IRONIE numéro 46 (Octobre 1999)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 46, Octobre 1999

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Supplément peinture du numéro 46,
la peinture selon Guido Biasi (deuxième volet).


JE LIS, JE VIS, J'ÉCRIS...

Nietzsche, Humain, trop humain (1878)

Une œuvre se construit avec le temps. On pouvait mettre une vie pour écrire un petit recueil de pensées et y revenir sans cesse, dans l'éternelle insatisfaction du legs. Aujourd'hui, à première vue, l'immédiateté marchande ne perçoit pas les mots qui durent. L'anecdotique se prélasse sur l'étal des libraires.

Marat, Les chaînes de l'esclavage (1774)

De la part des éditeurs, cette rentrée littéraire 1999 se structure comme un véritable mépris du lecteur ... La seule conséquence positive de cette pléthore, qui n'est pas nouvelle (1), demeure le resserrement de l'intérêt vers les Classiques, sources sûres et terres flamboyantes de la langue ...
De la part des critiques - s'ils peuvent encore mériter ce nom -, tout est bon à lire. Ils se font les agents publicitaires très scrupuleux et crapuleux du livre, et la soupe fade de leurs articles (de mode) jette les bases d'une incrédulité fondamentale au goût relevé des mots. Insupportable critique ! C'est déjà dit et su, voilà une monnaie d'échange entre éditeurs, journalistes et libraires qui fonctionne à vide avec la force d'inertie de l'habitude. C'est devenu normal, comme ceux qui achètent le même journal chaque jour en le critiquant sans cesse ... C'est bien connu, on n'est jamais content de son quotidien !
De la part des auteurs, la susceptibilité atteint son comble ... Les épidermes s'hérissent à la moindre remarque désobligeante qui titillerait le narcissisme dément de leurs défenses. C'est que le monde extérieur ne manque pas d'obstacles à la création et offre une palette agressive de plus en plus prenante et corrosive ... Alors, les êtres se blindent, tels des blockhaus, sans voir qu'il existe une critique qui ne souhaite pas détruire. Tout doucement, un mot de travers peut être vécu comme une infamie ... La paranoïa est totale comme la bêtise. De ce fait, les mots avariés, transgéniques, gonflés aux hormones de cette rentrée littéraire sont à éviter.
Un grand écrivain, c'est une bête sauvage, libre, et curieuse qui ne se nourrit que de mets succulents, qui prend le temps de digérer son temps sans forcer sa croissance ... Il n'est pas pressé de mourir; il veut vivre encore, lire encore, pour mieux écrire. Il travaille et joue avec le temps. Rien ne le froisse vraiment ... Le couloir de l'abattoir n'a jamais été sa perspective tels ceux qui écrivent comme s'ils étaient à l'usine, pour le rendement, l'image de marque de l'entreprise, acceptant sans broncher la logique productive du patron. Un grand écrivain ne cherche pas la polémique poussive qui se borne souvent à du bruit sans idée, elle arrive toute seule ... Donnons-nous du temps ... Vivons d'abord !

Debord, La Véritable Scission (1971)
 
Lionel Dax

 

RAPIDITÉ DE L'IDÉE

"L'esprit est, en général, cette faculté qui voit vite, brille et frappe. Je dis vite, car la vivacité est son essence : un trait et un éclair sont ses emblèmes. Observez que je parle de la rapidité de l'idée, et non de celle du temps que peut avoir coûté sa poursuite. Ainsi, qu'heureux vainqueur des difficultés de l'art et de la paresse de son imagination, un écrivain sème son livre de traits plus ou moins ingénieux, il aura fait un ouvrage d'esprit, lors même que cet ouvrage lui aurait coûté la moitié de sa vie. Le génie lui-même doit ses plus beaux traits, tantôt à une profonde méditation, et tantôt à des inspirations soudaines. Mais dans le monde, l'esprit est toujours improvisateur; il ne demande ni délai ni rendez-vous pour dire un mot heureux."

Rivarol, Maximes et pensées

 

"Tout ce qu'on est, tout ce qu'on voit,
N'est-il qu'un rêve dans un rêve ?"

