(nouvelle inédite de Léo Cordax)
"Deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie." |
Charles Baudelaire, Fusées |
"De toutes les dispositions d'esprit, l'ironie est la moins intelligente." |
Sainte-Beuve, Mes poisons |
"A peine, comme un musicien
qui entend dans sa tête la symphonie qu'il compose sur le papier a besoin
de jouer une note pour s'assurer qu'il est bien d'accord avec la sonorité
réelle des instruments, je me levais un instant et j'écartais
le rideau de la fenêtre pour bien me mettre au diapason de la lumière.
Je m'y mettais aussi au diapason de ces autres réalités dont
l'appétit est surexcité dans la solitude et dont la possibilité,
la réalité donne une valeur à la vie : les femmes qu'on
ne connaît pas. Voici qu'il en passe une, qui regarde de droite et de
gauche, ne se presse pas, change de direction, comme un poisson dans une eau
transparente. La beauté n'est pas comme un superlatif de ce que nous
imaginons, comme un type abstrait que nous avons devant les yeux, mais au
contraire un type nouveau, impossible à imaginer que la réalité
nous présente. Ainsi, de cette grande fille de dix-huit ans, à
l'air dégourdi, aux joues pâles, aux cheveux qui frisent. Ah
! si j'étais levé. Mais du moins, je sais que les jours sont
riches de telles possibilités, mon appétit de la vie s'en accroît.
Car parce que chaque beauté est un type différent, qu'il n'y
a pas de beauté mais des femmes belles, elle est une invitation à
un bonheur qu'elle seule peut réaliser.
Qu'ils sont délicieux et douloureux, ces bals où se mêlent
devant nous non pas seulement les jolies jeunes filles à la peau embaumée,
mais les files insaisissables, invisibles, de toutes ces vies inconnues de
chacune d'elles où nous voudrions pénétrer ! Parfois
l'une, du silence d'un regard de désir et de regret, nous entrouvre
sa vie, mais nous ne pouvons pas y entrer autrement que par le désir.
(...)
J'aperçois un de ces êtres qui nous dit par son visage particulier
la possibilité d'un bonheur nouveau. La beauté, en étant
particulière, multiplie les possibilités de bonheur. Chaque
être est comme un idéal encore inconnu qui s'ouvre à nous.
Et de voir passer un visage désirable que nous ne connaissons pas nous
ouvre de nouvelles vies que nous désirons vivre. Ils disparaissent
au coin de la rue, mais nous espérons les revoir, nous restons avec
l'idée qu'il y a bien plus de vies que nous ne pensions en vivre, et
cela donne plus de valeur à notre personne. Un nouveau visage qui a
passé, c'est comme le charme d'un nouveau pays qui s'est révélé
à nous par un livre. Nous lisons son nom, le train va partir. Qu'importe
si nous ne partons pas, nous savons qu'il existe, nous avons une raison de
plus de vivre. Ainsi, je regardais par la fenêtre pour voir que la réalité,
la possibilité de la vie que je sentais en chaque heure près
de moi contenaient d'innombrables possibilités de bonheurs différents.
Une jolie fille de plus me garantissait la réalité, la multiformité
du bonheur."
"J'aime que la musique exprime ce qui est pour moi la clé de l'art moderne : l'ironie." |
Brad Mehldau, pianiste de jazz |
On ear and ear two noises too old to end
Trench right, the tide that ramps against the shore;
With a flood or a fall, low lull-off or all roar,
Frequenting there while moon shall wear and wend.Left hand, off land, I hear the lark ascend,
His rash-fresh re-winded new-skeinèd score
In crisps of curl off wild winch whirl, and pour
And pelt music, till none's to spill nor spend.How these two shame this shallow and frail town !
How ring right out our sordid turbid time,
Being pure ! We, life's pride and cared-for crown,Have lost that cheer and charme of earth's past prime :
Our make and making break, are breaking, down
To man's last dust, drain fast towards man's first slime.
Dans l'oreille sans fin deux sons trop anciens pour mourir
Se gravent d'un côté la marée qui se rue au rivage,
Rouleau qui croule, ou basse berceuse, ou lourd tonnerre,
Fréquentent là tant que la lune s'use et s'achemine.De l'autre, au loin, j'entends l'escaladante alouette,
Sa fine musicale échevette fraîche-filée qui s'enroule
En vrille vives débobinées, rembobinées à folle allure, ariette
Qui grêle et ruisselle jusqu'à l'ultime gouttelette.Comme ces deux humilient notre ville vaine et fragile !
Comme résonnent clairs en ce sordide, turbide temps,
Etant si purs ! Nous, fierté de la vie et son fleuron,Avons perdu ce chant, ce charme du monde à l'origine :
Notre faire, notre effet se défait, se dissout en ultime
Poussière humaine, vite entraînée à son premier limon.
J'ai joui d'une BCBG baisée baissée ! |
Adrien Pwatt |
"Ironie : Le pays de la bonne conscience et des apparences triomphantes est aussi celui de l'explicite, du systématique, de l'exhaustif. A ce titre, ses habitants sont infiniment sérieux, jusque dans leur humour, exempt de nuances et de distanciation. L'ironie est étrangère au mode de pensée des Américains, mal à l'aise face au non-dit, à l'implicite."
