IRONIE numéro 58 - Supplément "Rosalie"
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> Supplément du numéro 58,
"ROSALIE", une nouvelle inédite d'Hervé Rouxel.


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IRONIE numéro 58, Novembre 2000


ROSALIE
Une nouvelle inédite d'Hervé Rouxel

 

Mon fils, lorsque tu liras ces lignes, je ne serai plus. Pour toi, ce sera sans doute un grand soulagement, tant ma folie, sur la fin, devenait impossible à tous. Quant à moi, c'est la vie même que je ne supportais plus.

Du ciel ou des Enfers, je ne sais quelle sera ma prochaine demeure. Cette question ne te concerne pas, puisque tu n'es pas croyant. Mais pour moi qui ai prié Dieu chaque jour de ma vie, cette interrogation me tourmente depuis des années, d'abominables années. Ma vie n'a été faite que d'honnêteté et de droiture, de dévotion et de labeur. Pourtant, le Paradis m'est inaccessible, tu le comprendras quand tu auras fini de lire ces lignes, ces mots que je n'ai jamais eu la force de dire à personne, et que je n'ai cessé de ruminer.

Tu es grand à présent, et je sais que tu es capable de reprendre l'exploitation. Mais je te l'ai toujours répété : la ferme est le pire des métiers. Tu ne gagneras pas ta vie, et tu envieras les autres. Ta mère et moi avons connu des années de vache maigre, c'est de là qu'est venu le malheur, ce fardeau terrifiant, que j'ai honte de te laisser.

Je dois te raconter cette histoire depuis son début, car finalement, il s'agit d'un enchaînement, d'une accumulation de choses. C'est ton grand-père qui a fondé cette ferme, juste après la guerre. A cette époque, le monde était en pleine reconstruction. La famine menaçait sans cesse, tant il fallait nourrir : chaque nouvelle moisson était insuffisante. C'est alors que les méthodes ont changé : la mécanisation s'est répandue. Mon père s'est endetté, pour acheter un tracteur et d'autres parcelles de terres. Il a abattu talus et haies pour réunir les terrains et faire de grands champs, utilisé des engrais afin d'augmenter la productivité, triplé le cheptel pour accroître le rendement. Il y a eu comme cela plus de vingt belles années.

A sa mort, en 1971, comme j'étais l'aîné, c'est moi qui ai repris l'affaire. Je rêvais d'amphithéâtres et de diplômes, je me retrouvais les bottes dans la boue. Comme je n'avais pas un sou, j'ai dû emprunter ce qu'il fallait pour racheter la part de mes frères et sours. Peu de temps après, il y a eu le premier choc pétrolier qui a été l'amorce d'une séparation définitive entre les grandes exploitations céréalières et les petites fermes comme la nôtre, condamnées à crever. Je vendais du blé à perte, je me rappelle avoir laissé pourrir du maïs sur pied, plutôt que de devoir le brader. Ta mère et moi, nous n'arrivions plus à payer les traites. Les quotas laitiers ont été mis en place, j'étais obligé de jeter le lait que j'avais en trop, ça me rendait malade. La terre elle-même paraissait si sèche, brûlée par les nitrates, asphyxiée par les phosphates.

Le cochon avait le vent en poupe, j'y ai vu une porte de salut, seulement le vent a tourné rapidement. L'investissement m'avait coûté une grosse somme, et le cours dégringolait sans fin. Et puis il y a eu la peste porcine : il a fallu les emmener à l'abattoir. J'en ai tiré une misère. J'ai alors eu la mauvaise idée de faire du poulet en batterie. Je me suis endetté lourdement pour construire un poulailler, un hangar gigantesque, plein de poulets. Les pauvres ne couraient jamais, ne mangeaient pas de vrais grains, mouraient sans avoir vu la lumière du soleil : j'avais l'impression de faire un autre métier. Cinq ans plus tard, la région toute entière était envahie de ce genre de hangars, comme si tous les bougres comme moi s'étaient donné le mot. Le cours s'est effondré brutalement. Bruxelles a publié un décret, Paris a distribué des aides, des milliers d'exploitants agricoles ont mis la clef sous la porte.

