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> Supplément du numéro 50, CONJONCTIONS IRONIQUES, la suite. |
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IRONIE numéro 50, Février 2000 CONJONCTIONS IRONIQUES |
On nous l'avait répété depuis des mois, et toute la journée du 31 à la télé, ce soir nous serions des milliers, des millions à vivre sur les Champs Elysées le passage en 2000. Je ne voulais pas manquer ça. Refusant toute invitation à fuir au bout du monde ou à me mêler à des fêtes plus intimes, je voulais être là, dans la foule, afin de basculer massivement (comme en choeur) dans la dernière année du siècle (selon les uns) ou la première d'un millénaire (selon les autres), une année en tous cas irrésistiblement fascinante par son chiffre même, conjuguant un triple zéro.
Eh bien j'ai vu : une triple annulation.
L'annulation du passage, sa confiscation en spectacle, la dissolution de la foule (et par là de l'Histoire).
Posté quelque part (mais pas n'importe où, ce qui m'a inspiré plus tard une réflexion salutaire) Place de la Concorde, d'où l'on pourrait bien voir le Feu d'Artifice, j'attendais (avec ma fille Noémie, 13 ans) l'instant Zéro, parmi une foule de curieux (qui sera estimée le lendemain à un million et demi). Venus en bande, en couple, en famille, assister au passage de l'an, du siècle, du millénaire.... ils se pressaient frileusement en tendant leurs yeux, tous ensemble, vers le même point : le I de la tour en fer inventée par Eiffel pour célébrer en 1889 le premier centenaire de la Révolution Française. Et tout d'un coup, je les ai vus disparaître. Je nous ai vus sombrer dans le néant. Un million et demi de cervelles anesthésiées passaient à la trappe par la magie d'un spectacle (d'artifice) consommé en commun. La foule n'existait plus, surnageait seulement, à leurs corps défendants, une masse d'atomes, chaque groupe éclatant en individus séparés sous la pression d'une force irrésistible. Celle de la Tivi.
On était dans la rue et on avait l'impression d'être devant sa télévision. Pourquoi ?
La tension de tous vers un objet lumineux unique avait produit cela : un agrégat, une masse de téléspectateurs. La tour Eiffel vue en chair et en os fonctionnait comme un immense poste en plein air, sans produire sur ceux qui la regardaient depuis un pont, une place, un trottoir, une rue, des jardins, un balcon, un effet sensiblement différent de celui que sa vue sur un petit écran, au même instant, dans des millions d'appartements, produisaient sur des centaines de millions d'individus, buvant du champagne. La foule était dissoute par son aimantation. Ce n'était pas une foule fleuve, chaotique, roulant par paquets désordonnés, se croisant dans tous les sens, composant des tourbillons euphoriques. Mais des parts de marché cathodiques agglutinées face à un compteur. La télévision ne s'allume que pour nous compter, fabriquer avec nous des points d'audience. Comble du ciblage, par la grâce du passage aux trois zéro, ce soir là, le spectacle était réduit au compteur lui-même. Des dizaines de télévisions (dans divers pays) avaient choisi de rendre visible ce passage en inscrivant le compte à rebours qui depuis trois ans barrait le premier étage du monument parisien le plus célèbre dans le monde. Etre dans la rue, ou devant son poste revenait donc au même, il s'agissait toujours de contempler le compteur de la Tour Eiffel, dévidant le temps qui nous séparait de l'apparition du triple zéro.
Par une ironie du hasard, le compteur s'est éteint (je l'ai vu en direct, j'étais à ce moment là devant mon poste) à quelques douze heures de l'événement zéroïque. Et si la Télévision continuait à montrer le défilement à l'envers des heures minutes secondes sur l'horloge d'Eiffel ce ne pouvait être que par un trucage - le réalisateur de l'émission incrustant le timing d'une montre à quartz dans l'image de la tour en berne. La substitution aurait pu passer inaperçue pour beaucoup mais les présentateurs, fiers de démontrer les pouvoirs de la télé, ne cessaient de souligner à tout bout de champ et la défection de l'électronique eifellienne et la prodigieuse capacité de la télé à jouer en toute occasion le rôle de Zorro. Applaudissons-nous, ma chère !
Mais personne ne parlait de la Ruse de l'Histoire que nous avions sous les yeux. Enorme pourtant !