"C'est à l'ironie Que commence la liberté." |
Victor Hugo, La légende des siècles |
Il faut en finir avec ceux
qui tentent de définir l'ironie. L'ironie, c'est l'Indéfinissable,
la part maudite de l'écrivain, du penseur. Le dictionnaire n'a rien
à faire ici. Chaque singularité développe une ironie
originale, calée sur son histoire, son éducation, ses lectures,
ses choix. Quand Scutenaire dénigre l'ironie dans ses Inscriptions,
je ris de le voir si faux en son miroir.
Néanmoins, des textes viennent encore aujourd'hui se heurter à
cet Indéfinissable de notre langue, et par d'ingénieuses
pirouettes, essayent de cerner, voire de fixer, ce mot mouvant. La plus grande
erreur est celle qui consiste à définir l'ironie par comparaison,
par défaut, à l'aide de mots proches auxquels on l'oppose paresseusement
alors qu'ils ne sont que des sous-ensembles ravivant sa force.
Il y a ceux qui dénoncent l'ironie en prônant l'humour, prenant
le relais massif de Jankélévitch qui adhérait essentiellement
à l'ironie socratique. La composition complexe et multiple de ce concept
insaisissable lui faisait peur; et en cela, il préférait l'humour,
plus direct, moins sinueux... Ceux qui jouent l'humour contre l'ironie sont
souvent le jouet d'une incompréhension face à l'Indéfinissable,
à cette interrogation perpétuelle du mot. Carlo M. Cipolla dans
la préface de son livre ludique Le poivre, moteur de
l'histoire souligne :
"Il faut distinguer l'humour de l'ironie. Faire de l'ironie, c'est rire des autres. Faire de l'humour, c'est rire avec les autres."
L'ironie souffre d'une interprétation
persistante erronée la montrant méprisante, fausse, indélicate,
perverse et moqueuse, alors qu'elle peut être tout le contraire grâce
à sa légèreté, sa science du paradoxe, son libertinage.
Aussi, dans la dernière livraison de la revue Autrement titrée
"L'ironie, le sourire de l'esprit", sous la très fine et
pertinente direction de Cécile Guérard, nous dénichons
un nouveau fourvoiement. L'ironie, sous la plume de Jean-Paul Kauffmann, apparaît
sous les traits d'une dictature de l'esprit. Dans une grande confusion, il
associe son enlèvement au Liban, son emprisonnement, ses bourreaux,
à une manifestation de l'ironie. Avec un sérieux navrant, il
compose une ode à l'humour caricaturale contre les dérangements
diaboliques de l'ironie :
"L'ironie inverse les choses. L'humour les dépeint telles qu'elles sont. (...) L'ironie est un acte de défense, l'humour un acte de résistance. L'humour libère, l'ironie ne parvient qu'à desserrer un cran. L'ironie est une méthode, l'humour une éthique. L'ironie est une imprudence, l'humour une sagesse, etc. L'opposition peut se décliner à l'infini."
Seulement, il n'existe pas
d'opposition flagrante entre l'ironie et l'humour. C'est une question d'ouverture
d'esprit, de s'ouvrir à l'Indéfinissable et jouir de l'incertitude.
De l'autre côté du versant critique de l'Inaccessible,
il y a ceux qui encensent l'ironie en l'opposant au cynisme dru des chiens
farceurs, dérive née aussi de Jankélévitch qui
détestait le vulgaire Diogène et plaçait l'ironie entre
l'humour doux et le cynisme furieux. Ainsi, l'ironie serait une griserie de
la philosophie - In medio stat virtu -, alors qu'elle est plutôt une
oscillation permanente entre les différents mots qui la constituent.
Assez des comparaisons vaseuses qui affaiblissent, étouffent les jeux
de mots. Il existe des mots qui en ingurgitent d'autres avec un sacré
plaisir. L'ironie mange l'humour, avale le cynisme, les mâche et les
expulse digérés en riant. Jankélévitch le premier
et à sa suite une ribambelle d'esclaves du vocabulaire ont buté
contre l'Indéfinissable.
L'ironie n'est pas figée : c'est l'humour, le rire, le cynisme, le
sarcasme, la moquerie, l'érotisme du trait d'esprit, l'épigramme,
le witz intraduisible.
L'humour seul est un consensus politiquement correct. Le cynisme seul reste
l'explosion d'une frustration forcenée.
L'ironie les nourrit de sa géographie plurielle, plus complexe qu'un
jeu de rhétorique, plus drôle, plus libre et généreuse.
Elle reste une énigme et ce lieu Ironie s'ouvre à toutes ses
formes. L'ironie est une interrogation qui entraîne dans son sillon,
ses saillies, d'autres interrogations, à l'...
"Que nous sommes sérieux, imbus de nous-mêmes. La presse, la télévision sont des rouleaux compresseurs qui tentent d'anéantir l'ironie. Par principe, elle est libre, indifférente aux groupes d'intérêt, de pression, à la bonne conscience. Elle est la maxime contre l'esprit marchand. Du champagne, de l'eau froide, Montaigne, La Rochefoucauld, Flaubert, Proust seront notre viatique quand il faudra déserter. L'ironie, rempart contre les nouveaux conformismes."