? Non. Paraissait-il insupportable pour une femme, méchant, trop vicieux ? Non. Il était doux, d'une timidité doublée d'un sérieux tout de même peu attractif. Juste simple, il raffolait des femmes, les peaux, les odeurs. Son célibat officiel cachait ses nombreuses liaisons, son goût prononcé pour le sexe plat sans se mouiller au mariage facile, agaçant. Toutes les femmes qu'il pût toucher furent des maîtresses (bien qu'il ne fut pas marié) ou des putes. Agnès, Valérie, Brigitte, Florence, Lætitia, Elisabeth ...

Entre ces liaisons, qui ne duraient pas plus de trois ans, Stéphane avait parfois des aventures de fin de soirées. Maintenant, il faisait attention, ayant peur de mourir par la baise. Périodiquement, il couchait avec Brigitte, une amie de Paul, un vieux copain de fac qui l'avait initié aux longues nuits dans les bars sud-américains de la capitale.

Brigitte était divorcée sans enfant : tout s'arrangeait. "Les enfants et le divorce sont antithétiques" (Stéphane). Ils se voyaient à mi-temps. "Vivre ensemble est inacceptable" (Brigitte). Stéphane freinait leurs rencontres, désappointé. De son côté, Brigitte regrettait sa vie, et son humeur déteignait. Elle avait connu l'orgasme grâce à lui, un après-midi d'automne. Seuls ces moments d'amour, au pieu, le phallus dans le vagin pas toujours propre, arrivaient à l'extirper de sa vie tiède.

 


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Le square était bruyant. Le nombre d'enfants avait doublé. Une vieille, courbée, entra en faisant grincer une des portes battantes du square. Stéphane, qui se réveillait de son imagination, suivait son avancée : première frayeur du jour ! Une vieille sortie d'un cauchemar claudiquait vers l'aire de jeu. Elle avait sur ses épaules pendantes un voile entièrement brodé, noir. Très lent, son pas peu sûr, Stéphane cherchait sa canne sans succès. Et soudain, elle s'agrippa au premier landau qu'une maman avait laissé là par inadvertance. Après avoir refait son lacet usé, il leva la tête. La vieille se tenait là, imperturbable, debout. Maintenant, elle faisait des signes, brandissait un hochet vert tel un prêtre bénissant une dépouille. Donc, un bébé vivait dans ce landau neuf.

Stéphane haïssait les vieux. Ses parents étaient morts jeunes, dans le calme : le cœur faible, ouf. Qui était cette vieille ? Une grand-mère ? A cette idée logique, la dame âgée lui parut sympathique. D'ailleurs, elle écartait franchement ses nombreuses rides, les ronds d'années des troncs d'arbres qui marquaient son âge : le rideau des rides reléguées près des oreilles dévoilait un pli petit rire. Avec frénésie, elle jouait avec le bébé qui devait répondre excité à ses pitreries. (Exubérant), la mère semblait absente ! On avait sauté une génération, écarté la matrice du bout de chou. La mère par l'aïeule tentant ou l'aïeule contre la mère.

 


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Stéphane, sans goudron, laissa sa place chaude. Un tabac à trois cents mètres du square le sigle rouge en forme de losange bombé indiquait. Il fumait depuis ses seize ans, s'inspirant de ses camarades beaucoup plus avancés que lui dans le franchissement des interdits parentaux. Il ne pouvait plus s'arrêter. "Un vice", disait-il résolu aux amis auxquels il pouvait potentiellement filer le cancer, la maladie inquiétante, latente. Il s'efforçait depuis peu d'épargner à ses collègues une fumée poumoneuse et opaque, lourde et persistante qui provoquait la toux et le picotement des yeux.

