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Supplément du numéro 56, IRONIE : TÉLÉVOLUTION. |
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IRONIE numéro 56, Septembre 2000 |
Récuser hermétiquement la TV,
c'est refuser de comprendre ses aspirations.
Il est parfois nécessaire de fouiner dans ses marécages
pour tomber sur quelques symptômes d'aujourd'hui,
et saisir sa stratégie sous-jacente...
La TV teste
de façon plus vindicative sa toute puissance... Il y a eu la télé-caritative
(Téléthon, Sidathon...), il y a maintenant la télé-curative
qui s'attaque à des problèmes de société graves
que les gouvernements successifs, les instances publiques et privées
n'arrivent pas à enrayer. Le côté divan de la TV (Chapier,
Mireille Dumas, Psyshow, Strip-tease...) a toujours existé, mais
se préoccupait essentiellement des problèmes particuliers,
à l'écoute des témoignages. La TV ne pensait pas résoudre
les difficultés de ces invités bizarres qui exposaient sans
complexe leur monde intime, juste les montrer. La TV se planquait derrière
le mot pratique d'"information".
Aujourd'hui, au grand jour, elle veut prouver sa force en impliquant ses
téléspectateurs dans des projets de haute volée.
En trois émissions, diffusées en prime time, la TV a voulu
palier :
la médecine («Pour en finir avec l'anorexie et
la boulimie» où l'anonymat est de moins en moins respecté.)
la justice («Les abus sexuels» où bourreaux
et victimes s'expliquent en direct. Le pédophile pleurniche en gros
plan : "Oui, je suis un salaud".)
les règles de conduite («Arrêtons le massacre»
où les associations cherchent des solutions aux terribles problèmes
des accidents de la route.
En effet, chaque année, la France compte 8 000 morts sur les routes
et 12 000 morts par suicide, soit environ 1 à chaque heure. Il est
10 heures en France peut se dire : il est 10 suicidés... Que font
les personnes cencées réduire ces chiffres catastrophiques
? La TV s'est saisi du filon !
Elle s'immisce dans la thérapie, voire la remplace. Elle remédie
aux incuries de l'Etat... Limiter la vitesse des véhicules, augmenter
les contrôles et les amandes n'y font rien. Au cours de l'émission
sur les abus sexuels, elle devient tribunal, mettant le téléspectateur
dans une position de juré.
Les futures propositions de loi se feront à la TV et l'animateur
aura des allures de ministre.
Il n'y a plus
de sujet tabou tant qu'il s'agit de la souffrance des autres... Les caméras
s'infiltrent dans des lieux et des situations où elles étaient
interdites : le bureau du juge, le cabinet d'un docteur... Le dire meurt
au profit du montrer. Les images ciblent les moindres recoins de la vie
quotidienne. Bientôt, les êtres auront conscience de toutes
ces caméras - que l'on retrouve déjà dans les cabines
d'essayage des grands magasins -, et ne se laisseront plus aller qu'à
des actes maîtrisés et sans conséquence. Nous serons
définitivement devenus des images... Et quand une image en rencontre
une autre, elles n'ont plus rien à se dire :
Qu'est-ce que tu fais ?
Rien, et toi ?
Rien !
Un autre phénomène télévisuel a animé les convoitises et les critiques, cet été 2000, le succès énorme d'émissions qui n'ont pas encore eu de visa pour la France : "Big Brother" et "Survivor", les nouveaux produits de la télé-réalité.
"Big Brother" : Depuis un an, cette émission, inaugurée en 1999 aux Pays-Bas, a séduit la plupart des pays d'Europe (Espagne, Angleterre, Allemagne...) et les Etats-Unis. Elle consiste à enfermer pendant plusieurs semaines une dizaine de personnes dans une maison, et de les filmer en permanence, 24h/24. Les spectateurs, chaque semaine, votent l'élimination d'un candidat jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un, le gagnant. Les candidats sont prêt à tout pour paraître le meilleur, le plus télévisuel. Des séries de coups bas et de jalousies sont monnaie courante... Prenons le cas de L'Espagne.