C'est finalement la vache qui m'a évité de faire la culbute. Le lait était bradé, mais la viande se vendait à bon prix. Je faisais comme les autres éleveurs, je les piquais aux hormones, les nourrissais à coup de granulés, et je payais mes traites, car il me restait beaucoup d'argent à rembourser.

Tu es venu au monde durant cette période, et peu de temps après ta naissance, un agriculteur s'est installé au village. Tu le connais bien, puisque que tu as épousé sa fille.

Du reste, Julien Botrel n'était pas à proprement parler un paysan. Il avait fait des études, et avait des idées. En fait, il n'avait qu'une seule idée, mais il l'a eue bien avant les autres, et c'est grâce à sa clairvoyance qu'il a réussi.

Je l'ai détesté dès le début. Il regardait ailleurs quand nous discutions. J'avais l'impression qu'il me narguait, et puis ses mains étaient blanches comme celles d'un citadin. Il payait un ouvrier agricole, pour l'aider. Au début, ça n'a pas marché bien fort, sans compter les dettes qu'il avait contractées pour ses serres. Mais petit à petit, les produits sans engrais sont devenus à la mode. Son entreprise a pris de l'essor, il a acquis trois hectares de terre supplémentaires, une camionnette, et embauché deux autres saisonniers. Chaque matin, à l'aube, je les voyais remplir le camion de cagettes de légumes. Certains jours, à eux quatre ils n'y arrivaient pas, tellement la demande les dépassait, alors la femme de Botrel venait les aider, c'était un femme courageuse, et belle.

J'ai eu tort de haïr Botrel, il était bon. Lorsqu'ils nous invitaient où que nous les recevions, les Botrel ne nous faisaient jamais sentir de différences. Pourtant, nos entreprises respectives étaient loin de connaître des sorts identiques : il ramassait des flopées d'argent, tandis que je gagnais à peine de quoi nous nourrir. Je vous regardais jouer ensemble, toi et les filles Botrel, sans me douter que tu épouserais l'une d'entre elle.

Les choses ont commencé à se gâter en 1994, l'année du scandale du bouf aux hormones. La production bovine est passée, elle aussi, au label qualité. Et ça m'a coûté cher : moins de viande à vendre, davantage de contrôles vétérinaires, la chute du cours. Nous avons une nouvelle fois frôlé la banqueroute. Botrel voulait m'aider, sa charité me faisait vomir. Il tentait de me persuader de passer à l'agriculture bio. J'étais bien trop fier pour me ranger derrière lui. Je me suis entêté : j'ai acheté dix nouvelles bêtes.

Te souviens-tu de cette génisse qui s'appelait Rosalie ? Oui, tu t'en souviens, cette vache était ta préférée. Elle marchait docilement, arborant sa belle robe blanche, et levait la tête lorsqu'on criait son nom, quand les autres répondaient au leur en broutant l'herbe. Moi aussi, j'aimais cette vache. Il nous arrivait parfois de nous regarder quelques instants les yeux dans les yeux : il me semblait qu'elle devinait toute la peine que j'avais à faire vivre la ferme ; je pensais qu'un jour, il faudrait l'emmener à l'abattoir, comme les autres.

Rosalie faisait partie de ces dix charolaises que j'avais achetées à l'encontre du bon sens, pour tenir tête aux idées généreuses de Botrel. Les cours se sont stabilisés, et pendant quelques années, j'ai cru que j'avais gagné la partie. Le soir, lorsque nous ramenions le troupeau à l'étable, toi et moi, et que tu hurlais le nom de celles qui s'éloignaient du chemin, une joie immense m'envahissait. Je les comptais, et je les recomptais ces cinquante-trois vaches qui étaient toute ma fierté. J'attendais le moment de passer devant la maison de Botrel, pour le saluer d'un geste de la main, lui prouver que je n'avais pas besoin de lui. Toi aussi, tu guettais ce moment, mais pour d'autres raisons, tu étais déjà amoureux.