Car ce compteur en panne de mémoire instantanée n'était, au fond, et réellement, que le symptôme d'une panne de mémoire plus grande. On assassinait Louis XVI pour la deuxième fois. Et c'était bien plus grave. On l'assassinait sans le dire, à l'insu de tous. On assassinait l'assassinat. Décapité sous le nom de Monsieur Capet, privé donc d'abord de sa particule avant de l'être de son chef, le Roi par le sacrifice duquel advint la démocratie en France, puis dans le Monde, avait resurgi 100 ans plus tard sous la forme d'un Monument de fer (composé de toutes les lames des guillotines refondues) évoquant un immense corps sans tête, jambes plantées au bord de la Seine. Le symbole est clair : par son élancement, sa longueur, son étêtement, la Tour Eiffel proclame en permanence, à quel raccourcissement, voulue par une foule sinon par tout un peuple, est dû le changement de pouvoir qui donna toute liberté (égalité, fraternité et mon cul c'est du poulet ?) aux maîtres de l'économie capitaliste. C'est une leçon d'Histoire, que ses inventeurs, les hommes de la troisième République (d'Eiffel à Ferry le même feu passe) voulaient donner à leurs contemporains et aux générations futures, en remplaçant les périssables arbres de la Liberté plantées à chaque soulèvement populaire (1830, 1848) par un fût résistant aux saisons. Et cette leçon, que j'avais plus d'une fois récitée devant l'apparition soudaine de la Dame de fer au détour d'une promenade dans Paris, je m'en souvenais d'autant mieux ce soir là, à quelques minutes de l'an 2000, que j'étais posté, Place de la Concorde, à l'endroit exact où se tenait l'échafaud révolutionnaire. Ce que je ne manquais pas, pour la faire patienter (comme un présentateur de télé tricote des phrases en attendant l'instant I d'un Direct), d'exposer à Noémie, qui en sourit, incrédule. Plus tard, j'espère, quand tu te souviendras de cette nuit, tu te rappelleras en quel lieu historique tu l'as vécu. Oh !
Quand la Tour s'illumina, étage par étage, jusqu'à sa non-Tête terminale, non-tête couronnée d'un bouquet d'antennes, véritable ersatz hertzien du pouvoir de droit divin, si je ne sombrais pas avec la foule dans l'amnésie galopante au triple galop du triple zéro, c'est que, par un acte mental, qui aurait étonné Kafka (mais qu'il aurait, je pense, approuvé), je bondis hors de la foule dans le rang des assassins, réintégrant l'Histoire dont toute cette cérémonie voulait me chasser. Il y a des moments où il faut savoir remettre ses pendules à l'heure.
"300 milliards de dollars : c'est le montant des dépenses informatiques occasionnées à travers le monde pour faire face au bug de l'an 2000."
A l'heure où l'ensemble des commentateurs de la presse écrite, parlée et télévisée se réjouissent de l'absence d'une défaillance majeure des systèmes informatiques de l'ensemble de la planète, il faut se rendre à l'évidence, le bug de l'an 2000 n'aura pas lieu. Ni aujourd'hui, ni dans les mois à venir. L'hystérie millénariste des technocrates et des techniciens, n'aura eu, comme seul résultat, que l'investissement de sommes et d'énergies énormes, dont on peut espérer qu'elles sont au moins à l'origine de l'absence remarquée de cet hôte si redouté des réveillons en cellule de crise, sorte de treizième convive d'une cène fin de siècle.
Ecartons, l'hypothèse d'une mystification visant à relancer l'économie par des investissements conséquents, par souci de ne pas substituer une hystérie à l'autre. Plaignons les malheureux acheteurs de groupe électrogènes, rations de survie et autres aimables acquéreurs de bunker antiatomique et réjouissons nous de la mort de cette catastrophe annoncée. Cependant, la crainte d'un autre bug taraude quantité d'observateurs. Celle d'une défaillance aux conséquences plus dramatiques que la panne d'un magnétoscope ou d'un distributeur automatique. Se pourrait-il qu'après ce 1er janvier 2000, ce passage à un nouveau millénaire (même si ce n'est pas tout à fait vrai), ce qu'on annonce comme le début d'une ère nouvelle, ne soit en fait qu'un flop comme le fameux bug. Des indices concordants tendent à le prouver. En effet, les espérances d'un millénaire de progrès où l'humanité accéderait à des niveaux de sagesse, de confraternité et de tolérance que pourraient laisser espérer performances techniques agricoles et même philosophiques en ces quelques milliers d'années d'évolution, semblent devoir finir comme celles nées dans l'esprit des rêveurs de la fin du 19éme, qui virent au 20éme siècle l'invention de la guerre mondiale (d'abord dans sa forme mécanique, puis atomique et enfin biologique), la mort des idées réformatrices structurées, la construction du mur Nord/Sud avec des deux cotés des abdomens ballonnés, mais pour des raisons différentes.
Ne serait-ce pas là le fameux bug de l'an 2000, mais invisible d'une salle de presse, ou sur un écran d'une salle de marché, n'entrant pas dans les réflexions et les consciences des dirigeants des 4 à 5 pays maîtres du jeu mondial ? N'y a-t-il pas là un véritable dysfonctionnement autrement plus inquiétant : l'humanité continue avec une constance que rien ne semble pouvoir remettre en cause de se comporter comme aux temps les plus violents de son histoire ? Mais, facteur aggravant, aujourd'hui elle le fait en pleine conscience et sans l'excuse de l'ignorance, quand la couverture de l'information mondiale par les médias fait vivre à tout un chacun les conflits, les famines et autres abominations, mêmes les plus cachées. Alors que l'augmentation du niveau des connaissances des citoyens devrait, dans les pays qui ont le pouvoir d'influencer le cours des événements, faire s'élever des mouvements d'opposition contre l'égoïsme et la barbarie, ce sont justement ces pays qui pratiquent des attitudes cyniques et indifférentes. Ne serions-nous pas en recul par rapport aux générations précédentes alors qu'au contraire nous sommes persuadés d'avoir accompli d'énormes progrès avec, par exemple, l'alibi du droit d'ingérence humanitaire (à géométrie variable en fonction des intérêts en jeu), nous qui savons (et faisons comme si nous ignorions), nous qui pouvons (et acceptons de) ne rien faire. L'homme est né pour rompre et non pour plier. Le bug de l'an 2000 n'a pas eu lieu, mais le bug originel continue avec un élan démultiplié par nos renoncements et nos ralliements à l'idéologie de l'indifférence. Faudra-t-il attendre un "boutement" général du système pour que nous nous réveillions enfin ?
