IRONIE numéro 35 - Supplément Départs
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> Supplément du numéro 35, "Départs"
(nouvelle inédite de Léo Cordax)
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DÉPARTS

C'est parti pour un temps long. Jeune, j'ai baisé avec ma mère, vieux je suis allé en Inde vendre mes yeux au profit d'un orphelin que j'avais sodomisé. Pas de pleur, de la gaieté bon sang. Je viens d'un milieu aisé, bourgeois. Je vis comme un fou depuis que mon père a été assassiné par une de ses maîtresses un 14 juillet. Au couteau. Quelques coups ont suffis : gorge, buste, ventre ! Toutes ces morts liées au sexe, on en parle trop. Renverser. Devenue valeur, même cette idée doit voler en éclat. Jouir n'est pas mourir. J'ouvre ma suitcase et pars. Le père mort, plus rien à foutre avec la vieille. A l'heure qu'il est, elle végète en province dans une maison à lierre et vigne. Je ne l'ai pas vue depuis dix ans, lorsque ma tête m'a quitté. Mais tout cela, c'était après.

Avant : les jambes me harcèlent dans les rues, les seins, tous, m'éreintent. Une envie de baiser permanente, juste pour une parcelle d'un corps croisé, active mes muscles, jamais en repos de désir. Je choisis les livres. Des malles métalliques pleines de mon ossature mentale vont me suivre pour le premier voyage. Le choix vient d'une fraîche jouissance avec une historienne de l'art obnubilée par les corps masculins dansant dans les peintures. Sept ans d'amour encore fou. Elle officie à Florence, des cours à l'université, très érotique et tellement pudique dans le masque. Avec mon fric, j'acquiers par réseau un appartement dans le centre : photo, prix, m2, terrasse, ascenseur. Douze mille unités d'argent virtuel sortent de mon portefeuille électronique. Le lendemain, j'y suis. Taxi-gare-train-gare-taxi. Je n'ai pas encore senti la ville que je m'assoupis sur l'unique matelas. Les malles seront là demain. J'organise l'espace à la façon d'un architecte de la mémoire, usant des livres comme des briques afin de parfaire la construction de mon centre, mon lieu d'identité où jamais je ne pourrai vivre. Installer puis partir. Juste un havre pour un corps lâché dans les vices de ses infatigables fantasmes.

Une fille de Paris m'a fait des tests psychologiques avant de se décider à baiser. Je connaissais les réponses jouant le novice. Seuls ses seins très gras ont captivé mon esprit lucide. Elle faisait la guerre aux petits mots qui forment nos tics et ponctuent nos conversations le plus souvent vaseuses : heu, bon, bien sûr, voilà, ça va, donc ... Une puriste du verbe, cérébrale en exposition. Chez elle, je lui ai fait sortir des petits mots inutiles : ah, oui, encore, ah, hein ! Vengeance érotique, elle geignait pas loquace.

Florence suinte au soleil. Trois jours pour finir mon mur de pensées, je téléphone à Déborah. L'après-midi, nous avons parlé pour susciter à nouveau le désir, les mots comme caresses, l'art de notre histoire, mise en bouche. Le soir, chez elle, libres.

La terre a tremblé à Hokkaido. Le Japon du nord détruit catastrophe. Des morts par milliers. Vers l'île, je remplis mon cartable rouge de livres et de papiers vierges. L'avion me pose chez les Nippons. Plus loin, je dirai l'importance du cartable rouge et de son contenu. Impossibilité d'un récit ordonné, théorique. La voix s'écrase et broie plus les conventions que l'écrit qui retient les pulsions. La grammaire comme une menace ! Là-bas, je sens le tragique, la mort aux pieds. L'odeur me restera. Les crevasses, tombes à ciel ouvert, marquent la fragilité de la terre apparemment stable. Je suis venu en voyeur, ressentir le pathétique, écouter les pleurs sourds, exciter les sens en touriste macabre et fouler les cadavres, vider leurs poches à la recherche de vies. Une femme en peau très en beauté, sans papier avec la mémoire des poils. Mes ciseaux se chargent du noir de son corps. Je malaxe ses fils d'esprit et de sexe bruns. Je reste là oisif. Les corps emportés, les bulldozers avides, les chiens renifleurs, les blouses blanches fantômes de l'occident. Je coffre les situations, mouche du coche de l'humanité, dans une inutilité égoïste incompréhensible. Je pense à mon père tué, livreur posthume d'une bonne rente à vie pour permettre tous les excès de ma personnalité. Merci !