Enfin, tout a basculé avec l'encéphalopathie spongiforme bovine. Comme si toutes ces épreuves n'avaient pas suffi, comme si j'étais poursuivi par une espèce de fatalité. La Grande-Bretagne, mais bientôt la France. Quelques cas, et puis de plus en plus. Je leur donnais des aliments en sacs, naturellement : qui d'entre nous ne le faisait pas ? S'il y avait des farines animales dedans ? Comment aurais-je pu être au courant ? La consommation a chuté, les cours ont plongé, la ferme a été hypothéquée. J'avais peur. Tous les matins, j'inspectais minutieusement chaque bête ; j'avais peur de voir une de mes vaches trembler, fléchir, mettre le genou à terre. Ça me rendait fou de voir partir la camionnette de Botrel chargée comme une mule, alors que j'étais à la merci du coup de grâce. Lui qui n'avait eu qu'à claquer des doigts pour faire fortune, alors que je trimais depuis des années, pour rien.

Je dormais de mal en pis, la nourriture ne passait plus, il m'arrivait d'être saisi de violentes douleurs à l'estomac, des crampes, de véritables nouds. L'étable était devenue un enfer, mon cour battait dès que j'en approchais, je respirais avec difficulté, quelquefois mon souffle se coupait tout à fait, des montées de chaleur me parcouraient le corps de la tête aux pieds, une sorte de fièvre.

Ça n'a pas duré longtemps. Un matin, lorsque je suis allé pour la traite, un des veaux était allongé sur la paille. Je me suis approché, car sa position était inhabituelle. Je l'ai soulevé de toutes mes forces pour le mettre sur ses pattes, mais il est retombé tel un paquet, incapable de tenir debout. J'ai compris immédiatement. Nous nous sommes observés quelques instants, j'ai posé ma main sur son front brûlant, et me suis effondré contre lui. J'ai pleuré, j'ai pleuré pire qu'un gamin, je pleure encore en t'écrivant cette lettre.

C'est ta mère qui a prévenu le vétérinaire. Elle a toujours été plus courageuse. Je suis retourné à l'étable, seul. Je suis allé cacher Rosalie dans les bâtiments de l'ancienne ferme, je ne voulais pas qu'elle soit abattue comme le reste du troupeau. Les services sanitaires sont venus. Ils ont emporté les bêtes, badigeonné la ferme de fond en comble, comme si nous étions des pestiférés. Il y a eu des articles, une sorte d'opprobre, la honte. Le Ministère nous a versé une indemnisation, autant dire rien. Je me suis à nouveau endetté, pour financer l'achat de serres.

Quelques mois ont passé. Botrel passait chaque jour surveiller mes plants, me prodiguer de précieux conseils. Il achetait ma production de légumes à prix d'or, et la revendait à perte, sans rien me dire. Il faisait cela pour me sortir de l'ornière. Sa bonté décuplait ma rage. J'ai haï cet homme avec une violence sourde, une violence presque animale. Le soir, en catimini, j'allais porter un peu de foin à l'ancienne ferme, j'étais persuadé que Rosalie serait épargnée. Je passais du temps à la caresser ; souvent, des larmes me venaient en la regardant paître. Hélas, les premières manifestations ne tardèrent pas. J'étais effrayé de voir à quelle vitesse la maladie progressait. De la belle laitière d'antan, il ne resta rapidement plus qu'une pâle silhouette. La pauvre chétive était traversée de frissons, de mouvements désordonnés. Ses yeux globuleux imploraient la fin de ses horribles souffrances.

