IRONIE numéro 58 (Novembre 2000)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 58, Novembre 2000

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Supplément du numéro 58,
"ROSALIE", une nouvelle inédite d'Hervé Rouxel.


L'ART CONTEMPOURIEN

Une fois à Paris, nous voici secoués par la valse culturelle; difficile d'y échapper, expo, ciné, théâtre, danse, livre, conférence, cours, séminaire, colloque, cirque, opéra, concert. D'une actualité l'autre, plus que nourris, gavés d'images, de sons, d'expériences, nous vivons de surenchère, lancés dans le rush culturel, la vitesse de l'art, de Picasso à Watteau, de Manet à Matisse...
Nous fuyons l'émotion, la force d'une conversation... Et voici le couronnement de l'art contentpourien par une poignée d'happy few en extase feinte devant un monochrome noir qui se répète à l'infini, inspiré d'un tableau de Matisse... La fenêtre... La fenêtre sur rien...
Voilà où ils se sont tous engouffrés, assassinant un peu plus l'art par le néant, chacun meurtrissant la toile telles les lacérations intempestives de Fontana, les brûlures d'Yves Klein, les merdes de Manzoni... A bas le beau, vive le sado-maso... Quand arriveront-ils à dépasser le dada anarchiste emballé à bride abattue ?
Il y a bien eu cet artiste médiocre qui a voulu casser l'icône urinoir, la fontaine magique où s'est abreuvé la masse idiote des paresseux de l'art qui n'ont jamais su dessiner... Sa pisse révoltée a été nettoyée par un agent de service, et le grand groupe financier qui avait acquis l'objet à grandes liasses de dollars l'a traîné en justice... pour détérioration sauvage d'une ouvre majeure du XXème siècle, vandalisme adolescent... Il en a eu pour ses frais... Une belle amande pour réparer sa fêlure.
D'un côté, les arts primitifs et pompiers, anciens et modernes font l'unanimité, figuratifs à souhait... De l'autre, l'art contentpourien anime les polémiques sémantiques, philosophiques, querelles de jargons... Les prophéties de malheur abondent, la fin, la mort de l'art dans tous les discours... Décadences des valeurs, pessimisme agressif... En face de ces Cassandre, l'avant-garde, subventionnée par l'état et les entreprises, les banques surtout, s'auto-proclame : règne du mouvement de la mode, photos crues, sexes en gros plans, mecs qui bandent, femmes à poil, écorchés vifs, art chirurgical... La provocation à l'action alimente les discussions lors des vernissages mondains...
Le comptantpourien a envahit tout les arts de son impertinence calculée, accompagné de ses subversions de pacotille... Parmi le lot, bien sûr, certains ne sont pas dupes et se confrontent à l'héritage comme l'écrivain devant les murs de la bibliothèque... L'art est un jeu avec l'héritage, avec les Noms du Oui.

Li. D.

L'HUÎTRE...

...POÉTIQUE

« L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchons, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en-dessus s'affaissent sur les cieux d'en-dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner. »

Francis Ponge, Le parti pris des choses

...GASTRONOMIQUE

« L'huître est l'un des mollusques les plus déshérités de la nature.
Etant acéphale, c'est-à-dire n'ayant pas de tête, elle n'a ni l'organe de la vue, ni l'organe de l'ouïe, ni l'organe de l'odorat ; son sang est incolore ; son corps adhère aux deux valves de sa coquille par un muscle puissant, à l'aide duquel elle l'ouvre et la ferme.
Elle n'a pas non plus d'organe de locomotion ; son seul exercice est de dormir, et son seul plaisir est de manger ; comme l'huître ne peut aller chercher sa nourriture, sa nourriture vient elle-même la trouver, ou lui est apportée par le mouvement des eaux (...).
L'huître se mange habituellement de la façon la plus simple du monde ; elle s'ouvre, on la détache, on exprime sur elle quelques gouttes de citron et on la gobe.
Des gourmands les plus raffinés préparent une espèce de sauce avec du vinaigre, du poivre et de l'échalote ; on les détache, on les trempe dans cette sauce et on les avale ; d'autres, et ce sont les vrais amateurs, n'ajoutent rien à l'huître et la mangent crue sans vinaigre, sans citron, sans poivre. »