Quatre heures dans cette capitale euphorique où le métro enregistre six morts par jour, asphyxiés. On ne dira jamais assez l'aspect criminel des villes. Tokyo tue. Juste le temps de me glisser dans un bouge. Une rangée de cabines surchauffées, un vieux porc à l'entrée. Un poster géant d'une femme nue, un trou dans le mur, quelques poils de chiens ou de chats écrasés collés sauvagement. Chacun y va pour pisser son sperme de stress. Pas de verbe, de la chair. De l'autre côté de la cloison, une usine à bite. Des hommes, des femmes, jeunes vieilles, belles laides, qui sait ?, les mains en plastique, pompent la misère des sens. Chaque employé empoigne deux queues et à toute vitesse les fait gâcher leur force de révolte. On amadoue. On pacifie. On se fait branler, passif. Moi le premier, par curiosité lubrique. Je pense à cette mare de foutre, invisible au client, au recyclage de ce liquide. Peut-être est-il utilisé pour les cosmétiques, soigner les vieilles peaux, afin d'arrêter le massacre des baleines ? Sert-il à couper de la drogue, alchimie obscure ? Ou ne confectionne-t-on pas de petits flacons pour quelques pratiques spermophages ? De l'industrie du sexe pauvre, je jouis, je ris.

Dans le wagon vers l'aéroport, deux hommes dialoguent avec leurs mains. Ils font le geste qui vient de m'apaiser. Deux pédés sourds muets reviennent d'une boite où ils se sont fait sucés jusqu'à la moelle. Les visages écœurés, l'un cherche dans ses poches le portefeuille qu'on lui a tiré.

J'ai atterri à Oulan-Bator, cette ville futuriste bétonnée avec ses allées rigides et sa population dingue. Je dois voir Erlek, mon ami de Paris, parti à la fin de ses études. Son père peintre, résidu du surréalisme, a laissé un stock de toiles datées signées pour acheteurs à la mode fixés sur l'exotisme des contradictions. "La couleur est simple comme un éléphant" ou "Les requins morvent sur la lune", titres "poétiques" pour spectateurs ignares préférant le confort du figuratif à l'inconnu pulsionnel des courbes abstraites. Erlek a tout vendu pour réunir le pactole du non retour. Installé en Mongolie depuis ce temps, il chasse pour vivre, à cheval. Il vit dans le Gobi avec Töv Tara, une fille du sable. Elle ne parle pas, elle rit. Ses yeux dans la yourte. Ses sœurs un peu plus loin, très jeunes joueuses, vivant sur la terre la moins urbanisée et industrialisée de la planète, jouissent de leurs jambes sveltes, nettes sous la chaleur. En toute liberté, ce pays ressemble à un ventre blond. Töv prépare des plats d'huile exquis. Les mains tendres dans la graisse, je baise la viande dure du zébu et lèche mes lèvres translucides. A la fin du repas, nous traînons, Erlek et moi, vers la maîtresse, pour se rouler dans sa robe, plonger nos visages et nos doigts graisseux dans son odeur féminine. Nous dansons repus le tsam, les âmes lipidineuses. Nous formons un nœud de bonheur lors de ces caresses digestives, plaisirs succulents des corps mêlés dans les linges féminins. Dans un coin de la yourte, Töv goûte une soupe de poule. Quelques pas vers elle, et un baiser simple et long, mes mains sur ses épaules. Pas de langue, des lèvres bouillantes salées. Collé à sa sauce buccale, je l'aime. Erlek part souvent chasser.

Ses quatre sœurs me fêtent avec d'érotiques jeux de pieds et de mains. Elles se déchaussent et mettent leurs plantes friponnes sur ma peau. Chaque jour de ce mois mongol, j'ai infiltré leur yourte où j'ai subi des soubresauts d'excitation. Ces filles parfumées me servent de couverture charnelle. Ivre de leurs odeurs et de mon foutre éparpillé, elles me baisent jusqu'au sommeil, mon sexe saoul.

Erlek me fournit des adresses pour trouver des armes. Mon but ne s'arrête pas aux baisers du désert. Le temps de reprendre mon souffle sexuel, je dois joindre la Géorgie comme mercenaire. Les amis d'Erlek, sombres, me présentent une caisse d'armes de poing et de mitraillettes artisanales. Dollars. Voilà mes provisions, mais je diffère le voyage à cause de Töv et ses sœurs, ces beautés gourmandes qui demeurent mes plus beaux souvenirs sensuels. J'ouvre mon cartable rouge et je sors le volume le plus large en fixant mon départ à la fin de sa lecture.

Quand j'étais professeur d'histoire au lycée Turgot, les élèves me chahutaient dans les couloirs : "Voilà l'original au cartable rouge". Je ne le quittais jamais, comme une carapace, ma maison de mots. Sur quelques bouts de papiers des vers griffonnés d'Omar Khayyam. Toujours près de moi, animal domestique muet, immobile, secret de ma forme et de mes désirs, il me délivre une puissance perverse sur le monde, un indice de ma folie latente !

