IRONIE numéro 72 - Supplément Le Tombeau de Moïse (Février 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> Supplément du numéro 72,
Contes Moraux II, Le Tombeau de Moïse

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IRONIE numéro 72, Février 2002

Contes Moraux II
Le Tombeau de Moïse

Jusqu'à ce jour personne ne connaît sa sépulture. Deutéronome, 34, 6.

   Chaque soir sur mon carnet d'enfant, j'écris "faire ma prière". Mais quel est le dieu... Plus tard, écrire chaque jour chaque geste – quarante-cinq cahiers. Et puis ça passe. J'ai dit à Z. : "c'est pas la loi de Moïse".
   Tu l'écriras.
   Quoi ?


   Moïse, c'est mon grand-père, il est mort le 26 avril 2000.
   Je l'ai vu sur son lit de mort; à côté ils étaient à table, je suis entrée dans sa chambre, il avait l'air très en colère, quelqu'un lui avait joué un sale tour au père de mon père. Ce cancer à la gorge, lui qui gueulait toute la journée, aphone d'abord et puis gelé dans la mort, mais sa colère vivante jusque dans la mort me consolait. Pour la première fois j'ai pensé que ça n'était rien, la mort.

   Je suis allée me laver les mains dans la salle de bains.
   C'était comme si la mort mourait, Moïse avait tué la mort – l'interminable mort de l'Autre père.


   Je suis le convoi qui emmène Moïse au cimetière de Cheny. Ma mère est là, je trouve qu'elle en fait trop, pourquoi ce visage effondré pour un père qui n'est pas le sien, pourquoi cette main qui se glisse dans la mienne, pourquoi son deuil s'adresse-t-il à moi ?
   Pour m'endormir le soir, impossible de m'endormir le soir, elle me récitait :

Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Il voit tout Chanaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit; sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.


   C'est le soir. Il s'est saoûlé à mort, le père, je l'imagine, le petit homme brun aux yeux bleus, la tête enrubannée à cause des multiples fractures du crâne, dansant sur la place, ivre, libre, il s'est sauvé de la maison de santé, et d'un coup, le corps qui ploie sur le pavé.
   La Croix-Rouge envoie un télégramme, et Thérèse hurle à ma mère "Arlette, l'autre, il est mort !".

   Quand l'accident a eu lieu, en mai 64, elle était enceinte de moi, il est mort un an plus tard, j'avais sept mois. Elle n'a pas pleuré, seulement un soir elle s'est couchée, et pendant des jours, pendant des mois, elle ne s'est plus relevée. Longtemps, elle a continué à s'évanouir, sans raison, en pleine rue.


   C'était en août 80. Elle voulait retrouver sa tombe, faire le deuil enfin de celui qu'elle n'avait pas accompagné dans la mort, elle m'avait emmenée.
   Les paysages qui défilent autour de Toulouse, où il vivait les dernières années. Ma mère conduit la voiture, je suis presque gaie, on va le retrouver ce père, vivant peut-être, qui sait, un miracle, tu sais, après tout ce télégramme, tu ne l'as pas vu, tu n'as jamais vérifié. On visite tous les cimetières de Toulouse. Pas de tombe, nulle part son nom, aucune trace nulle part, sur aucun registre. On reprend la voiture, la nuit tombe et le lendemain toute la journée, ça recommence. J'ai la tête qui tourne, il est vivant, je le sens, il est vivant. Ô mon dieu faites qu'il soit vivant ! On s'arrête; ma mère sort ses dernières lettres, les lettres auxquelles elle n'a jamais répondu; il y a des adresses, deux hôtels à Toulouse où, successivement, il a habité, et l'adresse d'un certain Monsieur Jean, chez qui il habitait au moment de l'accident. Il y parle du mariage de mon père et de ma mère, tu épouses un communiste, il n'aimait pas les communistes, "anarchiste de droite" dit ma mère, il parle de ses "affaires", des affaires "louches" dit ma mère, il se prenait pour Balzac qu'il adorait, il montait des boîtes bidons, des escroqueries, c'est quand même mieux que de vivre des femmes.