Du tabac, il sortit un paquet à la main. Il déchirait déjà le petit papier transparent et le bout d'aluminium, freins à son désir de prendre ce cylindre au trois quart blanc, orange l'autre. Une minute : juste le temps de faire la queue. Honteux en fuite, il faisait une démonstration évidente du manque. Il aurait fait aussi vite avec un distributeur. L'avenir de la distribution automatique : cassettes, canettes, billets, capotes, cafés, chocolats. Simple, rapide, efficace. Plus aucun contact humain, sans verbe. La facilité même, conversation obsolète. Machines gueules ouvertes. Ce qu'elles crachent ces boites métalliques ! Tiens bouffe, tiens dépense, tiens baise ... On améliore la vie lorsqu'on la déshumanise, lorsqu'on sape la parole. Tout est sex-shop. On entre, on paye, on sort; content ou pas, c'est comme ça. Stéphane marchait vite. Il pensait à cette minute dans le tabac. Le changement des mœurs et la perte de convivialité qui caractérisaient son époque le révoltaient. Lui-même jouait le jeu vif des journées sans parole, hochements de tête et sous-rires aseptisés de l'autisme généralisé. Il espérait des situations différentes où le dialogue, théâtre du quotidien partagé, bête, anodin, mais nécessaire, reprendrait son droit.

 


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Nul, usé, dépassé, désuet. Théorique. La réalité est tout autre : elle se situe entre la parole gratuite et son absence. Cela est un fait. Bien souvent la conversation, lorsqu'elle a lieu, dure et manque de consistance. L'américanisation des mœurs attaque le langage qui s'estompe. Il faut non seulement gagner de l'argent mais aussi du temps, surtout. L'époque est à la rapidité - science and company - atomique. Stéphane, dans le simple appareil de sa non communication :

Sa pensée s'interrompit net.

 


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Il venait de se rendre compte que la plupart des échanges humains n'étaient liés qu'à l'argent, rentables. Dans le meilleur des cas, un échange de mots usuels pouvait intervenir. Stéphane aurait aimé discuter de Carole, de la vie du café avec la vendeuse aux seins bombés. Aujourd'hui, il était trop anxieux. La vendeuse avertie de ses habitudes posa le paquet qui correspondait à son visage : la mémoire du produit associée à la tête. Il paya, et s'en alla sans un mot. Mieux qu'un distributeur ?

Stéphane venait de finir sa première cigarette, s'arrêta de nouveau. Serein, il alluma un second bâton goudronneux, leva la tête en accord avec son briquet et son regard voguant se cogna sur l'enseigne bleue d'un hôtel qu'apparemment il connaissait.

 


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Quatre ans déjà. C'était avec Agnès, une employée comptable qui remplaçait Valérie, une affreuse quadragénaire que 68 avait nonnifiée.

Valérie, enceinte, s'en était aperçue à cinq mois – des malaises que tous croyaient dus à de l'hypotension. Cette grossesse s'inscrivait dans la norme arithmétique des femmes soi-disant indépendantes mais trop seules qui stockent un homme mûr assez longtemps dans leur con refroidi, obscurantiste, pour qu'il y mette la petite graine génitrice. Nouvelle donne des mères tardives, parents vieux que l'on n'a plus envie de baiser. Nietzsche moqueur aurait susurré : "ces femmes se rendent compte à la limite de leur âge de fécondité du rôle qu'elles doivent tenir, celui de mère". Valérie, qui était loin de ses considérations actuelles, s'occuperait de son enfant futur, sans père – évanoui sous la cellulite d'une société matriarcale qui allait très mal. Agnès vint la remplacer, C.D.I., Comptable Développée Intérimaire. On ne savait pas quand Valérie reviendrait.

Agnès, brune aux cheveux courts qui masquaient ses oreilles menues, fut choisie. Elle chérissait l'acte d'amour. Un soir après le travail et le patron, informée de la disponibilité du célibataire Stéphane, elle l'invita à manger une pizza. Ces joues roses intriguaient Stéphane. Il aurait voulu les croquer, tellement plus appétissantes que ces pizzas molles, dégoulinantes de tomates en conserve. Stéphane adorait manger les femmes, les femmes à manger. Avant de leur faire l'amour, il leur suçait toujours le sexe, sorte de rituel proche du cannibalisme de survie. Certaines ayant refusé, il ne les baisa point.

