IRONIE numéro 34 - Supplément L'Art du Tendre
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> Supplément du numéro 34, L'Art du Tendre
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"Ce Mallarmé a vraiment une parole séductrice,
avec de l'esprit qui n'est jamais méchant, mais soutenue d'une pointe
de malice. Sa voix, à certains moments, sait se bémoliser d'ironie."

Goncourt

 

CHAIR MALLARMÉ

Puritanisme sextuel oblige, on ne continue à voir en Mallarmé, cent ans après sa mort, qu'un pur esprit, l'auteur réputé abscons du Grand Livre, le père de la modernité. Fumer le cigare, barrer sa yole, parler à ses perruches, cultiver son jardin, caresser ses chats et chien, passe encore mais flirter avec un Paon, entretenir une liaison avec une demi-mondaine ? Impossible. Affirmer l'importance de la chair chez Mallarmé serait donc le trahir. On lui concède toutefois ses jeux avec "une cocotte en papier" nommant ainsi, et non sans mépris, Anne Rose Suzanne Louviot, dite Méry Laurent pour donner une consonance anglaise à ce prénom de reine.

Et pourtant on est devant une telle évidence lorsqu'on lit les lettres ou déchiffre les dessins-rébus qu'il a adressés, quinze ans durant, à la dame au teint de rose et au rire de cristal, qu'elle surgit, "simple et d'un jet (à ses yeux superbe) et c'est son être qu'il adore, tout entier".

Il a fallu que j'ose pénétrer sa langue pour mieux mesurer, à travers le rythme et le choix des mots, la conscience qu'il en avait et comprendre combien la présence souvent invisible de Méry l'avait aidé à transcender un réel répétitif et monotone qu'il résumait parfois au pronom indéfini "on". Comment soupçonner que l'enfant voiturée de "La Déclaration Foraine" n'est autre que cette égérie "aux cheveux de lumière", "vol d'une flamme" qui ne s'est jamais démentie.

Le 17 août 1898, peu de temps avant sa mort, il avouait que "la volonté de ses vingt ans était restée intacte et que, si l'acte, numéro un, par lui choisi, avait été d'écrire, il avait été fidèle à lui-même, quant aux appréciations autobiographiques intimes pour que son humble vie gardât un sens". On ne peut pas, de ce fait, dissocier dans ce travail de titan, la part de jeu et surtout d'érotisme que l'on retrouvera dans l'abécédaire pris à pique, et son esprit de sérieux lorsqu'il défendait auprès de Méry le magnifique Zola ou Rodin envers qui "la goujaterie des Gens-de-Lettres était parfaite."

Il le disait haut et clair :

Oui, un de ses emblèmes aura été la lettre AIME/M, l'initiale de son champ amoureux de Mother à Maria Guerard en passant par Méry, rencontrée dans l'atelier de l'ami Manet. N'en déplaise aux exégètes qui persistent à voir en Méry, "un pâle portrait de Madame Swann" ou "une fille de lingère". Il est difficile de penser qu'un homme de la qualité de Mallarmé ait pu poursuivre une relation avec une ravissante idiote. Méry a toujours été là, en étrange résonance avec ce poète, attentive au quotidien littéraire au point de dire, en peu de mots, l'essentiel. N'est-ce pas elle qui écrit, le lendemain de la mort de Théodore de Banville : "C'est triste et court la vie. Aimons-nous plus encore. A demain, si ce n'est à ce matin". Mallarmé, de son côté, lui réserve, de Valvins, une connivence sans faille :

Entre eux, circulait une force de désir singulière et au présent, une télépathie secrète où le moindre carton soulignait que la chair n'était pas triste lorsqu'elle devenait Verbe.

Françoise Dax-Boyer
Préface de "Chair Mallarmé", Editions Les Chemins de l'Image.

 