Gran
Hermano : "Les dix participants sont entrés dans une maison de 160m2
de la banlieue de Madrid équipée de 29 caméras les filmant
en permanence. En moyenne, 5,5 millions de personne (autour de 33% de parts
de marché) contemplent Silvia se frictionnant sous la douche, Israel
jouant des percussions et Maria José et Jorge s'adonner à de voluptueux
bécots. C'est bien plus que l'audience des séries et sitcoms les
plus regardées et ça tutoie l'audience des matchs de foot européen."
Libération
Evidemment, les participants sont soigneusement choisis par la production
et souvent quelques situations avantageuses pour l'audimat sont soufflées
à ces protagonistes amateurs :
"On a délibérément choisi un groupe homogène
de jeunes célibataires (entre 26 et 32 ans, ndlr), avec de fortes
pulsions érotiques. Tout était bien étudié
pour actionner deux ressorts : l'érotisme et l'agressivité."
Libération
"Big Diet" : "La chaîne de télévision allemande SAT.1 a annoncé son intention de diffuser à partir de début 2001 "Big Diet" ("Grand régime"). Pendant plus de trois mois, les concepteurs de "Big Diet" enfermeront dix "gros" dans un club de fitness. Les candidats devront perdre du poids et chaque semaine l'un d'entre eux sera éliminé de la communauté ainsi constituée selon les critères suivants : poids perdu, comportement en communauté et côte d'amour auprès des téléspectateurs. Le gagnant recevra autant de kilos d'or que de kilos de graisse perdus. SAT.1 investira 6 millions de francs." Libération
"Survivor" : "Importée de Suède (où elle s'appelait Expédition Robinson), l'idée de Survivor, à mi-chemin entre le camp de scouts et le bagne, est cruelle : sous l'il des caméras, vous jetez sur une île déserte du Pacifique, seize personnes soigneusement sélectionnées pour représenter un échantillon intéressant, politiquement correct (des noirs, des femmes, des vieux) et, surtout, visibles en maillot de bain sous tous les angles. Vous leur donnez de l'eau, quelques sacs de riz, et leur ordonnez de se débrouiller pour pêcher et faire du feu. Ensuite, vous créez la compétition entre les deux tribus de Robinsons et entre les membres des tribus : chaque soir, on vote pour décider quel compagnon sera éliminé - l'émission devrait d'ailleurs s'intituler Elimination. Les plus faibles (malades, vieux) sont exclus en premier, pour gagner à Survivor il faut être tactique et sans pitié. Au passage, celles qui croyaient encore au féminisme, vont découvrir que les femmes n'hésitent pas à voter pour éjecter l'une de leur copine de l'île, alors que les hommes semblent plus solidaires..." Libération
L'audience
de "Survivor" a dépassé toutes les espérances aux Etats-Unis
: "Un Américain sur cinq a assisté au triomphe de Richard
Hatch, un homme de 39 ans qui, au terme de plusieurs semaines de suspense,
a empoché le million de dollars promis.
Mais il n'est pas le seul gagnant de ce jeu. Selon les milieux publicitaires,
cités jeudi 24 ao÷t par la presse américaine, la seule soirée
spéciale de mercredi aurait rapporté à CBS une vingtaine
de millions de dollars, la diffusion d'un spot de trente secondes ayant été
facturée 600 000 dollars (4,3 millions de francs)." Le Monde
Après le succès sur les chaînes européennes des "Otages
à Jolo", survivor sauvage avec tous les ingrédients du risque
(combats en forêt, rançons, repas de racines), l'été
prochain TF1 adaptera "Survivor" sur une île française et rebaptisera
l'émission "Robinson". L'homme est capable de tout, même du pire
!