   Un petit pavillon moche de la banlieue de Toulouse, un chien aboie derrière la porte mais on ne veut pas ouvrir, ma mère insiste, je m'appelle Arlette Baudry, je suis la fille de Paul Baudry, Paul Baudry, vous vous souvenez ?
   Une espèce de gaillard immense se profile derrière la porte entrebâillée que la chaîne retient, Paul Baudry connais pas, c'est des vieilles histoires, ma mère montre la lettre, j'vous dis que j'connais pas, vous êtes de la police ou quoi, c'est classé tout ça, c'est mort, j'ai rien à voir avec les affaires de Baudry, c'est pas vrai il habitait pas chez moi, foutez-moi la paix avec ça. Le chien-loup s'est mis à hurler, j'ai un peu peur, je tire ma mère par la manche, je crie, vous mentez, pourquoi vous mentez, on n'est pas de la police, je suis sa petite fille. Le type s'énerve, foutez-moi le camp ou je lâche le clebs...
   Il restait les hôtels, Paul Baudry avait l'air de plus en plus vivant, la police à ses trousses à cause des affaires d'escroquerie, vivant incognito dans ce petit hôtel de Toulouse recouvert de lierre, à quel époque sommes-nous déjà, 1965, 1980, je suis née ? Je ne sais pas.
   J'oblige ma mère à demander si par hasard un certain Paul Baudry. Pas de Paul Baudry. On s'assied en face à la terrasse d'un petit café, on guette, il va sortir, c'est sûr, un homme brun sort, la cinquantaine, petit, mince, une cigarette au coin de la bouche, ma mère se lève, livide, je la suis, elle s'effondre au milieu de la rue, évanouie. L'homme se retourne, il m'aide à soulever ma mère, à la transporter dans le café, il est algérien, oui il habite là.
   Il a fallu reprendre la voiture, plus loin, vers Auch, après tout, la maison de santé, c'était peut-être à Auch, elle croit se souvenir.
   Un énième cimetière, moi qui aime les cimetières, les tombes sans nom à qui j'invente des morts et que je fleuris, mais là, je n'en peux plus, un gardien dans une véranda décatie feuillette un registre, Paul Baudry, Paul Hubert Baudry d'Asson ? Ma mère, un peu surprise, regarde, la date de la mort correspond, les prénoms aussi. Il disait que tous les gens de Clisson étaient des Baudry d'Asson, il était persuadé d'être un Baudry d'Asson - encore Balzac. Paul Hubert Baudry d'Asson n'a pas de tombe, dit le gardien. Pas de tombe. Pas de tombe. La fosse commune. Les corps coulés dans le béton, les corps dans les sacs plastic moulés dans le béton. Pas de tombe. C'est fini. Le jeu est fini. Le miracle n'a pas eu lieu.


"Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Il voit tout Chanaan et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Quand le souffle de Dieu eût rempli le berger
Les hommes se sont dit : "Il nous est étranger".
O Seigneur ! j'ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !"

   Mes amis, savez-vous la nouvelle ?
   L'Autre est mort ! Le Ciel est vide... Pleurez ! enfants, vous n'avez plus de père !