C'était le temps où le soleil paressait, où les maisons se confinaient, discrètement retranchées derrière leurs rideaux, une saison casanière que rythmaient diverses lectures imposées par mes recherches. De bibliothèques en archives, chaque lieu, chaque moment se ponctuaient d'ouvrages particuliers. Et lorsque le soir je revenais un peu lasse de mes pérégrinations littéraires, je m'abandonnais à une autre écriture pour m'accompagner jusqu'au sommeil, jusqu'à ce que mes yeux se ferment enfin, trop fatigués d'avoir parcouru tant de pages depuis le matin ou d'en avoir arpenté une seule des heures durant.
Ce soir là, intimidée par de nouvelles rencontres possibles, je choisis de renouer avec une ancienne connaissance. Parcourant distraitement les rayonnages, mon regard flânait de dos à dos sans qu'aucun titre ne l'accrochât, leur silhouette suffisait à les identifier, et ce fut l'une des plus minces qui m'arrêta : un format étroit, à peine plus haut que les poches, des feuilles épaisses, striées dans leur longueur, une couverture souple et chaude comme un papier canson - préféré à la froideur d'un glaçage aseptisé. Une préface esseulée parce qu'elle se suffit à elle-même : Sur la lecture de Marcel Proust. Un cadeau d'amis de Lettres - avec apostrophe s'entend -, un objet-sujet sentimental que j'emportais jalousement dans le dernier sanctuaire livresque de la journée : le lit. Terre fertile, familière mais non conquise : le livre s'offre et se déploie, soliloque ou converse sans que ma compagnie rêveuse le lasse de ce tête à tête...
"... ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n'est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir la communication d'une autre pensée, mais tout en restant seul, c'est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu'on a dans la solitude..."
Je souris à cette justification élogieuse de cette vie tout emplie d'ouvrages et de manuscrits, de bibliographies et de dictionnaires, cette vie qui laissait plus de place à la parole écrite qu'à la Parole dite et à l'action. Je portais ma préférence aux livres dépositaires infaillibles de savoirs, et de vérités à discuter ; l'argument est de choix : j'y enfouis ma solitude en la prétextant, à juste raison, nécessaire à la lecture. Cette pensée fugace et ironique se dissipa au rythme des phrases. Je me délectais de ces aménités en prose comme d'une berceuse ...
"... comme vos yeux en se penchant vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance, ma mémoire..."
L'attention s'amenuisait : des yeux suivant les lignes, l'esprit se décrochant des mots. Les paupières alourdies par l'étude, inconstantes veilleuses, s'abaissaient ; erratiques, indécises puis audacieuses, se rouvraient, fières et entêtées plus que persévérantes. Je continuai, buttai sur une virgule, déboulai quelques lignes, me rétablis et rebroussai chemin. J'avais perdu le sens, j'étais désorientée.
Je me ressaisis, tâchant de retrouver le fil de la métaphore : "ma mémoire, dont la vue"... Je me souvenais pourtant, c'était là, à peine plus haut, sur cette page. Surprise, bientôt inquiète, je balayais du regard l'étendue sableuse et sillonnée, cherchant la trace d'une lettre. L'éblouissement passé, je commençais à distinguer quelques empreintes encrées d'où surgissait l'image de ces aplats de calcaire creusés, érodés lorsque la lumière rasante d'hiver accentue le relief de son alphabet sibyllin. Un paysage étrange et monotone en deux teintes. La peur céda à la curiosité, j'avançais à pas feutré sur le sentier marqué de noir, car jamais je ne m'aventurais entre ses lignes. Je marchais à l'affût d'un signe, d'un repère quand je dus brusquement tourner sur la gauche ; cette route toute droite, parfois anguleuse, devenait alors plus sinueuse, et parfois si courbe qu'elle me donnait la vague impression de revenir au premier embranchement. Incessamment, je poursuivais ce labyrinthe, traversais un espace blanc pour rejoindre d'autres méandres et recommencer, insensément. Puis il y eut une fin, ou une éternité : une plate-forme circulaire d'où s'étendaient les sillons sablonneux à perte de vue.
C'était le temps où le soleil se livre à l'indolence. Ses langoureux rayons, d'un même mouvement, frôlaient mes yeux à peine éclos et le sol ; surface insolite et désormais rétrécie, rectangulaires, les feuilles écartelées : le livre de chevet - dans sa version angliciste et littérale : the pillow book, le livre-oreiller - m'absorba, au pied de la lettre.