IRONIE numéro 46 - Supplément "La peinture selon Guido Biasi", volet 2
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> Supplément peinture du numéro 46,
la peinture selon Guido Biasi (deuxième volet).


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IRONIE numéro 46, Octobre 1999


LA PEINTURE SELON GUIDO BIASI

 

LA PEINTURE SELON GUIDO BIASI
(deuxième volet)

In treno Stockholm-Paris, le 25/03/1979
Le musée n'est pas pour moi une simple collection de choses mortes, de témoignages, de vestiges précieux, mais plutôt un lieu où s'agitent des fantasmes, des fantasmes qui peuvent à tout moment être les miens. Ce lieu est l'imaginaire, et c'est en me servant des règles imposées par ce lieu qu'est l'imaginaire que j'entends travailler. C'est pour cela que, tout en me référant à une histoire réelle de la peinture - et ne bousculant pas le classement habituel auquel les historiens nous ont accoutumés - j'ai eu l'idée de bâtir une sorte d'univers parallèle où un grand nombre de ces objets artistiques que nous admirons dans les vrais musées se trouveraient non pas reproduits mais représentés sous forme de simulacres. J'ai rêvé d'un grand mirage, où tout ce que nous connaissons serait renversé, où notre certitude serait ébranlée par l'incertitude des contours du faux vraisemblable mis à la place du vrai, où on serait confondus par les substitutions, par l'approximation des données, par toutes sortes de mystifications. Et j'ai imaginé que sur ce terrain mouvant que j'aménagerais devant les vieux modèles réels de notre musée, le doute, le malaise, l'inconfort pourraient produire de nouveaux instruments de réflexion, nous permettre de mieux nous interroger tant sur notre passé que sur notre devenir.
Ce n'est pas le mépris face à l'histoire de notre propre culture qui engendre l'ironie, qui fait se multiplier les citations, les pastiches, les jeux intellectuels de toutes sortes auxquels nous assistons depuis l'extraordinaire exploit de Fernando Pessoa avant les années vingt. Je dirais même que c'est, au contraire, l'amour envers cette culture, en même temps que le sentiment amer de la proximité de sa liquidation. Le doute que sèment beaucoup de créateurs d'aujourd'hui est leur propre doute, le reflet de leurs appréhensions et de leur désarroi. Parallèlement, on sent chez eux le besoin de faire les comptes avec leur propre culture et son histoire, de réaffirmer leur appartenance à cet héritage en soulignant avec insistance leurs attaches, s'exténuant dans des jeux subtils et raffinés où fausses et vraies citations s'imbriquent, où les pistes sont brouillées, où les repères sont difficiles, mais où les éléments et l'espace de ces opérations leur appartient. Ce besoin d'affirmer sa dépendance vis-à-vis d'une culture en perte de certitude va de pair avec une épuisante recherche d'identité qui se traduit par une véritable via crucis où toutes les figures, tous les déguisements et toutes les combinaisons sont possibles. C'est comme si le créateur de ce siècle de crise en était arrivé à s'apercevoir que - aujourd'hui - la vérité pourrait bien se révéler au bout d'un long enfer de fictions et d'ambiguïtés et qu'elle ne saurait être définitive qu'au prix de cette épreuve.

Paris, le 20/04/1979
Toutes les opérations que j'entreprends, toutes les aventures dans lesquelles je me lance - sous les prétextes les plus divers - n'ont-elles pas pour but - tout simplement - de satisfaire ma libido picturale ?
En fait, même en prenant mes distances (ironiques, critiques, analytiques, etc ...) vis-à-vis de la peinture, en la considérant en tant qu'objet et non pas en tant que sujet, c'est à l'intérieur de sa matière que j'agis et c'est par sa matière que je suis obligé de passer de toute façon.

22/05/1978
J'ai toujours été attiré par la fiction, la simulation, voire même la mystification. La peinture, c'est souvent tout cela à la fois, de même qu'elle apparaît parfois comme une sorte de jeu mental et mécanique pervers, où l'illusion est reine.

5/06/1978
J'ai toujours préféré l'aventure à la consommation approfondie du déjà acquis, les erreurs des jeunes à la prudence des vieux.