Les yeux noirs d'Agnès allumèrent la lascivité mâle qui commençait à remplir son pénis de sang. Il ne termina pas le plat, stoppa la fourchette qu'elle s'apprêtait à porter à sa bouche docile, paya car c'était l'urgence. Ces joues l'ensorcelaient sexuellement. Il les lui fallait, ici et maintenant, pour son dîner. Il sortit du restaurant, respira, repéra de suite le néon bleu d'un hôtel tout confort une étoile - celui-là même en face duquel il alluma sa cigarette, sa deuxième. Il paya, encore (la chambre), uniquement pour assouvir son désir, agrémenter son fantasme. Il posa Agnès sur la couverture beige, la déshabilla vivement alors qu'elle n'arrêtait pas de rire comme sous l'effet de chatouillements successifs et précis, lui mangea ses rondeurs, pianissimo d'abord, ses fesses, ses joues surtout, puis plus preste, ses seins étoffés.

 


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Le rond le titillait. Edwige fut son plus beau souvenir rebondi, merveilleux trampoline plantureux. Enceinte de huit mois, rencontrée à un colloque sur la comptabilité des entreprises privées, mariée, mère de trois enfants déjà, elle avait cédé aux charmes langoureux de Stéphane qui louait sa maternité, le rond qu'elle portait si bien. Durant ces réunions fastidieuses, il considérait ce ventre qu'il désirait déguster. Edwige en était flattée, mais gênée aussi par l'œil pervers posé sur sa mappemonde maman.

Le soir même, dans ce château qui abritait les séminaristes à quelques kilomètres de Paris, il frappa à sa porte. Elle ouvrit surprise mais ravie, le reconnut. Elle savait ce qu'il voulait et ce regard insistant sur sa fierté l'avait retournée, plutôt mouillée. Elle enleva son long tee-shirt. Il toucha, palpa. A genoux, devant la terre-mère, il enleva la culotte noire. Assise sur le bord du lit. Jamais il ne lécha aussi longtemps, aussi consciencieusement le sexe d'une femme. Le vagin baignait dans la salive qu'il produisait rapidement et le foutre mielleux. Il voulait plonger sa tête dedans, explorer l'intérieur. Edwige regardait la crinière affolée de Stéphane entre ses cuisses lourdes. On aurait dit qu'il désirait avaler le fœtus, le happer comme on gobe un œuf. Elle jouissait, Edwige, plus que de coutume, hoquetant des sons aigus et tenant ferme des deux mains son ventre. Il fallait éviter l'explosion due aux secousses sismiques de la langue mâle en pleine vie.

Ils avaient joui très fort, au comble. Après les orgasmes mélangés, Stéphane se recroquevilla et posa sa tête de bébé perdu sur le coussin d'air vivant d'une maman qu'il avait fait sienne. Après l'accouchement, il voulait la revoir. Physiquement, elle ne répondait plus à ses envies de bouffe. Elle avait perdu son ventre, l'origine du monde qui le faisait bander. Il mâchait tous ces ronds dans sa tête. Les creux l'intéressaient moins.

 


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Chaque femme était la clé d'un puzzle en formation, jamais achevé. Edwige touchait de près la vierge de maternité, l'Agnès dodue qui remuait son cul dans la rue. Plusieurs fois des hommes lui demandaient le prix de la passe. Agnès racontait tout à Stéphane qui lui humait l'anus dei le soir. Souvent, elle lui faisait l'amour devant la télévision le son à fond, le suçait durant les jeux télévisés et l'imbriquait pendant les variétés. En variété, elle connaissait parfaitement les dessous-dessus du Kama-Sutra télévisuel : Family Gold, Star neuf zéro, Sainte Soirée et la ribambelle de débilités accumulées lui faisaient ruisseler l'entrejambe poilu. Stéphane adorait ça.

Désinvolte, elle s'amusa avec le comptable, inconstance oblige, chaque soir jusqu'au retour de Valérie. Laquelle revint cinq mois après son départ, les photos du nourrisson dans le sac. On pouvait voir, près du bébé, les yeux fermés, le père qui avait enfin reconnu l'enfant (remords) sans pour autant assumer sa responsabilité envers l'adultérin.

