IRONIE numéro 33 (Juillet/Août 1998)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

>IRONIE numéro 33, Juillet/Août 1998
Page d'accueil


"Ce qui se détruit plus vite que la couche d'ozone,
c'est la couche subtile d'ironie qui nous protège des radiations de la bêtise."

Jean Baudrillard, Cool Memories I

Tache d'encreNOUVELLE ARCHITECTURE

"Une première règle d'or apparaît : la transparence. Dans une société d'information instantanée, la qualité de l'information est la clé des bonnes politiques, et d'un comportement plus rationnel des marchés. C'est lorsque ceux-ci sont pris par surprise, qu'ils ont été trompés ou se sont trompés, qu'ils exagèrent. Leur comportement grégaire amplifie les fluctuations au point de rendre la maîtrise des situations très difficile. Deuxième règle : la recherche et l'utilisation de codes de bonne conduite. Si nous n'avons pas de pouvoir mondial pour définir et imposer des règles - dont on ne sait pas bien encore ce qu'elles pourraient être - nous pouvons puiser ensemble dans les systèmes nationaux les meilleures pratiques, les dégager, les tirer au clair et utiliser les moyens de dialogue et de surveillance que nous avons pour les disséminer dans la communauté mondiale. Troisième élément : la libéralisation ordonnée des mouvements de capitaux. Ceci va devenir une nouvelle mission du FMI, par delà la libéralisation des transactions courantes qui était l'objectif de nos fondateurs de Bretton Woods. Quatrième pilier enfin, le renforcement des institutions mondiales et en particulier du FMI."

Michel Camdessus (directeur général du FMI), Le Monde 24/04/1998

 

Tache d'encreLA TAZ IRONIE

1– Insaisissable : "La TAZ doit être capable de se défendre; mais l'"attaque" et la "défense" devraient, si possible, éviter cette violence de l'Etat qui n'a désormais plus de sens. L'attaque doit porter sur les structures de contrôle, essentiellement sur les idées. La défense c'est "l'invisibilité" - qui est un art martial -, et l'"invulnérabilité" - qui est un art occulte dans les arts martiaux. La "machine de guerre nomade" conquiert sans être remarquée et se déplace avant qu'on puisse en tracer la carte."

2– La bande : "La bande est ouverte - certes pas à tous mais, par affinités électives, aux initiés liés par le pacte d'amour. (...) Dans notre société de Simulation post-spectaculaire plusieurs forces sont à l'œuvre - dans l'ombre - pour faire disparaître la famille nucléaire et réinstaurer la bande. Les ruptures dans la structure du Travail se ressentent dans la "stabilité" brisée de l'unité-famille et de l'unité-foyer. La "bande" aujourd'hui inclut les amis, les ex-conjoint(e)s et amants, les gens rencontrés dans les différents boulots et fêtes, des groupes d'affinité, des réseaux d'intérêts spécialisés, de correspondances, etc. La famille nucléaire devient toujours plus évidemment un piège, un abîme culturel, une implosion névrotique secrète d'atomes en fission; et la contre-stratégie évidente émerge spontanément : la redécouverte de la bande."

3– La fête : "L'essence de la fête c'est le face-à-face : un groupe d'humains mettent en commun leurs efforts pour réaliser leurs désirs mutuels - soit pour bien manger, trinquer, danser, converser - tous les arts de la vie, y compris le plaisir érotique; soit pour créer une œuvre commune, ou rechercher la béatitude même - bref, une "union des égoïstes" (comme l'a définie Stirner) sous sa forme la plus simple - ou encore, selon les termes de Kropotkine, la pulsion biologique de base pour l'"entraide mutuelle"."