   En août 14, Hubert Baudry, fauché par un obus. Il les laissait son fils et sa femme dans le dénuement, comme on dit, Paul n'avait pas un an. Elle part à la ville, confie le fils à l'oncle ébéniste.
   À quatorze ans, Paul veut voir sa mère, il va à Nantes, il la cherche dans les usines, la trouve dans un bordel, ravagée par la drogue, elle meurt tuberculeuse en 30, elle aurait voulu faire de lui un petit caïd, un petit mac, pour la venger, loi du talion, le mal pour le mal.
   Fils de pute à vie, cours du soir, lire tout Balzac, les avions, être au-dessus de tout ça, devenir ingénieur en aéronautique, il a même déposé un brevet d'invention, un petit truc pour la ventilation des moteurs, la passion pour les duchesses, au-dessus de ses moyens, le tarot de Marseille à la place, la vie est un sale jeu, il aime une institutrice, elle s'appelle Arlette, il l'épouse, ils s'engueulent, il boit, il la bat, ils divorcent.
   En 42, il parcourt la zone libre, les sanatoriums, il veut une vierge belle comme une statue grecque, elle s'appelle Thérèse, il l'enlève, lui fait un enfant, qu'il nomme Arlette. Et puis neuf autres, trois morts tout petits, il ne supporte pas son fils Paul, quand il a bu Paul bat Paul.
   Il se fait embaucher comme ingénieur, mais au bout de six mois, il va la chercher, la mère morte, dans le quartier à putes, il se saoûle à mort, se bat avec les caïds, on le ramasse dans la rue ivre-mort, il se fait virer, il empoigne femme et marmaille et il s'en va. Toute la France, de six mois en six mois mais ne jamais revenir à Nantes, jamais à Nantes. Ni le château là-bas à Clisson, le château en ruines des Baudry d'Asson.
   Un jour c'est Paris, pas de travail, il n'en cherche plus, il tire le tarot dans les bistrots des quartiers chics, il la rencontre sa duchesse, une la Tremoille, qui l'emmène dans ses salons lui tirer les cartes, ils boivent, ils rient; là-haut dans les chambres de bonne de l'Avenue du Président Wilson, Thérèse fait la bonne, Thérèse toujours enceinte, son corps de déesse grecque jusqu'à la fin, là-haut l'hiver il fait froid, les enfants ont faim, Arlette sort les petits au jardin, elle joue à la nurse anglaise, elle marche sur la pointe des pieds, elle veut être danseuse étoile.
   Thérèse pleure, il proteste, je vais te construire une maison, tu vas voir ça, je vais dessiner les plans, je ferai le maçon, tous les meubles je les ferai moi-même, du plus beau bois, de la plus belle pierre, il la construit la maison, il les sculpte les meubles, une grande table de patriarche, les bancs sont solidaires de la table, c'est à Livry-Gargan, Rue Camélinat, la maison n'est pas finie, elle ne sera jamais finie, mais il préside les repas, il lit un morceau de la Comédie Humaine, les petits ne doivent pas causer à table, il a des colères terribles, il jure Dieu et tous les saints; le samedi il lave ses cheveux de jais avec l'eau de pluie recueillie au fond du jardin, Thérèse lui fait la raie au milieu, toute la maisonnée cire ses innombrables chaussures de cuir fin, on s'habille en dimanche et on va se montrer par les rues. Des fois on pousse jusqu'à Paris.
   Pas d'argent pour payer la maison. Thérèse pleure, il s'emporte, tu vas voir, je vais en ramener du pognon, j'ai un poteau dans le Sud, un gars de Toulouse, il a des combines, on s'est écrit des lettres, je vais le ramener, le pognon, attends-moi, sois patiente, je vais la finir, la maison.
   Il est parti, la maison a été vendue, il n'est jamais revenu, le petit dernier avait deux ans, il n'a connu du père que la bassine pour recueillir les eaux de pluie, les innombrables souliers de cuir fin et une énorme paire de bottes, des bottes de cavalier, comme ceux de la haute hein !, c'était son père, ces bottes de sept lieues, et elles lui faisaient peur.
   Elle ne savait rien faire de ses dix doigts, Thérèse, elle est allée pleurer chez les curés, le fils de pute, il m'a laissée, avec mes six gosses, et puis les filles ont grandi, elles sont allées le ramener ce pognon pour la mère - sauf l'aînée, Arlette, et Paul, le cadet. Arlette s'est sauvée à quinze ans, et Paul, c'était son homme à la mère, elle l'emmenait à Paris dans les grands restaurants avec l'argent des filles.
   En 72, quand elle est morte, Paul a muré la porte de sa chambre. Il est devenu un temps chauffeur de taxi, mais, tous les six mois, il était pris de terreurs soudaines.