C'était le dimanche de la Pentecôte, et ta mère avait invité les Botrel à déjeuner. Je n'avais pas fermé l'oil de la nuit et, bien avant l'aube, je m'étais rendu à l'ancienne ferme, nourri du plus funeste dessein. Je l'ai saignée dans son sommeil, elle n'a même pas eu la force de beugler. La suite n'a été qu'un enchaînement de gestes mécaniques. Ce n'était pas la première bête que je dépeçais, mais cette fois-ci, j'étais seul. C'est avec l'aide du diable que j'ai pu accrocher la carcasse au crochet. C'est avec l'énergie d'un possédé que j'ai découpé la viande. Le sang chaud inondait mon visage, et me coulait le long du dos, jusque dans les bottes. Par intervalles, je m'arrêtais pour chialer, et je frappais contre le cadavre de toutes mes forces, en hurlant, les yeux injectés de haine, de désespoir, et de sang. Fallait-il que ce soient toujours les mêmes qui mangent de la vache enragée ?

J'ai eu bien du mal à en tirer deux steaks, tant il ne restait plus à la pauvre bête que la peau et les os. Après avoir jeté les restes de la charogne dans le puits et passé de la paille sur le cellier, je suis revenu chez nous : dans le lointain, j'entendais sonner la fin de la messe dominicale. Je suis rentré par la cave pour ne pas être vu, et me suis douché longuement, car le sang est à ce point indélébile, qu'il me semble encore apercevoir sa tâche, lorsque je regarde mes mains. Je n'ai eu aucune difficulté à remplacer deux des huit côtes qu'avait achetées ta mère : tous les convives étaient au salon, on n'attendait plus que moi. Adossé à la porte de la cuisine, j'écoutais la voix aigrelette de Botrel rendre hommage à mon noble courage, tandis que les chiens, sous la grange, dévoraient les deux pièces saines.

Je me rappelle que pendant que ta mère grillait les tranches, Emilie Botrel m'a longuement parlé du champ de la Rochenée. Cette parcelle séparait nos deux fermes, et les Botrel projetaient d'en faire l'acquisition. Sans doute pensait-elle à votre union, toi et sa fille, à la réunion des deux exploitations. Il y avait de l'amour dans ses yeux, de l'amour pour toi, car cette femme, qui avait eu trois filles, t'adorait comme son propre enfant. Ses yeux innocents me rappelaient ceux de Rosalie. Quand ta mère a apporté le plat, j'ai même pensé tout arrêter : un coup d'épaule au bon moment, et cette sombre histoire se serait finie à la poubelle. Mais Botrel a eu un mot qui a tout décidé : " J'espère que vous ne nous servez pas des légumes transgéniques... " Me faire une vacherie comme ça à ma propre table, c'était plus qu'il n'en fallait. Ça ne lui coûtait rien, à lui, de faire des bon mots. Je m'étais levé en même temps que le jour toute ma chienne de vie, sans jamais partir en vacances. Quand je lui disais bonjour, je ne sentais même pas sa main, au bout de mes énormes doigts gonflés et crevassés, qui avait essuyé le gel et la brûlure du soleil, pendant quarante longues années de labeur. Qui était-il donc, pour me parler de haut jusque chez moi ? J'ai saisi la fourchette et je les ai servis, d'abord sa femme, puis lui. " Les haricots peuvent bien avoir été cueillis à Tchernobyl, pourvu qu'il finisse sa viande ! ", pensais-je, en me servant à boire.

C'est à ce moment que quelque chose d'effroyable s'est produit. Tout s'est passé si vite : je n'ai bien compris que quand il était trop tard. Ta mère a immédiatement remarqué que les parents Botrel avaient les plus petits morceaux. Elle a prétexté qu'elle n'avait plus faim pour échanger son assiette contre celle d'Emilie. La cadette de ses filles, qui, par souci de te plaire, surveillait sa ligne comme un marin l'horizon, a inversé la sienne avec celle de son père, doué d'un solide coup de fourchette. " Il faut manger quand c'est chaud ! " a crié Botrel, tandis que je ne pouvais articuler le moindre son, pétrifié par la tournure terrible que prenait l'affaire. L'encouragement fut si promptement exécuté, que j'en restai stupéfait. J'ai prétexté que j'étais souffrant, pour me retirer avant la fin du repas. J'ai vomi durant une bonne partie de la nuit, par dégoût, non pas de la nourriture, mais de ma propre personne.