Hakim Bey, TAZ : Zone Autonome Temporaire

 

Tache d'encreSÉGRÉGATIONS SPATIALES : INTERDIT AU PUBLIC

Un espace public se définit comme un espace accessible, ouvert à tous sans discrimination d'aucune sorte. C'est le lieu par excellence de la sociabilité, où des individus, sans se connaître et par un jeu subtil, difficilement perceptible pour l'observateur non averti, vont entrer en relation les uns avec les autres. Selon un rituel parfaitement codé, les citadins se livrent à la communauté sociale, se donnent à voir pour voir à leur tour, deviennent acteurs pour être spectateurs. La flânerie, la promenade, ou l'arrêt le long des boulevards, des avenues, des allées ou des parcs sont des activités proprement urbaines auxquelles ils s'adonnent à un moment ou à un autre de leur existence. Activité par essence gratuite, la seule justification de la promenade est de pouvoir se perdre, seul ou à plusieurs, dans la foule anonyme pour jouir à son tour du spectacle de la rue sans intérêt matériel immédiat. L'espace public apparaît comme ce lieu unique qui permet un brassage social où toutes les catégories de personnes peuvent se côtoyer.

Ces lieux de sociabilité sont en voie de raréfaction. Peut-être dans quelques années n'existeront-ils plus.

Les nouveaux lieux de sociabilité sont ailleurs. Pour y accéder, il est nécessaire de payer. Les occasions de côtoyer d'autres individus nécessitent de s'acquitter d'un droit d'entrée. La nouvelle génération de lieux publics est de nature privée où celui qui ne paye pas ne peut y pénétrer. Les cinémas, les cafés, les parcs de loisirs, les concerts, les stades sont les lieux de socialisation de notre temps. La rue elle-même perd de son caractère gratuit en servant uniquement de support à la fonction utilitaire de circulation. Les trajets effectués de nos jours ne sont plus que purement fonctionnels et lorsqu'ils ne servent pas un mobile de consommation, ils servent au travail. On ne s'est jamais autant déplacé qu'aujourd'hui, à pied ou en utilisant un moyen de transport, mais toujours pour un motif précis. Les SDF, les exclus, utilisent eux-mêmes l'espace public comme un lieu de travail pour faire la manche et se procurer un revenu (d'ailleurs comment leur reprocher ?).

On ne peut plus s'arrêter sans raison valable. La manifestation la plus visible de ce phénomène est la disparition progressive des bancs publics. On invente même des formes de bancs les moins ergonomiques possibles pour éviter que quelqu'un ait la stupide idée de vouloir s'y asseoir. Circulez y'a rien à voir ! Pour voir et être vu il faut maintenant être en mesure de payer. Le paiement est même une garantie de protection où les différents groupes sociaux se prémunissent contre le risque du mélange. Chacun est assuré de retrouver ses semblables sans risque de rencontrer des inopportuns.

Le processus à l'œuvre est celui de "l'appariement sélectif" (1 voir note) basé sur l'association sélective entre "individus homogènes", issus du même milieu et partageant les mêmes occupations. Ce processus d'appariement sélectif joue maintenant à l'échelle de la ville toute entière. Les agglomérations sont en effet le siège d'un puissant phénomène de ségrégation qui aboutit à une homogénéisation sociale des quartiers. Ce phénomène englobe, mais dépasse largement, ce que l'on appelle le problème des "banlieues" qui touche les quartiers lourds, les plus marginalisés, et qui concentrent une population exclue, en voie de paupérisation, en prise avec les pires difficultés économiques et sociales en cumulant tous les handicaps (chômage, "bad jobs", échec scolaire, violence, racisme, etc.). La ségrégation spatiale se traduit par une spécialisation sociale affectant l'ensemble des secteurs urbains. Elle s'opère tout d'abord par le haut. Les ménages qui disposent des revenus les plus élevés choisissent en premier leur lieu de résidence. Les riches sont prêts à payer de plus en plus chers pour ne pas être contraints d'habiter avec les plus pauvres. La redistribution de l'espace urbain se fait donc par cascade en commençant par les ménages les plus fortunés qui peuvent choisir, jusqu'aux plus pauvres, tout en bas de l'échelle sociale qui sont relégués dans les zones les moins attractives. Ce processus cumulatif aboutit à une fragmentation de l'espace urbain qui se traduit par des phénomènes de décrochages entre des quartiers n'entretenant plus de relations entre eux. La ville est maintenant divisée par des barrières invisibles bien plus efficaces que la plus sûre des prisons. L'espace urbain tout entier est dorénavant organisé pour que des populations issues de milieux différents n'aient plus à se rencontrer. Des quartiers forment maintenant des enclaves protégées où tous les résidents ont le même statut social, partagent les mêmes préoccupations, ont les mêmes loisirs ...