Agnès partit à Dijon où elle trouva grâce à son frère un travail stable. Stéphane lui envoya quelques lettres. Un an après, elle était mariée. Stéphane pincé au cœur se languissait des ronds d'Agnès. Il dut recommencer ses virées nocturnes pour trouver un sexe à manger, de l'herbe à brouter comme un ruminant en manque. Il ruminait sa vie instable et voulait que ça change. Or, il n'avait pas le courage de provoquer ce changement qu'il jugeait, en fait, superflu, trop flou.

 


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Quittant le néon bleu de l'hôtel tout confort une étoile, il retrouva son banc froid. La douairière aux cheveux gris, tirés pour accentuer son visage décati, serrait avidement, pareil, l'anse du landau. Il repensait à Edwige et aux anonymes qu'il côtoyait les jours sans.

Cette vieille l'inquiétait de nouveau. Il prenait le temps d'observer des situations anodines qu'il ne pouvait remarquer en temps normal. Celles-ci devenaient incongrues, mystérieuses et le rendaient curieux. Il voulait que la vieille se détache du landau, lâche l'anse, et ainsi, il s'amuserait un peu avec le bébé. Il verrait la forme de ce qu'il avait voulu avaler pas encore fini, poli, baigné dans le ventre d'Edwige. Il n'avait jamais eu l'occasion de graviter autour des bambins. Et aujourd'hui, il en était frustré. C'était la vieille jouant du hochet, qui en profitait à l'insu de la mère que Stéphane, à la longue, trouvait négligente.

Soudain, le square se vida de la marmaille aux jeux agglutinée. Le manège vert ferma ses portes en fer forgé. Une pluie légère et subite obligea la vieille à bouger. Du coup, celle-ci, oscillante, se remit à loucher de la jambe vers le fond du square derrière le kiosque aux musiques passées. Elle laissait donc la bruine inonder le bébé, abandonnant lâchement, comme une merde, le landau qui lui avait servi un temps d'appui. La pluie et l'infirmité de l'ombre grise au loin battaient le rythme. Les flaques incessamment se formaient. Le landau resta seul, oublié; alors, Stéphane révulsé se leva, se dirigea paranoïaque vers l'abandonné. Il prenait - remédiant à l'incurie de la vieille - le relais de la grand-mère hypothétique qui avait déserté sa responsabilité.

Stéphane ne comprenait rien. Le landau était vide. La vieille était folle ! Maintenant, il se trouvait à la même place qu'elle. Il s'agrippait à l'anse sous la pluie. Que penseraient les autres de le voir dans une telle situation, accroché à un landau sans vie ? La vieille avait fui la naissance et cette image de mort que le landau incarnait comme un cercueil. Elle avait compris l'absurdité du cycle de la croissance, crescendo, decrescendo. Et Stéphane effectuait ici, en face de cette couchette pour bébé, table d'opération pour petite chair, les premiers pas de son decrescendo, alors que la vieille le finissait en silence. Il fallait briser le cycle, la procréation, ne plus perpétuer ((tuer)) le refoulement des générations successives comme autant de strates pesantes qui étouffent la légèreté du vice et de la jouissance.

Stéphane se rendait compte – il était comptable – qu'il y avait eu une mère, puis une morte, que le temps glissait ... C'était clair. Son père, à l'écart, ne lui avait laissé que sa passion du foot, marque certaine de virilité dont il était fier : sport d'hommes entre hommes. Mais Stéphane détestait les hommes parce qu'il en était un.