   Un jour, il est venu chez nous, j'avais huit ans, tu vois là-bas sur la montagne, le nuage, c'est le Père, il est en colère, le Père, si je me montre, il va me foudroyer de ses yeux de flamme, je n'avais pas peur, je voyais bien qu'il était fou, j'essayais de le rassurer, il se cachait derrière les rideaux, il tremblait, il me faisait de la peine.
   En mai 1997, vingt-deux ans jour pour jour après la mort du père, il venait d'avoir l'âge du père quand il est mort, cinquante-deux ans, il s'est jeté sous un train.

"Et leurs yeux s'abaissent devant mes yeux de flamme, / De terreur elles se voilent les vierges en larmes,
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche, / L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche,
Vos anges sont jaloux et complotent entre eux, / Vous le voyez, Seigneur, je ne suis pas heureux,
Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire, / Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !"


   Le convoi funèbre traverse le pont de l'Armençon, ma mère est en larmes, le bruit de ses pleurs, ses pleurs incessants depuis toujours, dans mon sommeil elle pleure encore.
   Les yeux de maman sont des étoiles qu'il ne faut pas faire pleurer/
   Le moindre des pleurs mettrait un voile sur le joli regard adoré.
   Elle chante, quand elle ne pleure pas, "Il pleut sur Nantes".
   Ô le trouver le tombeau du père !

"Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo
Je n'ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ?"

   Le jour de l'enterrement, tu racontes à un ami d'un ton exalté tes voyages à Jérusalem, je dis pour t'excuser "elle cherche le Père".
   À présent, mais ce n'est pas à Nantes ni à Clisson,
   Moïse descend dans la tombe, je regarde au fond de la tombe, il est là, la pierre tombale va se refermer sur lui, elle regarde aussi, il est là l'autre père, l'Autre, il est là le père, au tombeau.


   Quelques mois après l'enterrement de Moïse, ma mère m'écrit de Jérusalem :
   "Toujours tu seras à l'intérieur de moi"
   Tandis qu'elle me portait, la mort du père.

   Pour m'endormir le soir, impossible de m'endormir le soir, elle me récitait "La mort du loup" :

Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante (...)
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang;
Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.
– Il nous regarde encore, ensuite il se recouche
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

   Tu m'appelais "Palou".
   L'œil est dans le ventre tombal et me regarde : je le vois le père mort sans jeter un cri.
   Il n'a pas vieilli, puissant et solitaire,
   Ô laissez-le reposer du sommeil de la terre !

   Le soir, toujours vêtue de noir, tu me récites la "Nuit de décembre", j'allais écrire la "Nuit d'octobre", je suis née en octobre, j'entends ta voix qui est en moi :

"J'étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s'asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Partout où j'ai voulu dormir,
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs ?
Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n'apparais qu'au jour des pleurs ?"

   Je suis l'ange noir apparu au jour des pleurs.

   Ce même été de mes quinze ans où nous étions allés à la recherche de la tombe paternelle, je me récite jusqu'à l'ivresse, jusqu'à l'extase, comme pour expulser cette mort en moi, en toi, "Le Christ aux Oliviers" :

"Ô mon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
De cet ange des nuits que frappa l'anathème...
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir
Hélas ! et si je meurs, c'est que tout va mourir !"

   Ce même été 80, tu m'avais dit "ça te fera une expérience, plus tard tu l'écriras".

   Tu l'écriras quoi ? La mort du père.

   Comme si j'étais l'orphelin vêtu de noir
   Comme si près de toi j'étais venue m'asseoir
   Au pied du lit où venait de mourir ton père
   Comme si j'étais ce spectre noir qui te ressemblait comme un frère

   Viens à moi sans inquiétude
   Tu peux toucher ma main,
   Mais je ne te suivrai pas sur ce chemin
   Car enfin Amie ma mère, je ne suis pas la Solitude.

Pascale Ormoy


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