Quel habitant de Neuilly, ou de Saint-Cloud va aller promener ses enfants dans le parc de la Courneuve ? Quel habitant de la Grande Borne à Grigny ou de la Rose des Vents à Aulnay va aller flâner dans les jardins du Palais Royal ? La ville moderne est habitée par des populations qui s'ignorent. Pire, le mélange est proscrit, il n'est plus acceptable.

L'espace urbain n'est plus qu'un vaste univers carcéral où aucun citadin n'est plus libre de ses mouvements. Les habitants sont entravés par des chaînes invisibles qui les obligent à ne fréquenter que des lieux autorisés par le groupe social auquel ils appartiennent. La sanction pour quiconque franchit les limites érigées par les différents groupes est sans appel. Contrôle policier et emprisonnement pour le jeune des banlieues qui circulera dans un quartier huppé, agression physique ou verbale pour le visiteur qui voudra pénétrer une cité. L'actualité fourmille d'exemples illustrant cette évolution. Le dernier en date nous est fourni par la Foire du Trône qui s'installe chaque année sur les pelouses de Reuilly, dans le 12ème arrondissement de Paris, à proximité de quartiers bourgeois. Cette fête draine un public populaire jugé indésirable par les riverains. Ces derniers se sont organisés pour que cette fête se déplace hors de leur quartier et s'implante ailleurs. On parle de l'installer au parc de la Courneuve, à proximité immédiate du lieu de résidence de son public traditionnel !

La ville a perdu sa fonction première de brassage social et n'est plus qu'une machine produisant de la ségrégation et de l'exclusion. Le citadin appartient désormais à une tribu au territoire bien défini qu'il s'agit de défendre contre l'intrusion des étrangers au groupe.

Cette évolution de l'espace urbain présente sa forme la plus aboutie aux Etats-Unis avec la création de quartiers totalement privés, ayant fait sécession, gardés par des milices appointées par les habitants, empêchant quiconque d'y pénétrer sans invitation.

Si Sarajevo a été le siège d'un si long conflit, c'est avant tout que cette ville incarnait le brassage social et ethnique. Son existence même gênait les plans de partition du territoire en espaces ethniquement homogènes, fomentés par les nationalistes serbes, croates ou musulmans. L'action des snippers, ces tireurs solitaires postés aux carrefours et sur les places publiques et qui ont instauré un climat de terreur sur toute la ville est même très symbolique. En tirant sur les passants, il s'agissait pour eux de "tuer l'espace public", et de l'empêcher d'assurer sa fonction de brassage de sorte que les habitants se terrent dans leur quartier, ne puissent plus librement circuler, et soient condamnés à vivre entre eux.

Cet exemple extrême n'est que l'aboutissement de phénomènes actuellement en cours dans nos grandes métropoles. La mécanique implacable de la ségrégation spatiale aboutira de façon certaine à une organisation sociale clanique fondée sur l'appartenance à la tribu. Et cette évolution sera immanquablement source de désordres urbains. Les émeutes sporadiques affectant certains quartiers de banlieue sont d'ores et déjà les prodromes de ce que sera la ville demain.

Olivier Morlet

1/ Pour reprendre l'expression de Daniel Cohen dans son ouvrage "Richesses du monde, pauvreté des nations", paru aux éditions Flammarion en 1997.

 

Tache d'encreCeci n'est pas une pipe

Man Ray, "Automne" 1929


Retour en tete de page