Alexandre Dumas, Mon dictionnaire de cuisine

...ÉROTIQUE

Je suis le bâillement comme un éloge de la paresse, la béance comme une interrogation devant l'infini divin de l'autre. Ne plus croire à cette énorme hypocrisie que tout a un prix. La flore poilue dissimule le mollusque endormi. J'observe l'obvie. Mes doigts baguettes écartent les virgules furieuses de sa toison frisée. On soupire. Je détache quelques filaments de sa touffe collés sur le cour rose du plaisir. Deux lamelles fines et brunes chapeautent l'huis d'un auvent de peaux. Les valves se détendent sous la pression de mes empreintes digitales. Les palpes du petit nez narquois se raidissent, tandis qu'une huile messianique soulève légèrement les lèvres marines. Je souffle dessus : elle se rétracte, l'air de rien, sensible au courant des odeurs, aux températures de la respiration. Mon vit vit par l'esprit tangible de mes yeux. Je le tiens serré, l'avance vers l'être dégagé. En tombant sur la surface salée de ses branchies veineuses, les premières gouttes séminales réveillent le rire de la fente. L'huître est fraîche, vivante, émoustillée dès qu'une bruine de citron plisse à peine ses extrémités iodées. C'est l'heure de la saveur. La bouche se couche sur le lit mou de ses peaux. La langue caméléon chemine dans l'espace liquoreux de la jouissance. Une essence laiteuse nacre le décor de sa vulve. Alors, j'amarre mon visage à son sexe gluant, mon nez furète, ma bouche expulse des bruits mouillés réfléchis par l'écho du creux. La voie s'ouvre, il n'y a plus de temps. C'est maintenant qu'il faut enrichir son centre de mon jus, à en perdre haleine. A jamais, toujours ce jeu, le temps de rien, à jamais, toujours, le jet graveleux au fond de la chair luisante du secret, à jamais, toujours, ce don de l'instant répété, varié, chanté, à jamais, toujours, la farce jouée des corps essoufflés, à perpétuité...

Lionel Dax

...PICTURALE

Edouard Manet, 1862
Edouard Manet, 1862

 

LE BAISER DE L'HUÎTRE

« Nous nous mîmes à table où j'ai appris à ces filles à manger des huîtres en leur donnant l'exemple. Elles nageaient dans leur eau. Armelline après en avoir avalé cinq à six dit à Emilie qu'un morceau si délicat devrait être un péché (...) Mon amour qui mourait de faim enviait le sort de ma bouche. En mangeant cinquante huîtres nous vidâmes deux bouteilles de champagne mousseux, qui fit rire ces bonnes filles qui se trouveaient obligées à commettre l'indécente faute du renvoi. Que j'étais fâché de ne pouvoir pas me livrer au rire, et dévorer de baisers Armelline que je ne pouvais dévorer que des yeux ! J'ai dit au valet de servir le souper, gardant les autres huîtres au dessert. Elles étaient surprises de se trouver l'appétit plus vif après avoir mangé seize morceaux si excellents. Armelline me paraissait devenue amoureuse ; j'avais besoin de me flatter, et de l'espérer. Comptant un peu sur Bacchus, j'ai défendu l'eau. Nous eûmes un souper des plus fins pour une auberge. Mes pauvres héroïnes s'en donnèrent. Emilie même était toute en flammes. J'ai fait porter des citrons, une bouteille de rhum, du sucre, une grande jatte et de l'eau chaude, et après avoir fait mettre sur la table les autres cinquante huîtres, j'ai renvoyé le valet. J'ai fait un grand punch que j'ai animé en y versant une bouteille de champagne. Après avoir avalé cinq à six huîtres et bu du punch qui fit faire les hauts cris aux deux filles, car elles se trouvaient excédées par les charmes de cette boisson, je me suis avisé de prier Emilie de me mettre dans la bouche avec ses propres lèvres une huître.
– Vous avez trop d'esprit, lui dis-je, pour vous imaginer qu'il y a du mal à cela.
Emilie étonnée à cette proposition se mit à penser. Armelline la regardait attentivement, curieuse de la réponse qu'elle me donnerait.
– Pourquoi, me dit-elle, ne proposez-vous pas cela à votre Armelline ?
– Donne-la-lui la première, lui dit Armelline, et si tu en as le courage, je l'aurai aussi.
– Quel courage faut-il ? C'est une folie d'enfants, il n'y a pas de mal à cela.
Après avoir reçu cette heureuse réponse, j'ai cru de pouvoir chanter victoire. Je lui ai mis la coquille à la bouche, je lui ai dit de humer l'eau en gardant l'huître entre ses lèvres. Elle exécuta la leçon fidèlement après avoir bien ri, et j'ai recueilli l'huître en collant mes lèvres sur les siennes avec la plus grande décence. Armelline l'applaudit en lui disant qu'elle ne l'aurait pas crue capable de faire cela, et elle l'imita parfaitement. Elle fut enchantée de la délicatesse avec laquelle j'ai pris l'huître de dessus ses lèvres. Elle m'étonna en me disant que c'était à moi aussi à leur faire la restitution du cadeau, et Dieu sait le plaisir que j'ai eu à m'acquitter de ce devoir.
Avec ce beau jeu, nous mangeâmes toutes les huîtres en vidant toujours les verres de punch. Nous étions assis en ligne, moi au milieu d'elles, le dos tourné contre le feu, la tête nous tournait, jamais ivresse ne fut ni plus gaie ni plus raisonnée, ni plus complète. »

Casanova, Histoire de ma vie


La vache et les condamnés : prions contre le prion


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