L'ABÉCÉDAIRE DU TENDRE

Azur De l'éternel Azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs
Bave Grâce à lui, si l'une orne à point un sein fané
Par une rose qui nubile le rallume,
De la bave luira sur son bouquet damné.
Coquillage Et, dans ses jambes où la victime se couche,
Levant une peau noire ouverte sous le crin,
Avance le palais de cette étrange bouche
Pâle et rose comme un coquillage marin.
Ecume À la nue accablante tu
Basse de basalte et de laves
À même les échos esclaves
Par une trompe sans vertu
Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)
Histoire M'introduire dans ton histoire
C'est en héros effarouché
S'il a du talon nu touché
Quelque gazon de territoire
Infini Je veux plonger ma tête en tes cuisses nerveuses
Et pleurer mon erreur sous ton cilice amer;
Là, ma sainte, enivré de parfums extatiques,
Dans l'oubli du noir Gouffre et de l'Infini cher,
Après avoir chanté tout bas de longs cantiques
J'endormirai mon mal sur votre fraîche chair.
Jet Que veux-tu, tu es en dépit de tout, simple et d'un jet (à mes yeux superbe) et c'est ce toi, ton être, que j'adore entier.
Lèvres Si tu veux nous nous aimerons
Avec tes lèvres sans le dire.
Morsure Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité
Le baiser, qui tout bas des perfides, assure,
Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse, due à quelque auguste dent;
Nue Tel fugace oiseau si plonge
Exultatrice à côté
Dans l'onde toi devenue
Ta jubilation nue
Ouïr Dame sans trop d'ardeur à la fois enflammant
La rose qui cruelle ou déchirée, et lasse
Même du blanc habit de pourpre, le délace
Pour ouïr dans sa chair pleurer le diamant
Pli Sens-tu le paradis farouche
Ainsi qu'un rire enseveli
Se couler du coin de ta bouche
Au fond de l'unanime pli !
Queue J'ajoute, et ai souvent dit, qu'il satisfait, pour cela, doux aux solitaires, le besoin de la caresse, en offrant sur lui la place exacte; y compris, philosophiquement, l'au-delà, indispensable, par le déroulement ou la fuite de sa queue.
Rire Tu ris au soleil du rivage
Qui d'un traître rayon brunit
Ta gorge entr'ouvrant son corsage
Comme un ramier sort de son nid.
Sein L'eau ruisselait sur son sein
Fleur sous la rosée !
Sur son genou purpurin
L'algue est renversée ...
Touffe Mais que mon battement délivre
La touffe par un choc profond
Cette frigidité se fond
En du rire de fleurir ivre
Vertige Vertige ! voici que frisonne
L'espace comme un grand baiser
Qui, fou de naître pour personne,
Ne peut jaillir ni s'apaiser.
Yeux Les trous de drapeaux méditants
S'exaltent dans une avenue :
Moi, j'ai ta chevelure nue
Pour enfouir mes yeux contents.
Zéphyr Tu ris !... et comme toi rit l'heureux univers.
L'oiseau boit la rosée et chante dans les airs :
La fleur sous le zéphyr que sa senteur parfume
Berce le papillon qui, riant sur l'écume
Se mire au flot d'azur

Mallarmé, Poésies

 

LES SOLLICITATIONS DU GAZON

"Les printemps poussent l'organisme à des actes qui, dans une autre saison, lui sont inconnus et maint traité d'histoire naturelle abonde en descriptions de ce phénomène, chez les animaux. (...)

Vive fut tout à l'heure, dans un endroit peu fréquenté du bois de Boulogne, ma surprise quand, sombre agitation basse, je vis, par les mille interstices d'arbustes bons à ne rien cacher, total et des battements supérieurs du tricorne s'animant jusqu'à des souliers affermis par des boucles en argent, un ecclésiastique, qui à l'écart de témoins, répondait aux sollicitations du gazon. (...) Le pied vif, il me fallut, pour ne produire par ma présence de distraction, user d'adresse; et fort contre la tentation d'un regard porté en arrière, me figurer en esprit l'apparition quasi diabolique qui continuait à froisser le renouveau de ses côtes, à droite, à gauche et du ventre, en obtenant une chaste frénésie. Tout, se frictionner ou jeter les membres, se rouler, glisser, aboutissait à une satisfaction : et s'arrêter, interdit du chatouillement de quelque haute tige de fleur à de noirs mollets, parmi cette robe spéciale portée avec l'apparence qu'on est pour soi tout même sa femme. (...) L'influence du souffle vernal doucement dilatant les immuables textes inscrits en sa chair, lui aussi, enhardi de ce trouble agréable à sa stérile pensée, était venu reconnaître par un contact avec la Nature, immédiat, net violent, positif, dénué de toute curiosité intellectuelle, le bien-être général; et candidement, loin des obédiences et de la contrainte de son occupation, des canons, des interdits, des censures, il se roulait, dans la béatitude de sa simplicité native, plus heureux qu'un âne. Que le but de sa promenade atteint se soit, droit d'un jet, relevé non sans secouer les pistils et essuyer les sucs attachés à sa personne, le héros de ma vision, pour rentrer, inaperçu, dans la foule, et les habitudes de son ministère, je ne songe à rien nier; mais j'ai le droit de ne point considérer cela. Ma discrétion vis-à-vis d'ébats d'abord apparus n'a-t-elle pas pour récompense d'en fixer à jamais comme une rêverie de passant se plut à la compléter, l'image marquée d'un sceau mystérieux de modernité, à la fois baroque et belle ?"

Mallarmé,"L'ecclésiastique" in Poëmes en prose


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