Les mois qui ont suivi ont été une torture de chaque jour. J'ai perdu toute envie de tout, suis devenu taciturne et irritable. La société des autres m'était insupportable, je m'isolais autant que je pouvais, ressassant jusqu'à l'épuisement l'acte criminel dont je m'étais rendu coupable. Je n'osais même pas demander l'aide de Dieu, tant mon geste dépassait, de très loin, toute la miséricorde qu'il pourrait m'accorder. Souvent, il m'arrivait d'observer ta mère, de cette façon que j'avais autrefois d'inspecter le bétail, avec cette même crainte de découvrir tout à coup avec épouvante, un signe, le début de la fin. Mais, à force de me ronger les sangs, sans que je m'en aperçoive, c'est ma propre santé qui se détériorait, et finalement, je suis tombé malade. Tu t'en souviens, sans doute, je suis resté tout un hiver alité, sans avoir la force d'avaler autre chose que du bouillon.

Et puis quelques années ont passé, et l'espoir est revenu. On ne savait toujours rien sur la transmission de cette maladie, alors j'ai fini par croire que la probabilité nous avait été favorable, que Dieu avait eu pitié de notre malheur, que notre famille, on ne sait pourquoi, avait été épargnée. Il m'arrivait de partir avant l'aube, et de monter jusque sur les hauteurs de Rochenée attendre le lever du jour. Je priais le Seigneur pour le remercier de son infinie bonté et lorsque le soleil paraissait, je me mettais à chanter, le cour léger. Sais-tu quelle délivrance habite l'homme, quand on lui ôte le poids de sa faute ? Il faut avoir péché pour connaître cette extase.

Mais bientôt, la félicité s'est transformé en calvaire : Dieu ne répare pas les fautes, c'est assez s'il les pardonne. Un soir, ta mère et moi étions en train d'équeuter un saladier de haricots, lorsqu'elle s'est mise à se plaindre de fourmillements le long des jambes. Je n'y ai pas prêté attention. La besogne terminée, elle s'est levée et a eu comme un étourdissement. D'une main, elle s'est retenue contre la commode et, j'ai vu qu'une de ses jambes la portait avec difficulté. Tout à coup, l'apparition de Rosalie m'a traversé l'esprit. Cette façon de chercher ses appuis sans y parvenir, la forçant à se tordre de façon obscène : j'en fus glacé de la tête aux pieds. « Ce n'est rien, me dit-elle, c'est la vieillesse... »

A compter de ce soir-là, la santé de ta mère n'a cessé de se dégrader. Elle se plaignait constamment de maux de tête, perdait petit à petit la mémoire, était percluse de rhumatismes, animée de gestes incontrôlés, sujette à de brusques accès de fatigue. Elle maigrissait. Notre médecin, qui était un homme serviable et dévoué, venait la voir fréquemment : il lui prodiguait les remèdes qu'il avait l'habitude de donner, certain d'identifier les symptômes de ces mille et une petites maladies qui affectent la fin d'une vie. Creutzfeld-Jacob : je m'attendais à l'entendre prononcer cette sentence à chacune de ses visites. Mais le pauvre médicastre était depuis longtemps en congé de la médecine, juste bon à gribouiller des ordonnances qu'il connaissait par cour. J'assistais, impuissant, au spectacle de l'horreur. Je n'avais plus la force de pleurer, plus le courage de dire ou de faire quoi que ce soit.

Grâce au ciel, l'agonie a été hâtée. Ta mère, qui ne supportait pas d'être diminuée, continuait de tout faire, comme avant. Je l'ai trouvée un matin, en bas de l'escalier qui mène à la cave, inanimée. J'ai essayé d'imaginer la trahison de sa jambe, la désertion de son corps, le déhanchement fatal qui l'avait conduite à cette chute, à cette mort brutale. Dieu soit béni de lui avoir épargné ce chapelet d'abominables humiliations, ce cortège d'odieuses souffrances : " Le cour, a dit le docteur... La vieillesse, a-t-il jugé bon d'ajouter. "

C'est moi qui ai souffert à la place de ta mère, et c'est toi, maintenant, qui vas devoir te lamenter : c'est celui qui sait, qui est torturé. Les dernières années de ma vie ont été un supplice permanent. Tu es mon seul enfant, et j'ai travaillé sans répit pour pouvoir te laisser quelque chose. Et voilà le terrible héritage que je te lègue : celle que tu aimes est condamnée, mon fils, promise à une ignoble déchéance, car le poison est dans ses veines, j'en ai la certitude, c'est moi qui l'y ai mis.