Milano, le 20/02/1979
Il est très difficile, dans une époque de décadence de faire une œuvre qui corresponde à une volonté de construction, qui exprime le construit, et donc qui soit espoir et non désespoir. Difficile, en un mot, d'être Freud et non pas Musil, Boccioni et non pas Klimt. Difficile d'affirmer le positif au lieu du délire négatif et de la complaisance d'une mort luxueuse, d'une lenteur exténuée.

Quiberon, le 11/08/1979
L'oubli est censure. Je ne peux pas censurer mon passé.
La dimenticanza è censura. Io non posso censurare il mio passato.

Paris, le 14/01/1980
L'importante non è ottenere quel che si vuole ma ottenere quel che si vuole al momento in cui lo si desidera.

13/11/1979
Je ne tiens pas à me soustraire à certaines contradictions évidentes : fascination et ironie, critique et nostalgie sont constamment présentes dans mon travail sans que je m'en sente gêné. Mais chacune de mes opérations procède d'une mémoire froide, qui connaît le secret de la distance, du détachement, de l'ordre, de la clarté et qui évite, dans la mesure du possible, la magie confuse de l'approximation.

En train Paris-Stockholm, le 2/02/1980
En moi cohabitent l'horreur de la contamination et le goût pour le maquillage.
(...) La fiction n'a pas dans l'art la prétention de tromper, d'alimenter l'illusion et le doute. S'il en est ainsi dans certains cas (par ailleurs assez rares), c'est que - magie et technique aidant - l'artiste peut s'accorder parfois le plaisir du caprice, du jeu, du divertissement.

En train Paris-Chateauroux
Ho sempre sognato una dittatura del gusto, un posto, un paese, una società che potesse proibire il cattivo gusto, la depravazione del gusto, renderne la nascita difficile, la vita impossibile.
J'ai toujours rêvé à une dictature du goût, un lieu, un pays, une société qui puisse prohiber le mauvais goût, la dépravation du goût, lui rendre son apparition difficile, la vie impossible.

Paris-Bourges, le 4/12/1980
Aujourd'hui j'ai décidé d'être un homme nouveau.
J'ai cassé un œuf et je me suis barbouillé avec.

Paris-Bourges, le 12/01/1981 - Bribes de souvenir
Je montais au grenier (ils appelaient - nous appelions ça les "magazzini") et ensuite j'ouvrais la porte donnant sur les "terrasses", la porte cuite au soleil, tordue et lépreuse, enflée comme si elle attendait un bébé. Les "terrasses" étaient en fait les toits de la maison, coupoles douces maculées de noir, de blanc, de gris, de moisissures dorées. Le soleil tapait fort, l'après-midi, il faisait 35°, parfois 40° à l'ombre. Je m'étendais au soleil et je m'endormis, et comme je n'en suis pas mort je peux maintenant me promener des heures au soleil sans même cligner des yeux. Puis j'entendais des voix jeunes de femmes. Je glissais à nouveau vers la porte tordue du grenier, mais sans faire de bruit, en essayant de passer inaperçu, j'entrais dans l'ombre fraîche du grenier poussiéreux, encombré de papiers (lettres, cartes postales, documents, manuscrits, livres éclatés, éparpillés par terre) et je refermais la porte derrière moi. Par les fentes de celle-ci je regardais longuement la terrasse d'en face, où je savais qu'elles prenaient leur bain de soleil, ensemble, s'échangeant des propos de temps en temps à haute voix comme c'est l'habitude chez les gens des Pouilles. Les trois sœurs n'étaient ni nues, ni habillées, ni ne portaient des costumes de bain. Elles avaient leurs dessous de robe, leurs combinaisons blanches. De temps en temps elles se rapprochaient entre elles, sans raison apparente, elles se touchaient, elles paraissaient s'examiner de près, comme le font les singes dans le zoo, elles se caressaient, se fouillaient, se provoquaient curieusement, en riant, l'agressée d'un moment se débattant, protestant, se défendant, poussant des cris d'animal, se retournant sur l'autre ou sur les autres pour leur faire la même chose, caresser, chatouiller, fouiller. En riant. Je me rappelle que je mourais chaque fois, noyé dans le plaisir, tendu dans le désir, perdu dans l'ombre.

Guido Biasi, Journal bilingue (1978-1981)


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