Le
concept de ces jeux humains est simple. Prenons des citoyens représentant
les différentes couches sociales de la société. Et
regardons-les vivre ensemble. Un brin de struggle for life, une métaphore
enchaînée de la concurrence. Beaucoup se sont offusqués
de ce show voyeuriste, de ce jeu cruel de l'élimination, de balle
au prisonnier cathodique.
Personne n'y a vu une portée scientifique significative. Cette
fausse réalité plantée devant nos yeux est à
lire sous l'angle de l'éthologie médiatique savamment organisée,
de l'évolution darwinesque. Le téléspectateur se
régale de voir des cobayes de son espèce se débattre
dans un univers clos. On caresse le sadisme de l'expérimentateur
qu'il y a au fond de chacun de nous. La passivité flagrante du
spectateur se mue en agressivité, usant d'une jalousie féroce
à l'encontre des êtres qui s'éloignent de leur image
désirée. Alors, on les élimine via la télé-démocratie
instintive du réflexe. L'Hommimage descend de l'Homme qui descend
du Singe... Chaque spectateur se rapproche de son image, son semblant
semblable...
Que dit le Candidat
(le croyant) au Spectateur (le Seigneur) ?
"{Spectateur}, voir, pour toi, c'est aimer et de même que ton regard
se pose avec attention sur moi sans jamais se détourner de moi, de même
ton amour. (...)
{Spectateur}, ton être n'abandonne pas mon être. Tant que je suis,
tu es avec moi. Et comme voir, pour toi, c'est être, alors je suis parce
que tu me regardes. Et si tu éloignais de moi ton visage, je ne saurais
survivre. (...) Je sais que cette capacité qui garantit l'union n'est
autre que la ressemblance. L'incapacité, au contraire, provient de la
dissemblance."
Nicolas
de Cues, Le Tableau ou la vision de Dieu (1453)
Toutes ces entreprises télévisuelles se calquent sur la vacuité des webcams, ces caméras reliées en permanence sur Internet. N'importe qui peut, à n'importe quelle heure, visionner le contenu de ces caméras comme le gardien d'un immeuble vide.
Le succès de ces caméras perchées sur les micro-ordinateurs interroge notre rapport au quotidien... Des figures féminines hantent Internet... Une caméra dans leur chambre, une dans leur salle de bain, et voilà que des millions d'internautes écurés de la vie courante viennent se divertir de la réalité plate des autres... Ces sites web sont des gisements d'images montrant un réel pauvre en événement. En effet, rien ne se passe vraiment devant ces caméras. Le monde s'organise en fonction de leur présence autour d'une pudibonderie ridicule ou d'une exhibition froide sans conséquence : "Tu veux voir mon cul ? Tiens, voilà mon cul !"...
Les êtres
englués dans "Big Brother" ou "Survivor" ressemblent à des
rats de laboratoire, alors que les protagonistes des webcams font penser
à des poissons ne sachant plus quoi faire dans leur aquarium.
La télévolution s'inquiète de plus en plus de la
vie de ses spectateurs. On avait l'impression de regarder à l'abri
de tout; maintenant, ce sont "eux", ceux qui gigotent devant les caméras,
qui nous regardent ! La TV traque le réel comme son ultime carburant.
Et nous avons toujours à faire à une parodie du réel
: une blonde en train de se laver les dents ou un mec qui ronfle...
" Parfois, je me baigne en maillot de bain, ou toute habillée, pour qu'on comprenne bien qu'il s'agit de poésie, pas de sexe. D'ailleurs, pourquoi est-ce qu'une fille nue sur Internet serait forcément de la pornographie ? C'est aussi la vrai vie, toute simple. J'ai toujours adoré lire et déclamer dans ma baignoire. " Témoignage de Lisa, une fille du Web qui participe au site hereandnow.net. " C'est une grande maison dans une bourgade universitaire de l'Ohio. Elle est unique au monde. Ses six habitants y vivent ensemble sous l'il de neuf caméras haut de gamme diffusant en continu les images de leur existence, visibles sur Internet. "
Yves Eudes, Le Monde 28/04/2000