Je n'ai jamais plus retrouvé la paix du sommeil. Chaque nuit était hantée par des démons plus hideux les uns que les autres. Je serrais ma tête entre mes mains, incapable de lutter contre les infernales douleurs dont elle était le théâtre, en proie aux pires cauchemars, à des divagations infernales. Je me voyais courir, haletant, à travers les champs, pour me réfugier dans la forêt. Lorsque j'arrivais à l'orée du bois, l'ombre de Rosalie se dressait devant moi. Ses deux globes exorbités m'interdisaient d'aller plus avant. Elle murmurait : " Je mange de l'herbe. " Elle le répétait plusieurs fois, tandis que sa voix grossissait, devenait insistante, péremptoire, énorme, assourdissante. Alors, je revenais vers la ferme, ventre à terre, cour battant, hurlant de douleur, mais soudain, mes jambes m'abandonnaient, je tombais, mes membres se disloquaient et se séparaient de mon corps : je restais ainsi, paralysé au milieu de la nuit et du froid, cloué plus sûrement que Jésus sur sa croix, implorant une charité improbable, une aide impossible.

Hélas, le jour n'avait rien à envier à la nuit : ma folie devenait évidente à tous, et ton épouse, qui est une sainte femme, multipliait ses soins à mon attention. Elle s'occupait de moi comme elle l'aurait fait pour son propre père. Elle m'observait avec son regard doux, tentant de deviner mon mal. Je la scrutais avec mon regard morbide, tentant de déceler le premier indice. Les parents Botrel, eux aussi, venaient souvent me tenir compagnie. Comment avais-je pu les haïr, eux qui ignoraient sans doute tout de ce sentiment ?

L'heure que je redoutais tant est arrivée tardivement. Aujourd'hui, après le dîner, je me suis assis près du feu, comme je le fais chaque soir. Du foyer, il ne restait plus que quelques escarbilles qui s'échappaient par la hotte. J'ai entendu son pas léger approcher de la cheminée. Elle a posé une bûche au dessus de celle qui se consumait, et a pris le soufflet pour relancer la flamme. Comme elle s'accroupissait à hauteur de la braise, l'équilibre lui a manqué et elle s'est retenue au bras de mon fauteuil. Ses yeux, remplis de stupeur, ont rencontré les miens, pleins de pitié.

J'ai préparé cette lettre depuis longtemps. J'en ai rédigé les deux derniers paragraphes cette nuit même. Lorsque tu la découvriras, mon corps sera déjà froid. Tu comprendras, j'en suis sûr, que je mette fin à mes jours : la vie ne vaut plus rien pour moi. Je te demande de ne pas me juger tout de suite. Si un jour tu descends à l'ancienne ferme, va jusque dans la grande chambre : dans l'armoire du fond, tu découvriras le crâne de Rosalie que j'ai mis là. Bien des fois, je l'ai pris entre mes mains, et l'ai regardé longuement. Observe-le attentivement comme je l'ai fait si souvent. Reviens le voir, chaque fois que tu me haïras. Plonge bien tes yeux dans les deux gouffres oculaires, et peut-être qu'un jour, vers la fin de ta vie, tu apercevras toute la misère que j'ai eu à gagner notre pain, tout l'amour que j'ai eu pour toi, toute la souffrance qui m'a rongé jusqu'à mon dernier soupir. Alors, puisse Dieu te donner encore un peu de force pour pouvoir me pardonner.

Ton père.


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