Tous les soirs de mon adolescence, au bois de joie, je slalomais autour des filles aux camionnettes libidineuses. Ces lumières, les hommes dans le noir se branlaient, brouillantes, les fellations de vieillards entrevues derrière les rideaux jaunes et moi, le cartable rouge, comme un chirurgien de la nuit, j'assistais aux bizarreries. Si j'avais à choisir mon biographe, mon cartable emporterait le contrat. Il a tout vu, posé dans un coin. Je l'alimentais toujours de livres scandaleux, censurés, une annexe rouge de mon sexe. Erlek, à l'époque, me lançait : "Tu vas le lâcher ton cartable ?". Cette greffe originale animait de curieuses jalousies. Les femmes désiraient fouiller son intérieur, voir ses viscères pour en savoir plus long.

Les Pensées de Pascal. Je lis dans la yourte, je baise dans la yourte, je mange, je suce, je chante des airs paillards. Töv et Erlek lisent mon bonheur, ici, dans le vent du Gobi. A haute voix, je brise le silence de quelques pensées choisies traduites pour la communauté par le chef chasseur. Son front victorieux quand il pose le soir le gibier ou la bête sur la table ensanglantée. Le lendemain, on découpe en famille la peau, les morceaux, les os. Le rituel du présent. Je ralentis la lecture savourant l'absence des média. Je ne pars plus pour la Géorgie, combattre comme un con au nom de l'expérience. Le cul de Töv Tara mérite plutôt un roman. Seulement, je suis impuissant à écrire.

"Après mon don d'yeux, je me suis installé, ici, dans cette maison au pieds des montagnes où je dicte mes mémoires à une jeune fille que j'aimerais baiser. Elle se dérobe chaque fois que j'avance mes mains ridées. Je la sens émoustillée mais ma vieillesse lourde l'exaspère jusqu'à me punir en omettant de me parler. Elle est là, je parle, et son corps reste coi. Je ne sais pas qui aura la patience de rassembler ces bouts de mémoires. Mes dires dans ce dictaphone, ma dictée en marge. J'ai l'impression de lâcher mes traces comme des rushes. Ne reste plus, l'architecte censeur, que le travail technique du monteur. Peut-être qu'elle s'en chargera, déchargera, la vicieuse aux ouïes émulsives et aux gestes alertes. Je suis fort de corps. Et quand je parle, je bande vers l'oreille, vers elle. Je la piégerai, je l'attacherai, j'aurai son corps, jusqu'à la tuer peut-être. Et je raconterai tout pour vous faire jouir."

Je finis le livre, lu libre : "La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n'y ont aucun plaisir; ils sont machines partout."

L'aurore suivante, j'étouffe au réveil, mon nez pris dans un ensemble de poils. Erlek, confiant à côté, joue de sa voix : "T'affole pas, Töv te fait une inhalation, un remède qui prend le mal à la racine". Sa robe recouvre mon visage. Sa touffe foutrée me pince le nez toutes les dix secondes, recette arav, contractions lippues de sa flore brune. Elle morve du con, foutre joyeux de la guérison. Elle se retire trop vite à mon goût, riant aux éclats complice, quittant la yourte avec Erlek pour parachever ce médical préliminaire. Le visage gluant, je vois flou, mes yeux noyés dans le stupre !

Il se tient un curieux concile dans la yourte, les amis d'Erlek y participent : je change d'identité pour la première fois. Pris en sandwich entre Russie et Chine, ils trafiquent beaucoup. Bienveillants et scrupuleux, les papiers sont parfaits. Troqué, je suis Erlek. Je lorgne vers Paris, incognito, et les adieux avec cette famille radieuse s'éclairent d'une fête des moments passés sensuels. Les souvenirs et les rires, les baisers et les mains baladeuses pour remercier encore une fois la chair. Sur le seuil du départ, Erlek s'approche, me glisse un papier dans la paume, un proverbe mongol écrit des doigts culinaires de Töv, qu'il me traduit à l'oreille : "Ouvre ton œil de théâtre, le grand troisième œil qui considère le monde à travers les deux autres". Je savoure les imprévus du moteur de l'ellipse.

Je plonge dans Paris, le cœur rempli de ces souvenirs qui alimentent une vie. J'aime comme maintenant, goûter les moments du passé comme des vins généreux, des mets aimés, indispensables nourritures de l'histoire. Je ne compte plus mon temps. Je laisse mon corps, un visage du plaisir, dans le filet du voyage à la recherche du suc des sens. Les amis d'Erlek se chargent de la malle armée afin de l'acheminer à Florence. Cet appartement du sommet à la terrasse toscane sera cette tour résistante, mon entité architecturale de livres armés. Défense des mots pour une ouverture au soleil. J'ai toujours considéré les livres comme des armes, les mots de la chair à canon et les pensées des organes de guerre. Et la lecture n'est que la poursuite du combat.

Léo Cordax


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