IRONIE numéro 45 - Supplément "La peinture selon Guido Biasi"
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> Supplément peinture du numéro 45,
la peinture selon Guido Biasi.


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IRONIE numéro 45, Septembre 1999


LA PEINTURE SELON GUIDO BIASI

 

La peinture est déjà archéologie

On ne règle ses comptes
qu'avec ce qu'on aime et
on n'achève que (l'être)
qu'on est condamné à
perdre à jamais
en train Paris-Limoges
26-27 mars 1980

Oui, bien sûr, la mort de la peinture. Le grand requiem, le pathologique. Mais donnons à César ce qui est à César. Où est la part de jeu dans tout cela ? Il n'y a pas que la mort de la peinture, il y a aussi la vie de la mienne. Alors, disons que je puise dans cette mort, la matière qui alimente ma propre peinture, mon propre jeu pictural. Je suis peut-être un montreur de fantômes. Regardez cette danse macabre, regardez comme c'était beau, la peinture, comme elles étaient mystérieuses et envoûtantes, ces croûtes, regardez ce que c'était le métier, la technique, la cuisine, l'amour, le soin, la finesse, la représentation des choses chères, le rapport avec le visible, la relation avec les êtres, les objets, la nature, et comment on traduisait ces choses en images, et comment on se reconnaissait.

Guido 1

Oh oui, je l'avoue, je l'avoue sans rougir, je les regrette, ces relations privilégiées, cette harmonie hors cours, cette vie déclassée de la représentation, cette façon de raconter, de réflecter par l'image; et j'aurais voulu les peindre, ces peintures, et je voudrais l'embrasser toute entière, la peinture, collectionner toutes les images peintes dans mon esprit, les nommer, les énumérer, les additionner, les superposer, les comparer, brouiller les cartes, les confondre, brouiller les images, les noms, les dates, y mettre du mien, ajouter mon perçu, à ce qui est nommé, à ce qui est donné, ajouter mes fantasmes à ces fantômes, mes chefs-d'œuvre consacrés, à ces objets obsédants, insaisissables, lointains. Quel pari bizarre, le mien. Le musée lui-même se transforme, dans mon délire froid, en un immense laboratoire où ces objets d'art prestigieux se mettent à vivre une vie autre que celle que leur permet habituellement notre regard de spectateur, une vie active, comme des mémoires qui s'oublieraient en tant que mémoire et se prendraient tout à coup pour des réalités en train de se faire, en train de se vivre. Et toutefois le jeu étant absurde, la machine du Docteur Morel étant imparfaite - que d'inexactitudes, d'approximations, de faux-semblants, de confusions ! - Oui j'ai été pervers, j'ai inventé ce nouveau jeu, j'ai triché, dupé, tendu des pièges partout, dans ce musée. Je me suis servi de tout. J'ai emprunté à l'histoire, aux tics des spécialistes, aux poncifs, aux conventions, au langage suffisant des muséologues, aux manies des critiques d'art, à ce qui nous est familier dans l'appréhension habituelle de ces choses d'art ou dans ce qu'y découvre la science.

Guido 2

J'ai voulu allier - paradoxalement - L'irrévérence de Duchamp à un amour rétrospectif des plus névrotiques. Mais c'est ça qui est important. Je ne suis pas dupe moi-même, ce n'est pas moi qui tomberai dans les pièges, je n'ai point d'illusions, je ne ressuscite pas la peinture ni d'ailleurs je tiens à ce qu'elle ressuscite. Après moi le déluge. Que les autres venant après moi se débrouillent. Qu'ils inventent autre chose à la place, et d'ailleurs c'est déjà fait, au rythme d'une avant garde par jour. Oui, il y a des choses que je regrette, c'est permis, je ne peux pas moi-même, moi aussi, quitter la peinture. Mais déjà, au moins, ce n'est pas tout à fait la mienne que je fais. Je ne suis pas quelqu'un ayant un style, faisant la roue avec mon arsenal personnel de signes, de formes, de couleurs, de coup de griffes, de tics, de trucs, affichant tyranniquement son esthétique personnelle avec toute sa panoplie parfaitement reconnaissable. Ma peinture est tout juste une imitation de la peinture. Rien d'autre. Avec, peut-être quelque peu de désordre, quelque chose de curieux dans cette façon d'imiter, de regarder, de considérer les objets qui m'intéressent, des petites inventions qui troublent, qui dérangent ou qui compliquent cette opération.

Mais j'avais dit : LE JEU. La part du jeu. La conscience de la liquidation de la peinture en tant que telle (elle est déjà archéologie), de sa fin historique, ne m'empêche pas de profiter de mon propre jeu pictural - lui-même issu de cette conscience - pour en éprouver du bonheur. Mon jeu m'amuse, et je suis le premier à m'étonner et à jouir de mes tours de passe-passe, de mon habileté dans la contrefaçon, de mes allusions savantes ou ingénues. Après tout c'est mon droit. C'est mon droit de jouer, de m'amuser, de m'abandonner à mes caprices, à mes fantaisies, de rêver, de remonter le temps, de me baigner dans certains climats insolites, désuets, reculés, de jongler avec une technologie hors d'usage, de produire des apparences, de jouer le faux faussaire. Mais - conditio sine qua non - que toute cette folie se résolve, au bout du compte, en sagesse, que tout soit ramené à terre, que la machine à remonter le temps ne tombe surtout pas en panne à mi-chemin et soit en mesure de nous ramener à notre présent, de nous restituer à notre lieu réel. Que ça soit moderne tout, tout ça, car j'y tiens moi, à ce statut de créateur moderne, à ma propre histoire, à mon temps, à cette époque extraordinaire, merveilleuse, et malheureuse à la fois !

Pour qu'il en soit ainsi, je me méfie grandement des émotions inutiles, et c'est normal. Tous ces "monstres", toutes ces images et saveurs et lumières et manières d'autrefois (et même d'il n'y a pas trop longtemps, pourvu qu'il s'agisse de peinture, de moments divers de cette longue épopée de la peinture) doivent passer par le congélateur, doivent être réduites au silence. Elles doivent être projetées sur des écrans, subir le test des textes, des indications, des définitions.

Et que même la nostalgie ne soit pas livrée à elle-même. Qu'elle soit nommée, cernée, traquée, circonscrite, avouée. L'acrylique, également, est important car il a l'avantage de créer en même temps la distance et le malaise : il refroidit, il favorise les plages neutres et inertes de couleur, la netteté, l'indifférence mais sa matière subit des conversions aberrantes, puisqu'elle cherche, elle aussi à imiter l'huile.

Guido 3

Oui, que tout soit déclaré d'avance. En dépit du malaise, de la surprise que le spectateur peut éprouver, je joue finalement à découvert, carte sur table. La mécanique de mon jeu est nue. Mon musée peut ressembler - le temps d'un regard égaré - à un aquarium, où quelque chose bougerait à l'intérieur de ces rectangles bien encadrés. Mais on a vite fait de se ressaisir : des informations complémentaires vous gâchent bientôt la rêverie : des signes étrangers s'interposent entre vous et ces visions et vous obligent à en tenir compte : cadrages, découpages, légendes, titrages, prélèvements, repérages.

Bien sûr, une certaine charge d'affectivité, le poids du rêve, les fantasmes, je ne peux les ignorer. Mais il importe, pour moi, de les connaître, de ne pas les subir sans réaction, de les maîtriser. Surtout, de leur répondre par une mise en forme, par une mise en situation qui, elles seules, peuvent ouvrir une voie à la réflexion.

Guido Biasi


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