 


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Les femmes, ponctuations de son célibat, étaient les repères de sa vie. Néanmoins, il préférait à toutes ses tentatives de couple (Brigitte, Agnès, Lucille, Florence) les aventures d'une nuit sans engagement autre que sexuel. Il aimait ces femmes vêtues pour la nuit dans les bars, les boîtes. Certains soirs, où la boisson le faisait délirer, il en oubliait le lendemain le visage de celle qu'il avait baisée. La nuit, c'était : "le fantôme d'un geste/Chancellera/S'affalera/Folie". Uniquement l'acte. Femmes sans question, sans passé. La bouffe du sexe, la nudité, la chaleur, l'alcool, la danse des coïts successifs et le réveil comme après un rêve exquis. Son plaisir : l'anonymat de ces corps.

 


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La pluie toujours. Il ne cherchait pas à s'abriter, mis à nu, mais placide, à faire le point, dans la légère boue. Il repensait à la serveuse Carole, aurait aimé juste la voir. Désormais, il restait seul dans le square avec un landau comique, devant lui comme une stèle native, dolmen à roues. Il pensait aux secrétaires de l'entreprise qui voulaient faire de lui un mari. Lucille et Florence : génération post 68, divorcées, enfants dans la bourrasque. Elles projetaient dans l'urgence d'accomplir une union avant les premières rides, dénicher un compagnon de fin de route. Leurs enfants piquaient des crises de pleurs : hurlements dès que la mère bafouée une première fois retrouve le goût du sexe oublié, dès qu'elle s'écarte du concept Maternité-Veuvage-Ménopause.

Stéphane acceptait difficilement ces femmes qui poussaient dix fois plus fort leurs orgasmes parce qu'elles n'avaient pas fait l'amour depuis longtemps. Elles se rattrapaient en beuglant hypocritement pour que les voisins encore mariés entendent qu'elles vivaient bien leur sexualité de divorcées désormais libres (mesquin); en hurlant, inconsciemment, elles masquaient souvent leur frigidité, en s'affolant dans l'oreille de Stéphane - qui avait peur de devenir sourd; elles le flattaient dans une fausse virilité sublimée puis finalement détestée.

Stéphane avait renié Lucille, Florence à sa suite. Elles s'étaient passées le relais de son sexe dans un marathon qui avait duré cinq ans. Aucune d'elles, belles, ne l'avait propulsé devant un prêtre, un maire, alors qu'elles n'attendaient que cela : un mari béni, assagi, gentil, ne bandant plus que pour sa femme ! Des putes reconverties en bénédictines, new-age du moralisme mondial.

 


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La pluie avait cessé, simple giboulée rapide. Le landau trempé l'ayant distrait, il retourna s'asseoir sur son banc perlé de gouttes et ferma les yeux. Il voulait arrêter le fil continu de ses pensées toujours liées aux femmes. Dans sa mémoire, il fouillait imperturbablement les visages des nuits, tentant de reconstituer ((tuer)) les faits, restituer ((tuer)) les sensations. Celle-là avait bon goût. Touffe soyeuse.

Il se souvenait d'une femme dans un bar qui l'avait emmené dans les toilettes des hommes; assise sur un urinoir, de suite, sans parole, elle lui avait offert sa moule d'Espagne béante, poilue jusqu'au nombril. Il la lécha linguamment puis elle déféqua anusement, poussant de petits cris joyeux à l'idée qu'un serveur viendrait laver sa merde. Ils ne firent pas l'amour. Ce qui l'intéressait, cette brune, c'était la langue : parole latine, sexe hindou. Stéphane et sa langue devenue sexe en perpétuelle érection, affamés toujours, ne parlaient jamais : ils goûtaient.

 


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Ces souvenirs ne finissaient pas de l'isoler du présent. Il ne remarqua pas une femme assez belle, aux cheveux jetés en arrière d'une blondeur attachante, qui venait d'entrer sur scène. Elle s'approcha du banc, de son confort étriqué.

Elle connaissait son prénom. Il se réveilla, la considéra verticalement. Etait-ce une des clientes de l'entreprise ? Le son intime de son prénom avait écarté cette idée. Etait-ce une de ses conquêtes de la nuit, au hasard dans le square ? Depuis qu'il venait se reposer régulièrement ici, il ne l'avait jamais vue.