Edgar Allan Poe

 


OLHOS DA FORA

Je sais que ce soir un grand nuage-peigne
recoiffera le ciel doucement; je ne le vois
pas encore, à peine incurvé, sans grand vent -
les "yeux du dehors" nous regardent, à même
hauteur, j'ai mon pied au-delà du sien,
juste au contact, la base de mon nez au chaud
sous son coude. des cheveux noirs ébouriffent
un horizon. nous ne coïncidons
que par ces quelques points l'un contre l'autre,
plus tard une hanche et une autre,
avant le réveil. déjà plusieurs heures, je crois,
son chat préféré, celui qui a le prénom,
chez lui entre mon tibia et mon mollet;
entre, comme entre les hanches dans un moment,
la couette. un verre d'eau sera le seul mot
échangé, presque, et puis descendre, sur le seuil ...
- il y aura aussi une escadrille
de petits nuages effilés, cap
au nord-ouest, en formation impeccable ... -

Eric-Marie Gabalda

 

"La Moule : Il nous ont mis au monde en s'envoyant en l'air
et nous sommes incapables de voler"

Werner Schwab
, Excédent de poids, insignifiant : amorphe

 


LA VOLUPTÉ À PORTÉE DE LA MAIN

"Sitôt que le sommeil au matin m'a quitté,
Le premier souvenir est du c.. de Nérée,
De qui la motte ferme et la barbe dorée,
Egale ma fortune à l'immortalité.

Mon v.., dont le plaisir est la félicité,
S'allonge incontinent à si douce curée,
Et d'une échine roide au combat préparée,
Montre que sa colère est à l'extrémité.

La douleur que j'en ai m'ôte la patience,
Car de me le mener c'est cas de conscience,
Ne me le mener point ce sont mille trépas.

Je le pense flatter afin qu'il se contienne,
Mais en l'entretenant je ne m'aperçois pas,
Qu'il me crache en la main sa fureur et la mienne."

Malherbe, Poésies libres (1606)

 

1 "Les progrès en technologie ont conduit (...) à la vulgarité (...) la reproduction par procédés mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplication indéfinie des écrits et des images. L'instruction universelle et les salaires relativement élevés ont créé un public énorme sachant lire et pouvant s'offrir de la lecture et de la matière picturale. Une industrie importante est née de là, afin de fournir ces données. Or le talent artistique est un phénomène très rare; il s'ensuit (...) qu'à toute époque et dans tous les pays la majeure partie de l'art a été mauvais. Mais la proportion de fatras dans la production artistique totale est plus grande maintenant qu'à aucune autre époque (...) C'est là une simple question d'arithmétique. La population de l'Europe occidentale a un peu plus que doublé au cours du siècle dernier. Mais la quantité de "matière à lire et à voir" s'est accrue, j'imagine, dans le rapport de un à vingt, au moins, et peut-être cinquante, ou même à cent. S'il y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2n hommes de talent pour une population de 2x millions. Or, voici comment on peut résumer la situation. Contre une page imprimée, de lecture ou d'images, publiée il y a un siècle, il s'en publie aujourd'hui vingt, sinon cent pages. Mais, contre chaque homme vivant jadis, il n'y a maintenant que deux hommes de talent. Il se peut, bien entendu, que, grâce à l'instruction universelle, un grand nombre de talents en puissance qui, jadis, eussent été mort-nés, soient actuellement à même de se réaliser. Admettons (...) qu'il y ait à présent trois ou même quatre hommes de talent pour chacun de ceux qui existaient autrefois. Il demeure encore vrai que la consommation de "matière à lire et à voir" a considérablement dépassé la production naturelle d'écrivains et de dessinateurs doués. (...) Il en résulte de là que, dans tous les arts, la production de fatras est plus grande, en valeur absolue et en valeur relative, qu'elle ne l'a été autrefois; et qu'il faudra qu'elle demeure plus grande, aussi longtemps que le monde continuera à consommer les qualités actuelles et démesurées de "matière à lire, à voir et à entendre"."

Aldous Huxley, Croisière d'hiver, voyage en Amérique centrale (1933)
cité par Walter Benjamin dans "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique" en 1936.


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