Marie ? Elle, en suspens, restait devant lui. Il avait beau chercher dans sa mémoire noctambule, ce visage pourtant si fin ne lui disait rien. Elle, choquée du silence dur, soupçonnait son trou de mémoire; elle aurait voulu l'aider, lui souffler un indice, ce qui s'était passé cette nuit, environ un an auparavant, après un voyage express dans un club privé. Elle l'avait choisi fort, de préférence un peu saoul pour s'en occuper, le déshabiller, le laver et lui faire l'amour, dans un demi-sommeil.

 


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Oui, il s'en souvenait. Déclic du tutoiement et des photos. Flash. L'agressivité des murs du studio le matin aux premières lueurs du soleil. Marie collectionnait les photos d'enfants pauvres : beauté des pays du tiers-monde, regards des enfants perdus dans leurs malheurs. Brésil, Inde ... sur les chemins des sœurs (Emmanuelle) et des mères (Térésa), Ethiopie, Bengladesh ... Elle avait épinglé la misère du monde de l'enfance sur ses murs blancs. Avant de s'endormir, elle soupesait une dernière fois sa collection, ces enfants, sans père, ni mère. Charity Photo Business.

Ici, fonctionnait la jouissance occidentale. Marie avait violé Stéphane dans le noir sous les regards d'une centaine d'enfants placardés, fixés, vissés. Séparée de l'homme qu'elle avait aimé depuis dix ans, Marie avait trente cinq ans, née en cinquante cinq. Ses amants, depuis, se détournaient de plus en plus du but : avoir un enfant aux yeux plaintifs qu'elle pourrait consoler, cajoler, poupée pleine de beauté comme celles dont elle volait les visages lors de ses voyages. Elle voulait un enfant du tiers-monde, mis au monde par elle. L'adoption était inacceptable. Stéphane, agressé, avait vécu ces photos comme des impacts de balles, indéracinables, qui fusillaient les frustrations de Marie, mère potentielle.

Dans ce club, elle avait choisi Stéphane mathématiquement : grand, brun, un peu ivre, sérieux d'apparence. Sans homme depuis deux ans, la peur de la ménopause aidant, doublée des premières fissures du front, elle programma son destin en comptable. Cette femme avait tenu durant une nuit d'amour, jour de l'ovulation (maximale), à garder les petits spermatozoïdes de Stéphane à l'abri du vent pour féconder son ovule béat.

 


18

Dans le fond du square, au loin, Stéphane voyait de nouveau le spectre de la vieille qui bringuebalait un bébé dans ses bras tremblants. La vieille souriait pour la deuxième fois. Elle apportait le bébé : cette surprise des hasards de l'inconstance.

Au moment même où il avait fait le constat de sa solitude, fil du collier des aventures sexuelles, lui arrivaient les trois grâces du temps. On lui offrait sur un plateau une famille, alors qu'il avait voulu toujours fuir la sienne et celle des autres. Ce trop plein après l'anéantissement de sa réflexion l'écœurait. Marie avait gardé le secret de sa gestation. Selon elle, la paternité ne s'inscrivait qu'après l'accouchement. Durant la nuit où elle organisa ses ébats avec lui, elle avait relevé l'adresse de son domicile. Dès les premiers tests positifs de grossesse, elle s'amusait à l'épier, à le regarder vivre. Ces poursuites dignes d'un détective privé, son espionnage l'avaient rendue dépendante du corps mouvant de Stéphane. Elle visait le futur père, le désirait à nouveau. L'idée était de lui avouer la paternité pour le ramener à elle. Stéphane devenu père à son insu, ahuri, écoutait, assommé, les explications claires de Marie qui avait tout calculé. Elle avait misé sur son sperme.

Après la naissance, travaillant à mi-temps dans une confiserie comme vendeuse, elle engagea une nounou, une voisine à la retraite qui voulait augmenter ses fins de mois : la vieille. Le père se trouvait surpris d'être le dindon de la farce ou la farce phallus poche de sperme spéculé du dindon rond petit con fécondé.

Stéphane le fils avait gravi un échelon, comptable monté en grade. Il était père.

Lionel Dax


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